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20/11/2023 | LUXEMBOURG | N°49640

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 20 novembre 2023, 49640


Tribunal administratif N° 49640 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49640 2e chambre Inscrit le 31 octobre 2023 Audience publique du 20 novembre 2023 Recours formé par Madame …, alias …, sans domicile connu, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49640 du rôle et déposée le 31 octobre 2023 au greffe du tribunal administ

ratif par Maître Michel Karp, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avoca...

Tribunal administratif N° 49640 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49640 2e chambre Inscrit le 31 octobre 2023 Audience publique du 20 novembre 2023 Recours formé par Madame …, alias …, sans domicile connu, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49640 du rôle et déposée le 31 octobre 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Michel Karp, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, déclarant être née le … à … (Irak) et être de nationalité irakienne, alias …, née le …, de nationalité irakienne, sans domicile connu, tendant à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 6 octobre 2023 de la transférer vers la Roumanie comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 8 novembre 2023 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Michel Karp et Madame le délégué du gouvernement Charlène Radermecker en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 13 novembre 2023.

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Le 4 juillet 2023, Madame …, alias …, ci-après désignée par « Madame … », introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par la « loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Madame … fut entendue par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée - police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que Madame … avait précédemment déposé des demandes de protection internationale en Roumanie, le 23 mai 2023, et en Autriche, le 5 juin 2023.

Toujours le 4 juillet 2023, Madame … fut entendue par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 1établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».

Le 10 juillet 2023, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues roumains une demande de reprise en charge de Madame … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par les autorités roumaines par courrier du 19 juillet 2023 sur base de l’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III.

Par décision du 6 octobre 2023, notifiée à l’intéressée en mains propres le 16 octobre 2023, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », informa Madame … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de la transférer dans les meilleurs délais vers la Roumanie sur base de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 7 juillet 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 18(1)c du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférée vers la Roumanie qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale, datés du 4 juillet 2023.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 4 juillet 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l’immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez précédemment introduit une demande de protection internationale en Roumanie en date du 23 mai 2023 et une demande de protection internationale en Autriche en date du 5 juin 2023.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 4 juillet 2023.

Sur cette base, la Direction de l’immigration a adressé en date du 10 juillet 2023 une demande de reprise en charge aux autorités roumaines sur base de l’article 18(1)b du 2règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités roumaines en date du 19 juillet 2023, sur base de l’article 18(1)c.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 18(1), point c) du règlement DIII, l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l’apatride qui a retiré sa demande en cours d’examen et qui a présenté une demande dans un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre.

Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 4 juillet 2023 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Roumanie en date du 23 mai 2023 et une demande de protection internationale en Autriche en date du 5 juin 2023.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d’origine au début du mois de mai 2023, lorsque vous auriez quitté l’Iraq pour vous rendre en Turquie. De là, vous auriez franchi la frontière à pied et vous seriez entrée sur le territoire des États membres en Bulgarie. Vous n’auriez pas introduit de demande de protection internationale et vous déclarez avoir quitté la Bulgarie immédiatement en vous cachant dans un camion en direction de la Roumanie. Vous avez déclaré avoir été contrôlée en Roumanie, mais vous n’auriez pas introduit de demande de protection internationale. Vous auriez quitté la Roumanie après deux jours en partant en Autriche. Contrairement aux indications dans Eurodac, vous prétendez que vous n’y auriez pas non plus introduit de demande et que vous auriez quitté l’Autriche après environ trois semaines. Vous avez déclaré être arrivée au Luxembourg en bus et en train via l’Allemagne en 3date du 1er juillet 2023.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 4 juillet 2023, vous n’avez pas fait mention d’éventuelles particularités sur votre état de santé ou autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Roumanie qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Madame, vous déclarez avoir quitté la Roumanie et ne pas vouloir y retourner parce que voudriez rester chez votre famille qui réside ici au Luxembourg, en particulier vos parents et vos frères et sœurs.

