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11/07/2023 | LUXEMBOURG | N°49068

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 11 juillet 2023, 49068


Tribunal administratif N° 49068 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49068 3e chambre Inscrit le 21 juin 2023 Audience publique du 11 juillet 2023 Recours formé par Monsieur A, Luxembourg, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49068 du rôle et déposée le 21 juin 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Zohra BE

LESGAA, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, a...

Tribunal administratif N° 49068 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49068 3e chambre Inscrit le 21 juin 2023 Audience publique du 11 juillet 2023 Recours formé par Monsieur A, Luxembourg, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49068 du rôle et déposée le 21 juin 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Zohra BELESGAA, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur A, né le … à … (Maroc), de nationalité marocaine, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) sise à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 8 juin 2023 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de le transférer vers la Belgique, Etat membre compétent pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 30 juin 2023 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée au fond ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Zohra BELESGAA, pour le requérant, et Madame le délégué du gouvernement Pascale MILLIM en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 4 juillet 2023.

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Le 17 avril 2023, Monsieur A, de nationalité marocaine, introduisit une demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, il fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée - police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il s’avéra à cette occasion, sur base du résultat des recherches effectuées dans la base de données EURODAC, que l’intéressé avait auparavant déposé une demande de protection internationale en Allemagne en date du 11 mai 2016, deux demandes aux Pays-Bas en date des 15 septembre 2016 et 6 octobre 2016, une demande en Suisse en date du 3 mars 2017 et finalement une demande en Belgique en date du 20 août 2021.

En date du 18 avril 2023, Monsieur A fut entendu entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de 1 l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».

Le 19 avril 2023, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues belges une demande de reprise en charge de Monsieur A, sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III.

Par courrier du 3 mai 2023, les autorités belges acceptèrent la reprise en charge de Monsieur A sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III.

Par décision du 8 juin 2023, le ministre informa Monsieur A du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers la Belgique sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une deuxième demande de protection internationale au Luxembourg en date du 17 avril 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 18(1)b du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Belgique qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judicaire du 17 avril 2023 et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 18 avril 2023.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de la protection internationale En date du 26 novembre 2018, vous avez présenté une demande de protection internationale au Luxembourg à laquelle vous avez renoncé le même jour.

En date du 17 avril 2023, vous avez introduit une deuxième demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l’immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 11 mai 2016, deux demandes aux Pays-Bas en date des 15 septembre 2016 et 6 octobre 2016, une demande en Suisse en date du 3 mars 2017 et une demande en Belgique en date du 20 août 2021.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 18 avril 2023.

2 Sur cette base, la Direction de l’immigration a adressé en date du 19 avril 2023 une demande de reprise en charge aux autorités belges sur base de l’article 18(1)b du règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités belges en date du 3 mai 2023.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 18(1), point b) du règlement DIII, l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 17 avril 2023 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 11 mai 2016, deux demandes aux Pays-Bas en date des 15 septembre 2016 et 6 octobre 2016, une demande en Suisse en date du 3 mars 2017 et une demande en Belgique en date du 20 août 2021.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté le Maroc il y a 13 ou 14 ans afin de vous rendre en Espagne. Vous y auriez vécu pendant environ deux ans sans introduire une demande de protection internationale avant de partir en France où vous seriez resté pendant neuf ou dix mois. Après un séjour d’un mois en Belgique, vous seriez allé en Allemagne, mais vous auriez quitté le pays sans attendre une réponse à votre demande de protection internationale. Vous seriez ensuite parti aux Pays-Bas, mais les autorités néerlandaises vous auraient transféré en Allemagne. En 2017, vous avez introduit une demande en Suisse, mais vous seriez retourné en Belgique avant la fin de votre procédure. En 2018, vous seriez resté seulement cinq jours au 3 Luxembourg avant de repartir en Belgique. Vous y avez introduit une demande de protection internationale en 2021 et les autorités belges vous auraient confirmé qu’ils sont responsables pour le traitement de cette demande. Vous indiquez que vous n’auriez cependant pas eu d’entretien et que vous auriez décidé de quitter la Belgique pour aller au Luxembourg. Vous déclarez être arrivé en février 2023.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 18 avril 2023, vous avez mentionné avoir besoin d’un psychiatre pour avoir des médicaments. Vous déclarez également être asthmatique. Cependant, vous n’avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Belgique qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que la Belgique est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la Belgique est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que la Belgique profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. Par conséquent, la Belgique est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Belgique sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires belges.

Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Belgique ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Belgique revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.

