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26/07/2023 | LUXEMBOURG | N°49049

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 26 juillet 2023, 49049


Tribunal administratif N° 49049 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49049 chambre de vacation Inscrit le 16 juin 2023 Audience publique de vacation du 26 juillet 2023 Recours formé par Madame A, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (2), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49049 du rôle et déposée le 16 juin 2023 au greffe du tribunal administratif par la so

ciété à responsabilité limitée Etude SADLER SARL, établie et ayant son siège social à...

Tribunal administratif N° 49049 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49049 chambre de vacation Inscrit le 16 juin 2023 Audience publique de vacation du 26 juillet 2023 Recours formé par Madame A, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (2), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49049 du rôle et déposée le 16 juin 2023 au greffe du tribunal administratif par la société à responsabilité limitée Etude SADLER SARL, établie et ayant son siège social à L-1611 Luxembourg, 9, avenue de la Gare, inscrite sur la liste V du tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, représentée aux fins de la présente instance par Maître Noémie SADLER, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame A, née le … à … (Syrie), de nationalité syrienne, demeurant actuellement à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 31 mai 2023 ayant déclaré irrecevable sa demande de protection internationale sur le fondement de l’article 28 (2) a) de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 12 juillet 2023 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Elise ORBAN, en remplacement de Maître Noémie SADLER, et Madame le délégué du gouvernement Danitza GREFFRATH en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de vacation du 26 juillet 2023.

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Le 16 mai 2023, Madame A introduisit auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, désigné ci-après par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par la « loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Madame A fut entendue par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section criminalité organisée - police des étrangers, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il s’avéra à cette occasion, suite à une recherche effectuée dans la base de données EURODAC pour la comparaison des empreintes digitales aux fins de l’application efficace du règlement (UE) 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « 1le règlement Dublin III », que l’intéressée avait introduit une demande de protection internationale en Bulgarie en date du 27 juillet 2022.

En réponse à une demande de renseignements leur adressée le 16 mai 2023 sur base de l’article 34 du règlement Dublin III, les autorités compétentes bulgares informèrent leurs homologues luxembourgeois, par courrier du 22 mai 2023, qu’un statut de protection internationale avait été accordé à Madame A en date du 24 février 2023.

En date du 26 mai 2023, Madame A passa un entretien sur la recevabilité de sa demande de protection internationale.

Par décision du 31 mai 2023, notifiée en mains propres à l’intéressée le 2 juin 2023, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après dénommé le « ministre », informa Madame A que sa demande de protection internationale était irrecevable en application des dispositions de l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015, au motif qu’elle était bénéficiaire d’une protection internationale en Bulgarie. Ladite décision est libellée comme suit :

« […] J’ai l’honneur de me référer à votre demande en obtention d’une protection internationale que vous avez introduite auprès du service compétent du Ministère des Affaires étrangères et européennes en date du 16 mai 2023 sur base de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après la « Loi de 2015 »).

En mains le rapport « Eurodac », le rapport du Service de Police Judiciaire du 16 mai 2023, ainsi que le rapport d’entretien sur la recevabilité de votre demande de protection internationale du 26 mai 2023.

Suivant résultat des recherches effectuées dans la base de données Eurodac, vous avez introduit une demande de protection internationale en Bulgarie en date du 27 juillet 2022. Il ressort encore des informations obtenues par les autorités bulgares en date du 22 mai 2023, suite à une demande de renseignements leur adressée par les autorités luxembourgeoises sur base de l’article 34 du règlement Dublin III, que le statut conféré par la protection subsidiaire vous a été accordé par décision des autorités bulgares en date du 24 février 2023.

Vous déclarez à l’officier de police judiciaire que vous auriez été arrêtée en Bulgarie et que vous y auriez dû donner vos empreintes, mais que vous n’auriez cependant pas voulu y introduire une demande de protection internationale. Vous faites alors état d’avoir quitté la Bulgarie avec un passeur en voiture ensemble avec d’autres personnes pour la Serbie. Une autre voiture vous aurait ramenés à la frontière allemande. Vous ne sauriez pas quelles frontières vous auriez passé alors que « nous étions tous entassés et cachés dons la voiture et nous ne voyions rien » (entretien police page 2). Vous auriez encore pris deux trains pour venir au Luxembourg. Lorsque vous êtes confrontée au fait qu’il a pu être trouvé sur votre téléphone portable, entre autre, un ticket de vol Athènes-Charleroi, vous avouez alors qu’une fois que vous auriez eu vos documents bulgares, vous auriez pris un avion pour la Grèce et un autre pour la Belgique où votre beau-frère serait venu vous récupérer. Votre passeport ainsi que votre titre de séjour bulgares, vous les auriez détruits « parce que c’est ce que tout le monde fait » (entretien police page 2). Vous seriez venue au Luxembourg parce que vous n’auriez plus voulu rester en Bulgarie et parce que « ma famille ne le veut pas non plus » (entretien police page 2). Votre sœur se trouverait par ailleurs au Luxembourg depuis une année et aurait obtenu un titre de séjour.

2Lors de votre entretien sur la recevabilité de votre demande de protection internationale vous déclarez avoir obtenu le statut conféré par la protection subsidiaire par les autorités bulgares en mars 2023. Vous auriez brûlé vos documents bulgares dès votre arrivée à l’aéroport de … parce que vos amis vous auraient conseillé de le faire.

