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15/05/2024 | LUXEMBOURG | N°47136

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 15 mai 2024, 47136


Tribunal administratif N° 47136 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:47136 1re chambre Inscrit le 7 mars 2022 Audience publique du 15 mai 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre l’Immigration et de l’Asile en matière de statut d’apatride

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47136 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 7 mars 2022 par Maître Ibtihal El Bouyousfi, avocat à la Cour, inscrite au tab

leau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Algérie), décl...

Tribunal administratif N° 47136 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:47136 1re chambre Inscrit le 7 mars 2022 Audience publique du 15 mai 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre l’Immigration et de l’Asile en matière de statut d’apatride

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47136 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 7 mars 2022 par Maître Ibtihal El Bouyousfi, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Algérie), déclarant être de nationalité indéterminée, demeurant à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 14 septembre 2021 ayant refusé de faire droit à sa demande en reconnaissance du statut d’apatride, ainsi que d’une décision confirmative du même ministre du 2 décembre 2021, prise sur recours gracieux ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 7 juin 2022 ;

Vu le mémoire en réplique de Maître Ibtihal El Bouyousfi déposé au greffe du tribunal administratif le 7 juillet 2022 pour le compte de son mandant ;

Vu le mémoire en duplique du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 9 septembre 2022 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Madame le délégué du gouvernement Corinne Walch en sa plaidoirie à l’audience publique du 6 décembre 2023.

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En date du 22 mars 2019, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, désigné ci-après par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Les déclarations de Monsieur … sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg furent actées par un agent du service de police judiciaire de la police grand-ducale, section criminalité organisée – police des étrangers, dans un rapport du même jour.

Les 5 et 17 juin, ainsi que les 19 et 26 juillet 2019, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère sur sa situation et sur les motifs gisant à la base de sa demande de protection internationale.

Le 23 octobre 2019, l’unité de police de l’Aéroport – section Expertise Documents informa le ministre que le passeport de Monsieur … est considéré comme un « document de fantaisie ».

Par décision du 20 janvier 2020, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée expédiée le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, désigné ci-après par « le ministre », informa Monsieur … que sa demande de protection internationale avait été refusée comme non fondée, tout en lui ordonnant de quitter le territoire luxembourgeois dans un délai de trente jours.

Le recours contentieux introduit par l’intéressé à l’encontre de cette décision fut rejeté par jugement du tribunal administratif du 14 janvier 2021, inscrit sous le numéro 44193 du rôle.

Par courrier du 15 février 2021, le litismandataire de Monsieur … informa le ministre que son mandant aurait l’intention de renoncer à sa demande de protection internationale.

Par courrier daté du 22 mars 2021, Monsieur … fit introduire, par le biais de son mandataire, auprès du ministère une demande en obtention du statut d’apatride au sens de la Convention de New York du 28 septembre 1954 relative au statut des apatrides, ci-après dénommée « la Convention de New York ».

Par décision du 14 septembre 2021, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé, le statut d’apatride fut refusé à Monsieur … sur base des motifs et considérations suivants :

« […] Par la présente j'ai l'honneur de revenir à votre courrier daté au 22 mars 2021 et reçu en date du 26 mars 2021 par lequel vous formulez une demande en obtention du statut d'apatride pour le compte de Monsieur … en y joignant le formulaire adéquat signé en date du 22 mars 2021. Il y a lieu de soulever que ledit formulaire est rempli de manière très lacunaire et qu'un renvoi est fait au « courrier d'accompagnement et les pièces à l'appui de la demande ».

Vous soulevez dans votre courrier que votre mandant serait né en Algérie dans le camp de réfugiés sahraouis de … près de … sous contrôle du Front Polisario et de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), territoire non reconnu comme Etat par la majeure partie de la communauté internationale et dont l'indépendance a été proclamée le 27 février 1976 par le Front Polisario. La RASD n'exerce pas ses compétences sur la totalité de son territoire, seule une infime partie et sous son contrôle et par conséquent elle ne peut pleinement constituer un Etat au sens du droit international public. Vous avancez que les ressortissants sahraouis se trouveraient dans une situation dans laquelle leur nationalité ne serait pas clairement définie et indéterminée, à l'instar de Monsieur …. Votre mandant ne possèderait la nationalité d'un quelconque autre Etat et par conséquent vous concluez qu'il répondrait aux conditions fixées par la Convention de New York de 1954 pour obtenir le statut d'apatride. De même, il serait « ressortissant d'un « pays » dont la souveraineté n'est pas reconnue internationalement, dont le territoire est disputé par deux autres Etats et entre dans le champs d'application de la Convention de New York citée ».

