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19/07/2023 | LUXEMBOURG | N°49084

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 19 juillet 2023, 49084


Tribunal administratif N° 49084 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49084 chambre de vacation Inscrit le 27 juin 2023 Audience publique de vacation du 19 juillet 2023 Recours formé par Monsieur … connu sous différents alias, … contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49084 du rôle et déposée le 27 juin 2023 au greffe du

tribunal administratif par Maître Bénédicte SCHAEFER, avocat à la Cour, inscrite au tab...

Tribunal administratif N° 49084 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49084 chambre de vacation Inscrit le 27 juin 2023 Audience publique de vacation du 19 juillet 2023 Recours formé par Monsieur … connu sous différents alias, … contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49084 du rôle et déposée le 27 juin 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Bénédicte SCHAEFER, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être né le … à … (Irak) et être de nationalité irakienne, alias …, né le …, de nationalité iranienne, alias …, né le …, de nationalité iranienne, alias …, né …, de nationalité iranienne, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK), sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 8 juin 2023 de le transférer vers l’Allemagne, comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 12 juillet 2023 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Bénédicte SCHAEFER et Monsieur le délégué du gouvernement Felipe LORENZO en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de vacation de ce jour.

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Le 14 avril 2023, Monsieur …, alias …, ci-après désigné par « Monsieur … », introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée - police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que Monsieur … avait auparavant déposé une demande de protection internationale en Suède, en date du 10 juillet 2014, et en Allemagne, en date des 22 mai 2017 et 10 mars 2023.

1En date du 25 avril 2023, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Par arrêté du même jour, notifié à l’intéressé également le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par le « ministre », ordonna l’assignation à résidence de Monsieur … à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK), pour une durée de trois mois.

Le 26 avril 2023, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues allemands une demande de reprise en charge de Monsieur … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée en date du 28 avril 2023.

Par décision du 8 juin 2023, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé expédié le même jour, le ministre informa Monsieur … du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Allemagne sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 14 avril 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l’Allemagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 14 avril 2023 et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 25 avril 2023.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 14 avril 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l’immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Suède en date du 10 juillet 2014 et deux demandes de protection internationale en Allemagne en date des 22 mai 2017 et 10 mars 2023.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, un entretien 2Dublin III a été mené en date du 25 avril 2023.

Sur cette base, la Direction de l’immigration a adressé en date du 26 avril 2023 une demande de reprise en charge aux autorités allemandes sur base de l’article 18(1)d du règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités allemandes en date du 28 avril 2023.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 18(1), point d) du règlement DIII, l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après u la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 14 avril 2023 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Suède en date du 10 juillet 2014 et deux demandes de protection internationale en Allemagne en date des 22 mai 2017 et 10 mars 2023.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté l’Iraq en janvier 2007. Vous auriez traversé la Turquie et vous seriez entré sur le territoire des Etats membres en franchissant la frontière grecque. Vous auriez ensuite vécu en Suède de 2007 jusqu’en 2017. Vous indiquez que vous auriez habité dans un logement payé par l’Etat, mais que votre demande de protection internationale aurait été refusée. Vous seriez parti en Allemagne en 2017 et vous y auriez vécu dans un foyer à Berlin pendant environ six ans. Votre première demande aurait été rejetée, 3mais vous auriez pu rester au foyer pendant tout votre séjour en Allemagne. Quand votre deuxième demande aurait été refusée, vous auriez décidé de quitter l’Allemagne et de partir au Luxembourg où vous seriez arrivé en date du 13 avril 2023.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 25 avril 2023, vous avez fait mention d’avoir une maladie psychologique. Cependant vous n’avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes susceptibles d’empêcher un transfert vers l’Allemagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Monsieur, vous déclarez ne pas vouloir retourner en Allemagne parce que votre demande y aurait été refusée et vous ne sauriez pas si vous avez encore le droit de rester en Allemagne.

Rappelons à cet égard que l’Allemagne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants « Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l’Allemagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que l’Allemagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, l’Allemagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l’Allemagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires allemandes.

Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que l’Allemagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités 4luxembourgeoises d’analyser les risques d’être soumis à des traitements inhumains au sens de l’article 3 CEDH dans votre pays d’origine, mais dans l’Etat de destination, en l’occurrence l’Allemagne. Vous ne faites valoir aucun indice que l’Allemagne ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l’article 13 CEDH ou que vous n’aviez ou n’auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions allemandes, notamment en vertu de l’article 46 de la directive « Procédure ».

Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Allemagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv.

torture.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers l’Allemagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers l’Allemagne, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers l’Allemagne en informant les autorités allemandes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités allemandes n’ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 27 juin 2023, Monsieur … a fait introduire un recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation de la décision ministérielle, précitée, du 8 juin 2023.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un 5recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours principal en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Il n’y a dès lors pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.

A l’appui de son recours, Monsieur … rappelle les faits et rétroactes à la base de la décision litigieuse, tels que repris ci-avant.

En droit, il se prévaut d’une violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après dénommée « la CEDH », et de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », au motif que son état de santé serait précaire.

Il invoque, dans ce contexte, l’article 21 de la directive 2013/33/UE du Parlement et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte), ci-après désignée par « la directive 2013/33 », l’article 15 de la loi du 18 décembre 2015 qui transposerait le prédit article 21, ainsi que l’article 16 de la même loi pour faire valoir que le ministre aurait dû tenir compte de sa situation particulière en tant que personne vulnérable. Il souligne dans ce contexte avoir indiqué lors de son entretien mené dans le cadre de la détermination du pays responsable de l’examen de sa demande de protection internationale qu’il souffrirait d’un trouble mental qui trouverait son origine dans les traumatismes liés aux exactions subies pendant la guerre en Irak. Le demandeur ajoute qu’il serait suivi au Luxembourg par un médecin spécialiste en neurologie et psychiatrie qui aurait jugé nécessaire de lui prescrire un traitement médicamenteux comprenant le médicament « Seroquel », médicament à base de quetiapine appartenant au groupe de médicamentes appelés « antipsychotiques », et qui serait notamment utilisé pour traiter des troubles mentaux tels que la schizophrénie et les troubles bipolaires.

En s’emparant de l’article 32 du règlement Dublin III, Monsieur … reproche au ministre de ne pas avoir transmis les informations concernant son état de santé aux autorités allemandes et de ne pas avoir sollicité des garanties individuelles pour une prise en charge adéquate de ses besoins qui seraient particuliers en termes de conditions d’accueil et de soins de santé.

En renvoyant à trois arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par la « CJUE », des 19 mars 20191, 21 décembre 20112 et 16 février 20173 dans lesquels elle aurait retenu que le transfert de demandeurs d’asile dans le cadre du règlement Dublin III pourrait, dans certaines circonstances, être incompatible avec l’interdiction de l’article 4 de la Charte, le demandeur affirme, après avoir souligné que la demande de reprise en charge adressée aux autorités allemandes ne mentionnerait pas ses problèmes de santé, que son état de vulnérabilité constituerait un élément que le ministre aurait dû prendre en compte dans l’appréciation du risque de subir des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte et de l’article 3 de la CEDH dans le cas d’un transfert vers l’Allemagne.

1 CJUE, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, C-163/17.

2 CJUE, 21 décembre 2011, N. S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, et M. E. et autres c.

Refugee Applications Commissioner et Minister for Justice, Equality and Law Reform, C-493/10.

3 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16 PPU.

6Il en conclut que le transfert vers l’Allemagne entraînerait l’interruption de son traitement médical, ce qui aurait pour conséquence une aggravation irréversible de son état de santé en violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.

L’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités allemandes pour le traitement de la demande de protection internationale du demandeur, respectivement de ses suites, prévoit que « L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre. […] ».

Il est constant en cause que la décision litigieuse a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que ce ne serait pas le Luxembourg qui serait compétent pour le traitement de la demande de protection internationale présentée par Monsieur …, respectivement de ses suites, mais bien l’Allemagne, Etat dans lequel il a déposé deux demandes de protection internationale le 22 mai 2017 et le 10 mars 2023, et qui a accepté de le reprendre en charge le 28 avril 2023. Ainsi, c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de ne pas examiner la demande de protection internationale déposée au Luxembourg par le demandeur et de le transférer vers l’Allemagne, étant souligné que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe des autorités allemandes, ni l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois.

Le tribunal relève ensuite que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

7 En l’espèce, force est de constater que le demandeur reste en défaut d’alléguer et a fortiori de démontrer l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Allemagne, ce dernier soutenant uniquement que son transfert serait contraire à l’article 3 de la CEDH et 4 de la Charte en raison de son état de santé mentale.

A cet égard, il y a, tout d’abord, lieu de rappeler que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève et le Protocole de 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard4. C’est, en effet, précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants5,6.

