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04/03/2024 | LUXEMBOURG | N°50027

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 04 mars 2024, 50027


Tribunal administratif N° 50027 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50027 1re chambre Inscrit le 5 février 2024 Audience publique du 4 mars 2024 Recours formé par Monsieur …, connu sous un autre alias, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50027 du rôle et déposée le 5 février 2024 au greffe du tribunal administratif par M

aître Karine Bicard, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Lu...

Tribunal administratif N° 50027 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50027 1re chambre Inscrit le 5 février 2024 Audience publique du 4 mars 2024 Recours formé par Monsieur …, connu sous un autre alias, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50027 du rôle et déposée le 5 février 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Karine Bicard, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être né le … à … (Burkina Faso) et être de nationalité burkinabé, connu sous un autre alias, demeurant à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 24 janvier 2024 de le transférer vers la Belgique comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 13 février 2024 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul Reiter en sa plaidoirie à l’audience publique du 21 février 2024.

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Le 23 octobre 2023, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service criminalité organisée de la police grand-ducale sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Il s’avéra à cette occasion que Monsieur … avait précédemment introduit une demande de protection internationale en Belgique en date du 9 avril 2018.

En date du 26 octobre 2023, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

1 Toujours le 26 octobre 2023, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues belges une demande de reprise en charge de Monsieur …, ladite demande, basée sur l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ayant été acceptée par les autorités belges en date du 31 octobre 2023.

Par décision du 22 janvier 2024, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé envoyé le lendemain, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers la Belgique sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 23 octobre 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Belgique qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 23 octobre 2023 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 26 octobre 2023.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 23 octobre 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Belgique en date du 9 avril 2018.

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 26 octobre 2023.

Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)d du règlement DIII a été adressée aux autorités belges en date du 26 octobre 2023, demande qui fut acceptée par lesdites autorités belges en date du 31 octobre 2023.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions 2du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.

Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, la comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Belgique en date du 9 avril 2018.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté le Burkina Faso le 26 mars 2018 à bord d'un avion muni d'un visa espagnol à destination de l'Espagne, avec une escale à Paris/France. Après quelques jours en Espagne et quelques semaines en France, vous auriez pris le bus pour la Belgique, où vous auriez été hébergé dans un centre de réfugiés à Arlon du 9 avril 2018 à février 2023. Vous auriez ensuite déménagé à Virton chez un ami où vous seriez resté jusqu'à la fin juin 2023. Vous auriez quitté la Belgique fin juin 2023 pour venir au Luxembourg car les autorités belges ont rejeté votre demande de protection internationale.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 26 octobre 2023, vous mentionnez que vous auriez quelques problèmes avec vos pieds, que vous vous seriez cassé les deux pieds et que les fractures ne seraient pas complétement guéries. Il y a cependant lieu de soulever que vous n'avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé actuel ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Belgique qui est l'Etat responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que la Belgique est liée à la Charte UE et est partie à la 3Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la Belgique est liée par la Directive (UE) n°2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que la Belgique profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, la Belgique est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Belgique sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires belges.

Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Belgique ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence la Belgique. Vous ne faites valoir aucun indice que la Belgique ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions belges, notamment en vertu de l'article 46 de la directive « Procédure ».

Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Belgique revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv. torture.

Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

4Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l'exécution du transfert vers la Belgique, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Belgique, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Belgique en informant les autorités belges conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités belges n'ont pas été constatées. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 5 février 2024, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle précitée du 22 janvier 2024.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1), de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation sous analyse, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours, le demandeur retrace en premier lieu les faits et rétroactes ayant mené à la décision déférée du 22 janvier 2024.

En droit, le demandeur reproche au ministre d’avoir commis une violation de la loi, alors qu’il ne se serait pas assuré préalablement à la prise de la décision de transfert vers la Belgique, conformément à un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par la « CJUE », du 19 mars 2019 (Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, C-163/17), que ce transfert n’entraînerait pas une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé.

Il souligne dans ce contexte avoir des problèmes physiques et psychologiques en raison des violences physiques subies dans son pays d’origine en 2016 et craindre, en cas de 5transfert vers la Belgique, de ne pas pouvoir bénéficier du même suivi médical qu’au Luxembourg.

Il existerait dès lors dans son chef une raison médicale d’une gravité particulière justifiant un report de la décision de transfert, respectivement une suspension du transfert, « le temps pour lui de continuer à être soigné et être complètement guéri de ses fractures aux pieds, et autres membres, et, stabilisé voir consolidé au niveau mental en terminant son suivi psychologique assidu ».

Le demandeur reproche ensuite au ministre d’avoir commis une erreur d’appréciation dans la mesure où celui-ci aurait dû faire application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III en raison de son état de santé « particulièrement sensible ».

Au vu de ces considérations, le demandeur conclut à la réformation de la décision ministérielle litigieuse.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.