Rappelons à cet égard que la Roumanie est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la Roumanie est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que la Roumanie profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, la Roumanie est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Roumanie sur base du règlement (Ut) n° 604/2013.

En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de les faire valoir, notamment devant les autorités judiciaires roumaines.

Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Roumanie ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Madame, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Roumanie revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.

4Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Notons dans ce contexte que bien qu’il soit compréhensible que vous voudriez rejoindre les membres de votre famille qui résident ici au Luxembourg, il y a lieu de constater que vous êtes majeur d’âge et capable de vivre seule sans l’assistance d’un membre de famille. Ainsi, rien n’empêche votre transfert en Roumanie.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers la Roumanie, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers la Roumanie, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transférée. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers la Roumanie en informant les autorités roumaines conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités roumaines n’ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 31 octobre 2023, Madame … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 6 octobre 2023.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation sous analyse, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours et en fait, Madame … explique qu’au début du mois de mai 2023, elle aurait quitté l’Irak, en bus, avec un visa pour la Turquie, où elle serait restée environ deux semaines. Elle serait ensuite partie, à pied, en Bulgarie, puis, en camion, en Roumanie, 5où elle aurait été retenue et interrogée pendant deux jours au poste frontière et où ses empreintes digitales auraient été enregistrées, sans qu’elle n’y ait toutefois introduit une demande de protection internationale. Elle continue en expliquant qu’elle serait repartie, en camion, vers l’Autriche, où, de nouveau, elle aurait été contrôlée et où elle aurait dû donner ses empreintes digitales, et ce alors même qu’elle aurait expliqué aux autorités compétentes qu’elle souhaiterait simplement rejoindre sa famille au Luxembourg. Elle donne à considérer qu’elle serait restée pendant environ trois semaines en Autriche avant de pouvoir organiser son voyage en bus et en train jusqu’au Luxembourg, où elle serait arrivée le 1er juillet 2023. Elle avance encore qu’elle aurait expliqué lors de son entretien Dublin III, qu’elle aurait quitté l’Irak après avoir divorcé de son mari suite aux violences domestiques dont elle aurait été victime de la part de celui-ci, tout en soulignant qu’elle aurait dû laisser ses enfants avec ce dernier. Elle donne, enfin, à considérer qu’elle aurait rejoint le Luxembourg alors que ses parents, ainsi que ses quatre frères et sœurs y seraient bénéficiaires du statut de réfugié et qu’un autre frère résiderait en Allemagne.

En droit, la demanderesse, en se référant à un rapport de l’organisation Amnesty International de 2022, fait valoir qu’elle aurait souffert de violences domestiques dans son pays d’origine, où les violences occasionnées aux femmes et aux filles ne seraient pas érigées en infractions pénales, impliquant qu’elle n’aurait pas pu recevoir une quelconque protection de la part des autorités irakiennes. Elle met en avant qu’elle souffrirait actuellement de solitude et de traumatismes psychiques lesquels seraient la conséquence de ses conditions d’existence en Irak et des traitements inhumains et dégradants qu’elle y aurait subis.

Elle avance que compte tenu de sa détresse psychique, elle serait obligée de bénéficier au Luxembourg d’un suivi psychologique et psychiatrique depuis le 3 octobre 2023, tout en se prévalant, à cet égard, d’un certificat médical de la Cellule Ethno-psychologique du Service Migrants et Réfugiés de la Croix-Rouge luxembourgeoise du 25 octobre 2023. Elle donne à considérer qu’elle aurait des pensées suicidaires compte tenu des violences physiques et psychiques qu’elle aurait endurées en Irak, tout en insistant sur le fait qu’elle aurait besoin du soutien psychologique des médecins et de sa famille afin de garder un certain équilibre psychique.