Il échet de constater qu’aux termes de l’arrêt de la CJUE du 16 février 20177, l’article 4 de la Charte, et partant également par analogie l’article 3 de la CEDH, doit être interprété en ce sens que même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur de protection internationale dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert a pour conséquence un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de cet article8, étant précisé qu’il ressort de l’arrêt de la CJUE du 19 mars 20199, qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant10.

Néanmoins, il ne se dégage pas de cette jurisprudence que l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable pour l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur de protection internationale doit, en tout état de cause et préalablement à la prise d’une décision de transfert et par avis médical, s’assurer automatiquement que le transfert n’entraîne pas une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé de l’intéressé pour toute personne déclarant avoir un quelconque problème de santé.

4 CJUE, 21 décembre 2011, N. S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, et M. E. et autres c.

Refugee Applications Commissioner et Minister for Justice, Equality and Law Reform, C-493/10, point 78.

5 Ibidem, point 79.

6 Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

7 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, points 74 et 75.

8 Ibidem, points 65 et 96.

9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, C-163/17.

10 Ibidem, point 88.

8En effet, dans l’arrêt en question, la CJUE a d’abord mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale, que les Etats membres liés par la directive 2013/33 sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats […] ». Elle a retenu ensuite que « […] dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. […] »11. Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « […] d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert […] » 12.

Ainsi, cet arrêt concerne l’hypothèse particulière suivant laquelle un demandeur de protection internationale produit des éléments objectifs, telles que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront disponibles à l’arrivée13.

En l’espèce, il ressort des éléments du dossier administratif, et plus particulièrement de l’entretien du 25 avril 2023 auprès du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur en vertu du règlement Dublin III, que celui-ci a déclaré sur questions afférentes que : « J’ai une maladie 11 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, points 74 et 75.

12 Ibidem, points 76 à 85 et point 96.

13 Ibidem, point 83.

9psychologique mais je n’ai pas de problèmes à répondre à vos questions. J’étais chez le médecin ici au Luxembourg14 » et « J’ai reçu des médicaments mais je les ai laissé au foyer, je ne peux pas vous dire le nom15».

Force est ensuite de constater que s’il ressort encore d’une ordonnance médicale du docteur N.R., médecin-spécialiste en neurologie et psychiatrie, du 22 juin 2023, versée en cause, que le demandeur s’est vu prescrire le médicament « Seroquel » pour une durée de trente jours, il n’en ressort toutefois pas qu’un transfert du concerné vers l’Allemagne pourrait avoir des conséquences significatives et irrémédiables sur son état de santé, respectivement que son état de santé s’opposerait à son transfert vers l’Allemagne.

Ce constat s’impose d’autant plus que le demandeur reste en défaut de verser une quelconque pièce, voire de soumettre un quelconque indice concret, susceptible de laisser conclure qu’il ne pourrait pas bénéficier en Allemagne des soins médicaux dont il pourrait avoir besoin, respectivement que ce même pays ne respecterait pas les obligations lui imposées à travers la CEDH, la Charte ou encore le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 16 décembre 1966 et entré en vigueur le 3 janvier 1976.

Partant, le tribunal est amené à retenir qu’il ne se dégage pas des éléments lui soumis que le demandeur se trouve dans une situation de vulnérabilité particulière s’opposant à son transfert vers l’Allemagne.

A toutes fins utiles, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose de toute façon pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), alinéa 1er une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin il pourra être tenu compte de l’état de santé du demandeur lors de l’organisation du transfert vers l’Allemagne par le biais de la communication aux autorités allemandes des informations adéquates, pertinentes et raisonnables le concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que l’intéressé exprime son consentement explicite à cet égard.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le moyen fondé sur une violation par la décision ministérielle litigieuse des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte du fait que le ministre n’aurait pas tenu compte de sa situation particulière de personne vulnérable est à rejeter pour être non fondé.

Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour être non fondé.

Par ces motifs, 14 Entretien du 25 avril 2023 en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur en vertu du règlement Dublin III, page 2.

15 Idem.

10le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours principal en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé par :

Françoise Eberhard, premier vice-président, Géraldine Anelli, premier juge, Emilie Da Cruz De Sousa, juge, et lu à l’audience publique du 19 juillet 2023 par le premier vice-président, en présence du greffier Marc Warken.

s.Marc Warken s.Françoise Eberhard Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 19 juillet 2023 Le greffier du tribunal administratif 11


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 49084
Date de la décision : 19/07/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 15/08/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2023-07-19;49084 ?

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