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27/02/2024 | LUXEMBOURG | N°50012

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 27 février 2024, 50012


Tribunal administratif N° 50012 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50012 4e chambre Inscrit le 30 janvier 2024 Audience publique du 27 février 2024 Recours formé par Madame …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50012 du rôle et déposée le 30 janvier 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Sophie Traxer, avo

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Tribunal administratif N° 50012 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50012 4e chambre Inscrit le 30 janvier 2024 Audience publique du 27 février 2024 Recours formé par Madame …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50012 du rôle et déposée le 30 janvier 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Sophie Traxer, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … à … (Venezuela), de nationalité vénézuélienne, demeurant actuellement à L-…, tendant, d’après son dispositif auquel le tribunal est seul tenu, à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures, erronément attribuée au « ministre de l’Immigration et de l’Asile », du 10 janvier 2024 de la transférer vers Malte comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 12 février 2024 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Laura Guilarte Lopez en remplacement de Maître Sophie Traxer, et Monsieur le délégué du gouvernement Vincent Staudt en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 20 février 2024.

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Le 20 juillet 2023, Madame … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Madame … fut entendue par un agent du service police judiciaire de la police grand-ducale, section criminalité organisée, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Il s’avéra à cette occasion, suite à une recherche effectuée dans la base de données EURODAC, que Madame … avait déposé une demande de protection internationale à Malte le 5 octobre 2020.

Le 25 juillet 2023, Madame … fut entendue par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement(UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».

Le 23 août 2023, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités maltaises en vue de la reprise en charge de Madame … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces dernières en date du 2 octobre 2023 en application de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III.

Par décision du 10 janvier 2024, notifiée au mandataire de l’intéressée par courrier électronique envoyée le lendemain, le ministre des Affaires intérieures, désormais en charge du dossier, ci-après désigné par « le ministre », informa Madame … que le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas sa demande de protection internationale et qu’elle sera transférée vers Malte, Etat membre responsable pour examiner sa demande de protection internationale, le ministre invoquant plus particulièrement les dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, ainsi que des articles 25, paragraphe (2) et 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :

« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 20 juillet 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions des articles 25(2) et 18(1)b du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférée vers Malte qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 20 juillet 2023 et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 25 juillet 2023.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 20 juillet 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale à Malte en date du 5 octobre 2020.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 25 juillet 2023.

Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l’article 18(1)b du règlement Dublin III a été adressée aux autorités maltaises en date du 23 août 2023, demande qui fut tacitement acceptée par lesdites autorités maltaises en date du 7 septembre 2 2023, conformément à l’article 25(2). En date du 2 octobre 2023, les autorités maltaises ont envoyé un accord explicite ainsi que les modalités pour votre transfert vers Malte.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 18(1), point b) du règlement DIII, l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge – dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 – le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre.

La responsabilité de Malte est acquise suivant l’article 25(2) du règlement DIII en ce que l’absence de réponse à l’expiration d’un délai de deux semaines équivaut à l’acceptation de la requête, et entraîne l’obligation de reprendre en charge la personne concernée.

Un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 20 juillet 2023 de la comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale à Malte en date des 5 octobre 2020.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté le Venezuela en janvier 2020 en partant légalement vers Malte. Vous y auriez vécu chez votre fils qui aurait travaillé à Malte. Vous déclarez avoir vous-même travaillé dans un hôtel, mais vous n’auriez jamais été enregistrée.

Vous auriez introduit une demande de protection internationale à Malte afin de régulariser votre situation, mais vous n’auriez pas encore eu de réponse à votre demande au moment de votre départ. Vous auriez quitté Malte avec votre fils en date du 22 avril 2023, parce que 3 celui-ci a eu une offre de travail au Luxembourg. Trois mois plus tard, vous auriez décidé d’introduire une demande de protection internationale pour ne pas être en séjour illégal.

Madame, lors de votre entretien Dublin III en date du 25 juillet 2023, vous n’avez pas fait mention d’éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers Malte qui est l’Etat responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que Malte est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que Malte est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que Malte profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. Par conséquent, Malte est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers Malte sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires maltaises.

Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que Malte ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Madame, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence à Malte revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

4 Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Notons dans ce contexte que bien qu’il soit compréhensible que vous voudriez rester chez votre fils qui réside ici au Luxembourg, il y a lieu de constater que vous êtes majeure d’âge et capable de vivre seule sans l’assistance d’un membre de famille. Ainsi, rien n’empêche votre transfert vers Malte.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers Malte, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers la Malte, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transférée. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction générale de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers Malte en informant les autorités maltaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités maltaises n’ont pas été constatées. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 30 janvier 2024, inscrite sous le numéro 50012 du rôle, Madame … a fait introduire un recours tendant, d’après son dispositif auquel le tribunal est seul tenu, à la réformation de la décision ministérielle précitée du 10 janvier 2024.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal administratif est compétent pour connaître du recours en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A titre liminaire, il convient de relever qu’à l’audience des plaidoiries, après la lecture du rapport par le juge rapporteur, le litismandataire de Madame … a déposé une farde de pièces additionnelle. C’est à juste titre que le délégué du gouvernement a alors conclu au rejet de la farde de pièces. En effet, aux termes de l’article 8, paragraphe (6) de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives « toute 5 pièce versée après que le juge-rapporteur a commencé son rapport en audience publique est écartée des débats, sauf si le dépôt est ordonné par le tribunal. ».

Il s’ensuit que la farde de pièce déposée après la lecture du rapport à l’audience est à écarter des débats dans la mesure où le tribunal n’avait pas ordonné la production de pièces supplémentaires.

A l’appui de son recours et en fait, la demanderesse expose les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, tout en précisant qu’elle serait de nationalité vénézuélienne, qu’elle aurait quitté le Venezuela en janvier 2020 pour se rendre à Malte auprès de son fils, Monsieur… lequel y aurait résidé. Pendant son séjour à Malte, la crise sanitaire du Covid-19 serait survenue et l’aurait empêchée de rentrer dans son pays d’origine, où le petit commerce exploité par elle aurait été pillé et détruit, raison pour laquelle elle aurait été contrainte de déposer une demande de protection internationale à Malte. Suite à l’embauche de son fils par une société établie au Luxembourg, ce dernier serait venu s’installer au Luxembourg où il résiderait légalement. Comme elle dépendrait du soutien économique, matériel et émotionnel de son fils et de la famille de ce dernier, Madame … explique avoir décidé de le suivre et, dans ce contexte, déposé une demande de protection internationale au Luxembourg.

En droit, Madame … estime que les conditions d’application de l’article 16, paragraphe (1) du règlement Dublin III seraient remplies dans son chef, en arguant que du fait de son âge et du fait qu’elle souffrirait de plusieurs maladies dont l’hypothyroïsme et l’arthrite rhumatoïde, maladies à qualifier de graves au sens du prédit article 16 du règlement Dublin III, elle serait dépendante de l’assistance de son fils, précisant en outre que les maladies dont elle souffrirait, ensemble les conditions déplorables dans lesquelles elle aurait vécu au Venezuela, entraîneraient qu’elle se trouverait dans un état avancé de vieillissement par rapport à son âge.

Elle indique, par ailleurs, qu’elle aurait déclaré, lors du dépôt de sa demande de protection internationale au Luxembourg, que son fils se trouverait sur le territoire luxembourgeois, déclaration devant, selon elle, être comprise, sinon assimilée comme une expression écrite de son souhait de voir sa demande de protection internationale examinée par le Grand-Duché de Luxembourg, et, si tel n’était pas retenu par le tribunal, la demanderesse estime que le présent recours serait à considérer comme valant expression par écrit de son souhait de rester sur le territoire luxembourgeois ensemble avec son fils, au sens de l’article 16 du règlement Dublin III. La demanderesse fait, en outre, valoir que son fils, pour lequel elle verse le certificat de naissance, démontrant, selon elle, le lien parental ainsi que le lien ayant existé dans le pays d’origine, aurait, lui aussi, exprimé par écrit la volonté que sa mère demeure avec lui sur le territoire luxembourgeois, ce dernier s’étant engagé à la prendre en charge en la soutenant financièrement et en la logeant chez lui. Elle fait encore relever qu’elle n’aurait aucun parent sur le territoire maltais.

Enfin, la demanderesse soutient qu’afin d’assurer le respect de la vie familiale, droit reconnu dans la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après dénommée « la CEDH », ainsi que dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », et d’éviter qu’elle ne soit séparée de son fils et autres proches, il conviendrait que sa demande de protection internationale soit examinée par l’Etat du Grand-Duché du Luxembourg.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours sous analyse pour ne pas être fondé.

Le tribunal relève d’abord qu’il n’est pas tenu de suivre l’ordre dans lequel les moyens sont présentés par une partie demanderesse mais, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, sinon de la logique inhérente aux éléments de fait et de droit touchés par les moyens soulevés, peut les traiter suivant un ordre différent1.

Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités maltaises pour examiner la demande de protection internationale de la demanderesse, prévoit que « 1. L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : (…) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25, et 29, le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre ».

Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui où le demandeur a déposé une demande de protection internationale qui est toujours en cours d’examen.

Enfin, l’article 25, paragraphe (2) du règlement Dublin III sur lequel le ministre s’est encore basé pour conclure à la responsabilité des autorités maltaises pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Madame … prévoit que « L’absence de réponse à l’expiration du délai d’un mois ou du délai de deux semaines mentionnés au paragraphe 1 équivaut à l’acceptation de la requête, et entraîne l’obligation de reprendre en charge la personne concernée, y compris l’obligation d’assurer une bonne organisation de son arrivée. ».

Le tribunal constate de prime abord qu’en l’espèce, la décision ministérielle déférée a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, des articles 18, paragraphe (1), point b) et 25, paragraphe (2) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale de Madame … est Malte, en ce que la demanderesse y avait introduit une 1 Trib. adm., 21 novembre 2001, n° 12921 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Procédure contentieuse, n° 515 et les autres références y citées.demande de protection internationale qui est toujours en cours d’examen et que les autorités maltaises ont tacitement accepté sa reprise en charge en date du 7 septembre 2023, puis expressément en date du 2 octobre 2023.

C’est dès lors a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer la demanderesse vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg, étant souligné que la demanderesse ne conteste pas la compétence de principe des autorités maltaises, ni l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois.

Le tribunal relève ensuite que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

En l’espèce, force est de constater que la demanderesse reste en défaut d’alléguer et a fortiori de démontrer l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Malte, cette dernière soutenant, en substance, uniquement que son transfert serait contraire à l’article 16 du règlement Dublin III, ainsi qu’au droit à la vie familiale prévu dans la CEDH et la Charte.

Concernant l’application de l’article 16, paragraphe (1) du règlement Dublin III, celui-

ci dispose que « Lorsque, du fait d’une grossesse, d’un enfant nouveau-né, d’une maladie grave, d’un handicap grave ou de la vieillesse, le demandeur est dépendant de l’assistance de son enfant, de ses frères ou sœurs, ou de son père ou de sa mère résidant légalement dans un des États membres, ou lorsque son enfant, son frère ou sa sœur, ou son père ou sa mère, qui réside légalement dans un État membre est dépendant de l’assistance du demandeur, les États membres laissent généralement ensemble ou rapprochent le demandeur et cet enfant, ce frère ou cette sœur, ou ce père ou cette mère, à condition que les liens familiaux aient existé dans le pays d’origine, que l’enfant, le frère ou la sœur, ou le père ou la mère ou le demandeur soit capable de prendre soin de la personne à charge et que les personnes concernées en aient exprimé le souhait par écrit. ».

En l’espèce, il y a lieu de relever que la demanderesse n’apporte aucun élément permettant de conclure que le prédit article 16, paragraphe (1) du règlement Dublin III lui serait applicable.

Force est de relever que le demandeur désireux de se voir appliquer les dispositions de l’article article 16, paragraphe (1) du règlement Dublin III doit d’abord établir qu’il se trouve dans l’un des cas de figure mentionnés audit article, partant, il doit soit prouver qu’il se trouve dans le premier cas de figure, à savoir (i) qu’il souffre d’une maladie ou d’un handicap grave, notamment par le biais de certificats médicaux, (ii) qu’il est dépendant de son enfant, frère, sœur, mère ou père, du fait de son état de santé et (iii) que le membre de famille en question, dont il serait dépendant, réside légalement au Luxembourg, soit dans le deuxièmecas de figure, à savoir (i) que le membre de famille se trouve dans l’une des situations décrites à l’article 16, paragraphe (1) du règlement Dublin III, (ii) qu’il réside légalement au Luxembourg et (iii) qu’il est dépendant du demandeur.

En effet, si le fils de Madame … réside certes légalement sur le territoire luxembourgeois avec un titre de séjour en qualité de travailleur salarié valable du 24 avril 2023 au 23 avril 2024, il n’en demeure pas moins qu’elle reste en défaut d’établir non seulement qu’elle souffrirait d’une maladie ou d’un handicap grave, notamment par le biais de certificats médicaux - la simple affirmation faite lors de son entretien Dublin III selon laquelle elle prendrait un traitement pour contrôler la thyroïde n’étant, en effet, pas suffisante à cet égard – mais également qu’elle serait dépendante de son enfant, en l’occurrence de son fils.