Selon l'article 1er de la Convention de New York du 28 septembre 1954 relative au statut des apatrides le statut d'apatride est uniquement accordé à l'étranger sans nationalité, dont aucun pays ne considère comme son ressortissant en application de sa législation.

Comme la qualité d'apatride ne se présume pas, elle doit être établie par le demandeur dans tous les éléments qui la déterminent par des preuves suffisamment précises et sérieuses.

Le demandeur doit prouver qu'il a perdu la nationalité qui était la sienne par naissance ou qu'il n'en a jamais eue. Il ne doit cependant à cet égard pas prouver qu'il n'a aucune nationalité du monde, mais plutôt qu'il ne peut pas se prétendre de la nationalité des Etats pertinents pour lui: il s'agit principalement du pays dans lequel il est né, où les membres de sa famille résident, où il a séjourné ou dans lequel il a eu sa résidence.

Force est encore de relever que la preuve de la qualité d'apatride ne ressort pas de l'affirmation du demandeur qu'il n'est pas à considérer comme ressortissant d'un autre Etat, mais de la preuve positive, pièces à l'appui, qu'il n'est plus ressortissant des pays dans lesquels il a résidé de façon prolongée et dont il a perdu les nationalités respectives.

Il y a lieu de rappeler que votre mandant a déposé une demande de protection internationale en date du 22 mars 2019, demande dont il est débouté depuis le 14 janvier 2021.

Il y a présenté un passeport et une carte d'identité établie par la République arabe sahraouie démocratique. Il serait né et aurait résidé dans un camp à …, localisé en Algérie. Il fait état de problèmes avec la gendarmerie nationale et des membres de la « ligue nationale des droits de l'homme sahraouis », auquel il aurait également adhéré, en 2014. Il aurait vécu en Algérie de février 2015 jusqu'en été 2017 où il a fait des études à l'école supérieure de magistrature à Alger. Il dit avoir été sous la protection algérienne et ne pas avoir eu de problème en Algérie.

Il fait également état de problèmes avec la gendarmerie nationale en 2018 et avec d'autres personnes côtoyées dans sa fonction de juge pénal dans le camp à …, raisons pour laquelle il aurait définitivement quitté le camp début février 2019 grâce à un permis de passage pour aller au nord de l'Algérie.

La République arabe sahraouie démocratique (RASD), proclamée le 27 février 1976 par le Front Polisario qui revendique la souveraineté sur le territoire du Sahara occidental, n'est pas un Etat reconnu internationalement. Le Grand-Duché du Luxembourg n'ayant pas reconnu la RASD, la nationalité sahraouie et les documents d'identité présentés par votre mandant ne sont également pas reconnus. Le territoire du Sahara occidental est également revendiqué par le Maroc qui contrôle 80% de sa superficie. Les autorités marocaines reconnaissent la nationalité marocaine à des sahariens s'ils sont nés sur territoire sous administration marocaine, s'ils résident sur territoire marocain ou s'ils apportent des preuves d'attaches avec les Sahara occidental, comme notamment la nationalité marocaine des parents ou leur naissance de ces derniers sur ce territoire. De même, il ressort d'un rapport du « Immigration and Refugee Bord of Canada » du 19 octobre 2000 que « Marocco : Whether a Saharwi whose parents were born in Sahara, who is now living outside Marocco and who spent several years in the Sahrawi camps in Algeria, has a right to Maroccan citizenship; if not, whether this person would have problems returning to Marocco; whether upon returning to Marocco a Saharwi can relocate anywhere in Marocco».

