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17/08/2023 | LUXEMBOURG | N°49255

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 17 août 2023, 49255


Tribunal administratif N° 49255 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49255 Chambre de vacation Inscrit le 2 août 2023 Audience publique extraordinaire du 17 août 2023 Recours formé par Monsieur …, Luxembourg, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49255 du rôle et déposée le 2 août 2023 au greffe du tribunal administrat

if par Maître Marcel MARIGO, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocat...

Tribunal administratif N° 49255 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49255 Chambre de vacation Inscrit le 2 août 2023 Audience publique extraordinaire du 17 août 2023 Recours formé par Monsieur …, Luxembourg, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49255 du rôle et déposée le 2 août 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Marcel MARIGO, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Guinée Conakry), de nationalité guinéenne, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement du Kirchberg (SHUK), sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 13 juillet 2023 de le transférer vers la Suisse comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 10 août 2023 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Marcel MARIGO, et Madame le délégué du gouvernement Sarah ERNST en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de vacation du 16 août 2023.

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Le 24 mai 2023, Monsieur …, de nationalité guinéenne, introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par la « loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée - police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que l’intéressé avait introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 17 février 2019 et une demande en Suisse en date du 24 novembre 2022.

Le 6 juin 2023, Monsieur … fut encore entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».

Le 14 juin 2023, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues suisses une demande de prise en charge de Monsieur … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b), du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par lesdites autorités suisses en date du 15 juin 2023 sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du même règlement.

Par décision du 13 juillet 2023, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée expédiée le 17 juillet 2023, le ministre informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers la Suisse sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point d), du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 24 mai 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »).

En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Suisse qui est l’Etat responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 24 mai 2023 et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 6 juin 2023.

1.

Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 24 mai 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l’immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 17 février 2019 et une demande en Suisse en date du 24 novembre 2022.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 6 juin 2023.

Sur cette base, la Direction de l’immigration a adressé en date du 14 juin 2023 une demande de reprise en charge aux autorités suisses sur base de l’article 18(1)b du règlement DIII, demande qui fut acceptée, par lesdites autorités suisses en date du 15 juin 2023, sur base de l’article 18(1)d.

2 2.

Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 18(1), point d) du règlement DIII, l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3.

Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 17 février 2019 et une demande en Suisse en date du 24 novembre 2022.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Guinée en août 2016 et vous auriez d’abord vécu en Mauritanie pendant environ deux ans. Ensuite, vous auriez payé un passeur pour vous amener au Maroc. Vous y auriez séjourné pendant environ un an avant de monter sur un bateau en direction de l’Espagne. Vous auriez passé deux ou trois mois dans un camp de réfugiés et vous indiquez avoir donné vos empreintes aux autorités espagnoles. En février 2019, vous seriez parti en Allemagne et vous y auriez vécu dans un foyer jusqu’en novembre 2022. Votre demande de protection internationale aurait cependant été rejetée et vous auriez décidé de quitter l’Allemagne et de vous rendre en Suisse. Vous déclarez que votre demande en Suisse aurait également été rejetée et que vous seriez parti au Luxembourg en date du 24 mai 2023.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 6 juin 2023, vous n’avez pas fait mention d’éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Suisse qui est l’Etat responsable pour traiter votre demande de 3 protection internationale.

Rappelons à cet égard que la Suisse est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Soulignons en outre que la Suisse profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international en la matière.

Par conséquent, la Suisse est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Suisse sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires suisses.

Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Suisse ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d’analyser les risques d’être soumis à des traitements inhumains au sens de l’article 3 CEDH dans votre pays d’origine, mais dans l’Etat de destination, en l’occurrence la Suisse. Vous ne faites valoir aucun indice que la Suisse ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l’article 13 CEDH ou que vous n’aviez ou n’auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions suisses.

Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Suisse revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

4 Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers la Suisse, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers la Suisse, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers la Suisse en informant les autorités suisses conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités suisses n’ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 2 août 2023, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 13 juillet 2023.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation sous analyse, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Il s’ensuit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.

A l’appui de son recours, le demandeur retrace les faits et rétroactes ayant mené à la décision déférée du 13 juillet 2023 et notamment les étapes de son périple l’ayant finalement amené au Grand-Duché de Luxembourg, tout en précisant que sa demande de protection internationale aurait été rejetée en Suisse, de sorte qu’il y aurait été exposé au risque d’être refoulé vers son pays d’origine sans avoir la moindre possibilité de s’y opposer, notamment en faisant recours aux voies légales En droit, le demandeur reproche au ministre d’avoir violé l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par la « CEDH » ainsi que l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-

après désignée par la « Charte », dans la mesure où le ministre, à l’appui de la décision déférée, aurait présumé à tort que la Suisse respecterait le principe de non-refoulement conformément à l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », ainsi que l’interdiction des mauvais traitements découlant de l’article 3 CEDH et l’article 3 de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (ci-après désignée par « la Convention Torture »).

