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13/12/2023 | LUXEMBOURG | N°49760

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 13 décembre 2023, 49760


Tribunal administratif N° 49760 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49760 3e chambre Inscrit le 28 novembre 2023 Audience publique du 13 décembre 2023 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49760 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 28 novembre 2023 par Maître Fränk ROLLINGER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à

Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être né le … à … (Cameroun) et être de na...

Tribunal administratif N° 49760 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49760 3e chambre Inscrit le 28 novembre 2023 Audience publique du 13 décembre 2023 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49760 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 28 novembre 2023 par Maître Fränk ROLLINGER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être né le … à … (Cameroun) et être de nationalité camerounaise, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence Kirchberg (SHUK), sise à L-…, tendant à la réformation sinon à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 13 novembre 2023 de le transférer vers la France, l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 4 décembre 2023 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Diana RIBEIRO MARTINS, en remplacement de Maître Fränk ROLLINGER et Monsieur le délégué du gouvernement Vyacheslav PEREDERIY en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 12 décembre 2023.

Le 4 août 2023, Monsieur …, introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section criminalité organisée - police des étrangers, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Il s’avéra à cette occasion, tel que confirmé par une recherche dans les bases de données SIS et EURODAC, que Monsieur … faisait l’objet d’un signalement en France pour « interdiction d’accès/séjour » depuis le 5 juillet 2021 et qu’il y avait introduit une demande de protection internationale le 2 septembre 2021.

1En date du 7 août 2023, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Par un arrêté du même jour, notifié à l’intéressé en mains propres à la même date, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », ordonna l’assignation à résidence de Monsieur … à la structure d’hébergement d’urgence au Kirchberg, ci-après dénommée « la SHUK », pour une durée de trois mois.

Le 9 août 2023, les autorités luxembourgeoises contactèrent leurs homologues français en vue de la reprise en charge de l’intéressé sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par lesdites autorités françaises en date du 23 août 2023 sur base du même article.

Par un arrêté du 7 novembre 2023, notifié à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre prorogea l’assignation à résidence de Monsieur … à la SHUK à partir de sa notification et jusqu’au 1er décembre 2023.

Par décision du 13 novembre 2023, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée le 15 novembre 2023, le ministre informa Monsieur … de sa décision de le transférer dans les meilleurs délais vers la France sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 4 août 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)b du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 4 août 2023 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 7 août 2023.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 4 août 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l'immigration.

2La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en France en date du 2 septembre 2021.

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 7 août 2023.

Sur cette base, la Direction de l'immigration a adressé en date du 9 août 2023 une demande de reprise en charge aux autorités françaises sur base de l'article 18(1)b du règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités françaises en date du 23 août 2023.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point b) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge — dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 — le demandeur dont la demande est en cours d'examen et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous avez introduit une demande de protection internationale en France en date du 2 septembre 2021.

3Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d'origine en janvier 2021, lorsque vous vous seriez rendu du Cameroun au Nigeria et au Niger, qui n'étaient que des pays de transit. De là, vous auriez poursuivi votre voyage vers l'Algérie, puis vers la Libye. Le 12 juillet 2021, vous seriez monté à bord d'une embarcation clandestine vers l'Italie. Vous auriez quitté l'Italie après environ deux mois pour vous rendre en France. Le 2 septembre 2021, vous auriez introduit une demande de protection internationale en France. Vous n'auriez pas attendu de réponse à votre demande et vous auriez quitté le territoire français pour le Luxembourg après trois mois passés à Orléans. Vous seriez arrivé en bus au Luxembourg début 2022, où vous auriez vécu illégalement jusqu'au jour d'introduction de votre demande de protection internationale, le 4 août 2023.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 7 août 2023, vous avez mentionné que vous ne vous sentiez pas bien psychologiquement à cause de votre voyage et des événements qui y sont liés. Cependant, vous n'avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Monsieur, lors de votre entretien Dublin III en date du 7 août 2023, vous déclarez ne pas vouloir retourner en France, car vous vous sentiriez menacé par vos concitoyens camerounais.