La majorité des sahariens vivent en exile en Algérie. La nationalité algérienne se transmet par la descendance ( « est considéré comme algérien l'enfant né de père algérien ou de mère algérienne ») par mariage ou par naturalisation après 7 années de résidence en Algérie et sous conditions.

En 1976 l'Espagne avait par arrêté royal permis aux sahraouis d'opter pour la nationalité espagnole pendant un an, option confirmée par une décision de la cour suprême en 1998 concernant les personnes ayant résidé dans le Sahara espagnol avant 1976 et qui sont en possession de documents émis par les autorités espagnoles faisant état de cette résidence. De même, certains sahraouis ont pu bénéficier de la nationalité mauritanienne.

Il y a lieu de soulever que les cases relatives aux « données sur les parents » de votre mandant du formulaire relatif à la demande en obtention du statut d'apatride ne sont pas remplies. Il ressort néanmoins de la demande de protection internationale de votre mandant que ses parents seraient nés à … (…/…). Selon un document de la MINURSO son père … serait né en … à « …, Western Sahara ». … (…/…) est sous contrôle des autorités marocaines et a appartenu à l'Espagne. Aucune indication n'a été donnée quant à la nationalité de ses parents, entretemps décédés. Soulevons également qu'il a indiqué quant au lieu de naissance de sa soeur … née en … « peut-être à …, c'était encore sous régime espagnol ».

Rappelons que votre mandant a vécu à Alger et qu'il dit avoir été sous la protection algérienne et qu'il n'y aurait pas rencontré de problème. Dans le cadre de sa demande de protection internationale il n'a pas fait état de problèmes avec les autorités marocaines.

En l'espèce, les Etats pertinents à prendre en considération alors qu'ils sont susceptibles d'accorder leur nationalité à votre mandant sont donc l'Algérie, le Maroc, et dans une moindre mesure l'Espagne et la Mauritanie.

Or, force est de constater que vous n'apportez pas la preuve concrète que votre mandant est effectivement sans nationalité ou qu'aucun pays de ceux cités plus haut ne le considère comme son ressortissant en application de sa législation. Comme soulevé plus haut, s'estimer ou se considérer comme apatride, sans apporter un élément de preuve quelconque et sans se baser sur un élément concret, ne saurait suffire pour établir une apatridie. Votre argumentation se base essentiellement sur le fait que « (…) les ressortissants sahraouis se trouvent dans une situation dans laquelle leur nationalité n'est pas clairement définie », de sorte que la nationalité de votre mandant est indéterminée et qu'il « (…) est ressortissant d'un « pays » dont la souveraineté n'est pas reconnue internationalement, dont le territoire est disputé par deux autres Etats ».

Vous restez actuellement en défaut d'apporter la preuve positive que votre mandant ne peut pas prétendre à la nationalité marocaine, algérienne, espagnole ou mauritanienne et il n'est donc pas prouvé par des preuves suffisamment précises et sérieuses qu'il soit effectivement sans nationalité.

Par conséquent, le statut d'apatride lui est refusé. […] ».

Par courrier daté du 22 novembre 2021, réceptionné par le ministère le 30 novembre 2021, Monsieur … introduisit un recours gracieux à l’encontre de la décision, précitée, du 14 septembre 2021, qui fut rejeté par décision ministérielle du 2 décembre 2021, libellée comme suit :

« […] J'ai l'honneur de me référer à votre recours gracieux daté au 22 novembre 2021 et réceptionné en date du 30 novembre 2021 dirigé contre la décision ministérielle du 14 septembre 2021 vous refusant le statut d'apatride.

Après avoir procédé au réexamen de votre dossier, je suis toutefois au regret de vous informer qu'à défaut d'éléments pertinents nouveaux, je ne saurais réserver une suite favorable à votre demande et je ne peux que confirmer ma décision du 14 septembre 2021 dans son intégralité. En effet, la preuve positive que vous ne pouvez pas prétendre à la nationalité marocaine, algérienne, espagnole ou mauritanienne n'est toujours pas apportée. Il ne suffit pas d'énumérer les conditions pour pouvoir prétendre à une de ces nationalités tout en affirmant ne pas les remplir, à défaut de démontrer avoir entrepris de manière infructueuse des démarches en ce sens et de s'être vu opposer un refus. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 7 mars 2022, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 14 septembre 2021 portant refus du statut d’apatride, ainsi que de la décision confirmative précitée du 2 décembre 2021 intervenue sur recours gracieux.

