La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

19/07/2023 | LUXEMBOURG | N°49116

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 19 juillet 2023, 49116


Tribunal administratif N° 49116 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49116 chambre de vacation Inscrit le 4 juillet 2023 Audience publique de vacation du 19 juillet 2023 Recours formé par Monsieur A, connu sous différents alias, Luxembourg, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)

___________________________________________________________________________


JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49116 du rôle et déposée le 4 juillet 2023 a

u greffe du tribunal administratif par Maître Michel Karp, avocat à la Cour, inscrit...

Tribunal administratif N° 49116 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49116 chambre de vacation Inscrit le 4 juillet 2023 Audience publique de vacation du 19 juillet 2023 Recours formé par Monsieur A, connu sous différents alias, Luxembourg, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)

___________________________________________________________________________

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49116 du rôle et déposée le 4 juillet 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Michel Karp, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur A, déclarant être né le … à … (Tunisie) et être de nationalité tunisienne, alias A, né le …, de nationalité tunisienne, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK), sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 19 juin 2023 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de le transférer vers l’Espagne, comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 14 juillet 2023 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Elena Frolova, en remplacement de Maître Michel Karp, et Monsieur le délégué du gouvernement Felipe Lorenzo en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de vacation de ce jour.

___________________________________________________________________________

Le 14 juin 2017, Monsieur A introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, il fut entendu par un agent de la police grand-ducale, police des étrangers et des jeux, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que l’intéressé avait auparavant déposé une demande de protection internationale en Allemagne le 30 juin 2015, en Suisse le 11 août 2016 et aux Pays-Bas le 6 octobre 2016.

1Toujours le 14 juin 2017, Monsieur A fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Par arrêté du même jour, notifié à l’intéressé le jour même, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », ordonna l’assignation à résidence de Monsieur A à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg, ci-après dénommée « SHUK », pour une durée de trois mois.

Le 21 juin 2017, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues allemands une demande de prise en charge de Monsieur A sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par courrier du 23 juin 2017 sur base de l’article 18, paragraphe (1), point c) dudit règlement.

Par décision du 26 juin 2017, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé envoyé le même jour, le ministre informa Monsieur A du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Allemagne sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III.

Par courrier du 10 juillet 2017, les autorités luxembourgeoises informèrent leurs homologues allemands de la suspension temporaire du transfert de Monsieur A sur base de l’article 29, paragraphes (1) et (2) du règlement Dublin III, au motif que l’intéressé avait disparu.

En date du 4 juillet 2019, le ministre clôtura la demande de protection internationale de Monsieur A au motif que l’intéressé avait disparu et ainsi renoncé à sa demande.

Le 5 mai 2023, Monsieur A introduisit de nouveau une demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 auprès du service compétent du ministère.

Le même jour, Monsieur A fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que l’intéressé avait auparavant déposé une demande de protection internationale en Allemagne le 30 juin 2015, en Suisse le 11 août 2016, aux Pays-Bas le 6 octobre 2016, au Luxembourg le 14 juin 2017, en France le 5 juillet 2018 et en Espagne le 13 décembre 2021.

Le 19 mai 2023, Monsieur A fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement Dublin III.

Par arrêté du même jour, notifié à l’intéressé le jour même, le ministre ordonna l’assignation à résidence de Monsieur A à la SHUK pour une durée de trois mois.

2Le 24 mai 2023, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues espagnols une demande de prise en charge de Monsieur A sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par courrier du 31 mai 2023 sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) dudit règlement.

Par décision du 19 juin 2023, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé envoyé le même jour, le ministre informa Monsieur A du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Espagne sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une deuxième demande de protection internationale au Luxembourg en date du 5 mai 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 ». En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l’Espagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande, Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 5 mai 2023 et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 19 mai 2023.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 5 mai 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l’immigration.

Lors de votre première demande de protection internationale au Luxembourg en date du 14 juin 2017, la responsabilité de l’Allemagne pour le traitement de cette demande a été constatée. Votre transfert en Allemagne n’a cependant pas pu être effectué parce que vous aviez disparu de votre structure d’hébergement.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez depuis lors introduit une demande de protection internationale en France en date du 5 juillet 2018 et une demande de protection internationale en Espagne en date du 13 décembre 2021.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 19 mai 2023.

Sur cette base, la Direction de l’immigration a adressé en date du 24 mai 2023 une demande de reprise en charge aux autorités espagnoles sur base de l’article 18(1)b du règlement DIII demande qui fut acceptée par lesdites autorités espagnoles en date du 31 mai 2023, sur base de l’article 18(1)d.

32. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 18(1), point d) du règlement DIII, l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1,950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 5 mai 2023 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en France en date du 5 juillet 2018 et une demande de protection internationale en Espagne en date du 13 décembre 2021 depuis votre première demande au Luxembourg en date du 14 juin 2017.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté le Luxembourg en date du 6 juillet 2017 et vous auriez vécu chez votre copine en France pendant un an et demi. Selon vos dires, les autorités françaises vous auraient rapatrié en Tunisie. Un mois plus tard, vous auriez quitté la Tunisie pour vous rendre au Maroc. Vous y auriez passé trois ans à essayer de rejoindre le territoire des Etat membres. Finalement vous auriez nagé sept heures pour arriver à Melilla (Espagne). Vous seriez resté en Espagne jusqu’en août 2022 et vous déclarez avoir quitté le pays sans avoir une réponse à votre demande de protection internationale. Ensuite, vous auriez travaillé au noir en France pendant environ un an avant de revenir au Luxembourg en date du 3 mai 2023.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 19 mai 2023, vous avez déclaré avoir des maux de ventre. Cependant vous n’avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé 4ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l’Espagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que l’Espagne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l’Espagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que l’Espagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, l’Espagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l’Espagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires espagnoles.

Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que l’Espagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d’analyser les risques d’être soumis à des traitements inhumains au sens de l’article 3 CEDH dans votre pays d’origine, mais dans l’Etat de destination, en l’occurrence l’Espagne. Vous ne faites valoir aucun indice que l’Espagne ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l’article 13 CEDH ou que vous n’aviez ou n’auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions espagnoles, notamment en vertu de l’article 46 de la directive « Procédure ».

Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Espagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv.

torture.

5Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers l’Espagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers l’Espagne, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers l’Espagne en informant les autorités espagnoles conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités espagnoles n’ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 4 juillet 2023, Monsieur A a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 19 juin 2023.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours en réformation sous examen, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours et au-delà des faits et rétroactes exposés ci-dessus, Monsieur A explique qu’il aurait quitté la Tunisie au bout d’un mois après avoir été rapatrié par les autorités françaises le 5 juillet 2018 pour se rendre au Maroc où il aurait vécu pendant trois ans avant de rejoindre l’enclave espagnole de Melilla. Il ajoute qu’il aurait été obligé de déposer une demande de protection internationale en Espagne pour éviter un séjour en prison et qu’il aurait, au bout de trois semaines, quitté l’Espagne sans connaître l’issue de sa demande de protection internationale pour se rendre en France, où il aurait travaillé au noir pendant un an 6avant de venir au Luxembourg. Il affirme encore avoir déclaré lors de son entretien auprès du ministère en date du 19 mai 2023 souffrir de maux de ventre.

En droit, le demandeur reproche d’abord au ministre d’avoir tiré des conclusions hâtives concernant sa situation, d’avoir pris la décision litigieuse sans tenir compte de son parcours et sans avoir procédé à l’évaluation individuelle de sa demande de protection internationale en violation de l’article 37, paragraphe (5) de la loi du 18 décembre 2015.

Il reproche ensuite au ministre de ne pas avoir pris en compte l’article 19, paragraphe (2) du règlement Dublin III. Le demandeur estime en effet, qu’avant de prendre sa décision, le ministre aurait dû demander aux autorités espagnoles d’établir la date exacte à laquelle il aurait quitté le territoire espagnol, et dans l’hypothèse où il aurait quitté ledit territoire depuis plus de trois mois et où il n’aurait pas reçu de « titre de séjour temporaire » de la part des autorités espagnoles, l’Espagne ne serait plus responsable pour connaître de sa demande de protection internationale en vertu du règlement Dublin III, mais bien le Luxembourg. Le demandeur en conclut que sa demande de protection internationale introduite le 5 mai 2023 devrait « être déclarée comme fondée ». Subsidiairement, il sollicite que « l’ordre de transfert vers l’Espagne [soit déclaré] comme annulé » et que le Luxembourg soit déclaré comme l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015.

La décision litigieuse devrait dès lors être réformée.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours sous analyse pour ne pas être fondé.

En vertu de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités espagnoles pour le traitement de la demande de protection internationale du demandeur, respectivement de ses suites, prévoit que « L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre. […] ».

En l’espèce, il est constant en cause que la décision litigieuse a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de 7l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que ce ne serait pas le Luxembourg qui serait compétent pour le traitement de la demande de protection internationale présentée par Monsieur A mais bien l’Espagne, Etat dans lequel il a déposé une demande de protection internationale le 13 décembre 2021, et qui a accepté de le reprendre en charge le 31 mai 2023. Ainsi, c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de ne pas examiner la demande de protection internationale déposée au Luxembourg par le demandeur et de le transférer vers l’Espagne.