Vous déclarez avoir quitté la Bulgarie parce que la situation sécuritaire n’y serait « pas bien du tout » (entretien page 2). Après l’obtention de votre statut de protection internationale, « ils ne sont plus responsables de vous. (…) ils te renvoient du camp » (entretien page 2). Au camp, il n’y aurait pas d’aides, ni des aides médicales. Par ailleurs, vous seriez musulmane et vous n’auriez pas su « si je mangeais de la nourriture Halal » (entretien page 2). Par ailleurs, « tu dois chercher du travail et comme tu es arabe, il y a beaucoup de racisme » (entretien page 2). Les conditions de vie seraient très difficiles et mauvaises. On ne pourrait même pas étudier. Vous auriez par ailleurs été menacée en Bulgarie parce que vous seriez membre du PKK en Syrie. Vous auriez été menacée par téléphone et en face-à-face par une personne, également membre du PKK, qui se trouverait en Bulgarie et qui vous aurait dit « tu restes sage, tu ne dis rien ou bien on va te faire du mal » (entretien page 3).

A l’appui de votre demande, vous remettez une copie d’une photo de votre carte membre du PKK ainsi qu’une copie d’une photo d’un acte de naissance syrien.

Madame, je suis au regret de vous informer qu’en vertu des dispositions de l’article 28 (2) a) de la Loi de 2015, votre demande de protection internationale est irrecevable au motif qu’une protection internationale vous a été accordée par un autre Etat membre de l’Union européenne, en l’occurrence la Bulgarie.

En effet, tel que relevé ci-avant, il résulte des informations obtenues par les autorités bulgares que vous êtes bénéficiaire du statut conféré par la protection subsidiaire depuis le 24 février 2023, de sorte que l’introduction d’une nouvelle demande de protection internationale dans un autre Etat membre n’est pas justifiée alors que vous ne sauriez vous voir octroyer une deuxième fois un statut de protection internationale dont vous êtes déjà bénéficiaire.

Il ne ressort en outre pas des éléments de votre dossier que vous auriez été, en Bulgarie, la victime de traitements inhumains au sens de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme (ci-après « la CEDH »), sinon de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la CharteUE ») ou qu’il existerait dans votre chef, en cas de retour en Bulgarie, un risque de faire l’objet de traitements contraires à ces mêmes dispositions. En effet, la Bulgarie, en tant qu’Etat membre de l’Union européenne est signataire de la CharteUE, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est présumée en appliquer les dispositions. En tout état de cause, vous n’apportez pas la preuve que, dans votre cas précis, vos droits n’auraient pas été garantis en Bulgarie ou encore que vous n’auriez eu aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités bulgares.

Il ressort par ailleurs de vos déclarations que vous aviez dès le départ choisi de ne pas vouloir rester en Bulgarie, mais de venir au Luxembourg pour des motifs de pure convenance personnelle et que la Bulgarie n’aurait constitué qu’une étape de passage avant de venir au Luxembourg. Or, les procédures existant en matière de protection internationale n’ont pas été instaurées pour permettre à des ressortissants de pays tiers de simplifier leur trajet pour gagner le pays de leur choix après l’obtention de documents de voyage et de séjour liés à 3l’obtention d’un statut de protection internationale, mais pour protéger contre un retour dans leur pays d’origine les personnes ayant dû fuir cet Etat en raison de persécutions ou d’atteintes graves y subies. Or, vous avez séjourné en Bulgarie uniquement en attente de la délivrance de vos documents de voyage et de séjour avant de prendre un avion pour … en passant par la Grèce, pour enfin venir au Luxembourg. Votre comportement constitue ainsi l’exemple-type de forum shopping, pratique que le Régime européen d’asile commun (RAEC) vise spécialement à éviter.

Il ne résulte en outre pas de vos déclarations que votre vie en Bulgarie aurait été intolérable où que vous y auriez été soumise à des traitements inhumains ou dégradants, vos seules affirmations totalement vagues que vous n’auriez plus été logée dans un camp pour demandeurs de protection internationale après avoir obtenu le statut conféré par la protection subsidiaire, sinon qu’il y aurait du racisme en Bulgarie ou encore que vous n’auriez pas apprécié la nourriture vous offerte par les autorités bulgares, et que vous devriez en outre chercher un emploi, ne sont manifestement pas à considérer comme traitements contraires à l’article 3 de la CEDH. Au vu de votre court séjour en Bulgarie, il peut par ailleurs mis en doute que vous ayez entrepris la moindre démarche de vous intégrer en Bulgarie et de vous y trouver un emploi pour subvenir à vos besoins.

Si vous déclarez encore avoir été menacée en Bulgarie par une personne, qui serait à votre instar membre du groupement PKK, ce fait, à le supposer établi, ne porte pas à conséquence quant à l’irrecevabilité de votre demande de protection internationale introduite au Luxembourg. En effet, si jamais vous deviez vous être sentie menacée par cette personne, il vous aurait appartenu de vous adresser aux autorités bulgares, notamment policières, et de porter plainte contre cette personne. En tout état de cause, vous laissez d’établir que les autorités bulgares n’auraient pas pu ou pas voulu vous apporter leur aide si vous deviez en avoir eu besoin.

A titre informatif, veuillez noter que, conformément aux développements retenus par la Cour de Justice de l’Union européenne concernant l’éloignement d’un ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un Etat membre et bénéficiaire d’une protection internationale dans un autre Etat européen, la présente décision ne vaut pas, par dérogation à l’article 34 (2) de la loi de 2015, décision de retour dans votre chef.