Il y a lieu de relever que l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités belges pour le traitement de la demande de protection internationale du demandeur, respectivement de ses suites, prévoit que « L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de (…) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers la Belgique et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale du demandeur, respectivement de ses suites serait la Belgique, en ce qu’il y avait introduit une demande de protection internationale le 9 avril 2018 et que les autorités belges ont accepté de le reprendre en charge le 31 octobre 2023, de sorte que c’est a priori à bon droit que le 6ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat et de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

Force est de constater que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de la Belgique, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais soutient, en substance, que son transfert vers la Belgique serait impossible en raison de son état de santé et violerait l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.

Il y a lieu de rappeler que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

En l’espèce, force est de constater que le demandeur reste en défaut d’alléguer et a fortiori de démontrer l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Belgique. Le demandeur se borne, en effet, à souligner que le ministre aurait été obligé avant de prendre la décision déférée de s’assurer que le transfert ne conduit pas à une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé et qu’il craindrait de ne pas pouvoir bénéficier en Belgique du même suivi médicale qu’au Luxembourg.

Il échet à cet égard de préciser qu’il ne se dégage pas de l’arrêt, précité, de la CJUE du 19 mars 20191 que l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable pour l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur de protection internationale doit, en tout état de cause et préalablement à la prise d’une décision de transfert et par avis médical, s’assurer automatiquement que le transfert n’entraîne pas une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé de l’intéressé pour toute personne déclarant avoir un quelconque problème de santé.

Dans son arrêt du 16 février 2017, la CJUE a mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale, que les Etats membres liés par la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte) sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats (…) ». Elle a retenu ensuite que « (…) dans des 1 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, C-163/17.

7circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. (…) »2. Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « (…) d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert (…) » 3.

Ainsi, cet arrêt concerne l’hypothèse particulière suivant laquelle un demandeur de protection internationale produit des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront disponibles à l’arrivée4.

En l’espèce, il échet certes de conster qu’il ressort certes d’un certificat médial du docteur … du 29 janvier 2024 que Monsieur … présente d’anciennes cicatrices au niveau du poignet droit, de l’avant-bras gauche, de l’épaule droite, du scapulaire droit, du coude gauche et au niveau de la tibiale droite et gauche, qui « [s]elon [l]es dires » du demandeur seraient le résultat de « violence physique au Burkina Faso en 2016 ». Il n’en reste pas moins qu’aucune pièce versée en cause ne permet de retenir une raison médicale d’une gravité particulière justifiant soit un report, soit une suspension du transfert ou encore que le transfert en lui-

même pourrait avoir des conséquences significatives et irrémédiables sur l’état de santé de Monsieur ….

Ce constat s’impose d’autant plus que le demandeur reste en défaut de verser une quelconque pièce, voire de soumettre un quelconque indice concret, susceptible de laisser conclure qu’il ne pourrait pas bénéficier en Belgique des soins médicaux dont il pourrait 2 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, points 74 et 75.

3 Ibidem, points 76 à 85 et point 96.

4 Ibidem, point 83.

8avoir besoin.

Même à admettre que le demandeur ne puisse pas accéder, en tant que demandeur de protection internationale débouté au système de santé belge, il lui appartient de faire valoir ses droits directement auprès des autorités belges, voire devant les instances européennes en usant les voies de droit internes, voire européennes adéquates.

A toutes fins utiles, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), premier alinéa une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être tenu compte de l’état de santé du demandeur lors de l’organisation du transfert vers la Belgique par le biais de la communication aux autorités belges des informations adéquates, pertinentes et raisonnables la concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que l’intéressé exprime son consentement explicite à cet égard5.

Il s’ensuit que le moyen du demandeur suivant lequel son état de santé constituerait un obstacle à son transfert vers la Belgique laisse d’être fondé.

Enfin, quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, le tribunal relève que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. (…) ». A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres6, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 20177. Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge8, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration9.

5 En ce sens : trib. adm., 30 mars 2022, n° 47115 du rôle, disponible sur le site www.justice.public.lu.

6 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

7 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.

8 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.

9 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.

9En l’espèce, le demandeur invoque son état de santé pour conclure que le ministre aurait dû faire application de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III.

Or, cet argumentaire vient d’être rejeté ci-avant, le tribunal ayant plus particulièrement retenu que son état de santé ne constitue pas un obstacle à son transfert vers la Belgique Dans ces circonstances et en l’absence d’autres éléments, le tribunal conclut qu’il n’est pas établi que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent encourt le rejet.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond le dit non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 4 mars 2024 par :

Daniel Weber, vice-président, Michèle Stoffel, vice-président, Michel Thai, juge, en présence du greffier Luana Poiani.

s. Luana Poiani s. Daniel Weber Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 4 mars 2024 Le greffier du tribunal administratif 10


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : 50027
Date de la décision : 04/03/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 09/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-03-04;50027 ?

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