Aucune disposition légale ne prévoyant un recours au fond en la présente matière, le tribunal est compétent pour connaître du recours en annulation, qui est encore recevable pour avoir été, par ailleurs, introduit dans les formes et délai de la loi.

Prétentions des parties A l’appui de son recours et en fait, le demandeur expose les faits et rétroactes relevés ci-avant.

En droit, Monsieur … fait valoir que le ministre aurait violé la loi du 1er décembre 1978 réglant la procédure administrative non contentieuse, ci-après dénommée « la loi du 1er décembre 1978 », en lui faisant supporter la charge de la preuve « de son incapacité à prouver de manière positive qu’il ne p[ourrait] prétendre à la nationalité marocaine, algérienne, espagnole ou mauritanienne ».

Dans ce contexte, il souligne que la preuve de « démarches infructueuses », respectivement la preuve d’un « refus catégorique des administrations des Etats concernés », serait une charge déraisonnable qui pèserait sur lui. Il précise ensuite que, d’une part, il n’aurait pas les ressources matérielles nécessaires pour entreprendre et finaliser les démarches demandées et, d’autre part, au vu de la situation sanitaire « actuelle », il serait « constant » qu’entreprendre des démarches administratives dans quatre pays depuis le Luxembourg, tout en n’étant reconnu dans aucun de ces pays, constituerait une charge « déraisonnable sinon impossible ». Monsieur … estime par conséquent que le ministre aurait violé le principe de collaboration procédurale entre l’administration et l’administré prévu par la loi du 1er décembre 1978, alors qu’un déséquilibre dans l’attribution de la charge de la preuve méconnaîtrait la volonté du législateur.

Il fait ensuite valoir que l’administration aurait le choix de demander une preuve positive, alors qu’elle pourrait, au vu des circonstances et en vertu du principe de collaboration, « demander et accepter une preuve négative à savoir examiner la situation du requérant pour en déduire qu'il ne p[ourrait] bénéficier de la nationalité des quatre pays concernés et qu'il [serait] donc sans nationalité. ».

Monsieur … cite encore l’article 1er de la Convention relative au statut des apatrides, signée à New York le 28 septembre 1954, approuvée par une loi du 13 janvier 1960, ci-après désignée par « la Convention de New York », et estime que cette disposition aurait été violée par le ministre, alors que ni l’Espagne, ni le Maroc, ni l’Algérie, ni la Mauritanie, ni le Luxembourg ne reconnaîtraient sa nationalité sahraouie.

Il explique d’abord que le territoire sahraoui serait occupé à 80% par le Maroc, alors que le reste du territoire serait revendiqué par l’Algérie et administré par le « Front Polisario », tandis que la communauté internationale, y compris le Luxembourg, ne reconnaîtrait pas cet Etat. Ensuite, il fait valoir que les autorités luxembourgeoises reconnaîtraient les documents officiels émis par les autorités sahraouies, étant donné que sa nationalité serait mentionnée dans le document d’introduction de sa demande de protection internationale. Or, les mêmes autorités ne reconnaîtraient pas sa nationalité sahraouie. Il explique « que le Luxembourg aurait dû [le] considérer […] comme « de nationalité indéterminée » et non comme sahraoui. Cette démarche aurait été un premier pas vers la reconnaissance de son statut d’apatride. Cependant, la mention « de nationalité indéterminée » [ne serait] pas suffisante alors que selon la pratique administrative luxembourgeoise cette mention signifie[rait] [qu’il pourrait] prouver sa nationalité sans qu’elle soit reconnue. La question se posant alors [serait] de savoir quel [serait] l’intérêt de prouver sa nationalité si elle n’est pas reconnue par l’Etat traitant de la demande d’apatridie. [Il] devrait plutôt être reconnu comme « sans nationalité » alors que la nationalité [serait] le lien qui rattache[rait] une personne à un Etat souverain.