Le Grand-Duché de Luxembourg ne peut par conséquent pas donner suite à votre demande qui est déclarée irrecevable. […] ».

Par arrêté du 2 juin 2023, notifié à l’intéressée en mains propres le même jour, le ministre déclara irrégulier le séjour de Madame A sur le territoire luxembourgeois, tout en lui ordonnant de se rendre immédiatement vers la Bulgarie, Etat membre qui lui a délivré le statut de protection subsidiaire.

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 16 juin 2023, inscrite sous le numéro 49049 du rôle, Madame A a fait introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 31 mai 2023 déclarant sa demande de protection internationale irrecevable.

Etant donné que l’article 35 (3) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit expressément un recours en annulation en la matière, seul un recours en annulation a pu être introduit contre la décision ministérielle précitée du 31 mai 2023.

4Ledit recours est, par ailleurs, à déclarer recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours et en fait, la demanderesse relate qu’elle aurait tenté de quitter la Syrie en 2019, mais que son voyage aurait été interrompu alors qu’elle y aurait été arrêtée et emprisonnée pendant deux ans. Elle explique qu’elle aurait finalement pu s’enfuir en direction de la Bulgarie, où elle serait restée environ huit mois et où elle aurait fait l’objet d’une arrestation par la police bulgare au cours de laquelle ses empreintes digitales auraient été enregistrées, tout en mettant à cet égard en avant que, ne parlant pas la langue du pays, elle aurait cru qu’il s’agirait d’une procédure habituelle lors d’un contrôle policier. Elle souligne, dans ce contexte, qu’elle n’aurait pas voulu déposer de demande de protection internationale en Bulgarie mais que son but initial aurait été de rejoindre le Luxembourg, où vivrait également sa sœur.

Elle donne à considérer qu’elle aurait fait l’objet de menaces physiques et par téléphone en Bulgarie, en raison de son appartenance au « Partiya Karkerên Kurdistan » (« PKK ») et à la minorité kurde. Ainsi, étant considérée par le parti kurde comme une traitresse, elle aurait été victime de menaces de violences de la part d’autres demandeurs d’asile infiltrés dans le camp, la demanderesse précisant qu’elle aurait notamment été accusée d’avoir donné des renseignements sur le parti durant son emprisonnement par « Daesh ».

Elle met en avant qu’à l’obtention de son statut de protection subsidiaire en Bulgarie, les responsables du camp lui auraient indiqué qu’elle disposerait d’un délai de 15 jours pour quitter le camp, faire les démarches pour obtenir un passeport et disposer d’un logement. Ce serait dans ce contexte qu’elle aurait repris son itinéraire en direction du Luxembourg afin de rejoindre sa sœur, où elle aurait déposé une demande de protection internationale en date du 16 mai 2023.

En droit, la demanderesse invoque, en premier lieu, un détournement de pouvoir, respectivement une violation des articles 5 (1) et 10 (3) a) et b) de la loi du 18 décembre 2015 en ce que le ministre se serait borné à retenir l’irrecevabilité de sa demande de protection internationale au motif qu’elle serait bénéficiaire d’une protection internationale en Bulgarie et qu’elle serait venue au Luxembourg pour des convenances personnelles, sans prendre en considération ni la situation réservée à l’heure actuelle aux demandeurs et bénéficiaires d’une protection internationale en Bulgarie ni sa situation personnelle.

Quant à sa situation personnelle, elle met en avant que le Luxembourg serait le seul pays dans lequel séjournerait un membre de sa famille avec qui elle serait encore en contact alors que le reste de sa famille l’aurait reniée après qu’elle ait été enrôlée par le PKK et détenue.

Il s’agirait dès lors du simple exercice de son droit à l’unité familiale sans que le fait qu’elle est déjà bénéficiaire d’une protection subsidiaire en Bulgarie ne pourrait faire obstacle à son droit de déposer une nouvelle demande de protection internationale dans un autre Etat membre de l’Union européenne.

En ce qui concerne la situation en Bulgarie, elle invoque l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs et bénéficiaires d’une protection internationale entraînant des traitements inhumains et dégradants contraires aux articles 3 de la Convention de sauvegarde de droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte ».

5Elle conclut que la décision entreprise, en ce qu’elle ne prendrait en compte ni sa situation personnelle ni celle existant à l’heure actuelle en Bulgarie résulterait d’un examen mécanique et serait dès lors à annuler.

En deuxième lieu, la demanderesse se prévaut d’une violation de la loi ou des formes destinées à protéger les intérêts privés.

Elle invoque, tout d’abord, une violation des droits procéduraux et plus particulièrement de l’article 41 (2) c) de la Charte, ensemble avec l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, ci-après désigné par « le règlement grand-ducal du 8 juin 1979 », au motif que la décision entreprise serait entachée d’un défaut de motivation.

Elle reproche à cet égard au ministre de déclarer sa demande de protection internationale irrecevable en raison du statut dont elle bénéficie en Bulgarie sans approfondir les raisons pour lesquelles elle souhaitait se rendre au Luxembourg. De même, le ministre se serait limité à constater qu’elle n’aurait pas pris contact avec la police bulgare face à des menaces qu’elle y aurait subies sans prendre le soin de l’interroger sur ce point.