Rappelons à cet égard que la France est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la France est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que la France profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, la France est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de I'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la France sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires françaises.

4Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en France revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.

torture.

Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles.

Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII, En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l'exécution du transfert vers la France, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la France, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la France en informant les autorités françaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités françaises n'ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 28 novembre 2023, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation sinon à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 13 novembre 2023.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation introduit en l’espèce, lequel est encore recevable pour avoir, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi.

5Il s’ensuit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.

A l’appui de son recours et en fait, le demandeur rappelle les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, tels que passés en revue ci-avant, tout en précisant avoir quitté le Cameroun en janvier 2021, alors que ses parents auraient découvert sa bisexualité qu’ils auraient alors dénoncée aux autorités camerounaises pour lesquelles l’homosexualité constituerait une infraction pénale. Il explique être passé par le Nigeria, le Niger, l’Algérie et la Lybie avant d’arriver, en juillet 2021, en Italie, d’où il se serait rendu en France.

En France, il aurait été contraint de déposer une demande de protection internationale, sous peine d’être renvoyé en Italie par les autorités françaises et il aurait passé trois mois à Orléans avant de venir au Luxembourg.

En droit, tout en précisant ne pas contester la compétence de principe de la France pour connaître de sa demande de protection internationale, il reproche au ministre de ne pas avoir fait application de l’article 17 du règlement Dublin III, alors même qu’il aurait, lors de son entretien Dublin III, indiqué qu’il risquerait de faire l’objet de persécutions et de tortures en France, où sa vie serait en danger du fait de la présence d’un groupement de concitoyens camerounais appelé « La Basse ». Tout en expliquant qu’il existerait, au Cameroun, une intolérance sociétale très forte de l’homosexualité, le demandeur se réfère à un rapport du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides de la Belgique, publié le 28 juillet 2021 et intitulé « CAMEROUN L’homosexualité », duquel il ressortirait que les membres de la communauté « LGBT » feraient régulièrement l’objet de menaces et d’attaques violentes, dont des meurtres, de sorte que sa vie serait en danger en cas de transfert vers la France.

Il ajoute encore qu’il séjournerait depuis plus d’un an au Luxembourg et qu’il aurait déjà commencé à s’intégrer dans la société luxembourgeoise par le biais de « plusieurs petits boulots » et par le fait d’être engagé dans plusieurs associations, dont l’association « … » de laquelle il verse un courrier du 27 novembre 2023.

Le demandeur reproche ensuite au ministre d’avoir méconnu le principe de non-

refoulement prévu à l’article 33, paragraphe (1) de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, alors qu’il ne ressortirait pas du dossier administratif que ce dernier aurait veillé à une évaluation de la part des autorités françaises pour obtenir la garantie qu’il ne sera pas refoulé vers son pays d’origine, le Cameroun, où il risquerait sa vie en raison de la répression de l’homosexualité.

Le délégué du gouvernement, quant à lui, conclut au rejet du recours pour ne pas être fondé.

A titre liminaire, le tribunal relève que le recours en réformation dans le cadre duquel il est amené à statuer en la présente matière depuis l’entrée en vigueur de la loi du 16 juin 2021 portant modification de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, publiée au Mémorial en date du 1er juillet 2021, est l’attribution légale au juge administratif de la compétence spéciale de statuer à nouveau, en lieu et place de l’administration, sur tous les aspects d’une décision administrative querellée. Le jugement se substitue à la décision litigieuse en ce qu’il la confirme ou qu’il la réforme. Cette attribution formelle de compétence par le législateur appelle le juge de la réformation à ne pas seulement contrôler la légalité de la décision que l’administration a prise sur base d’une situation de droit et de fait telle qu’elle s’est présentée au moment où elle a été appelée à statuer, voire à refaire 6- indépendamment de la légalité - l’appréciation de l’administration, mais elle l’appelle encore à tenir compte des changements en fait et en droit intervenus depuis la date de la prise de la décision litigieuse et, se plaçant au jour où lui-même est appelé à statuer, à apprécier la situation juridique et à fixer les droits et obligations respectifs de l’administration et des administrés concernés1.

