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12/03/2024 | LUXEMBOURG | N°50050

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 12 mars 2024, 50050


Tribunal administratif N° 50050 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50050 4e chambre Inscrit le 13 février 2024 Audience publique du 12 mars 2024 Recours formé par Monsieur …, …, en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50050 du rôle et déposée le 13 février 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Katia Aïdara, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le …, à … (Syrie), de nationalité syr

ienne, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence de Kirchber...

Tribunal administratif N° 50050 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50050 4e chambre Inscrit le 13 février 2024 Audience publique du 12 mars 2024 Recours formé par Monsieur …, …, en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50050 du rôle et déposée le 13 février 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Katia Aïdara, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le …, à … (Syrie), de nationalité syrienne, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence de Kirchberg (SHUK), sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 24 janvier 2024 de le transférer vers la France comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 19 février 2024 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Katia Aïdara et Monsieur le délégué du gouvernement Tom Hansen en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 27 février 2024.

___________________________________________________________________________

Le 21 août 2023, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-

après par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service police judiciaire de la police grand-ducale, section criminalité organisée – police des étrangers, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Il s’avéra à cette occasion suite à une recherche effectuée dans la base de données EURODAC que Monsieur … avait déposé une demande de protection internationale en Espagne, le 24 septembre 2018, et deux demandes de protection internationale en France, les 27 novembre 2018 et 10 janvier 2022.

Le 25 août 2023, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu 1 du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».

Par un arrêté du 25 août 2023, le ministre de l’Immigration et de l’Asile ordonna l’assignation à résidence de Monsieur … à la structure d’hébergement d’urgence Kirchberg (SHUK) pour une durée de trois mois.

En date du 1er septembre 2023, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités françaises en vue de la reprise en charge de Monsieur … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces dernières en date du 15 septembre 2023, en application du prédit article du règlement Dublin III.

Par un arrêté du 11 décembre 2023, le ministre des Affaires intérieures, désormais en charge du dossier, ci-après désigné par « le ministre », prolongea la mesure d’assignation à résidence de Monsieur … jusqu’au 8 mars 2024.

Par décision du 24 janvier 2024, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée envoyée le 26 janvier 2024, le ministre informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas sa demande de protection internationale et qu’il sera transféré vers la France, Etat membre responsable pour examiner sa demande de protection internationale, le ministre invoquant plus particulièrement les dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, ainsi que de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, cette décision étant libellée comme suit :

« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 21 août 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 21 août 2023 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 25 août 2023.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 21 août 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l'immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Espagne en date du 24 septembre 2018 et deux demandes de protection internationale en France en date des 27 novembre 2018 et 10 janvier 2022.

2 Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 25 août 2023.

Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)d du règlement DIII a été adressée le 1er septembre 2023 aux autorités françaises, demande qui fut acceptée par lesdites autorités françaises en date du 18 septembre 2023.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu ou règlement est tenu de reprendre en charge – dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 – le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 21 août 2023 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Espagne en date du 24 septembre 2018 et deux demandes de protection internationale en France en date des 27 novembre 2018 et 10 janvier 2022.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Syrie en 2013 afin de vous rendre au Liban.

Après presque trois mois au Liban, vous auriez alors pris un vol en direction de l'Algérie. Vous seriez resté en Algérie jusqu'en 2017, date de votre départ pour le Maroc. Après deux à trois mois au Maroc, vous auriez finalement traversé la frontière espagnole à Melilla.

Vous seriez resté plus ou moins cinq mois sur le territoire espagnol, d'abord à Melilla et puis à Valence et à Barcelone. Cependant, vous auriez quitté l'Espagne sans connaître l'état 3 de votre procédure et sans attendre la réponse à votre demande, car selon vos propres déclarations vous étiez trop jeune pour comprendre le processus d'examen. Vous seriez alors parti pour la France.