Seuls ces derniers constitu[eraient] des liens juridiques de droit international reconnus par la communauté internationale pouvant constituer la nationalité. A défaut d'Etat sahraoui la nationalité sahraouie [ne serait] pas reconnue. Il en résulte[rait] qu'à défaut de reconnaissance de la nationalité sahraouie le [demandeur serait] « sans nationalité » ». Après s’être référé dans ce contexte à un arrêt du Tribunal fédéral suisse du 4 août 2021, référencé sous le numéro 1C 44/2021, le demandeur rappelle qu’une personne sans nationalité ne serait autre qu’un apatride au sens de la Convention de New York et considère dans à cet égard que la « loi luxembourgeoise » ne reconnaîtrait ni la nationalité sahraouie, ni le Sahara occidental comme Etat souverain, de sorte qu’il aurait dû bénéficier de la reconnaissance du statut d’apatride. Il estime que le ministre aurait entaché sa décision d’illégalité en lui refusant le statut d’apatride, alors qu’il répondrait en fait et en droit aux conditions prévues par « la loi », sinon par la Convention de New York, de sorte qu’elle devrait être annulée.

Par ailleurs, il précise que la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », aurait confirmé dans plusieurs arrêts que l’Union européenne ne reconnaîtrait aucune souveraineté marocaine sur le Sahara occidental.

Finalement, Monsieur … estime qu’il ne pourrait espérer obtenir les nationalités marocaine, algérienne, mauritanienne et espagnole pour les raisons suivantes :

- En ce qui concerne l’obtention de la nationalité marocaine, il explique que le Maroc et le Sahara occidental seraient deux territoires séparés et qu’aucun Etat ne délivrerait la nationalité de leur pays à des ressortissants d’autres pays qui résideraient dans des camps de réfugiés situés sur le territoire algérien. Il indique que cette information serait confirmée dans un rapport du 16 novembre 2015 publié par le Bureau européen d’appui en matière d’asile, qui préciserait qu’aucune information n’aurait pu être recensée sur la pratique du gouvernement marocain concernant l’octroi de la nationalité marocaine dans le chef des ressortissants sahraouis nés dans le camp de réfugiés de … où lui-même serait né et aurait toujours vécu.

- En ce qui concerne l’obtention de la nationalité algérienne, il fait valoir que l’Algérie ne reconnaîtrait pas la nationalité sahraouie et ne conférerait pas la nationalité algérienne aux ressortissants sahraouis. Il explique en outre que l’Algérie marquerait une présence symbolique au Sahara occidental et qu’elle n’exercerait aucune prérogative de sa souveraineté sur ce territoire, de sorte qu’il ne pourrait se prévaloir de cet Etat pour une reconnaissance de nationalité. Il ajoute que, d’une part, la seule naissance sur le territoire algérien ne suffirait pas à conférer la nationalité algérienne à un ressortissant sur base de l’article 7 du Code de nationalité algérienne et, d’autre part, les documents délivrés par les autorités algériennes de « manière discrétionnaire » n’auraient qu’une simple valeur de titre de voyage et ne « porteraient pas nationalité algérienne du détenteur ».

- En ce qui concerne l’obtention de la nationalité mauritanienne, il expose que la Mauritanie aurait choisi la neutralité dans le conflit au Sahara occidental, de sorte qu’elle ne saurait accorder la nationalité à des ressortissants saharaouis sans violer son accord de neutralité.

- En ce qui concerne l’obtention de la nationalité espagnole, il précise que la Cour suprême espagnole aurait, dans un arrêt du 4 juin 2020, refusé de reconnaître la nationalité espagnole aux ressortissants sahraouis nés durant la période de sa colonisation, de sorte qu’il serait « fort probable » qu’elle ne reconnaîtrait pas la nationalité espagnole aux ressortissants nés après la fin de la colonisation espagnole.