Elle donne dans ce contexte à considérer qu’elle n’aurait jamais voulu être accueillie par la Bulgarie mais qu’elle aurait toujours souhaité rejoindre sa sœur au Luxembourg, qui serait la seule famille qui lui resterait. Elle explique qu’à l’obtention de son statut de protection subsidiaire, elle n’aurait disposé que de deux semaines pour trouver un logement et un emploi, et ce sans aucune assistance étatique ni programme d’intégration et dans un pays dans lequel elle se serait trouvée seule et dont elle ne parlerait pas la langue. A cela s’ajouterait le fait qu’elle souffrirait d’importants troubles psychiques en raison de ses années de captivité qui nécessiteraient une prise en charge spécifique en cas de retour en Bulgarie, la demanderesse expliquant à cet égard qu’elle serait actuellement en suivi psychologique chez le docteur …, tout en se prévalant d’un rapport psychologique établi par ledit médecin en date du 1er juin 2023 duquel il se dégagerait qu’elle devrait suivre une thérapie individuelle « pour le traitement de son trouble de stress post-traumatique ».

Au vu de ces considérations, elle estime qu’il aurait appartenu au ministre d’analyser la possibilité d’un accès effectif aux soins adéquats en Bulgarie, tel que cela aurait été retenu par le tribunal administratif dans un jugement du 6 novembre 2019, inscrit sous le numéro 43536 du rôle.

La demanderesse invoque ensuite une violation de l’unité familiale et du principe de proportionnalité, par référence aux articles 8 de la CEDH et 7 de la Charte.

Elle réitère dans ce contexte qu’elle aurait voulu quitter son pays d’origine après avoir été enrôlée de force par le PKK à l’âge de 13 ans et qu’elle aurait tenté de quitter la Syrie avant d’être arrêtée et emprisonnée pendant deux ans. Elle explique que depuis son enrôlement, elle n’aurait plus aucun contact ni avec ses parents ni avec le reste de sa famille qui l’aurait reniée en raison de sa captivité et qui refuserait désormais tout contact avec elle et de lui apporter une quelconque aide, de sorte que le seul membre de sa famille avec qui elle entretiendrait encore des liens familiaux serait sa sœur qui résiderait légalement au Luxembourg avec son mari et ses enfants.

6Elle conclut que le fait de lui refuser de vivre aux cotés des seules personnes de sa famille avec lesquelles elle entretiendrait toujours des liens correspondrait à une violation flagrante de son droit à l’unité familiale.

La demanderesse se prévaut ensuite d’une violation des articles 1er et 4 de la Charte en raison, tout d’abord, des défaillances systémiques qui existeraient de manière générale dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs et bénéficiaires de protection internationale en Bulgarie, tout en se prévalant à cet égard d’un rapport émis par l’Office suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) le 30 août 2019 duquel il se dégagerait une véritable volonté des autorités bulgares de ne pas accueillir des réfugiés, et ce en violation des engagements incombant à tous les Etats membres de l’Union européenne. Ainsi, en 2018, seulement 11% des demandeurs d’asile auraient obtenu le statut de réfugié et 12 % le statut conféré par la protection subsidiaire. Par ailleurs, sur une capacité d’accueil des centres d’hébergement de 4760 personnes, le taux d’occupation en 2018 n’aurait été que de 444 personnes, de sorte qu’environ 90 % de places seraient restées vacantes.

Toujours en se prévalant dudit rapport de l’OSAR d’août 2019, elle fait valoir qu’en sa qualité de bénéficiaire d’une protection internationale en Bulgarie, il serait incontestable qu’en cas de retour elle n’y bénéficierait d’aucune aide à l’hébergement, de sorte qu’elle s’y retrouverait sans abri.

Il se dégagerait encore dudit rapport de l’OSAR qu’elle n’aurait aucun accès aux soins médicaux et plus particulièrement aux soins psychiques en Bulgarie, la demanderesse rappelant à cet égard qu’elle souffrirait d’un trouble de stress post-traumatique et de claustrophobie résultant de son parcours et de ses années de captivité, tout en soulignant que le docteur … aurait retenu dans son rapport médical prémentionné du 1er juin 2023 qu’elle nécessiterait une thérapie individuelle réalisée au moyen d’une évaluation approfondie de ses symptômes et qu’à cet effet, il serait conseillé de renforcer ses liens familiaux avec sa sœur présente au Luxembourg.

Il ressortirait également dudit rapport de l’OSAR que depuis le mois de janvier 2014, la Bulgarie ne disposerait plus d’aucun programme d’intégration pour les bénéficiaires d’une protection internationale en vue notamment de trouver un emploi. Même si, en 2017, un arrêté sur l’intégration aurait été adopté, seules 13 personnes titulaires d’un statut de protection internationale auraient bénéficié d’un soutien à l’intégration jusqu’en 2019, la demanderesse soulignant à cet égard que le soutien en question aurait été financé non par le mécanisme national d’intégration mais par des fonds d’intégration provenant d’un programme de l’Union européenne. Elle met en avant que différents tribunaux internationaux auraient également eu l’occasion de se prononcer contre le renvoi vers la Bulgarie de personnes bénéficiaires d’un statut de protection internationale, tout en renvoyant à cet égard à une communication du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies du 15 décembre 20161, ainsi qu’à des jurisprudences de juridictions d’autres Etats membres2.

Ainsi, dans la mesure où elle ne pourrait ni se nourrir, ni se loger ni avoir accès aux soins médicaux, son renvoi en Bulgarie l’exposerait à un traitement inhumain et dégradant.

