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31/01/2024 | LUXEMBOURG | N°46587

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 31 janvier 2024, 46587


Tribunal administratif N° 46587 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:46587 5e chambre Inscrit le 20 octobre 2021 Audience publique du 31 janvier 2024 Recours formé par la société à responsabilité limitée A, …, contre une décision du directeur de l’administration des Contributions directes en matière d’impôts

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JUGEMENT

Vu la requête, inscrite sous le numéro 46587 du rôle, déposée le 20 octobre 2021 au greffe du tribunal administratif par Maître Patrice Rudati

nya Mbonyumutwa, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, a...

Tribunal administratif N° 46587 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:46587 5e chambre Inscrit le 20 octobre 2021 Audience publique du 31 janvier 2024 Recours formé par la société à responsabilité limitée A, …, contre une décision du directeur de l’administration des Contributions directes en matière d’impôts

______________________________________________________________________

JUGEMENT

Vu la requête, inscrite sous le numéro 46587 du rôle, déposée le 20 octobre 2021 au greffe du tribunal administratif par Maître Patrice Rudatinya Mbonyumutwa, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de la société à responsabilité limitée A, établie et ayant son siège social à L-…, inscrite au Registre de commerce et des sociétés de Luxembourg, sous le numéro …, représentée par ses gérants actuellement en fonctions, tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation de la décision du directeur de l’administration des Contributions directes du 23 juillet 2021, inscrite sous le numéro C29460, rejetant la réclamation dirigée le 21 mai 2021 contre le bulletin de l’impôt sur le revenu des collectivités de l’année 2018, le bulletin de l’impôt commercial de l’année 2018 ainsi que le bulletin de l’impôt sur la fortune au 1er janvier 2019, tous émis le 24 février 2021 ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 19 janvier 2022 ;

Le juge rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Steve Collart en sa plaidoirie et Monsieur …, en sa qualité de gérant de la société à responsabilité limitée A, en ses explications à l’audience publique du 8 novembre 2023.

A défaut pour société à responsabilité limitée A, dénommée ci-après « la société A », d’avoir déposé des déclarations de l’impôt pour l’année d’imposition 2018, l’administration des Contributions directes, bureau d’imposition Sociétés 6, désigné ci-après par « le bureau d’imposition », émit en date du 24 février 2021, le bulletin de l’impôt sur le revenu des collectivités de l’année 2018, le bulletin de l’impôt commercial de l’année 2018, ainsi que le bulletin de l’impôt sur la fortune au 1er janvier 2019, le tout, sur base d’une taxation d’office en application du § 217 de la loi générale des impôts du 22 mai 1931, appelée « Abgabenordnung », en abrégé « AO ».

Par un courrier adressé au directeur de l’administration des Contributions directes, ci-

après désigné par « le directeur », daté du 21 mai 2021, introduit le 25 mai 2021, la société A fit introduire une réclamation contre les bulletins précités, à savoir bulletin de l’impôt sur le revenu des collectivités de l’année 2018, le bulletin de l’impôt commercial de l’année 201 ainsi que le bulletin de l’impôt sur la fortune au 1er janvier 2019.

Par une décision du 23 juillet 2021, inscrite sous le numéro C29460, le directeur déclara non fondée la réclamation aux motifs suivants :

« (…) Vu la requête introduite le 21 mai 2021 par le sieur …, au nom de la société à responsabilité limitée A, avec siège social à L-…, pour réclamer contre les bulletins de l'impôt sur le revenu des collectivités et de la base d'assiette de l'impôt commercial communal de l'année 2018, ainsi que contre le bulletin de l'impôt sur la fortune au 1er janvier 2019, tous émis en date du 24 février 202 ;

Vu le dossier fiscal ;

Vu les §§ 228 et 301 de la loi générale des impôts (AO) ;

Considérant que l'introduction par une requête unique de plusieurs demandes distinctes, mais néanmoins semblables, empiète sur le pouvoir discrétionnaire du directeur des contributions de joindre des affaires connexes, mais n'est pas incompatible en l'espèce avec les exigences d'une procédure ordonnée ni dommageable à une bonne administration de la loi ;

qu'il est, en principe, loisible au directeur des contributions de joindre ou non des affaires qui lui paraissent suffisamment connexes ;