Dans son mémoire en réplique, il explique, contrairement à l’affirmation du délégué du gouvernement selon laquelle il appartiendrait au demandeur d’établir qu’il remplirait les conditions de reconnaissance du statut d’apatride, que le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ci-après désigné par « le UNHCR », aurait précisé dans son ouvrage intitulé « Manuel sur la protection des apatrides d’après la convention de 1954 relative au statut des apatrides », que le niveau de preuve exigé ne devrait pas être trop élevé et devrait prendre en considération les difficultés, pour la personne concernée, à prouver son apatridie. Il cite ensuite des extraits de recommandations dudit ouvrage pour conclure que ses déclarations orales seraient à considérer comme suffisantes pour la reconnaissance du statut d’apatride en raison de sa situation « assez particulière », de sorte que les principes invoqués par le délégué du gouvernement ne sauraient trouver application en l’espèce.

Il réfute encore l’argumentation du délégué du gouvernement selon laquelle il resterait en défaut de produire des certificats officiels de refus d’octroi des nationalités espagnole, marocaine, algérienne, et/ou mauritanienne, en arguant qu’il serait impossible pour lui, en tant que demandeur de protection internationale débouté, d’obtenir une attestation confirmant un refus d’octroi de la nationalité, que ce soit en entreprenant des démarches auprès des représentations diplomatiques marocaine et algérienne, ou en se rendant directement au Maroc, en Algérie et en Espagne. Il souligne qu’il ne saurait être exigé de sa part qu’il entreprendrait des démarches auprès des autorités espagnoles, marocaines et mauritaniennes afin de déposer une demande de nationalité. Il précise encore qu’il devrait, dans cette hypothèse, franchir les frontières de ces pays de manière illégale, alors qu’il ne disposerait pas d’autorisation de voyager dans ces pays.

A titre subsidiaire, Monsieur … estime que la décision ministérielle aurait méconnu l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, désignée ci-après par « la CEDH », alors que la procédure d’octroi du statut d’apatride mettrait à sa charge une obligation positive de prouver qu’il aurait effectué des « démarches infructueuses » dans nombreux pays, à savoir l’Espagne, le Maroc, l’Algérie et la Mauritanie.

Il précise que la nationalité serait un élément fondamental de l’identité des personnes, qui serait ainsi protégée par l’article 8 de la CEDH et cite, dans ce contexte, un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme, désignée ci-après par « la CourEDH », du 25 juin 2020, Ghoumid c. France. Il se réfère ensuite à un autre arrêt de la CourEDH du 12 août 2020, Sudita Kita c. Hongrie, pour préciser qu’ « un Etat a[urait] l’obligation positive de fournir au requérant une procédure ou un ensemble de procédures effectives lui permettant d’obtenir une décision respectueuse de ses droits et notamment respectueuse de son droit à la vie privée dont la nationalité f[erait] partie intégrante ».

En conclusion, il estime remplir les conditions prévues à l’article 1er de la Convention de New York, de sorte que les décisions ministérielles des 14 septembre 2021 et 2 décembre 2021 devraient être annulées.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.

Appréciation du tribunal La notion d’apatride est définie à l’article 1er de la Convention de New York, aux termes duquel : « Aux fins de la présente Convention, le terme « apatride » désigne une personne qu’aucun Etat ne considère comme son ressortissant par application de sa législation. ».

La reconnaissance du statut d’apatride est dès lors conditionnée par le constat que l’intéressé n’est considéré par aucun Etat comme son ressortissant.

S’agissant de la charge de la preuve de l’apatridie, à l’instar de la règle qui régit la preuve de la nationalité, c’est à celui qui se prévaut de n’en avoir aucune qu’incombe la charge d’établir qu’il a perdu la nationalité qui était la sienne par naissance ou qu’il n’en a jamais eue, le demandeur ne devant cependant à cet égard pas prouver qu’il n’a aucune nationalité du monde, mais plutôt qu’il ne peut pas prétendre à la nationalité des Etats pertinents pour lui : il s’agit principalement du pays dans lequel il est né, où les membres de sa famille résident, où il a séjourné ou dans lequel il a eu sa résidence1.

Force est encore de relever que la preuve de la qualité d’apatride ne ressort pas de l’affirmation du demandeur qu’il n’est pas à considérer comme ressortissant d’un autre Etat, mais de la preuve positive, pièces à l’appui, qu’il n’est plus ressortissant des pays dans lesquels il a résidé de façon prolongée et dont il a perdu les nationalités respectives2.