Ce constat ne saurait être ébranlé par le certificat médical non-traduit, versé par Madame …, dont il ressortirait qu’elle souffrirait d’hypothyroïdie et d’arthrite rhumatoïde, alors que seuls les documents traduits sont susceptibles d’être pris en compte, le certificat médical daté du 13 avril 2015, établi en langue espagnole, ne pouvant être admis en l’espèce.

En tout état de cause, Madame … est restée en défaut d’établir la gravité de son état de santé actuel, de sorte qu’il ne saurait être retenu que les maladies dont elle prétend souffrir constitueraient des maladies ou handicap graves au sens de l’article 16, paragraphe (1) du règlement Dublin, la demanderesse ayant par ailleurs précisé que sa thyroïde était suivie médicalement.

Partant, le moyen de la demanderesse reprochant au ministre de ne pas avoir appliqué l’article 16, paragraphe (1), du règlement Dublin III à son cas d’espèce est à rejeter pour ne pas être fondé.

En ce qui concerne ensuite la présence de son fils et de sa famille sur le territoire luxembourgeois, titulaires d’un titre de séjour, à supposer que la demanderesse ait entendu s’emparer de l’article 8 de la CEDH, suivant lequel « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. (…) », il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après dénommée « la CourEDH », que si la notion de « vie familiale » se limite normalement au noyau familial, la Cour a également reconnu l’existence d’une vie familiale au sens de l’article 8 de la CEDH, entre autres, entre frères et sœurs adultes2 et entre parents et enfants adultes3. La CourEDH précise dans ces cas que « les rapports entre adultes (…) ne bénéficieront pas nécessairement de la protection de l’article 8 sans que soit démontrée l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux. »4.

Force est de constater que mises à part les déclarations de Madame … dans le cadre de son entretien Dublin III du 25 juillet 2023 selon lesquelles elle s’est rendue à Malte pour y visiter son fils, qu’elle a été contrainte d’y rester en raison de la pandémie de la Covid-19 et qu’elle a suivi son fils qui venait s’installer au Luxembourg pour y travailler, la demanderesse reste en défaut d’apporter la moindre précision quant à l’ampleur de sa relation avec son fils permettant au tribunal de retenir en l’espèce une violation des dispositions 2 Voir en ce sens CEDH, 24 avril 1996, Boughanemi c. France (req. n° 22070/93), § 35.

3 Voir en ce sens CEDH, 9 octobre 2003, Slivenko c. Lettonie, (req. n°48321/99), §§ 94 et 97.

4 Commission EDH, 10 décembre 1984, S. et S. c. Royaume-Uni (req. n° 10375/83), D.R. 40, p. 201. En ce sens, voir également p.ex. CEDH, 17 septembre 2013, F.N. c. Royaume-Uni (req. n° 3202/09), § 36 ; CEDH, 30 juin 2015, A.S. c. Suisse (req. n° 39350/13), § 49.précitées, étant rappelé que les rapports entre adultes ne bénéficieront pas nécessairement de la protection de l’article 8 de la CEDH, sans que soit démontrée l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux5, étant relevé qu’il ressort des éléments soumis au tribunal que la partie demanderesse n’habite actuellement pas chez son fils, mais dans un foyer pour demandeur d’asile.

Partant, la demanderesse reste en défaut de démontrer qu’au regard notamment de sa situation individuelle, le ministre aurait violé l’article 8 de la CEDH ou qu’il aurait commis une erreur susceptible de conclure à l’illégalité de sa décision.

Il s’ensuit, à défaut de tout autre moyen y relatif, que c’est à bon droit que le ministre a décidé de transférer la demanderesse vers Malte, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale.

Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, le recours en réformation est à rejeter pour être non fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, quatrième chambre, statuant contradictoirement ;

écarte des débats la farde de pièces N°II ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne la demanderesse aux frais et dépens de l’instance.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 27 février 2024 par :

Olivier Poos, vice-président, Emilie Da Cruz De Sousa, premier juge, Anna Chebotaryova, attachée de justice déléguée, en présence du greffier Marc Warken.

s.Marc Warken s.Olivier Poos Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 27 février 2024 Le greffier du tribunal administratif 5 Commission EDH, 10 décembre 1984, S. et S. c. Royaume-Uni, n° 10375/83, Décisions et rapports 40, p. 196.

En ce sens, voir également par exemple CEDH, 2 juin 2015, K.M. c. Suisse, n° 6009/10, point 59 et CEDH, 30 juin 2015, A.S. c. Suisse, n° 39350/13, point 49.


Synthèse
Formation : Quatrième chambre
Numéro d'arrêt : 50012
Date de la décision : 27/02/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 02/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-02-27;50012 ?

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