En effet, le demandeur estime que le seul fait que l’Etat suisse soit lié ou partie des instruments juridiques précités ne signifierait pas que ses actions ou actes posés, notamment en matière de respect du principe de non-refoulement, soient en phase avec les dispositions de l’article 33 de la Convention de Genève ainsi que l’interdiction des mauvais traitements découlant de l’article 3 CEDH et de l’article 3 de la Convention Torture ; s’emparant à cet égard d’un article publié le 29 janvier 2019 par l’Organisation Suisse d’Aides aux Réfugiés (OSAR) relatif à une décision du 6 décembre 2018 du Comité contre la torture (CAT) de l’ONU, qui avait conclu à la violation dudit principe par la Suisse, il entend en déduire que la Suisse ne respecterait pas, entre autres, le principe de non-refoulement tel que prévu par l’article 33 de la Convention de Genève.

Le demandeur reproche ensuite au ministre de lui avoir reproché de ne pas avoir démontré le degré de pénibilité et de gravité de ses conditions d’existence « en Italie » (sic) qui seraient de nature à constituer une violation de l’article 3 CEDH ou encore de l’article 3 de la Convention Torture ; or, il prétend avoir vécu dans la précarité totale en Suisse et y avoir été livré à lui-même, et ce après avoir été constamment torturé notamment au Maroc en se rendant en Europe, pour en déduire que son transfert vers la Suisse serait dépourvu de toute perspective d’une prise en charge appropriée de ses droits les plus élémentaires, ce qui constituerait une violation manifeste des dispositions de l’article 3 CEDH et de l’article 4 de la Charte, pris en combinaison de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III.

Le demandeur est finalement d’avis, et ce pour les mêmes motifs que ceux pré-relatés, que le ministre aurait dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé en aucun de ses moyens.

En ce qui concerne d’abord la mise en cause de la compétence de la Suisse, il convient de rappeler qu’aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte formellement ou tacitement, la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités helvétiques pour reprendre en charge Monsieur …, prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de: […] d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».

Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui où le demandeur a déposé une demande de protection internationale laquelle a fait l’objet d’une décision de refus.

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers la Suisse et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait la Suisse où le demandeur avait manifestement infructueusement déposé une demande de protection internationale et que les autorités suisses avaient accepté sa reprise en charge le 15 juin 2023, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale. D’ailleurs, le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de la Suisse par application du règlement Dublin III, mais il considère que son transfert vers la Suisse violerait l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III et les dispositions de l’article 4 de la Chart, ainsi que de l’article 3 de la Convention Torture, sinon de l’article 17, paragraphe (1), du même règlement Dublin III.

Le tribunal rappelle à cet égard que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

S’agissant de l’existence de défaillances systémiques au sein du système d’accueil suisse et d’une possible violation de l’article 4 de la Charte - similaire à l’article 3 CEDH -, le tribunal est amené à rappeler que la Suisse est tenue au respect en tant que membre signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève, et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard1.

Il doit dès lors être présumé que le traitement réservé aux demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre est conforme aux exigences de la Convention de Genève ainsi qu’à la CEDH. Cette présomption peut toutefois être renversée lorsqu’il y a lieu de craindre qu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’Etat membre responsable, impliquant un traitement inhumain ou dégradant. Dans cette hypothèse, il appartient d’apprécier dans chaque cas, au vu des pièces 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, pt. 78.communiquées, si les conditions dans lesquelles un dossier particulier est traité par les autorités répondent à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile.

Le demandeur remettant en question la présomption du respect par la Suisse de ses droits fondamentaux, il lui incombe dès lors de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.

Or, à cet égard, si le demandeur affirme que la Suisse ne respecterait pas le principe de non-refoulement inscrit à l’article 33 de la Convention de Genève pour en déduire l’existence de manière générale de défaillances systémiques dans la procédure d’asile entrainant un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, il convient de relever que le demandeur, pour ce faire, entend uniquement se prévaloir d’une décision émise par le CAT2 en 2018 par rapport à un cas d’espèce particulier, à savoir celui d’un Ethiopien, victime gravement traumatisée par la torture subie dans son pays d’origine, que les autorités suisses auraient renvoyés en Italie sans lui apporter les soins médicaux nécessaires, alors qu’il n’avait auparavant pas pu bénéficier d’une assistance adéquate pour le traitement de ses graves maladies physiques et psychologiques en Italie.