1 Trib. adm., 2 février 2009, n° 24813 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 1010 et les autres références y citées.

2 Trib. adm., 26 mai 2004, n° 17209 du rôle, confirmé par Cour adm, 11 novembre 2004, n° 18260C du rôle, Pas.

adm. 2023, V° Etrangers, n° 1009 et les autres références y citées.

En vertu du principe retenu ci-avant selon lequel l’apatridie ne se présume pas et au regard des contestations afférentes de la partie étatique, il appartient au demandeur d’établir qu’au jour où le ministre a statué, il remplissait les conditions de reconnaissance du statut d’apatride.

Il se dégage des pièces du dossier administratif, respectivement des déclarations de Monsieur …, qu’il est né le … dans un camp à … (Algérie). Il ressort encore du dossier administratif, et plus particulièrement d’un « BRM » établi par la Police grand-ducale en date du 23 octobre 2019 que le demandeur est détenteur d’une carte d’identité et d’un passeport « probablement » émis par la République arabe sahraouie démocratique, ci-après désignée « RASD ».

Force est de constater que Monsieur … ne conteste pas la décision ministérielle du 14 septembre 2021 en ce que le Maroc, l’Algérie, l’Espagne et la Mauritanie soient les Etats pertinents susceptibles de lui accorder la nationalité. En revanche, le demandeur estime ne pas pouvoir prétendre aux nationalités de ces Etats.

Il échet dès lors de constater que les Etats pertinents pour le demandeur, en relation avec lesquels la question de sa nationalité doit être analysée, sont les Etats marocain, algérien, espagnol et mauritanien.

Force est encore de constater que le demandeur justifie l’absence de démarches auprès des Etats pertinents au motif qu’il ne remplirait pas les conditions pour prétendre à la nationalité des pays en question.

Or, un demandeur n’est pas fondé à soutenir qu’il serait en droit de se voir reconnaître le statut d’apatride du seul fait qu’il ne pourrait pas, eu égard aux conditions imposées par les législations des différents pays, prétendre à la nationalité de l’un de ces pays pour ne pas remplir lesdites conditions. Il a encore été retenu qu’il ne suffit en tout état de cause pas d’énumérer de manière stérile les conditions pour pouvoir prétendre à la nationalité d’un pays, tout en affirmant ne pas les remplir, à défaut de démontrer concrètement avoir entrepris de manière infructueuse des démarches en ce sens et de s’être vu opposer un refus.3 Par conséquent, et notamment en vertu du principe retenu ci-avant selon lequel l’apatridie ne se présume pas et au regard des contestations afférentes de la partie étatique, il aurait appartenu au demandeur de s’enquérir auprès des représentations diplomatiques marocaines, respectivement algériennes, espagnoles et mauritaniennes, en vue de l’établissement d’un document attestant soit de la reconnaissance d’une nationalité du demandeur, soit de la prétendue absence de nationalité dans son chef.

Ce constat n’est pas infirmé par l’argumentation du demandeur selon laquelle la charge de la preuve serait « déraisonnable », alors qu’il ne ressort pas du dossier administratif, ni des pièces soumises par le demandeur, qu’il aurait eu un quelconque contact avec les représentations diplomatiques des Etats pertinents, de sorte qu’il reste en défaut de rapporter un quelconque élément concret quant à une éventuelle reconnaissance ou un éventuel refus de nationalité.

3 Trib. adm., 9 septembre 2020, n° 41550 du rôle, disponible sur jurad.etat.lu.

A titre superfétatoire, le tribunal constate que Monsieur … a exprimé son refus de solliciter la nationalité marocaine, alors qu’il considère la détention de la citoyenneté marocaine comme étant une trahison de la patrie4.

Eu égard aux développements qui précèdent, le tribunal est amené à retenir que c’est à bon droit que le ministre a retenu que la charge de la preuve incombe au demandeur, sans que cela constituerait un déséquilibre dans l’attribution de la preuve, voire une violation de la loi du 1er décembre 1978.