Elle soutient qu’un transfert vers la Roumanie entraînerait pour elle le risque d’une aggravation significative et irrémédiable de son état mental et physique qui serait contraire à l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », tel que cela aurait été retenu par la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », dans un arrêt C. K. e.a. contre Republika Slovenija, C-578/16, du 16 février 2017.

Elle met encore en avant son sentiment de culpabilité par rapport au fait qu’elle aurait renoncé à prendre ses enfants avec elle, vu les risques encourus pour eux lors de ce périple, tout en reprochant, à cet égard, au ministre de ne pas avoir pris en considération cette détresse, en vertu de l’article 17 du règlement Dublin III.

Après avoir relevé que le droit des femmes de vivre à l’abri de la violence serait garanti par la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite la « Convention d’Istanbul », ainsi que par des accords internationaux tels que la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1979 et la Déclaration des Nations unies sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes de 1993, elle soutient qu’elle serait venue se 6mettre à l’abri des violences subies dans son pays d’origine et qu’elle se réclamerait dès lors de la protection d’un pays « associée à celle de sa famille proche », à savoir ses parents et sa fratrie.

Elle reproche dans ce contexte plus particulièrement au ministre d’avoir omis de faire application de l’article 17 du règlement Dublin III, lequel préciserait que tout Etat membre pourrait déroger aux critères de responsabilités, notamment pour des motifs humanitaires et de compassion, afin de permettre le rapprochement de proches de la famille et d’examiner une demande de protection internationale introduite sur son territoire ou sur le territoire d’un autre Etat membre, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu dudit règlement.

Elle fait valoir qu’il existerait en l’espèce également une raison caractérisée pour faire application de l’article 16, paragraphe (1) du règlement Dublin III pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de sa demande de protection internationale.

Elle reproche, enfin, au ministre d’avoir violé l’article 4 de la Charte, ainsi que l’article 3 de la Convention de sauvegarde de droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », alors qu’en cas de transfert vers la Roumanie, les autorités roumaines procéderaient immédiatement à son éloignement vers son pays d’origine. En se prévalant dans ce contexte d’un rapport de l’organisation Amnesty International de 2023, elle fait valoir qu’en Roumanie, les violences envers les femmes ne seraient pas réprimées, de sorte qu’elle n’aurait pas la possibilité d’y réclamer une protection internationale pour les violences sexuelles et domestiques qu’elle aurait subies dans son pays d’origine.

Elle conclut qu’un transfert vers la Roumanie nuirait gravement à sa santé mentale, ainsi qu’à son intégrité physique, de sorte que la décision ministérielle déférée devrait être « suspendue ».

Il s’ensuivrait de toutes les considérations qui précèdent que la décision du ministre du 6 octobre 2023 serait à réformer.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours sous analyse pour ne pas être fondé.

Le tribunal relève d’abord qu’il n’est pas tenu de suivre l’ordre dans lequel les moyens sont présentés par une partie demanderesse mais, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, sinon de la logique inhérente aux éléments de fait et de droit touchés par les moyens soulevés, peut les traiter suivant un ordre différent1.

En ce qui concerne tout d’abord la compétence de la Roumanie d’examiner la demande de protection internationale de Madame …, il échet de relever qu’aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection 1 Trib. adm., 21 novembre 2001, n° 12921 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Procédure contentieuse, n° 515 et les autres références y citées.

7internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités roumaines pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Madame … prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29 le ressortissant de pays tiers ou l’apatride qui a retiré sa demande en cours d’examen et qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre […] ».

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer la demanderesse vers la Roumanie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale de la demanderesse, respectivement de ses suites serait la Roumanie, en ce qu’elle y avait introduit une demande de protection internationale en date du 23 mai 2023 et que les autorités roumaines avaient accepté sa reprise en charge le 19 juillet 2023, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de la transférer vers ledit Etat et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.