En France, vous avez introduit deux demandes de protection internationale en date des 27 novembre 2018 et 10 janvier 2022. Votre première demande ainsi que votre recours contre cette décision auraient été rejetés, respectivement en 2020 et en 2021. En outre, les autorités françaises vous auraient alors signalé votre transfert vers l'Espagne. Néanmoins, vous déclarez que votre transfert vers l'Espagne n'aurait pas pu avoir lieu, les autorités espagnoles ayant refusé votre reprise en charge. Vous seriez alors resté sur le territoire français, où vous avez introduit votre deuxième demande de protection internationale en date du 10 janvier 2022. Cette demande aurait été rejetée et vous auriez reçu un ordre de quitter le territoire. Le 21 août 2023, vous auriez finalement quitté la France pour vous rendre au Luxembourg.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 25 août 2023, vous avez mentionné que vous avez été poignardé en Algérie. Cependant, vous avez tout de même signalé lors de votre entretien que vous allez bien. En outre, vous n'avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que la France est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la France est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que la France profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, la France est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la France sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires françaises.

Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la France ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations 4 internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence la France. Vous ne faites valoir aucun indice que la France ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions françaises, notamment en vertu de l'article 46 de la directive « Procédure ».

Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en France revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.

torture.

Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers la France, seule votre capacité à voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers la France, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction générale de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers la France en informant les autorités françaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités françaises n’ont pas été constatées. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 13 février 2024, inscrite sous le numéro 50050 du rôle, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle précitée du 24 janvier 2024.

5 Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, le tribunal administratif est compétent pour connaître du recours en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours et en fait, le demandeur expose les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, tels que repris ci-avant.

En droit et après avoir cité l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, Monsieur … reproche au ministre le défaut d’un examen juste et équitable de sa demande de protection internationale et l’absence de prise en compte effective de sa situation, omissions qui auraient empêché le ministre d’évaluer « le risque réel » dont il aurait fait part dans le cadre de sa demande de protection internationale présentée au ministère le 21 août 2023.

Le demandeur reproche encore au ministre de ne pas avoir accompli des « mesures d’investigation sur le plan médical » eu égard à « des traumatismes liés à son parcours périlleux entrepris alors qu’il était encore mineur », le chemin qu’il aurait effectué afin d’arriver dans l’Union européenne ayant laissé des traces sur son état de santé psychologique.

Il déclare encore n’avoir pas compris les questions posées par l’agent du ministère lors de son entretien dans le cadre du règlement Dublin III.

Par ailleurs, en se référant à la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après dénommée « la CEDH », et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ci-après désignée par « la Convention torture », le demandeur soutient que la France ne saurait bénéficier de la présomption inhérente au système européen commun d’asile qu’elle respecterait ces normes internationales, alors que la procédure d’accueil des demandeurs de protection internationale y serait défaillante, le ministre ne pouvant par conséquent pas légitimement se retrancher derrière le principe de confiance mutuelle en la matière, mais aurait dû s’assurer de l’aptitude des autorités françaises à garantir au demandeur une prise en charge personnalisée et appropriée.

Le demandeur se prévaut enfin du caractère non absolu du pouvoir discrétionnaire conféré au ministre par l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III pour décider d’examiner une demande de protection internationale dont il ne serait normalement pas responsable et invoque dans ce contexte, en substance, des raisons humanitaires et l’existence en France de défaillances systémiques en matière d’accueil des demandeurs de protection internationale.

Le délégué au gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours sous analyse pour ne pas être fondé.

Le tribunal relève d’abord qu’il n’est pas tenu de suivre l’ordre dans lequel les moyens sont présentés par une partie mais, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, sinon de la logique inhérente aux éléments de fait et de droit touchés par les moyens soulevés, peut les traiter suivant un ordre différent1.

1 Trib. adm., 21 novembre 2001, n° 12921 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Procédure contentieuse, n° 515 et les autres références y citées.

6 Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités françaises pour examiner la demande de protection internationale du demandeur, prévoit que « 1. L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : (…) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25, et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre ».

En l’espèce, le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision ministérielle déférée a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur … est la France, en ce que le demandeur y avait introduit deux demandes de protection internationale en date des 27 novembre 2018 et 10 janvier 2022 et que les autorités françaises ont accepté sa reprise en charge en date du 15 septembre 2023.