Factuellement, il convient d’abord de relever qu’il s’agit, à défaut de tout autre élément ou circonstance, d’un cas particulier ayant eu lieu en 2018 ; le tribunal ne saurait dès lors suivre le demandeur dans son raisonnement consistant à vouloir en déduire une défaillance systématique et toujours actuelle de la procédure d’asile suisse. Juridiquement, il convient encore de rappeler que les décisions du CAT, et plus généralement celles des comités onusiens chargés de surveiller la mise en œuvre des traités de droits de la personne, ne sont pas contraignantes et sont, en tout état de cause, dépourvues de l’autorité relative de chose jugée.

Il s’ensuit que le seul article invoqué par le demandeur, relatif en l’état des éléments communiqués au tribunal à un cas d’espèce particulier, ne permet pas au tribunal d’en dégager des défaillances systémiques ou généralisées d’actualité en Suisse.

En tout état de cause, il convient à cet égard de préciser qu’une décision définitive de refus d’asile et de renvoi vers le pays d’origine ne constitue pas, en soi, une violation du principe de non-refoulement : au contraire, en retenant le principe de l’examen de la demande par un seul Etat membre (« one chance only »), le règlement Dublin III vise précisément à lutter contre les demandes d’asile multiples, de sorte qu’en cas de décision négative, l’Etat responsable demeure compétent pour le renvoi de l’espace Dublin de l’intéressé.

Par ailleurs, il ne se dégage pas des éléments produits par le demandeur que si les autorités suisses devaient néanmoins décider de le rapatrier en violation des articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 33 de la Convention de Genève, alors même qu’il serait exposé dans son pays d’origine à un risque concret et grave pour sa vie, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités suisses en usant des voies de droit adéquates, les affirmations en ce sens par le demandeur restant au pure stade d’allégations non étayées.

Si le demandeur affirme actuellement, en cours de procédure contentieuse et pour la première fois, qu’il aurait vécu dans une « précarité totale en Suisse » et qu’il souffrirait actuellement encore des séquelles des actes de torture subis notamment au Maroc, il résulte toutefois de son entretien Dublin III qu’il aurait été logé dans un foyer à Bâle pendant 6 mois, à 2 CAT, 6 décembre 2018, A.H. c. Suisse, no 758/2016.savoir de novembre 2022 au 24 mai 20233 et qu’il n’y aurait « pas de problèmes » faisant éventuellement obstacle à son transfert vers la Suisse4, le demandeur ayant encore affirmé lors de ce même entretien être en bonne santé5, affirmation que le demandeur avait d’ailleurs également faite lors de son entretien avec les autorités suisses du « Staatssekretariat für Migration » en date du 21 février 2021, tel que découlant du document afférent versé au dossier administratif.

Il se dégage en tout état de cause d’un arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne (« CJUE ») du 19 mars 20196 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine7. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant8.

Le demandeur n’a partant pas démontré que ses conditions d’existence en Suisse revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 4 de la Charte ou à l’article 3 de la CEDH.

Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal se doit de retenir que le demandeur reste en défaut d’apporter des éléments concrets permettant de renverser la présomption du respect, par la Suisse, de ses droits fondamentaux, de sorte que le moyen fondé sur une violation des articles 3 de la CEDH ainsi que 4 de la Charte est à rejeter pour ne pas être fondé.

Enfin, en ce qui concerne la violation de l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, celui-ci prévoit que : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […]. ».

Cette faculté laissée à chaque Etat membre, par l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, de décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement Dublin III est discrétionnaire et relève du pouvoir d’appréciation étendu des Etats membres9, mais ne constitue nullement un droit pour le 3 Page 4 du rapport d’entretien.

4 Page 5 du rapport d’entretien.

5 Page 2 du rapport d’entretien.

6 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 91.

7 Ibid., pt. 92.

8 Ibid., pt. 93.

9 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65. demandeur, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans un arrêt de la CJUE du 16 février 201710.

Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de la légalité de la décision entreprise par rapport aux articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH, que les prétentions du demandeur ne sont pas fondées, et que c’est sur base de cette même argumentation que le demandeur estime que le ministre aurait dû appliquer la clause de souveraineté discrétionnaire, il y a lieu de conclure que les problèmes mis en avant ne sauraient pas davantage s’analyser en des raisons humanitaires ou exceptionnelles justifiant le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent est à rejeter pour ne pas être fondé.

En l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours en réformation est à rejeter pour ne pas être fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours principal en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique extraordinaire du 17 août 2023 par :

Marc Sünnen, président, Laura Urbany, juge, Sibylle Schmitz, attaché de justice délégué, en présence du greffier en chef Xavier Drebenstedt.

s. Xavier Drebenstedt s. Marc Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 17 août 2023 Le greffier du tribunal administratif 10 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 88 et 97.


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 49255
Date de la décision : 17/08/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 23/08/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2023-08-17;49255 ?

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