1 Human Rights Committee, R.A.A. v. Denmark, Communication n° 2608/2015, 15 décembre 2016.

2 Trib. adm., supérieur de Sarre, 10 janvier 2017 ; Verwaltungsgericht Lüneburg, arrêt 10 LB 82/17, 29 janvier 2018.

7La demanderesse se prévaut dans ce contexte encore de sa particulière vulnérabilité par référence à un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) du 19 mars 20193, tout en mettant en avant qu’elle serait une jeune femme, vivant seule et souffrant d’un stress post-traumatique.

Au vu de la situation actuelle en Bulgarie et de sa vulnérabilité particulière, il y aurait lieu de conclure qu’un renvoi entraînerait dans son chef un risque extrêmement sérieux de violation de l’article 4 de la Charte, de sorte que la décision entreprise devrait être annulée.

La demanderesse invoque, enfin, une violation du droit à l’application du principe de précaution et du principe de coopération loyale consacrés aux articles 191 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et 3 du Traité sur l’Union européenne (TUE) en faisant état de la situation actuelle de crise économique et de conflit en Ukraine, qui impliquerait qu’elle ne devrait pas être contrainte à traverser l’Europe.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet de l’ensemble de ces moyens pour ne pas être fondés.

Le tribunal relève d’abord qu’il n’est pas tenu de suivre l’ordre dans lequel les moyens sont présentés mais il lui appartient de les toiser suivant la logique juridique dans laquelle ils s’insèrent, l’examen de la légalité externe devant précéder celui de la légalité interne.

Dans ces conditions, le tribunal examinera, en premier lieu, les reproches d’ordre procédural soulevés par la demanderesse.

En ce qui concerne tout d’abord la violation alléguée de l’article 10 (3) a) et b) de la loi du 18 décembre 2015, lequel dispose que « (3) Le ministre fait en sorte que les décisions sur les demandes de protection internationale soient prises à l’issue d’un examen approprié. A cet effet, il veille à ce que : a) les demandes soient examinées et les décisions soient prises individuellement, objectivement et impartialement ; b) des informations précises et actualisées soient obtenues auprès de différentes sources, telles que le Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEAA) et le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), ainsi que les organisations internationales compétentes en matière de droits de l’homme, sur la situation générale existant dans les pays d’origine des demandeurs et, le cas échéant, dans les pays par lesquels les demandeurs ont transité, et à ce que le personnel chargé d’examiner les demandes et de prendre les décisions ait accès à ces informations; », il résulte de cette disposition qu’il appartient au ministre de prendre une décision individuelle, objective et impartiale à l’issue d’un examen approprié et en se basant notamment sur des informations précises et actualisées sur la situation générale existant dans les pays d’origine des demandeurs et, le cas échéant, dans les pays par lesquels les demandeurs ont transité.

Il ressort des éléments du dossier administratif que Madame A a obtenu une protection internationale en Bulgarie en date du 24 février 2023, ce qu’elle ne conteste pas, et qu’elle a été invitée, lors de son entretien auprès de la direction de l’Immigration, à exposer les raisons pour lesquelles elle sollicite une protection internationale au Luxembourg, notamment celles ayant trait à son départ tant de son pays d’origine que de la Bulgarie.

3 Affaires C297/17, C318/17, C319/17 et C430 8/17.

8Etant donné que la décision entreprise renseigne que le ministre s’est plus particulièrement basé sur l’existence d’une protection internationale octroyée en Bulgarie et sur les motifs fournis par la demanderesse concernant son départ dudit pays pour déclarer sa demande de protection internationale irrecevable, tout en retenant qu’il ne ressortirait pas des éléments du dossier administratif qu’elle aurait été victime de traitements inhumains et dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, le reproche suivant lequel la décision litigieuse n’aurait pas été prise à l’issue d’un examen approprié laisse d’être fondé, étant relevé que l’existence effective de défaillances systémiques en Bulgarie relève du bien-

fondé de la décision entreprise lequel sera examiné ci-après.

Le moyen afférent est, dès lors, à rejeter pour ne pas être fondé.

Quant au reproche d’un manque de motivation de la décision litigieuse, qui engendrerait une violation de l’article 41 (2) c) de la Charte et de l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979, il échet de préciser que l’article 41 de la Charte prévoit que « (1) Toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions, organes et organismes de l’Union. (2) Ce droit comporte notamment : […] c) l’obligation pour l’administration de motiver ses décisions. » et garantit le droit à une bonne administration.

Or, la demanderesse n’est pas fondée à reprocher un défaut de motivation au ministre sur le fondement de cet article, étant donné qu’il ressort clairement du libellé de cette disposition qu’elle ne s’adresse non pas aux Etats membres, mais uniquement aux institutions, aux organes et aux organismes de l’Union européenne4.

Le moyen afférent encourt, dès lors, le rejet en ce qu’il est fondé sur l’article 41 de la Charte.

Quant à l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979, celui-ci prévoit que toute décision administrative doit reposer sur des motifs légaux et les catégories de décisions y énumérées limitativement, en l’occurrence celles refusant de faire droit à la demande de l’intéressé, celles révoquant ou modifiant une décision antérieure, sauf si elles interviennent à la demande de l’intéressé et qu’elles y font droit, celles intervenant sur recours gracieux, hiérarchique ou de tutelle, celles intervenant après procédure consultative, lorsqu’elles diffèrent de l’avis émis par l’organisme consultatif ou lorsqu´elles accordent une dérogation à une règle générale, doivent formellement indiquer les motifs par l’énoncé au moins sommaire de la cause juridique qui leur sert de fondement et des circonstances de fait à leur base.