C’est dès lors a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers cet Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg, étant souligné que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe des autorités françaises, ni l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois.

Le tribunal relève ensuite que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans le pays de transfert qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat et doit poursuivre la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

Quant au moyen du demandeur tiré de la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, ce dernier dispose que « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de 7 traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable ».

Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH, respectivement de l’article 4 de la Charte.

Il y a lieu de noter qu’en reprochant au ministre de ne pas avoir analysé de manière juste, équitable et effective la demande de protection internationale, respectivement l’absence d’une « mesure d’investigation sur le plan médical », ainsi que son manque de compréhension des question lui posées lors de son entretien mené dans le cadre du règlement Dublin III, le demandeur entend critiquer le système d’accueil des demandeurs de protection internationale au Grand-Duché de Luxembourg, lequel, selon lui, connaîtrait des défaillances systémiques.

Or, le recours sous analyse se dirige contre une décision de transfert vers un autre pays de l’Union européenne par rapport auquel le tribunal est amené à examiner, si la personne concernée s’en prévaut, l’existence des défaillances systémiques, conformément à l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, moyen qui ne saurait de ce fait viser le système d’accueil de l’Etat membre transférant, de sorte que le moyen susvisé est à rejeter pour être dépourvu de pertinence, étant encore précisé, quant au prétendu défaut de compréhension des questions posées lors de l’entretien Dublin III, que le demandeur, assisté d’un interprète et ayant déclaré à la fin du prédit entretien, dûment signé, qu’« Il n’y avait pas de problème de compréhension entre les parties présentes et moi-même »2, est désormais malvenu de se prévaloir d’un quelconque malentendu en ce sens.

Par ailleurs, le tribunal doit constater que le demandeur allègue dans des termes tout à fait généraux l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et le système d’accueil des demandeurs de protection internationale en France.

A cet égard, le tribunal relève tout d’abord que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève et le protocole de 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard3. C’est, en effet, précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif 2 Rapport d’entretien Dublin III, page 7.

3 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.

8 principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants4 5.

Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances alléguées6. Dans son arrêt du 16 février 2017, la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par la « CJUE », a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile7, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

Le tribunal relève encore que, dans un arrêt du 19 mars 20198, la CJUE a confirmé ce principe selon lequel le droit de l’Union repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque Etat membre partage avec tous les autres Etats membres et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée. Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les Etats membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en œuvre, ainsi que dans le fait que leurs ordres juridiques nationaux respectifs sont en mesure de fournir une protection équivalente et effective des droits fondamentaux reconnus par la Charte, notamment aux articles 1er et 4 de celle-ci, qui consacrent l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses Etats membres, de sorte qu’il doit être présumé que le traitement réservé aux demandeurs d’une protection internationale dans chaque Etat membre est conforme aux exigences de la Charte, de la Convention de Genève, ainsi que de la CEDH.

Il résulte, par ailleurs, de cet arrêt du 19 mars 2019 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel renvoie l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil de gravité particulièrement élevé, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine9.

Partant, ce seuil de gravité ne saurait couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou 4 Ibidem, point. 79.

5 Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

6 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

7 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, point. 95.

8 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, n° C-163/17.

9 Idem, pt. 92.

9 dégradant : le seul fait que la protection sociale et/ou les conditions de vie sont plus favorables dans l’Etat membre requérant que dans l’Etat membre normalement responsable de l’examen de la demande de protection internationale n’est ainsi pas de nature à conforter la conclusion selon laquelle la personne concernée serait exposée, en cas de transfert vers ce dernier Etat membre, à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 4 de la Charte.

En l’espèce, le demandeur, en faisant état de défaillances systémiques en France et en remettant en question la confiance accordée audit pays concernant le respect des droits fondamentaux, est tenu de fournir des indices concrets permettant de renverser la présomption dont bénéficie cet Etat membre en matière du prédit respect, et notamment d’apporter des éléments permettant de retenir que la situation qu’il dénonce dans le recours sous analyse atteint le degré de gravité requis par la jurisprudence précitée de la CJUE et les principes dégagés ci-avant.