Considérant que les réclamations ont été introduites par qui de droit (§ 238 AO), dans les forme (§ 249 AO) et délai (§ 245 AO) de la loi, qu'elles sont partant recevables ;

Considérant que la réclamante fait grief au bureau d'imposition d'avoir établi les bases d'imposition par voie de taxation ;

Considérant qu'en vertu du § 243 AO, une réclamation régulièrement introduite déclenche d'office un réexamen intégral de la cause, sans égard aux conclusions et moyens de la requérante, la loi d'impôt étant d'ordre public ;

qu'à cet égard le contrôle de la légalité externe de l'acte doit précéder celui du bien-

fondé ;

qu'en l'espèce, la forme suivie par le bureau d'imposition ne prête pas à critique ;

Considérant que la réclamante n'ayant réservé aucune suite aux divers rappels et sommations d'astreinte l'invitant au dépôt de la déclaration pour l'impôt sur le revenu, l'impôt commercial et l'impôt sur la fortune de l'année 2018, le bureau d'imposition était fondé à procéder par voie de taxation conformément au § 217 AO ;

En ce qui concerne le bulletin de l'impôt sur la fortune au 1er janvier 2019 Considérant que le bulletin attaqué a fixé l'impôt sur la fortune au 1er janvier 2019 à 0 euro ; que d'après le § 232, alinéa 1er AO, un bulletin d'impôt ne peut être attaqué qu'au cas où le contribuable se sent lésé par le montant de l'impôt fixé à sa charge ou conteste son assujettissement ; qu'étant donné que l'impôt sur la fortune au 1er janvier 2019 a été fixé à 0 euro et que la réclamante ne prétend pas à la fixation d'une cote positive, la réclamation contre le bulletin de l'impôt sur la fortune au 1er janvier 2019 est irrecevable pour défaut d'intérêt ;

En ce qui concerne les bulletins de l'impôt sur le revenu des collectivités et de la base d'assiette de l'impôt commercial communal de l'année 2018 2 Considérant que le § 217 AO constitue la base légale de la taxation, c'est-à-dire le moyen qui permet au bureau d'imposition qui a épuisé toutes les possibilités d'investigation sans pouvoir élucider convenablement tous les éléments matériels du cas d'imposition, d'arriver néanmoins à la fixation de l'impôt, à laquelle les contribuables ne peuvent guère se soustraire (cf. Jean OLINGER, La procédure contentieuse en matière d'impôts directs, in études fiscales nos 81-85, novembre 1989, n° 190, page 117 et trib. adm. 26 avril 1999, n° 10156 du rôle, Pas. adm. 2003, V° Impôts, n° 272 et autre référence y citée) ;

Considérant que la taxation ne constitue pas une mesure de sanction à l'égard du contribuable, mais un procédé de détermination des bases d'imposition qui est appliqué même à l'égard des contribuables soigneux et diligents (cf. Jean OLINGER, ibidem et trib. adm. 26 avril 1999, n° 10156 du rôle, Pas. adm. 2003, V° Impôts, n° 275) ;

Considérant que, tout comme le bureau d'imposition, le directeur doit instruire (§ 204 AO) sur le revenu imposable ; que c'est par la consécration du principe du réexamen intégral et d'office de l'imposition litigieuse dans les dispositions combinées des §§ 204, 243 et 244 AO que le législateur a exprimé sa volonté qu'aucun impôt que celui qui est légalement dû ne puisse être réclamé au contribuable ; que rien ne s'oppose donc à ce que le réclamant présente dans le cadre de sa réclamation des éléments nouveaux, sous réserve d'abattements ou de bonifications à accorder sur demande, tendant à apporter des modifications à sa déclaration d'impôt ;

Considérant que s'il est loisible au contribuable, sous l'empire de la loi générale des impôts, de s'opposer à une surtaxe, il lui incombe toutefois d'infirmer la taxation par des allégations circonstanciées qui permettent, dans le cadre du § 243 AO, de mieux asseoir l'impôt ;