Le tribunal relève ensuite qu’aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

L’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités françaises pour le traitement de la demande de protection internationale du demandeur, respectivement de ses suites, prévoit que « L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre; […] ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte formellement ou tacitement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers la France et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale du demandeur, respectivement de ses suites serait la France, en ce qu’il y avait introduit une demande de protection internationale le 2 septembre 2021 et que les autorités françaises ont accepté de le reprendre en charge le 23 août 2023, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat et de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

Force est encore de constater que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de la France, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais soutient, en substance, que son transfert vers la France violerait l’article 17 du règlement Dublin III, de même que le principe de non-refoulement inscrit à l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et le Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par le règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après désigné par « la Convention de Genève ».

1 Trib. adm., 17 septembre 2018, n° 40026 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.

7Le tribunal relève ensuite que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, désignée ci-après par « la Charte », auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

Dans la mesure où le demandeur n’a pas invoqué l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ni l’article 4 de la Charte, le tribunal limitera son analyse aux articles 33 de la Convention de Genève et 17 du règlement Dublin III, seuls articles invoqués par le demandeur.

En ce qui concerne d’abord la crainte d’un refoulement vers le Cameroun, force est de souligner que la décision entreprise n’implique pas un retour au pays d’origine, mais désigne a priori uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de la demande de protection internationale, respectivement de ses suites, soit en l’espèce la France, ce pays ayant, comme relevé ci-dessus, reconnu sa compétence pour reprendre en charge l’intéressé, ce point n’étant d’ailleurs pas contesté.

Il échet ensuite de constater à cet égard que la France respecte a priori – le demandeur ne fournissant aucun indice tangible permettant au tribunal d’en douter - en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions les droits et libertés prévus par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, désignée ci-après « la CEDH », le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que, plus particulièrement, le respect du principe de non-

refoulement prévu par la Convention de Genève et que la France dispose d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés, le règlement Dublin III qualifiant d’ailleurs explicitement, en son considérant 3, les Etats membres comme pays sûrs respectant le principe de non-refoulement (« À cet égard, et sans affecter les critères de responsabilité posés par le présent règlement, les États membres, qui respectent tous le principe de non-

refoulement, sont considérés comme des pays sûrs par les ressortissants de pays tiers »). Ainsi, même dans l’hypothèse d’un rejet de sa demande de protection internationale par les autorités françaises, rejet à l’heure actuelle purement hypothétique, le demandeur pourrait encore le cas échéant se prévaloir des risques prétendument encourus au Cameroun devant la justice française afin d’éviter son éloignement.

Il n’appert encore pas que la mise en œuvre d’une décision définitive de refus de protection internationale et de renvoi vers le pays d’origine constituerait en soi une violation du principe de non-refoulement, le règlement Dublin III visant précisément à lutter contre les demandes d’asile multiples (« asylum shopping ») en retenant le principe de l’examen de la demande par un seul Etat membre (« one chance only ») : le règlement Dublin III cherche en effet à pallier aux mouvements secondaires des demandeurs d’asile qui souhaitent, pour différentes raisons, notamment au vu d’une jurisprudence nationale plus favorable, faire leur demande dans l’Etat membre de leur choix.

8Dans ces circonstances et compte tenu des éléments soumis au tribunal, il n’est pas établi que le transfert du demandeur vers la France exposerait ce dernier à un refoulement en cascade qui serait contraire au principe du non-refoulement, ancré à l’article 33 de la Convention de Genève.

Enfin, si par impossible les autorités françaises devaient néanmoins décider d’éloigner le demandeur, même le cas échéant, comme soutenu, en violation de l’article 33 de la Convention de Genève, à supposer que le demandeur soit effectivement exposé à un risque concret et grave en cas de retour au Cameroun, il lui appartiendrait, tous recours internes éventuellement épuisés - les demandeurs devant d’abord faire valoir leurs droits directement auprès des autorités françaises compétentes en usant des voies de droit adéquates2 - de saisir la Cour européenne des droits de l’Homme et de lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de prier les autorités françaises de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.