Dans ce contexte, et en ce qui concerne le premier moyen du demandeur selon lequel l’Espagne ne serait plus responsable du traitement de sa demande de protection internationale en vertu de l’article 19, paragraphe (2), alinéa 1er du règlement Dublin III, celui-ci prévoit que « […] Les obligations prévues à l’article 18, paragraphe 1, cessent si l’État membre responsable peut établir, lorsqu’il lui est demandé de prendre ou reprendre en charge un demandeur ou une autre personne visée à l’article 18, paragraphe 1, point c) ou d), que la personne concernée a quitté le territoire des États membres pendant une durée d’au moins trois mois, à moins qu’elle ne soit titulaire d’un titre de séjour en cours de validité délivré par l’État membre responsable. […] ».

En l’espèce, dans la mesure où il ne ressort d’aucun élément soumis à l’appréciation du tribunal que Monsieur A a quitté le territoire des Etats membres pendant une durée d’au moins trois mois et que celui-ci a, tant lors de son entretien du 19 mai 2023 en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement Dublin III, que dans le cadre du présent recours affirmé ne pas avoir quitté le territoire des Etat membres, mais avoir quitté le territoire espagnol pour se rendre en France avant son arrivée au Luxembourg, l’article 19, paragraphe (2), alinéa 1er du règlement Dublin III ne saurait s’appliquer à sa situation, étant souligné que ledit article n’envisage pas l’hypothèse d’une sortie du demandeur de plus de trois mois du territoire de l’Etat membre responsable de sa demande de protection internationale, telle que suggérée par le demandeur, mais celle où l’Etat membre responsable peut établir que l’intéressé a quitté le territoire des Etats membres pendant plus de trois mois. Ainsi, aucune obligation dans le chef des autorités luxembourgeoises de solliciter la date exacte de la sortie du demandeur du territoire espagnol auprès des autorités espagnoles ne saurait, par ailleurs, se dégager de l’article19, paragraphe (2), alinéa 1er du règlement Dublin III1.

Etant donné que le demandeur ne conteste, par ailleurs, pas autrement la compétence de principe des autorités espagnoles ni, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, le moyen afférent est à rejeter pour ne pas être fondé.

Il y a ensuite lieu de relever que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par la « Charte », auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement accordant au ministre la simple faculté 1 En ce sens : Trib. adm., 30 mars 2022, n° 47115 du rôle, disponible sous www.ja.etat.lu.

8d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

Force est au tribunal de constater que les contestations du demandeur ne visent aucune de ces dispositions, mais que ce dernier soutient que le transfert entraînerait une violation de l’article 37, paragraphe (5) de la loi du 18 décembre 2015, lequel dispose que : « Lorsque certains aspects des déclarations du demandeur ne sont pas étayés par des preuves documentaires ou autres, ces aspects ne nécessitent pas confirmation lorsque les conditions suivantes sont remplies :

a) le demandeur s’est réellement efforcé d’étayer sa demande ;

b) tous les éléments pertinents à la disposition du demandeur ont été présentés et une explication satisfaisante a été fournie quant à l’absence d’autres éléments probants ;

c) les déclarations du demandeur sont jugées cohérentes et plausibles et elles ne sont pas contredites par les informations générales et particulières connues et pertinentes pour sa demande ;

d) le demandeur a présenté sa demande de protection internationale dès que possible, à moins qu’il puisse avancer de bonnes raisons pour ne pas l’avoir fait ; et e) la crédibilité générale du demandeur a pu être établie. ».

Or, à cet égard, il échet de constater que l’article 37, paragraphe (5) de la loi du 18 décembre 2015 ne trouve pas non plus application en l’espèce, étant donné que ledit article prévoit les éléments dont le ministre doit tenir compte lors de l’évaluation individuelle d’une demande de protection internationale et non pas ceux dont le ministre doit tenir compte dans le cadre d’une décision de transfert.

Ainsi, et dans la mesure où le ministre a décidé de transférer Monsieur A vers l’Espagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale déposée au Luxembourg et où le tribunal vient de retenir que le ministre pouvait valablement prendre une telle décision, celui-ci n’était pas tenu d’évaluer la crédibilité du récit et des pièces déposées par le demandeur dans le cadre de la procédure régissant son transfert, de sorte que le moyen afférent est à rejeter pour ne pas être fondé2.

Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour être non fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé par :

2 Ibidem.

9Françoise Eberhard, premier vice-président, Géraldine Anelli, premier juge, Emilie Da Cruz De Sousa, juge, et lu à l’audience publique du 19 juillet 2023 par le premier vice-président, en présence du greffier Marc Warken.

s.Marc Warken s.Françoise Eberhard Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 19 juillet 2023 Le greffier du tribunal administratif 10


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 49116
Date de la décision : 19/07/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 15/08/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2023-07-19;49116 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award