Considérant qu'en date du 21 mai 2021 la réclamante a remis la déclaration pour l'impôt sur le revenu, l'impôt commercial et l'impôt sur la fortune de l'année 2018 ; que cette déclaration renseigne une perte commerciale de … euros, alors que le bureau d'imposition avait retenu un bénéfice commercial de … euros, l'écart s'élevant ainsi à exactement … euros ;

Considérant qu'à l'appui de sa déclaration la réclamante a remis un bilan ;

Considérant que, jusqu'à ce jour, la réclamante n'a toutefois pas déposé les comptes annuels des années 2017, 2018 et 2019, ce qui constitue une violation de l'article 75 de la loi du 19 décembre 2002 concernant le registre de commerce et des sociétés ainsi que la comptabilité et les comptes annuels des entreprises (L.R.C.S.) ;

Considérant que la manière de procéder à la taxation des revenus imposables par le bureau d'imposition ne donne donc pas lieu à critique ;

Considérant que la réclamante reste ainsi en défaut de prouver suffisamment l'écart significatif entre, d'une part, les revenus soumis à l'impôt fixé à travers les bulletins de l'impôt sur le revenu des collectivités et de la base d'assiette de l'impôt commercial communal de l'année litigieuse, établis par voie de taxation, et les revenus réels de 2018 par des pièces probantes ; qu'en conséquence il y a lieu de confirmer les taxations effectuées en vertu du § 217 AO par le bureau d'imposition ;

3 Considérant qu'il est de jurisprudence constante que le contribuable ne doit s'imputer qu'à lui-même les conséquences éventuellement désavantageuses d'une taxation d'office, lorsque c'est par suite de son propre comportement fautif qu'il a été nécessaire de recourir à cette mesure (Tribunal administratif du 15 décembre 2003, n° 16445 du rôle) ; (…) ».

Par requête déposée le 20 octobre 2021 au greffe du tribunal administratif, la société A a fait introduire un recours tendant principalement à la réformation, sinon subsidiairement à l’annulation de la décision directoriale précitée du 23 juillet 2021.

Conformément aux dispositions combinées du paragraphe 228 AO et de l’article 8, paragraphe (3), point 1. de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, le tribunal administratif est appelé à statuer comme juge du fond sur un recours introduit contre une décision du directeur ayant statué sur les mérites d’une réclamation contre un bulletin d’impôt.

Le tribunal est partant compétent pour connaître du recours principal en réformation.

Il n’y a dès lors pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.

Le recours principal en réformation ayant pour le surplus été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable.

A titre liminaire, il convient de signaler que la société demanderesse affirme ne pas agir contre le volet de la décision directoriale déférée portant sur le bulletin de l’impôt sur la fortune au 1er janvier 2019. Il s’ensuit que seul le volet de la décision directoriale déférée ayant confirmé le bulletin de l’impôt sur le revenu des collectivités de l’année 2018, ainsi que le bulletin de l’impôt commercial de l’année 2018 est litigieux en l’espèce.

Moyens des parties A l’appui de son recours la société demanderesse confirme avoir été imposée d’office par le bureau d’imposition pour l’année 2018 sur base du paragraphe 217 AO à défaut d’avoir déposé une déclaration de l’impôt pour l’année en question. Elle explique avoir, par la suite, introduit une réclamation auprès du directeur contre les bulletins de l’impôt pour l’année 2018 émis le 24 février 2021 – à savoir le bulletin de l’impôt sur le revenu des collectivités de l’année 2018, le bulletin de l’impôt commercial de l’année 2018, ainsi que le bulletin de l’impôt sur la fortune au 1er janvier 2019 – en y annexant une copie de la déclaration de l’impôt concernant l’année 2018, ainsi qu’une copie du bilan pour l’année 2018, renseignant la réalisation d’une perte commerciale de …euros pour l’année 2018. Le directeur aurait toutefois rejeté sa réclamation sans prendre en considération le bilan de l’année 2018 en se contentant de le mentionner et d’expliquer qu’à défaut de publication des comptes annuels toute remise en cause de la taxation d’office serait exclue.