4 Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers la Belgique, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi’ vers la Belgique, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers la Belgique en informant les autorités belges conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités belges n’ont pas été constatées. […] » Par requête déposée le 21 juin 2023 au greffe du tribunal administratif et inscrite sous le numéro 49068 du rôle, Monsieur A a fait introduire un recours tendant aux termes de son dispositif à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 8 juin 2023, ledit dispositif demandant à voir « annuler la décision ministérielle attaquée, renvoyer le requérant auprès des autorités luxembourgeoises pour examiner le bienfondé de la demande de protection internationale, sinon, lui accorder le bénéfice de ladite protection internationale ».

A l’appui de son recours, le demandeur, après avoir expliqué ne contester ni la compétence de principe des autorités belges, ni, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, reproche toutefois au ministre d’avoir décidé de son transfert en Belgique en violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, des articles 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par la « CEDH » et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par la « Charte », ainsi qu’en violation de l’article 17 du même règlement Dublin III.

5 A cet égard, il relève avoir indiqué lors de son audition par les services ministériels avoir besoin de médicaments et qu’il n’y aurait pas eu de place en Belgique dans les centres de réfugiés.

Il expose ensuite que suite à cette audition, il aurait été adressé en date du 24 mai 2023 vers le service des maladies infectieuses aux fins de voir prendre en charge sa tuberculose latente, mais qu’à ce jour il n’aurait pas encore obtenu de rendez-vous.

Il explique encore être actuellement pris en charge psychiatriquement pour sa dépression, respectivement pour sa fragilité mentale ; en effet, il aurait entamé un sevrage de son addiction à la cocaïne et serait pris en charge médicalement par l’organisation non gouvernementale « Médecins du Monde », le demandeur précisant prendre actuellement du Valium à raison d’un comprimé 3 fois par jour, ainsi que du Dominal forte 80 mg à raison d’un comprimé par jour, ce dernier médicament étant prescrit dans les cas de maladie mentale grave et les états d’agitation psychomotrice.

Il affirme enfin que depuis son arrivée au Luxembourg, il serait motivé pour recouvrer un équilibre psychique, de sorte qu’il nécessiterait un environnement plus stable, son psychiatre traitant ayant ainsi préconisé, au vu de son état émotionnel très instable, qu’il puisse quitter la SHUK, le psychiatre ayant recommandé en date du 6 juin 2023 à l’Office National de l’Accueil son transfert dans un environnement calme.

Le demandeur en conclut que son transfert vers la Belgique ne saurait dès lors avoir lieu eu égard à sa prise en charge effective sociale, psychiatrique et médicale par le Luxembourg, le demandeur précisant encore que son transfert vers la Belgique, où il serait à la rue, compromettrait sérieusement son fragile équilibre psychologique. Il prétend encore qu’il ne pourrait pas se soigner dès son arrivée en Belgique et continuer son traitement, de sorte qu’il existerait un risque de traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, reprenant l’article 3 de la CEDH, du fait de le transférer en Belgique malgré son état de santé fragile et sa prise en charge actuelle et effective par les autorités luxembourgeoises.

Le demandeur invoque ensuite l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, pour estimer que le ministre, en ne faisant pas usage de son pouvoir discrétionnaire d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre, se serait manifestement mépris dans l’appréciation de sa situation.

La décision déférée devrait dès lors être annulée.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours sous analyse pour ne pas être fondé.

L’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015, introduit par la loi du 16 juin 2021 portant modification de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, publiée au Mémorial en date du 1er juillet 2021, prévoit dorénavant un recours en réformation, suspensif de plein droit, contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi.

6 Or, tel que retenu ci-avant et relevé à juste titre par le délégué du gouvernement dans son mémoire en réponse, Monsieur A a introduit un recours tendant à la seule annulation de la décision ministérielle du 8 juin 2023, nonobstant le fait que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation.

Il convient à cet égard de souligner que l’objet de la demande, consistant dans le résultat que le plaideur entend obtenir, est celui circonscrit dans le dispositif de la requête introductive d’instance, étant donné que les termes juridiques employés par un professionnel de la postulation sont à appliquer à la lettre, ce plus précisément concernant la nature du recours introduit, ainsi que son objet, tel que cerné à travers la requête introductive d’instance, le juge n’étant pas habilité à faire droit à des demandes qui n’y sont pas formulées sous peine de méconnaître l’interdiction de statuer ultra petita. En effet, comme l’indique avec pertinence sur ce point la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg,1« On peut légitimement attendre d’un professionnel du droit qu’il soit particulièrement rigoureux dans la rédaction d’un recours, et en particulier dans le choix des mots qu’il emploie ».