A cet égard, il échet de remarquer qu’au vœu de cet article 6, il suffit que la motivation soit sommaire. Il convient, en outre, de rappeler que la sanction de l’absence de motivation ne consiste pas dans l’annulation de l’acte visé, mais dans la suspension des délais de recours et celui-ci reste a priori valable, l’administration pouvant produire ou compléter les motifs postérieurement et même pour la première fois à la phase contentieuse5.

4 CJUE, 5 novembre 2014, Sophie Mukarubega contre Préfet de police, Préfet de la Seine-Saint-Denis, C-166/13, point 44 ; trib. adm., 1er mars 2021, n° 45437 du rôle, trib. adm., 5 juillet 2021, n° 45988 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

5 Cour adm., 20 octobre 2009, n° 25738C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Proc. adm. non contentieuse, n° 90 et les autres références y citées.

9Ainsi, un acte n’est susceptible d’encourir l’annulation qu’au cas où la motivation le sous-tendant ne ressort d’aucun élément soumis au tribunal au moment où l’affaire est prise en délibéré, étant donné qu’une telle circonstance rend tout contrôle de la légalité des motifs impossible.

Or, force est de constater, tel que relevé par le tribunal dans ses développements ci-

avant concernant l’article 10 (3) de la loi du 18 décembre 2015, qu’en l’espèce, le ministre a amplement motivé la décision critiquée tant en droit qu’en fait, en ce qu’il a indiqué la base juridique de la décision attaquée, à savoir l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015 et a, par ailleurs, examiné la situation de fait telle que présentée par la demanderesse. Le ministre, après avoir résumé les déclarations de Madame A et notamment soulevé le fait que sa sœur se trouverait au Luxembourg où celle-ci aurait obtenu un titre de séjour, a encore retenu qu’il ne ressortait pas des éléments en sa possession qu’elle aurait été victime en Bulgarie de traitements inhumains et dégradants contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, ni qu’elle serait susceptible d’être soumise à de tels traitements en cas de retour. Il a, par ailleurs, retenu que le fait que Madame A a affirmé lors de son entretien qu’elle n’aurait plus été logée dans un camp pour demandeurs de protection internationale après avoir obtenu le statut conféré par la protection subsidiaire, sinon le fait qu’il y aurait du racisme en Bulgarie ou encore le fait qu’elle n’aurait pas apprécié la nourriture lui offerte par les autorités bulgares et qu’elle devrait en outre chercher un emploi ne seraient pas à considérer comme des traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3 de la CEDH. Il a enfin encore pris position sur le fait qu’elle aurait été menacée en Bulgarie par une personne qui serait membre du groupement PKK en retenant que ce fait ne porterait pas à conséquence quant à l’irrecevabilité de sa demande de protection internationale, à défaut pour elle d’avoir porté plainte et d’avoir recherché l’aide des autorités bulgares.

Par rapport aux problèmes de santé dont la demanderesse fait état, force est de relever que mis à part le constat que la demanderesse n’a pas mentionné le fait qu’elle souffrirait de problèmes psychologiques lors de son entretien auprès du ministère de sorte qu’il ne saurait en tout état de cause être reproché au ministre de ne pas y avoir pris position, il s’agit là d’une contestation tenant à l’examen du bien-fondé de la décision du ministre qui, en tant que telle, ne permet pas de retenir que celle-ci pêcherait par un défaut de motivation. Il en est de même de la question de l’existence d’un accès aux soins de santé en Bulgarie, les contestations soulevées à cet égard par la demanderesse touchant la question du bien-fondé de la décision du ministre au regard plus particulièrement de la question de savoir si la décision d’irrecevabilité est compatible avec les exigences posées par les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte. En revanche, ces contestations ne permettent pas de retenir un défaut de motivation d’un point de vue formel.

Partant, le moyen de la demanderesse basé sur un défaut de motivation de la décision ministérielle déférée est dès lors à rejeter pour être non fondé.

Quant à la légalité interne de la décision litigieuse, il y a lieu de rappeler qu’aux termes de l’article 28 (2) de la loi du 18 décembre 2015, « […] le ministre peut prendre une décision d’irrecevabilité, sans vérifier si les conditions d’octroi de la protection internationale sont réunies, dans les cas suivants: a) une protection internationale a été accordée par un autre Etat membre de l’Union européenne […] ».

10Il ressort de cette disposition que le ministre peut déclarer irrecevable une demande de protection internationale, sans vérifier si les conditions d’octroi en sont réunies, dans le cas où le demandeur s’est vu accorder une protection internationale dans un autre pays membre de l’Union européenne.

En l’espèce, il est constant en cause que la demanderesse est bénéficiaire d’une protection internationale lui reconnue par les autorités bulgares le 24 février 2023, de sorte qu’a priori, le ministre a valablement pu déclarer sa demande de protection internationale irrecevable, sur base de l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015.

Si la demanderesse fait valoir, à cet égard, une violation de l’article 1er de la Charte protégeant la dignité humaine et l’article 4 de la Charte interdisant la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, corollaire de l’article 3 de la CEDH, le tribunal précise que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et le protocole de 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard6.

Le tribunal relève encore que la CJUE a, dans un arrêt du 19 mars 20197, confirmé ce principe selon lequel le droit de l’Union européenne repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque Etat membre partage avec tous les autres Etats membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée.

Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les Etats membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union européenne qui les met en œuvre, ainsi que dans le fait que leurs ordres juridiques nationaux respectifs sont en mesure de fournir une protection équivalente et effective des droits fondamentaux reconnus par la Charte, notamment à l’article 4 de celle-ci, qui consacrent l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses Etats membres, de sorte qu’il doit être présumé que le traitement réservé aux demandeurs ou aux bénéficiaires d’une protection internationale dans chaque Etat membre est conforme aux exigences de la Charte, de la Convention de Genève ainsi que de la CEDH.

Il ne saurait, cependant, être exclu que ce système rencontre, en pratique, des difficultés majeures de fonctionnement dans un Etat membre déterminé, de telle sorte qu’il existe un risque sérieux que des demandeurs ou des bénéficiaires d’une protection internationale soient traités, dans cet Etat membre, d’une manière incompatible avec leurs droits fondamentaux.

Dans ce contexte, il importe de relever que, eu égard au caractère général et absolu de l’interdiction énoncée à l’article 4 de la Charte, qui interdit, sans aucune possibilité de dérogation, les traitements inhumains ou dégradants sous toutes leurs formes, il est indifférent, aux fins de l’application de cet article 4, que ce soit au moment même d’un transfert, au cours de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait un risque sérieux de subir un tel traitement. Ainsi, le tribunal relève que dans ses arrêts du 19 mars 2019, rendus dans les affaires jointes C-297/17, C-318/17, C-319/17 et C-438/17, invoqués par la 6 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes N. S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, et M.

E. et autres c. Refugee Applications Commissioner et Minister for Justice, Equality and Law Reform, C-493/10, point 78.

7 CJUE, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, C-163/17.

11demanderesse, ainsi que dans l’affaire C-163/17, prémentionnée, la CJUE a retenu que lorsque la juridiction saisie d’un recours contre une décision rejetant une nouvelle demande de protection internationale comme irrecevable dispose d’éléments produits par le demandeur aux fins d’établir l’existence d’un tel risque dans l’Etat membre ayant déjà accordé l’un des statuts conférés par la protection internationale, cette juridiction est tenue d’apprécier, sur la base d’éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés et au regard du standard de protection des droits fondamentaux garanti par le droit de l’Union européenne, la réalité de défaillances soit systémiques ou généralisées, soit touchant certains groupes de personnes8. Elle a, à cet égard, souligné que, pour relever de l’article 4 de la Charte, correspondant à l’article 3 de la CEDH, et dont le sens et la portée sont donc, en vertu de l’article 52 (3) de la Charte, les mêmes que ceux que leur confère ladite convention, les défaillances en question doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Elle a encore précisé que ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie n’atteignant toutefois pas ce seuil lorsqu’elles n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant : le seul fait que la protection sociale et/ou les conditions de vie sont plus favorables dans l’Etat membre requérant que dans l’Etat membre normalement responsable du demandeur n’est ainsi pas de nature à conforter la conclusion selon laquelle la personne concernée serait exposée, en cas de transfert vers ce dernier Etat membre, à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 4 de la Charte.

La demanderesse remettant en question la présomption du respect par les autorités bulgares de ses droits fondamentaux tels que consacrés notamment par la Charte et la CEDH, puisqu’elle affirme risquer des traitements inhumains et dégradants en Bulgarie, il lui incombe de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.

En ce qui concerne la situation générale des bénéficiaires de protection internationale en Bulgarie, il échet de relever que le rapport de l’OSAR versé par la demanderesse traitant des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale et des personnes bénéficiant d’un statut de protection dans le prédit pays ne saurait être pris en considération pour témoigner de la situation actuelle des bénéficiaires d’une protection internationale en Bulgarie, alors que ledit rapport, datant de quatre ans, concerne plus particulièrement les années 2018 et 2019, de sorte à ne plus refléter la situation actuelle en Bulgarie. Il en est de même de la communication du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies du 15 décembre 2016 ainsi que des jurisprudences des tribunaux nationaux d’autres Etats membres auxquelles se réfère la demanderesse.

En ce qui concerne ensuite la situation personnelle de Madame A, force est de relever que l’intéressée a mis en avant, dans le cadre de son entretien mené le 26 mai 2023, que la situation sécuritaire dans les camps bulgares ne serait pas bien, qu’après avoir obtenu une 8 Ibidem, point 88.

12protection « ils ne sont plus responsables de vous […] ils te renvoient du camp »9, qu’au camp « […] il n’y a pas d’aides, ni des aides médicales »10, qu’elle n’aurait pas apprécié la nourriture au camp en raison de sa religion, qu’elle n’aurait pas trouvé de travail en Bulgarie, alors qu’il y aurait beaucoup de racisme et qu’elle n’y pourrait pas faire des études. Elle a encore fait état du fait qu’elle aurait été menacée en Bulgarie à cause de son appartenance au PKK en Syrie.

Pour ces raisons, elle se serait rendue au Luxembourg où se trouverait également sa sœur. Dans son recours, elle a encore fait valoir sa vulnérabilité particulière, en tant que jeune femme, vivant seule et souffrant d’un stress post-traumatique.

A cet égard, force est tout d’abord au tribunal de relever que la demanderesse se limite à produire des extraits du rapport de l’OSAR du 30 août 2019 relatif à la situation des demandeurs et bénéficiaires de protection internationale en Bulgarie, respectivement à verser un rapport psychologique du docteur … du 1er juin 2023, sans toutefois mettre ces éléments en relation avec sa situation particulière, concrète et personnelle en Bulgarie. La demanderesse reste, en effet, plus particulièrement en défaut de démontrer concrètement en quoi l’Etat bulgare n’aurait pas satisfait à ses obligations en la matière, respectivement que son droit aux soins de santé et à un hébergement, voire à un emploi n’y auraient pas été respectés ou refusés, de sorte que les simples affirmations à cet égard suivant lesquelles en cas de retour en Bulgarie elle se retrouverait sans abri, sans travail et sans aucun accès aux soins de santé sont, à défaut de tout élément concret tiré de son vécu personnel, purement hypothétiques.