La société demanderesse explique encore avoir entretemps régularisé sa situation en publiant le 5 août 2021 les comptes annuels manquants auprès du registre de commerce et des sociétés. Les comptes annuels de l’année 2017 renseigneraient une perte de … euros, ceux de l’année 2018 une perte de … euros, tandis que ceux de l’année 2019 afficheraient un maigre bénéfice commercial de … euros. Dès lors, selon la société demanderesse la perte qu’elle aurait réalisée en 2018 serait « très éloignée du bénéfice de … EUR retenu d’office par le bureau d’imposition ».En droit, la société demanderesse reproche en substance au directeur de ne pas avoir respecté son obligation d’investigation, d’un côté en omettant d’examiner la situation de fait et de droit à la base de la réclamation conformément au paragraphe 243 (1) AO et plus particulièrement d’analyser la déclaration de l’impôt pour l’année 2018 ainsi que le bilan commercial y annexé et, d’un autre côté, en omettant de se procurer de plus amples informations auprès de la demanderesse elle-même, face à l’écart apparent entre les bulletins de l’impôt de l’année 2018 et la déclaration fiscale ainsi que le bilan de l’année 2018 lui transmis .

La demanderesse explique ensuite ne pas contester le principe de la taxation d’office telle qu’opérée par le bureau d’imposition sur base du paragraphe 217 AO. Elle reconnait que ledit bureau ne disposait au moment de l’émission des bulletins de l’impôt pas des informations nécessaires à la détermination de sa situation économique. Toutefois, la situation se présenterait actuellement différemment étant donné que les comptes annuels des années 2017, 2018 et 2019 auraient été déposés de sorte que le tribunal devrait désormais apprécier sa situation économique réelle. Ainsi, le montant du bénéfice commercial pour l’année 2018, tel que retenu par les bulletins d’impôts de … euros, s’écarterait de manière significative du résultat de l’exercice réel qui consisterait dans une perte commerciale de … euros, laquelle serait renseignée par les comptes annuels de 2018.

La société demanderesse argumente que la base d’imposition retenue pour l’année 2018 par voie de taxation d’office aurait donc été inappropriée de sorte que la décision directoriale déférée « piétin[erait] le principe de la légalité de l’impôt prévu à l’article 99 de la Constitution luxembourgeoise et défendu par la jurisprudence ».

Enfin, la société demanderesse fait valoir que le montant de … euros auquel son bénéfice commercial aurait été fixé par voie de taxation d’office par le bureau d’imposition différerait de très loin de sa situation financière réelle. De plus, cette estimation serait floue et les méthodes de calcul pour arriver au montant de … euros ne seraient aucunement précisées.

L’objectif de la taxation d’office serait cependant de fixer la cote d’impôt la plus exacte possible conformément aux principes de légalité de l’impôt et d’égalité devant l’impôt. En l’espèce, il y aurait donc lieu de réformer la décision directoriale déférée et de fixer le bénéfice commercial de l’année 2018 à -… euros.

A titre subsidiaire, il y aurait lieu d’annuler la décision directoriale déférée et de renvoyer le dossier devant le directeur pour excès et détournement de pouvoir et pour violation de la loi ou des formes destinées à protéger les intérêts privés.

Enfin, la société demanderesse explique qu’en raison du fait que le directeur n’aurait pas examiné en détail sa situation et n’aurait pas demandé de plus amples éclaircissements à la demanderesse, elle n’aurait eu d’autre choix pour faire valoir son grief que de saisir le tribunal administratif et d’avoir recours aux services d’un avocat. Cette procédure couteuse aurait toutefois pu être évité si le directeur avait procédé à un échange d’information avec la société demanderesse. Elle conclut qu’il serait don inéquitable de la laisser assumer seule les frais engagés afin d’assurer la protection de ses droits et sollicite la condamnation de l’Etat au paiement d’une indemnité de procédure d’un montant à évaluer ex aequo et bono par le tribunal en application de l’article 33 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, désignée ci-après par « la loi du 21 juin 1999 ».

Dans le cadre de son mémoire en réponse, la partie étatique se limite à sa rapporter à la sagesse du tribunal et à contester la demande en allocation d’une indemnité de procédure formulée par la société demanderesse.