Force est ensuite de constater que la demanderesse ne conteste pas la compétence de principe de la Roumanie, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais soutient, en substance, qu’un transfert vers la Roumanie l’exposerait à un risque de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, tout en invoquant encore une violation des articles 16, paragraphe (1) et 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ainsi que du principe de non-refoulement.

A cet égard, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat pour ce faire.

En l’espèce, la demanderesse considère que son transfert vers la Roumanie serait contraire aux articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH en raison, d’une part, de son statut de femme, victime de violences conjugales, et du manque de protection à cet égard en Roumanie entraînant pour elle un risque de ne pas voir sa demande de protection internationale y aboutir, 8respectivement d’être refoulée vers l’Irak, et, d’autre part, de son état de santé mentale.

S’agissant d’abord de l’existence de défaillances systémiques au sein du système d’asile et d’accueil roumain et d’une possible violation de l’article 4 de la Charte - similaire à l’article 3 de la CEDH, le tribunal est amené à rappeler que la Roumanie est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est, en effet, précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3,4.

Il doit dès lors être présumé que le traitement réservé aux demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre est conforme aux exigences de la Convention de Genève ainsi qu’à la CEDH. Cette présomption peut toutefois être renversée lorsqu’il y a lieu de craindre qu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’Etat membre responsable, impliquant un traitement inhumain ou dégradant. Dans cette hypothèse, il appartient d’apprécier dans chaque cas, au vu des pièces communiquées, si les conditions dans lesquelles un dossier particulier est traité par les autorités répondent à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile.

La demanderesse remettant en question la présomption du respect par la Roumanie de ses droits fondamentaux, il lui incombe dès lors de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.

En ce qui concerne tout d’abord l’argumentation de la demanderesse suivant laquelle elle risquerait de ne pas pouvoir obtenir une protection internationale en Roumanie et d’être refoulée vers son pays d’origine au motif qu’en Roumanie, les violences domestiques envers les femmes ne seraient pas suffisamment réprimées, force est tout d’abord de constater qu’il ne ressort d’aucun élément tangible versé en cause que, de manière systématique, la Roumanie n’accorderait pas une protection internationale aux femmes migrantes ayant fait l’objet de violences domestiques dans leur pays d’origine, de sorte que cette affirmation non autrement établie est à rejeter pour ne pas être fondée et pour rester à l’état d’une pure allégation.

2 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, pt. 78.

3 Ibidem, point 79.

4 Trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

9En ce qui concerne l’extrait du rapport de l’organisation Amnesty International de 2023 invoqué dans ce contexte par la demanderesse faisant notamment état des violences sexuelles et domestiques faites aux femmes vivant en Roumanie, force est de constater qu’il ne se dégage pas dudit rapport que les droits des femmes et plus particulièrement celles ayant fait l’objet de violences conjugales n’y seraient systématiquement pas garanties, ni qu’elles ne pourraient pas compter sur la protection des autorités roumaines lorsqu’elles seraient victimes de telles violences.

A cet égard, il échet d’ailleurs de constater qu’il ne ressort d’aucun élément du dossier administratif que la demanderesse aurait elle-même fait l’objet de violences conjugales de la part de son ex-mari en Roumanie et qu’une protection adéquate lui aurait été refusée dans ce contexte de la part des autorités roumaines. Il se dégage, au contraire, du rapport d’entretien Dublin III que l’ex-mari de la demanderesse, Monsieur …, se trouve actuellement toujours en Irak avec ses deux fils5 et que les violences domestiques subies par elle auraient eu lieu en Irak6. S’il ressort encore de la « documentation fournie par l’association de droit luxembourgeois pour la défense des droits des demandeurs d’asile et réfugiés » versée en cause par la demanderesse « […] qu’en Roumanie, il [serait] très facile pour les personnes kurdes d’obtenir un visa et que la famille de l’ex-mari [serait] puissante et pourrait la retrouver là-

bas […] », il n’est, à défaut de documents probants, pas établi que même à supposer que son ex-mari regagne la Roumanie, les autorités roumaines ne pourraient pas ou ne voudraient pas lui offrir une protection adéquate au cas où elle venait à être de nouveau victime de violences de la part de celui-ci.