L’introduction d’un recours en annulation dans une matière prévoyant un recours au fond n’est pas de nature à entraîner l’irrecevabilité du recours, alors qu’il est de jurisprudence constante que si, dans une matière dans laquelle la loi a institué un recours en réformation, le demandeur conclut à la seule annulation de la décision attaquée, le recours est néanmoins recevable dans la mesure où le demandeur se borne à invoquer des moyens de légalité et à condition d’observer les règles de procédure spéciales pouvant être prévues et les délais dans lesquels le recours doit être introduit2.

Le recours en annulation est partant recevable dans la mesure des moyens d’annulation soulevés, ledit recours ayant été, par ailleurs, introduit dans les formes et délai de la loi.

Quant à la demande subsidiaire, tendant à voir accorder la protection internationale au demandeur, celle-ci est en tout état de cause à rejeter, la décision déférée ne portant en effet pas sur un refus de protection internationale, mais sur une décision tranchant la question de la compétence étatique pour traiter de la demande de protection internationale.

Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte formellement ou tacitement, la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

1 CEDH, 15 janvier 2009, Quillard c/ France, req. n° 24488/0.

2 Trib. adm., 3 mars 1997, n° 9693 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en réformation, n° 2, et les autres références y citées.

7 L’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités belges pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur A, prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de: […] b) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre. ».

Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui où le demandeur a déposé une demande de protection internationale qui est toujours en cours d’examen.

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers la Belgique et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait la Belgique où le demandeur avait déposé une demande de protection internationale en date du 20 août 2021 et que les autorités belges avaient accepté sa reprise en charge le 3 mai 2023, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale. D’ailleurs, le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de la Belgique par application du règlement Dublin III, mais il considère que son transfert vers la Belgique violerait l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III et les dispositions de l’article 4 de la Charte, tout en reprochant au ministre une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.

Aux termes du paragraphe (2) de l’article 3 du règlement Dublin III : « […] Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable […] ».

La Belgique est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-

refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard3.

3 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, pt. 78.

8 Il doit dès lors être présumé que le traitement réservé aux demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre est conforme aux exigences de la Convention de Genève ainsi qu’à la CEDH. Cette présomption peut toutefois être renversée lorsqu’il y a lieu de craindre qu’il existe des défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’Etat membre responsable, impliquant un traitement inhumain ou dégradant. Dans cette hypothèse, il appartient d’apprécier dans chaque cas, au vu des pièces communiquées, si les conditions dans lesquelles un dossier particulier est traité par les autorités répondent à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile.

Le demandeur remettant en question la présomption du respect par la Belgique de ses droits fondamentaux, il lui incombe dès lors de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.

Monsieur A se prévaut à cet égard de défaillances systémiques dans les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Belgique, et ce du fait de l’absence de capacité d’accueil en Belgique et du fait qu’il ne pourrait y bénéficier des soins médicamenteux et psychiatriques qui lui seraient actuellement dispensés au Luxembourg.

Il convient à ce sujet toutefois de constater que si le demandeur se prévaut en général de la situation des demandeurs de protection internationale en Belgique, il n’a apporté aucun élément probant, voire seulement un indice, susceptible d’étayer ses allégations, le demandeur n’ayant à cet égard plus particulièrement communiqué au tribunal aucun document quelconque susceptible d’éclairer la situation actuelle de l’accueil des demandeurs de protection internationale en Belgique.

Il résulte par ailleurs de l’entretien Dublin III du demandeur que celui-ci, malgré ses demandes de protection internationale déposées successivement aux Pays-Bas en 2016 et en Suisse en 2017, avait à chaque fois décidé de ne pas attendre l’issue de ces procédures, mais de retourner spontanément en Belgique ; de même, après avoir introduit une première demande de protection internationale au Luxembourg en 2018, il y avait volontairement renoncé, pour retourner auprès de sa famille en Belgique4, comportement qui est de nature à énerver son affirmation quant à l’existence de défaillances systémiques qui affecteraient les capacités d’accueil en Belgique telle qu’actuellement mises en avant.

Si le demandeur a encore expliqué lors de son entretien Dublin III avoir quitté la Belgique pour le Luxembourg en raison d’un manque de place dans les centres de réfugiés, il a toutefois admis avoir été hébergé dans un centre pour réfugiés en Belgique5 et qu’il aurait décidé de le quitter de sa propre initiative.

Ledit moyen demeurant dès lors à l’état de simple affirmation, il y a lieu de l’écarter comme insuffisant pour renverser la présomption ci-avant exposée.