Appréciation du tribunal A titre liminaire, le tribunal constate que la société demanderesse confirme que le bureau d’imposition ne disposait pas au jour de l’émission des bulletins d’imposition des informations comptables nécessaires pour déterminer sa situation économique. La société demanderesse affirme en conséquence ne pas contester le principe de la taxation d’office sur base du paragraphe 217 AO tel qu’appliqué par le bureau d’imposition à son égard. Il n’est partant pas contesté en cause qu’en s’abstenant de déposer ses déclarations d’impôt pour l’année 2018, la société demanderesse a failli à ses obligations déclaratives et de collaboration au niveau de la procédure d’imposition menée par le bureau d'imposition pour l’année d’imposition en cause et que le bureau d’imposition a partant valablement pu émettre sur base du paragraphe 217 AO les bulletins de l'impôt sur le revenu des personnes physiques de l’année 2018.

En revanche, la société demanderesse, d’une part, reproche au directeur de ne pas s’être conformé à ses obligations en matière d’instruction d’une réclamation contre un bulletin de l’impôt émis sur base d’une taxation du bénéfice commercial et, d’autre part, conteste le montant du bénéfice commercial fixé par voie de taxation d’office tel que confirmé par la suite par le directeur.

En ce qui concerne tout d’abord les obligations du directeur saisi en vertu du paragraphe 228 AO d’une réclamation contre un bulletin d’impôt ou d’un bulletin d’établissement, la jurisprudence de la Cour administrative1 retient que le paragraphe 243 (1) AO lui attribue la mission d’instruire d’office le cas d’imposition lui soumis et la situation factuelle à sa base et le paragraphe 244 AO lui confère, dans le cadre de l’instruction de la réclamation, les mêmes pouvoirs que ceux dont disposent les bureaux d'imposition pour la fixation de la cote d'impôt ou des bases d’imposition. Il s’ensuit que, saisi d’une réclamation, le directeur fait acte d’administrateur et dispose du pouvoir d’imposition, de manière qu’il y a « changement des organes appelés à administrer, mais non pas changement de la nature de leurs fonctions respectives »2, et qu’il a l’obligation d’établir l’impôt en lieu et place du bureau d'imposition.

Ainsi, d’un côté, le directeur dispose de la plénitude des pouvoirs alloués au bureau d'imposition et ne se trouve pas lié par les conclusions des parties, le paragraphe 243 (3) AO lui conférant à cet égard le pouvoir de modifier l'imposition même en défaveur du contribuable.

D’un autre côté, le directeur, qui doit instruire à charge et à décharge du contribuable, dispose encore des mêmes droits et obligations que le bureau d'imposition en ce qui concerne l'appréciation des preuves et les moyens d'investigation pour s'assurer d'une détermination juste des revenus du contribuable et il est tenu de prendre en compte tous les faits et circonstances susceptibles de modifier la cote d’impôt, de sorte qu’il doit tenir compte de toutes les demandes et de tous les moyens nouveaux susceptibles d’être produits en cours d’instance.

Il en découle que, saisi d'une réclamation contre un bulletin d'impôt établi par voie de taxation d’office conformément au paragraphe 217 AO, le directeur ne saurait refuser de plano un examen de la situation patrimoniale effective du contribuable. La taxation n'est en effet pas 1 Cour adm. 27 juin 2019, n°41512C du role et Cour adm 27 juin 2019, n°42059C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Impôts, n°1122.

2 Alain Steichen, Manuel de droit fiscal, tome 1, 2000, p. 767.une sanction à l'égard du contribuable négligent, mais un procédé de détermination des bases d'imposition susceptible d'être appliqué même à l'égard de contribuables soigneux et diligents.

En outre, le principe constitutionnel de la légalité de l’impôt consacré par l’article 116 de la Constitution3 implique que les procédures prévues en matière d’impôts aboutissent dans toute la mesure du possible à soumettre un contribuable à l’impôt dont il est redevable légalement d’après les bases d’imposition lui imputables et non pas à un impôt majoré à titre de sanction sauf en cas d’application d’une mesure de sanction formellement prévue par la loi.