Il s’ensuit que la demanderesse reste en défaut de rapporter la preuve que, personnellement, ses droits ne seraient pas garantis en Roumanie, que, de manière générale, les droits des demandeurs de protection internationale en Roumanie et plus particulièrement ceux des femmes victimes de violences conjugales ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore qu’ils n’y auraient aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir.

Le tribunal se doit à cet égard encore de relever qu’il se dégage de toute façon des déclarations de Madame … faites lors de son entretien Dublin III, qu’elle a quitté la Roumanie non pas en raison d’un défaut de protection de la part des autorités roumaines contre des violences conjugales, mais parce qu’elle voulait rejoindre sa famille au Luxembourg7.

En tout état de cause, si la demanderesse estimait que l’Etat roumain devait agir en violation du droit international ou européen, il lui appartiendra de faire valoir ses droits devant les autorités roumaines, notamment policières et judiciaires.

Le tribunal relève ensuite que la demanderesse ne fournit pas non plus d’éléments susceptibles de démontrer que la Roumanie ne respecterait pas le principe de non-refoulement, tel qu’ancré à l’article 33 de la Convention de Genève ou découlant de l’article 4 de la Charte ou encore de l’article 3 de la CEDH, et faillirait dès lors à ses obligations internationales en la renvoyant dans un pays où sa vie ou sa liberté serait sérieusement en danger ou encore qu’elle risquerait d’être forcée de se rendre dans un tel pays.

Par ailleurs, il ne se dégage pas des éléments produits par la demanderesse que si les 5 Page 3/8 du rapport d’entretien Dublin III.

6 Page 5/8 du rapport d’entretien Dublin III.

7 Page 5/8 du rapport d’entretien Dublin III.

10autorités roumaines devaient néanmoins décider de la rapatrier en violation des articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 33 de la Convention de Genève, alors même qu’elle serait exposée dans son pays d’origine à un risque concret et grave pour sa vie, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités roumaines en usant des voies de droit adéquates.

Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal se doit de retenir que la demanderesse reste en défaut d’apporter des éléments concrets permettant de renverser la présomption du respect, par la Roumanie, de ses droits fondamentaux, de sorte que le moyen fondé sur une violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte est à rejeter pour ne pas être fondé.

En ce qui concerne ensuite l’état de santé de la demanderesse, il échet de rappeler qu’aux termes de l’arrêt de la CJUE du 16 février 20178, l’article 4 de la Charte, et partant également par analogie l’article 3 de la CEDH, doit être interprété en ce sens que même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur de protection internationale dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert a pour conséquence un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de cet article9, étant précisé qu’il ressort de l’arrêt de la CJUE du 19 mars 201910, qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant11.

Néanmoins, il ne se dégage pas de cette jurisprudence que l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable pour l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur de protection internationale doit, en tout état de cause et préalablement à la prise d’une décision de transfert et par avis médical, s’assurer automatiquement que le transfert n’entraîne pas une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé de l’intéressé pour toute personne déclarant avoir un quelconque problème de santé.

En effet, dans l’arrêt en question, la CJUE a d’abord mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale, que les Etats membres liés par la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte) sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats […] ». Elle a retenu ensuite que « […] dans des circonstances dans lesquelles le 8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, points 74 et 75.

9 Ibidem, points 65 et 96.

10 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, C-163/17.

11 Ibidem, point 88.

11transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. […] »12. Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « […] d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert […] » 13.

Ainsi, cet arrêt concerne l’hypothèse particulière suivant laquelle un demandeur de protection internationale produit des éléments objectifs, telles que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront disponibles à l’arrivée14.