En ce qui concerne ensuite l’argumentation du demandeur basée sur son état de santé, il convient d’abord de relever les incohérences du récit du demandeur, ce dernier ayant d’abord affirmé lors de son entretien Dublin III être suivi par un médecin à Bruxelles6 et avoir pu bénéficier d’un traitement à base de « Temesta » et de « Valium », précisions qui sont de nature 4 Pages 6 et 7 du rapport d’entretien.

5 Page 8 du rapport d’entretien 6 Page 2 du rapport d’entretien : « J’ai mon médecin à Bruxelles ».

9 à invalider l’affirmation en fin d’entretien7 selon laquelle les agents du centre d’hébergement en Belgique auraient été racistes et n’auraient pas voulu lui donner ses médicaments.

En ce qui concerne l’argumentation actuellement avancée par son avocat, il échet de relever que celle-ci repose sur des ordonnances médicales du 6 juin 2023 ainsi que sur un échange de courriels datant du mois d’avril 2023 entre l’organisation non gouvernementale « Médecins du Monde » et les responsables de la « Wanteraktioun » gérée par une association sans but lucratif, étant constant en cause que toutes ces pièces n’ont jamais été communiquées au ministre préalablement à sa prise de décision, mais ne lui ont été adressées que postérieurement à la prise de la décision actuellement déférée, à savoir en date du 19 juin 2023.

Or, à ce sujet, il convient de rappeler qu’en raison de la limitation de la mission du tribunal au seul contrôle de la légalité de la décision de transfert litigieuse, tel que cela a été constaté ci-avant, le tribunal n’est plus amené à statuer en lieu et place de l’autorité ministérielle et de substituer sa décision à la sienne, le tout sur base de la situation de droit et de fait telle qu’elle a pu évoluer depuis la prise de la décision litigieuse, mais à n’effectuer qu’un contrôle de la légalité de ladite décision, nécessairement sur base de la situation de fait et de droit telle qu’elle a existé au jour où le ministre a statué8.

Force est de constater qu’au jour de la prise de décision, le demandeur n’avait pas communiqué ces éléments au ministre, de sorte que la légalité de la décision ministérielle ne se trouve point ébranlée par ces éléments n’ayant pas à l’époque été portés à la connaissance du ministre, alors pourtant que le demandeur est tenu d’un devoir de collaboration, comportant notamment l’obligation, lorsqu’il estime avoir de justes et impérieuses raisons justifiant son maintien sur le territoire luxembourgeois, d’en informer l’autorité compétente en temps utile9, cette obligation de collaboration résultant encore de l’article 13 de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte) ainsi que de l’article 12 de la loi du 18 décembre 2015.

Il s’ensuit que le moyen tiré de la méconnaissance des dispositions précitées de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III doit être écarté.

Enfin, en ce qui concerne la violation de l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, celui-ci prévoit que : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […]. ».

Cette faculté laissée à chaque Etat membre, par l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, de décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement Dublin III est discrétionnaire et relève du pouvoir d’appréciation étendu des Etats membres10, mais ne constitue nullement un droit 7 Page 8 du rapport d’entretien.

8 Cour adm. 15 mai 2018, n° 41121C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en réformation, n° 7.

9 Trib. adm. 27 avril 2011, n° 27076 du rôle ; trib. adm. 9 juillet 2012, n° 28965 du rôle ; trib. adm. 15 janvier 2015, n° 31739 du rôle, www.ja.etat.lu 10 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

10 pour le demandeur, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne du 16 février 201711.

En l’espèce, le demandeur affirme que le ministre aurait dû faire application de l’article 17 du règlement Dublin III en raison de l’existence de déficiences systémiques en Belgique.

Or, étant donné qu’il vient de rejeter les moyens tirés d’une violation de l’article 3, paragraphe (2), du règlement Dublin III, le tribunal retient, à défaut d’autres éléments, l’absence de tout autre élément particulier avéré qui permettrait de retenir que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17 du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale alors même que cet examen incombe aux autorités belges.

Au vu des développements qui précèdent, le tribunal retient que le moyen tiré de la violation par le ministre de l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III est à son tour à rejeter.

Partant, et à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour être non fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en annulation en la forme dans la limite des moyens de légalité y invoqués ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

rejette la demande subsidiaire en obtention de la protection internationale ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 11 juillet 2023 par :

Marc Sünnen, président, Thessy Kuborn, vice-président, Sibylle Schmitz, attaché de justice délégué, en présence du greffier Judith Tagliaferri.

s. Judith Tagliaferri s. Marc Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 11 juillet 2023 Le greffier du tribunal administratif 11 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 88 et 97.


Synthèse
Formation : Troisième chambre
Numéro d'arrêt : 49068
Date de la décision : 11/07/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 15/07/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2023-07-11;49068 ?

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