Néanmoins, cette obligation d’une instruction d’office du cas d’imposition ne saurait être mise à charge du directeur que dans la mesure où le contribuable lui rend l'exercice de son pouvoir d’imposition possible en lui présentant des données chiffrées, ensemble les preuves suffisantes à l’appui, relatives à l’ensemble des bases d’imposition pour la ou les années d’imposition en question. Il ne saurait en effet être admis que le contribuable soumette au directeur des éléments lacuneux ne permettant pas d’établir l’intégralité de sa situation fiscale pertinente afin de l’amener à statuer au fond sans pouvoir exercer son pouvoir d’imposition dans toute son étendue et sans pouvoir faire utilement usage de son pouvoir de la reformatio in pejus et présente l’intégralité des bases d’imposition, pour la première fois, devant le juge administratif afin d’obtenir une réduction des bases d’imposition sans être exposé au risque de l’examen global de son cas d’imposition et d’un changement de son imposition en sa défaveur, les paragraphes 243 et 244 AO n’étant pas applicables aux juridictions administratives.

En ce qui concerne la charge de la preuve ainsi mise à charge du contribuable, la jurisprudence de la Cour administrative4 a retenu que la soumission d’un formulaire de déclaration fiscale reprenant l’ensemble des revenus et des dépenses déductibles du contribuable et accompagné des annexes et justificatifs requis par les dispositions légales ou réglementaires ou par les mentions du formulaire, dont notamment les documents comptables de synthèse relatifs à une activité soumise à l’obligation de tenir une comptabilité, doit être considérée comme suffisante pour avoir mis le directeur en mesure de procéder à un réexamen du cas d’imposition en cause, d’éventuelles lacunes ou incohérences étant un motif pour le directeur de faire usage des pouvoirs d’investigation lui conférés dans le cadre de la procédure de réclamation.

Relativement à la force probante d’une comptabilité, la jurisprudence de la Cour administrative5 retient qu’une comptabilité qui a été établie dans l’entier respect des prescriptions de base quant au caractère régulier d’une comptabilité déterminées par le paragraphe 162 AO dans ses alinéas (2) à (7) peut bénéficier de la présomption de véracité en cas d’absence de raison permettant de contester sa régularité au fond, consacrée par le paragraphe 208 (1) AO, alors même qu’elle a été présentée par le contribuable non pas au premier stade de procédure, étant donné qu’il convient de distinguer entre la confection et la présentation d’une comptabilité et que ce sont essentiellement les conditions dans lesquelles elle a été confectionnée qui sont pertinentes pour vérifier le respect des règles du paragraphe 162 AO.

En l’espèce, il est constant et il ressort d’ailleurs des documents versés en cause que par courrier du 21 mai 2021, réceptionné par l’administration des Contributions directes le 25 mai 2021, la société demanderesse a introduit une réclamation à l’encontre des bulletins de l’impôt de l’année 2018 établis par voie de taxation d’office auprès du directeur, en y annexant comme 3 Dans sa version entrée en vigueur le 1er juillet 2023 4 Cour adm. 29 mars 2018, n°39536C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Impôts, n° 1127 et l’autre référence y citée.

5 Cour adm. 22 décembre 2016, n° 37950C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Impôts, n° 929seuls documents tant sa déclaration pour l’impôt sur le revenu, l’impôt commercial et l’impôt sur la fortune des collectivités résidentes de l’année 2018 que son bilan commercial de l’année 2018. Il n’est pas contesté en cause que la société demanderesse n’a, en revanche, pas joint ni à ses déclarations fiscales ni à sa réclamation ses comptes de profit et pertes de l’année 2018.

Toutefois, aux termes de l’article 8 du règlement grand-ducal modifié du 13 mars 1970 portant exécution de l'article 116 de la loi concernant l'impôt sur le revenu, désigné ci-après par « le règlement grand-ducal du 13 mars 1970 » : « (1) Le contribuable disposant d'une comptabilité est tenu d'inclure dans sa déclaration une copie non abrégée du bilan de clôture procédant de ses écritures. Si la comptabilité est à partie double, il doit également inclure une copie non abrégée du compte de profits et pertes.

(2)Le contribuable doit signaler les postes des documents visés à l'alinéa 1er qui ne sont pas conformes aux prescriptions de la loi concernant l'impôt sur le revenu et indiquer les adaptations extra-comptables à opérer pour obtenir des valeurs conformes aux prescriptions fiscales.