En ce qui concerne l’argumentation du demandeur selon laquelle, en substance et de l’entendement du tribunal, l’administration n’aurait pas l’obligation de demander une preuve positive, il échet de rappeler que la preuve de la qualité d’apatride ne ressort pas de l’affirmation du demandeur qu’il n’est pas à considérer comme ressortissant d’un autre Etat, mais de la preuve positive, pièces à l’appui, qu’il n’est plus ressortissant des pays dans lesquels il a résidé de façon prolongée et dont il a perdu les nationalités respectives5. Etant donné qu’il a été retenu ci-avant que le demandeur est susceptible de solliciter la nationalité auprès de quatre Etats pertinents, alors qu’il n'a entrepris aucune démarche en ce sens, c’est à bon droit que le ministre a exigé une preuve positive.

En ce qui concerne le moyen du demandeur tendant à une violation de l’article 1er de la Convention de New York, le tribunal relève que le demandeur est resté en défaut de prouver, d’une part, qu’il ne possède pas la nationalité marocaine, algérienne, espagnole ou mauritanienne et, d’autre part, qu’il aurait entrepris des démarches auprès des Etats pertinents et se serait vu opposer un refus. Partant, Monsieur … ne saurait prétendre être en possession d’aucune nationalité, alors que cette situation est le résultat de sa propre inaction. Il s’ensuit que l’article 1er de la Convention de New York n’a pas été violé.

Ce constat n’est pas infirmé par l’argumentation du demandeur selon laquelle il lui aurait été « impossible » en sa qualité de demandeur de protection internationale débouté « de se rendre directement » sur le territoire des Etats pertinents, alors qu’il aurait pu solliciter – le cas échéant sans déplacement physique – auprès des représentations diplomatiques de ces Etats à l’étranger une preuve confirmant soit un éventuel refus de nationalité, soit une éventuelle reconnaissance. Or, tel que constaté ci-avant, le demandeur n’a jamais eu un quelconque contact avec les représentations diplomatiques des Etats pertinents, de sorte que le moyen afférent est à rejeter comme étant non fondé.

La même conclusion s’impose, pour les mêmes motifs, quant au moyen selon lequel le ministre aurait violé l’article 8 de la CEDH, aux termes duquel « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bienêtre économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, 4 Recours gracieux du 22 novembre 2021, page 6 : « […] je suis citoyen sahraoui et j’appartiens au Front Polisario, et je ne reconnais pas l’occupation marocaine de mon pays, et je n’ai pas et n’aurai pas la nationalité marocaine. C’est mon droit à mon affiliation politique. Aucun membre de ma famille n’a la nationalité marocaine.

Pour nous, détenir la citoyenneté marocaine est une trahison de la patrie, une trahison de nos principes révolutionnaires et une renonciation à notre droit à l’indépendance sanctionnée par le droit international. […] ».

5 Trib. adm., 26 mai 2004, n° 17209 du rôle, confirmé par Cour adm, 11 novembre 2004, n° 18260C du rôle, Pas.

adm. 2023, V° Etrangers, n° 1009 et les autres références y citées.

à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. », alors que le tribunal vient de retenir ci-avant, d’une part, que l’exigence d’une preuve positive est justifiée et, d’autre part, que la prétendue absence de nationalité est le résultat de la propre inaction du demandeur.

Au vu de l’ensemble des éléments qui précèdent, il échet de conclure que le ministre a, à bon droit, pu estimer que le demandeur ne remplissait pas les conditions pour se voir reconnaître le statut d’apatride, de sorte que le recours en annulation est à rejeter pour ne pas être fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit en la forme le recours en annulation introduit à l’encontre de la décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 14 septembre 2021, de même que contre la décision confirmative sur recours gracieux du même ministre du 2 décembre 2021 ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 15 mai 2024 par :

Daniel Weber, vice-président, Michèle Stoffel, vice-président, Michel Thai, juge, en présence du greffier Luana Poiani.

s. Luana Poiani s. Daniel Weber Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 15 mai 2024 Le greffier du tribunal administratif 11


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : 47136
Date de la décision : 15/05/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 18/05/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-05-15;47136 ?

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