En l’espèce, il échet de relever que Madame … a déclaré lors de son entretien auprès du ministère être en bonne santé et ne pas suivre de traitement médical spécifique15. Si, dans le cadre de son recours, la demanderesse a soutenu qu’elle aurait des problèmes mentaux à cause des violences qu’elle aurait subies en Irak de la part de son ex-mari16, force est de constater qu’aucune pièce versée en cause ne permet de retenir qu’un transfert vers la Roumanie entraînerait dans son chef un risque d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé mentale et physique.

En effet, aucun des documents médicaux dont elle se prévaut en l’espèce, à savoir (i) un certificat du 25 octobre 2023 émis par la Croix-Rouge attestant que Madame … bénéficie d’un suivi psychologie et psychiatrique depuis le mois d’octobre 2023, (ii) une ordonnance médicale du docteur .., médecin-dentiste, du 11 octobre 2023 prescrivant de l’Ibuprofène et du 12 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, points 74 et 75.

13 Ibidem, points 76 à 85 et point 96.

14 Ibidem, point 83.

15 Page 2/8 du rapport d’entretien Dublin III.

16 Notamment page 3/6 du recours.

12Dafalgan, ainsi que (iii) les résultats des radiographies du rachis lombaire et du coccyx réalisées le 30 août 2023 ne faisant état d’aucune lésion, fracture ou anomalie grave, ne permettent de retenir une raison médicale d’une gravité particulière justifiant soit un report, soit une suspension du transfert ou encore que le transfert en lui-même pourrait avoir des conséquences significatives et irrémédiables sur l’état de santé de Madame ….

Ce constat s’impose d’autant plus que la demanderesse reste en défaut de verser une quelconque pièce, voire de soumettre un quelconque indice concret, susceptible de laisser conclure qu’elle ne pourrait pas bénéficier en Roumanie des soins médicaux dont elle pourrait avoir besoin, respectivement que ce même pays ne respecterait pas les obligations lui imposées à travers la CEDH, la Charte ou encore le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 16 décembre 1966 et entré en vigueur le 3 janvier 1976.

Même à admettre que la demanderesse ne puisse pas accéder, en tant que demandeur de protection internationale au système de santé roumain, il lui appartient de faire valoir ses droits directement auprès des autorités roumaines, voire devant les instances européennes en usant les voies de droit internes, voire européennes adéquates.

A toutes fins utiles, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), premier alinéa une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être tenu compte de l’état de santé de la demanderesse lors de l’organisation du transfert vers la Roumanie par le biais de la communication aux autorités roumaines des informations adéquates, pertinentes et raisonnables la concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que l’intéressée exprime son consentement explicite à cet égard17.

Il s’ensuit que le moyen de la demanderesse tenant à ce que son état de santé constituerait un obstacle à son transfert vers la Roumanie laisse d’être fondé.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que les moyens fondés sur une violation par la décision ministérielle litigieuse des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte sont à rejeter pour être non fondés.

En ce qui concerne finalement le moyen de la demanderesse selon lequel il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, aux termes duquel : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement.[…] », le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui 17 En ce sens : Trib. adm., 30 mars 2022, n° 47115 du rôle, disponible sur le site www.justice.public.lu.

13accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans un arrêt de la CJUE du 16 février 201718. Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge19, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration20.

Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de la légalité de la décision entreprise par rapport aux articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH, que les prétentions de la demanderesse ne sont pas fondées, et que c’est sur base de cette même argumentation que la demanderesse estime que le ministre aurait dû appliquer la clause de souveraineté discrétionnaire, il y a lieu de conclure que les problèmes mis en avant ne sauraient pas davantage s’analyser en des raisons humanitaires ou exceptionnelles justifiant le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent est à rejeter pour ne pas être fondé.