(3)Tout rapport d'activité ou de révision comptable doit être annexé à la déclaration.

(4)Le déclarant touchant des salaires ou des pensions doit produire à l'appui de sa déclaration des certificats établis par les débiteurs de ces revenus et mentionnant les attributions faites au titre de la période sur laquelle porte la déclaration. ».

Dès lors, au vœu dudit article 8 portant exécution de l’article 116 de la loi modifiée du 4 décembre 1967 concernant l’impôt sur le revenu, en abrégé « LIR » les contribuables devant établir une comptabilité doivent joindre à leur déclaration leur bilan et, en cas de comptabilité en partie double, le compte de profits et pertes non abrégés. Si cette obligation est mise à charge des contribuables dans le cadre du dépôt de leur déclaration fiscale, la même obligation leur incombe dans le cadre de leur réclamation afin de mettre le directeur en mesure d’exercer les mêmes prérogatives que le bureau d’imposition.

En l’espèce, le tribunal vient de retenir que la société demanderesse n’a transmis ni au bureau d’imposition ni au directeur les comptes de profit et pertes de l’année 2018, de sorte qu’il y a lieu de constater qu’elle est contrevenue à l’obligation lui imposée à travers l’article 8 règlement grand-ducal précité du 13 mars 1970. En ne transmettant pas une partie des documents légalement requis au directeur, la société demanderesse a partant mis ce dernier hors mesure de retracer à partir des éléments de comptabilité à sa disposition l’ensemble de ses dettes et créances, ainsi que sa situation financière.

Le directeur a partant valablement pu retenir que la société demanderesse n’avait « toutefois pas déposé les comptes annuels des années 2017, 2018 et 2019 » de sorte qu’elle restait « en défaut de prouver suffisamment l’écart significatif entre, d’une part, les revenus soumis à l’impôt fixé à travers les bulletins de l’impôt sur le revenu des collectivités et de la base d’assiette de l’impôt commercial communal de l’année litigieuse, établis par voie de taxation, et les revenus réels de 2018 par des pièces probantes ».

S’il ne peut dès lors être fait aucun reproche au directeur d’avoir retenu qu’il était dans l’impossibilité d’apprécier au moment de la prise de sa décision la situation financière exacte de la société demanderesse faute par cette dernière d’avoir communiqué l’intégralité des documents légalement requis, force est toutefois de constater que lors de l’introduction durecours sous examen au tribunal, la société demanderesse a transmis ses comptes de profit et perte de l’année 2018, de sorte que le dossier soumis à l’appréciation au tribunal est plus fourni que celui dont disposait le directeur.

Dans ce contexte, la Cour administrative6 a retenu que s’il est vrai que le principe d'ordre public de la détermination exacte des bases d'imposition oblige les autorités fiscales à mettre tout en œuvre pour arriver à une imposition sur des bases qui correspondent le plus exactement possible à la réalité, un contribuable qui s’est soustrait à son obligation de collaboration, d’abord, en omettant de remettre une déclaration d'impôt ou de fournir des renseignements et documents suffisants et, ensuite, en s’abstenant de soumettre au directeur les preuves documentaires requises par lui, est censé se contenter de l’approximation inhérente à une imposition fondée entièrement ou partiellement sur une taxation de revenus, qu'elle opère en sa faveur ou en sa défaveur. En effet, en ayant mis tant le bureau d'imposition que le directeur dans l'impossibilité d’exercer leur pouvoir d’imposition, avec les prérogatives y attachées, et ainsi empêché le déroulement normal des procédures d’imposition, le contribuable défaillant doit être considéré comme ayant définitivement renoncé à la détermination exacte de ses bases d’imposition et des cotes d’impôt en découlant.