Or, force est de constater que ni des défaillances systémiques ni, a fortiori, leur seuil de gravité particulièrement élevé et ayant affecté ou risquant d’affecter directement le demandeur ne sont démontrés en l’espèce. En effet, au-delà des simples affirmations qu’il existerait en France « les dysfonctionnements dans la procédure d’accueil des demandeurs de protection internationale » et « de défaillances systémiques (…) qui sont dénoncées régulièrement », le demandeur ne fournit pas la moindre explication ni le moindre élément de preuve pour corroborer son moyen en ce sens, étant précisé que mise à part la décision ministérielle litigieuse, il ne verse aucune pièce à l’appui de son recours.

Il reste ainsi en défaut de faire valoir et partant de démontrer un quelconque manquement concret de la part des autorités françaises susceptible d’affecter l’analyse de sa demande de protection internationale, respectivement ses conditions d’accueil dans ledit pays.

Cette conclusion est corroborée par les déclarations mêmes du demandeur lors de son audition par le service criminalité organisée – police des étrangers, respectivement lors de son entretien Dublin III, où, à la question « Pour quelle raison est-ce que vous ne souhaitez pas vous rendre dans cet EM pour le traitement de votre demande de protection internationale et quelles seraient pour vous les conséquences d’un transfert vers cet Etat ? »10, il a répondu que « J’ai peur que ma demande soit acceptée en France et les conditions sont trop difficiles. La procédure est trop longue »11. Or, les difficultés ainsi alléguées ne sont pas de nature à établir, à elles seules, l’existence de défaillances systémiques en France, ce d’autant plus que le demandeur déclare y avoir séjourné de 2018 à 2023 et n’avoir dû partir qu’en raison de l’ordre de quitter le territoire lui notifié par les autorités françaises.

Le tribunal se doit par conséquent de conclure qu’il ne se dégage pas à suffisance des éléments soumis à son appréciation qu’il existe en France des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale empêchant le transfert du demandeur vers ce pays.

En ce qui concerne le défaut dans le chef du ministre d’avoir pris en compte l’état de santé du demandeur, marqué, selon ce dernier, par des séquelles psychiques dues aux traumatismes subis lors de son trajet pour quitter son pays d’origine, force est tout d’abord de constater que le demandeur ne verse aucun certificat médical documentant son état de santé.

10 Rapport d’entretien Dublin III, page 6.

11 idem 10 Il échet ensuite de constater qu’il ne se dégage pas de l’arrêt prémentionné de la CJUE du 16 février 2017, ayant réaffirmé le principe de la confiance mutuelle entre les Etat membres participant au système d’asile européen et apporté des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant, que l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable pour l’examen de la demande de protection internationale doit, en tout état de cause et préalablement à la prise d’une décision de transfert et par avis médical, s’assurer automatiquement que le transfert n’entraîne pas une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé de tout demandeur déclarant avoir un quelconque problème de santé, et, a fortiori, de tout demandeur qui n’en fait aucune déclaration, tel que c’est le cas du demandeur.

En effet, la CJUE, dans l’arrêt précité, a d’abord mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale, que les Etats membres liés par la directive 2013/33 sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats (…) ». Elle a retenu ensuite que « (…) dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. (…) »12. Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « (…) d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert (…) »13.

Ainsi, cet arrêt concerne l’hypothèse particulière suivant laquelle un demandeur de protection internationale produit des éléments objectifs, telles que des attestations médicales le concernant, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences 12 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, points 74 et 75.

13 Ibidem, points 76 à 85 et point 96.

11 significatives et irrémédiables que le transfert pourrait entraîner sur cet état, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront prodigués à l’arrivée14.

Or, force est de constater en l’espèce que, non seulement le demandeur ne verse pas la moindre pièce documentant les infirmités dont il fait actuellement état, mais il ressort encore du rapport dressé suite à son entretien établi dans le cadre du règlement Dublin III qu’à la question de l’agent du ministère concernant son état de santé, le demandeur a répondu « Je vais bien » et qu’il ne suivait pas de traitement médical spécifique15.