En ce qui concerne plus particulièrement les prétendues difficultés rencontrées pour trouver un logement, respectivement un emploi rémunéré, force est de relever que celles-ci ne peuvent être considérées comme étant contraires à l’article 4 de la Charte, dans la mesure où il n’existe a priori dans aucun pays une obligation de l’Etat de pourvoir un emploi à l’un de ses résidents, et, par extension, à un bénéficiaire d’une protection internationale, ou même de lui garantir l’accès à un logement. A ce propos, si la demanderesse affirme qu’elle risquerait d’être amenée à vivre dans la rue en cas de retour en Bulgarie, force est de constater qu’elle n’apporte aucun élément concret selon lequel les autorités bulgares agiraient systématiquement de la sorte, étant rappelé à cet égard que la Bulgarie est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève, ainsi que du protocole de 1967 et, à ce titre, est censée en appliquer les dispositions.

Par ailleurs, si elle a pu se trouver dans ledit pays dans une situation où elle n’avait ni logement, ni travail, ni accès à des soins médicaux, il ne ressort cependant pas de ses déclarations qu’elle ait accompli une quelconque démarche auprès des autorités bulgares afin de se voir attribuer un logement ou une aide financière ou médicale. Au contraire, Madame A a décidé de quitter la Bulgarie pour se rendre au Luxembourg auprès de sa sœur en invoquant simplement son statut de femme, sa solitude et son stress post-traumatique. Or, une telle attitude consistant à rester essentiellement passive ne peut permettre de retenir un défaut de la part des autorités bulgares à son égard.

Finalement, le tribunal se doit de relever que si la demanderesse était effectivement d’avis que les autorités bulgares avaient violé les droits garantis par l’article 4 de la Charte, il lui aurait appartenu et lui appartiendrait, en tout état de cause, de faire valoir ses droits 9 Page 2/5 du rapport d’entretien.

10 Idem.

13directement auprès desdites autorités en usant des voies de droit adéquates, voire de saisir, par après, la Cour européenne des droits de l’Homme, dénommée ci-après « la CourEDH ».

En ce qui concerne encore les menaces qu’elle aurait reçues en Bulgarie par une personne qui serait également membre du groupement PKK, force est de constater qu’il ressort des déclarations de la demanderesse qu’elle n’a pas déposé plainte contre l’individu en question, ni recherché une quelconque aide de la part des autorités bulgares, de sorte qu’aucune carence desdites autorités à son égard ne saurait être retenue.

Il y a, dès lors, lieu de conclure que la demanderesse n’apporte pas la preuve que, dans son cas précis, ses droits, tels que consacrés à travers les articles 3 de la CEDH, 1er et 4 de la Charte, ne seraient pas garantis en cas de retour en Bulgarie, ni que, de manière générale, les droits des bénéficiaires d’une protection internationale dans ce pays ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que ceux-ci n’auraient en Bulgarie aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités bulgares en usant des voies de droit adéquates.

L’ensemble des considérations qui précédent amènent, dès lors, le tribunal à rejeter le moyen tiré d’une violation des articles 1er et 4 de la Charte et 3 de la CEDH.

En ce qui concerne la prétendue violation de l’unité familiale et des articles 8 de la CEDH et 7 de la Charte consacrant le droit au respect de la vie privée et familiale, il échet de rappeler que l’octroi d’une mesure de protection internationale se fait exclusivement sur base des critères définis par la Convention de Genève et par la loi du 18 décembre 2015, de sorte que des questions de protection de la vie privée et familiale d’un demandeur d’asile demeurant sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg ne sont pas de nature à interférer dans la présente espèce11.

Le moyen afférent est dès lors également rejeté.

En ce qui concerne, finalement, le moyen fondé sur une violation alléguée par le ministre des dispositions des articles 3 du TUE et 191 du TFUE, la demanderesse ne démontre pas que la décision litigieuse ne respecterait pas le principe de précaution en la contraignant à « traverser l’Europe », - alors qu’elle a pourtant traversé l’Europe pour se rendre au Luxembourg -, ainsi que le principe de coopération loyale, la référence vague et générale faite par la demanderesse à la crise économique et à la guerre en Ukraine étant insuffisante à cet égard.

Partant, le moyen de la demanderesse tendant à la violation des articles 3 du TUE et 191 du TFUE est à rejeter.

Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent et à défaut d’autres moyens, le recours sous analyse est à rejeter comme non fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

11 En ce sens : Cour adm., 19 octobre 2021, n° 46380C du rôle, disponible sous www.jurad.etat.lu.

14déclare le recours en annulation recevable en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne la demanderesse aux frais et dépens de l’instance.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique de vacation du 26 juillet 2023 par :

Thessy Kuborn, vice-président, Alexandra Bochet, premier juge, Emilie Da Cruz De Sousa, juge, en présence du greffier Marc Warken.

s. Marc Warken s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 26 juillet 2023 Le greffier du tribunal administratif 15


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 49049
Date de la décision : 26/07/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 15/08/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2023-07-26;49049 ?

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