Cette conclusion ne saurait être ébranlée par la seule affirmation de la demanderesse, non autrement développée, suivant laquelle elle souhaiterait rester auprès de ses parents et de ses quatre frères et sœurs qui seraient bénéficiaires d’une protection internationale au Luxembourg dans la mesure où, mis à part le fait qu’il n’est pas établi que les parents et la fratrie de Madame … résident effectivement au Luxembourg et qu’ils y sont bénéficiaires d’un statut de réfugié, tel qu’elle le soutient, force est de constater que tant l’article 921 du règlement Dublin III que l’article 1022 du même règlement, dispositions non invoquées en l’espèce, déclarent responsable l’Etat membre dans lequel a été admis à résider un membre de famille en tant que bénéficiaire ou demandeur d’une protection internationale, à condition que les intéressés en aient exprimé le souhait par écrit. Or, en l’espèce, il ne se dégage pas des éléments du dossier administratif qu’une telle demande ait été formulée par écrit, de sorte qu’aucun reproche ne saurait être adressé à cet égard au ministre.

Il échet également de rejeter l’argumentation de la demanderesse suivant laquelle, au vu de sa vulnérabilité, le ministre aurait dû faire application de l’article 16, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel « 1. Lorsque, du fait d’une grossesse, d’un enfant nouveau-né, d’une maladie grave, d’un handicap grave ou de la vieillesse, le demandeur est dépendant de l’assistance de son enfant, de ses frères ou sœurs, ou de son père ou de sa mère 18 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pts 88 et 97.

19 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en annulation, n° 58 et les autres références y citées.

20 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.

21 Article 9 du règlement Dublin III : « Si un membre de la famille du demandeur, que la famille ait été ou non préalablement formée dans le pays d’origine, a été admis à résider en tant que bénéficiaire d’une protection internationale dans un État membre, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, à condition que les intéressés en aient exprimé le souhait par écrit. ».

22 Article 10 du règlement Dublin III : « Si le demandeur a, dans un État membre, un membre de sa famille dont la demande de protection internationale présentée dans cet État membre n’a pas encore fait l’objet d’une première décision sur le fond, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, à condition que les intéressés en aient exprimé le souhait par écrit. ».

14résidant légalement dans un des États membres, ou lorsque son enfant, son frère ou sa sœur, ou son père ou sa mère, qui réside légalement dans un État membre est dépendant de l’assistance du demandeur, les États membres laissent généralement ensemble ou rapprochent le demandeur et cet enfant, ce frère ou cette sœur, ou ce père ou cette mère, à condition que les liens familiaux aient existé dans le pays d’origine, que l’enfant, le frère ou la sœur, ou le père ou la mère ou le demandeur soit capable de prendre soin de la personne à charge et que les personnes concernées en aient exprimé le souhait par écrit. », alors qu’au-delà du fait, tel que retenu ci-avant, qu’il n’est pas établi par un quelconque document tangible que la demanderesse souffre d’une maladie grave en raison de laquelle elle dépendrait de ses parents ou de ses frères et sœurs, ni même que l’un des membres de sa famille soit effectivement bénéficiaire du statut de réfugié au Luxembourg, il ne se dégage, de surcroît, d’aucun élément du dossier administratif que les parents ou les frères et sœurs de la demanderesse soient capables de prendre soin d’elle si cela s’avérait nécessaire, ou encore que les personnes concernées en aient exprimé le souhait par écrit.

Le moyen fondé sur une violation de l’article 16, paragraphe (1) du règlement Dublin III est partant également rejeté.

En l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours en réformation est à rejeter pour ne pas être fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne la demanderesse aux frais et dépens.

Ainsi jugé par :

Alexandra Castegnaro, vice-président, Alexandra Bochet, premier juge, Caroline Weyland, juge, et lu à l’audience publique du 20 novembre 2023 par le vice-président, en présence du greffier en chef Xavier Drebenstedt.

s. Xavier Drebenstedt s. Alexandra Castegnaro Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 20 novembre 2023 Le greffier du tribunal administratif 15


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 49640
Date de la décision : 20/11/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 25/11/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2023-11-20;49640 ?

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