Ainsi, force est de constater qu’en l’espèce, le demandeur n’apporte pas la preuve que, dans son cas précis, ses droits ne seraient pas garantis en cas de retour en France, ni que, de manière générale, les droits des demandeurs d’une protection internationale en France n’y auraient aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités françaises en usant des voies de droit adéquates3, étant encore rappelé que la France est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève – comprenant le principe de non-refoulement y inscrit à l’article 33 – ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est censée en appliquer les dispositions.

Il ne résulte, de surcroît, d’aucun élément du dossier administratif, ni des pièces versées en cause, que le demandeur aurait invoqué une autre cause rendant son transfert vers la France matériellement impossible.

Le moyen du demandeur tenant à une violation de l’article 33 de la Convention de Genève est dès lors à rejeter.

En ce qui concerne le moyen fondé sur l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […]. », il y a lieu de relever que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres4, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, désignée ci-

après par « la CJUE », du 16 février 20175.

2 Voir article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

3 Ibidem.

4 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 88 et 97.

9Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge6, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration7.

En l’espèce, le demandeur invoque, à ce titre, d’une part, un risque pour lui de subir des attaques de la part du groupement « La Basse » en France, composé de ressortissants camerounais qui serait opposé à l’homosexualité et qui, de ce fait, serait susceptible de le persécuter moyennant des attaques physiques, en raison de son orientation bisexuelle et, d’autre part, son intégration dans la société luxembourgeoise.

En ce qui concerne d’abord le risque de subir des attaques homophobes, le tribunal constate, à l’instar de la partie étatique, que le demandeur reste en défaut d’établir un tel risque dans son chef en cas de transfert en France, alors que le seul document versé par le demandeur à l’appui de ses développements constitue un rapport du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides de la Belgique, une organisation non seulement sans lien avec la France, mais relatant encore la seule situation des personnes homosexuelles au Cameroun et non pas en France, ni même en Belgique.

Ce constat n’est pas ébranlé par les développements du demandeur, à l’audience des plaidoiries, qu’il aurait personnellement été témoin de ce type d’agissements en France à l’égard d’autres personnes, alors que cette affirmation reste au pur stade d’allégations, constat renforcé par le fait que le demandeur n’a pas relaté un tel témoignage lors de son entretien Dublin III.

Dans la mesure où le demandeur reste, par ailleurs, en défaut d’alléguer et a fortiori d’établir qu’il aurait personnellement été ciblé par un tel mouvement en France en raison de sa bisexualité, et que les autorités françaises ne seraient pas en mesure de le protéger contre de telles persécutions ou atteintes, le moyen tiré d’une violation par le ministre de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III est également à rejeter.

Ce constat n’est pas énervé par l’argumentation du demandeur selon laquelle il aurait fait preuve de solidarité en raison de son engagement en tant que volontaire auprès de l’association « … », alors que cet élément, bien que louable, n’est pas de nature à constituer un motif humanitaire ou exceptionnel de nature à devoir amener les autorités luxembourgeoises de se déclarer responsables du traitement de sa demande de protection internationale. Le même constat s’impose quant aux développements de Monsieur … concernant ses efforts d’intégration sociale.

Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, et à défaut de tout autre moyen, le recours en réformation sous analyse est à rejeter pour ne pas être fondé.

6 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en annulation, n° 58 et les autres références y citées.

7 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.

10Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours principal en réformation en la forme ;

au fond, déclare le recours non justifié, partant en déboute ;

dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;

condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 13 décembre 2023 par :

Thessy Kuborn, premier vice-président, Laura Urbany, premier juge, Sibylle Schmitz, juge, en présence du greffier Judith Tagliaferri.

s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 13 décembre 2023 Le greffier du tribunal administratif 11


Synthèse
Formation : Troisième chambre
Numéro d'arrêt : 49760
Date de la décision : 13/12/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 23/12/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2023-12-13;49760 ?

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