Il échet partant d’en conclure qu’il ne ressort d’aucun élément à la disposition du tribunal qu’un transfert du concerné vers la France pourrait avoir des conséquences significatives et irrémédiables sur son état de santé, respectivement que son état de santé s’opposerait à son transfert vers la France. Cette conclusion s’impose d’autant plus que le demandeur reste en défaut de verser une quelconque pièce, voire de soumettre un quelconque indice concret, susceptible de laisser conclure qu’il ne pourrait pas bénéficier en France des soins médicaux dont il pourrait, le cas échéant, avoir besoin, respectivement que ce même pays ne respecterait pas les obligations lui imposées à travers la CEDH, la Charte ou encore le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 16 décembre 1966 et entré en vigueur le 3 janvier 1976. Enfin, et même à admettre que le demandeur ne puisse pas accéder, en tant que demandeur de protection internationale débouté de sa demande, au système de santé français, quod non, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités françaises en usant des voies de droit internes, voire devant les instances européennes adéquates.

Partant, le tribunal est amené à retenir que le demandeur ne se trouve pas dans une situation de vulnérabilité particulière s’opposant à son transfert vers la France.

A toutes fins utiles et en tout état de cause, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), alinéa 1er une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, – en l’espèce, non avéré au regard du dossier soumis à l’analyse du tribunal – il pourra être tenu compte de l’état de santé du demandeur lors de l’organisation du transfert vers la France par le biais de la communication aux autorités françaises des informations adéquates, pertinentes et raisonnables le concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que l’intéressé exprime son consentement explicite à cet égard.

14 Ibidem, point 83.

15 Rapport d’entretien Dublin III, page 2.

12 Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le moyen fondé sur une absence de la mise en œuvre par le ministre de précautions spécifiques pour s’assurer de l’état de santé du demandeur est à rejeter pour ne pas être fondé.

En ce qui concerne enfin le moyen du demandeur se référant à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III et reprochant au ministre de n’avoir pas pris en compte des raisons humanitaires et des défaillances systémiques en matière d’accueil des demandeurs de protection internationale en France, il échet de noter que cet article dispose que « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. (…) ». A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres16. Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge17, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration18.

En l’espèce, le demandeur invoque des raisons humanitaires, non autrement spécifiées, et des défaillances systémiques en matière d’accueil des demandeurs de protection internationale en France, pour soutenir que le ministre aurait dû faire application de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.

Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de la décision attaquée par rapport à l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, ainsi que par rapport à l’état de santé du demandeur que ce dernier est resté en défaut d’établir l’existence en France des défaillances systémiques alléguées, respectivement l’existence dans son chef d’infirmités s’opposant à son transfert, il ne saurait être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en omettant de faire usage de la simple faculté discrétionnaire dont il dispose en vertu de l’article 17 du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale du demandeur, le contraire constituant, en effet, une façon de procéder qui relèverait du « forum shoping » que le règlement Dublin III vise justement à éviter.

Il s’ensuit que c’est à bon droit que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers la France, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, sans faire application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen fondé sur une violation de cette disposition est également rejeté.

16 CJUE, 21 décembre 2011, N. S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, et M. E. et autres c. Refugee Applications Commissioner et Minister for Justice, Equality and Law Reform, point 65.

17 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en annulation, n° 58 et les autres références y citées.

18 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.

13 Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent et en l’absence d’autres moyens que le recours en réformation est à rejeter pour ne pas être fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, quatrième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 12 mars 2024 par :

Paul Nourissier, vice-président, Emilie Da Cruz De Sousa, premier juge, Anna Chebotaryova, attachée de justice déléguée, en présence du greffier Marc Warken.

s.Marc Warken s.Paul Nourissier Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 12 mars 2024 Le greffier du tribunal administratif 14


Synthèse
Formation : Quatrième chambre
Numéro d'arrêt : 50050
Date de la décision : 12/03/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 17/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-03-12;50050 ?

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