Le contribuable ne saurait partant utilement recourir devant le juge administratif contre une imposition établie entièrement ou partiellement par la voie de la taxation en raison de son comportement défaillant en critiquant que la cote d'impôt fixée ne correspond pas exactement à sa situation réelle. Comme déjà relevé ci-avant, le juge administratif ne dispose pas des pouvoirs nécessaires pour une instruction d’office du cas d’imposition intégral, les paragraphes 243 et 244 AO n’étant pas applicables aux juridictions administratives. Au vu de son acceptation implicite mais nécessaire du caractère approximatif de son imposition, le contribuable ne saurait dans une telle hypothèse prospérer dans son recours contentieux que s'il rapporte la preuve que ses revenus réels s'écartent de manière significative des bases d'imposition retenues dans le bulletin d'impôt ou dans la décision directoriale. Le juge administratif est alors appelé à examiner les arguments et les éléments de preuve lui soumis par le contribuable afin de vérifier si, globalement considérés, ils sont de nature à devoir entraîner une réduction approximative des bases d’imposition retenues dans l’imposition déférée afin de rapprocher davantage les bases d’imposition taxées à la situation de revenus telle que découlant des arguments et éléments de preuve mis en avant par le contribuable.

S’agissant en l’espèce de la taxation du bénéfice commercial de la société demanderesse pour l’année 2018, le tribunal constate qu’il ressort des comptes de profit et pertes pour l’année en question que la demanderesse n’a pas réalisé un bénéfice commercial de … euros tel que taxé par le bureau d’imposition, mais qu’elle a réalisé une perte de … euros. En l’absence de toute contestation de cette constatation par la partie étatique dans le cadre de son mémoire en réponse, la société demanderesse est donc à considérer comme ayant en principe satisfait à son obligation d’établir l’écart significatif entre le montant du bénéfice taxé par le bureau d’imposition tel que confirmé par le directeur et le bénéfice commercial réalisé effectivement.

Il s’ensuit que les éléments de preuve apportés par la société demanderesse dans le cadre de la procédure contentieuse sont de nature à entraîner une réduction de la base d’imposition retenue par voie de taxation telle que confirmée par le directeur.

6 Cour adm. 27 juin 2019, n°41512 du role et Cour adm 27 juin 2019, n°42059C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Impôts, n°955 et les autres références y citées.Eu égard aux considérations qui précèdent et en l’absence de toute contestation de la part de la partie étatique il échet de constater que le recours est fondé, de sorte que la décision directoriale déférée est à réformer en ce sens que le bénéfice commercial de la société demanderesse pour l’année 2018 est à fixer au montant de -… euros.

La société demanderesse sollicite encore l’allocation d’une indemnité de procédure à évaluer ex aequo et bono. Cette demande est cependant à rejeter eu égard au fait qu’il ne découle point des éléments en cause en quoi il serait inéquitable de laisser à charge de la demanderesse, laquelle a failli à la base à ses obligations déclaratives et de collaboration avec l’administration, les frais non compris dans les dépens. Alors même que la société demanderesse obtient gain de cause en première instance, il n’en reste pas moins qu’elle est, par sa négligence, à l’origine des différentes procédures administratives et d’une instance contentieuse provoquées par son défaut de collaboration et par son approche de ne présenter que progressivement les documents nécessaires à une solution utile du litige entamé par elle.

Eu égard à ces éléments, il y a lieu de condamner la société demanderesse aux frais et dépens de l’instance7.

Par ces motifs, le tribunal administratif, cinquième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours principal en réformation en la forme ;

au fond, le déclare justifié, partant, réforme la décision du directeur de l’administration des Contributions directes du 23 juillet 2021 en ce sens que le bénéfice commercial de la société demanderesse pour l’année 2018 est à fixer à -… euros ;

dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;

rejette la demande en allocation d’une indemnité de procédure formulée par la société demanderesse ;

condamne la société demanderesse aux frais et dépens.

Ainsi jugé par et prononcé à l’audience publique du 31 janvier 2024 par :

Françoise Eberhard, premier vice-président, Carine Reinesch, premier juge, Benoît Hupperich, juge, en présence du greffier Lejila Adrovic.

s.Lejila Adrovic s.Françoise Eberhard Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 31 janvier 2024 Le greffier du tribunal administratif 7 Cour adm. 27 juin 2019, n°42059C du rôle, disponible sur : www.jurad.etat.lu 10


Synthèse
Formation : Cinquième chambre
Numéro d'arrêt : 46587
Date de la décision : 31/01/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 10/02/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-01-31;46587 ?

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