La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

11/07/2023 | LUXEMBOURG | N°46388

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 11 juillet 2023, 46388


Tribunal administratif N° 46388 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:46388 3e chambre Inscrit le 23 août 2021 Audience publique du 11 juillet 2023 Recours formé par Monsieur A et consort, …, contre deux décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers

___________________________________________________________________________


JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 46388 du rôle et déposée le 23 août 2021 au greffe du tribunal administratif par Maître Yvette NGONO YAH, avocat à la Co

ur, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur A, né le …...

Tribunal administratif N° 46388 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:46388 3e chambre Inscrit le 23 août 2021 Audience publique du 11 juillet 2023 Recours formé par Monsieur A et consort, …, contre deux décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers

___________________________________________________________________________

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 46388 du rôle et déposée le 23 août 2021 au greffe du tribunal administratif par Maître Yvette NGONO YAH, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur A, né le … à … (Erythrée), de nationalité érythréenne, demeurant à …, agissant tant en son nom personnel qu’au nom et pour compte de son « frère mineur », Monsieur B, né le … à … (Erythrée), de nationalité érythréenne, demeurant à …, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 28 janvier 2021 rejetant la demande de regroupement familial dans le chef de Monsieur B, ainsi que d’une décision confirmative de refus du même ministre du 19 mai 2021 intervenue sur recours gracieux ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 14 décembre 2021 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions critiquées ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Yvette NGONO YAH et Monsieur le délégué du gouvernement Felipe LORENZO en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 18 avril 2023.

Le 1er décembre 2017, Madame C, introduisit une demande de protection internationale au Luxembourg et le statut de réfugié lui fut accordé par décision du 6 août 2018.

Le 15 novembre 2018, elle introduisit une demande de regroupement familial dans le chef de Monsieur A, qui fut acceptée par décision du 18 février 2019.

Après être arrivé au Luxembourg, Monsieur A introduisit en date du 9 avril 2019 auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Par décision du 7 août 2020, notifiée à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », accorda à Monsieur A le statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ainsi qu’une autorisation de séjour valable jusqu’au 6 août 2025.

Par courrier de son mandataire daté du 10 novembre 2020, Monsieur A fit introduire une demande de regroupement familial au sens de l’article 69 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, désignée ci-après par « la loi du 29 août 2008 », dans le chef de son frère, mineur à l’époque, Monsieur B.

Par courrier du 28 janvier 2021, notifiée à l’intéressé le 29 janvier 2021, le ministre refusa de faire droit à ladite demande de regroupement familial dans les termes suivants :

« […] J’accuse bonne réception de votre courrier du 10 novembre 2020 reprenant l’objet sous rubrique.

Je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.

En effet, le regroupement familial de la fratrie n’est pas prévu à l’article 70 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration.

Par ailleurs, l’enfant B ne remplit aucune condition qui lui permettrait de bénéficier d’une autorisation de séjour dont les catégories sont fixées à l’article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.

Par conséquent, l’autorisation de séjour lui est refusée sur base des articles 75 et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi du 29 août 2008 précitée. […] ».

Par courrier daté du 29 avril 2021, Monsieur A fit introduire un recours gracieux à l’encontre de la décision précitée du 28 janvier 2021 refusant le regroupement familial dans le chef de Monsieur B.

Par courrier du 19 mai 2021, notifié à l’intéressé le 21 mai 2021, le ministre confirma sa décision initiale du 28 janvier 2021 à l’encontre de Monsieur B dans les termes suivants :

« […] J’accuse bonne réception de votre courrier reprenant l’objet sous rubrique qui m’est parvenu en date du 30 avril 2021.

Après avoir procédé au réexamen du dossier de vos mandants, je suis au regret de vous informer qu’à défaut d’éléments pertinents nouveaux ou non pris en considération, je ne peux que confirmer ma décision du 28 janvier 2021 dans son intégralité. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 23 août 2021, inscrite sous le numéro 46388 du rôle, Monsieur A a fait introduire, en son nom et en celui de son « frère mineur », Monsieur B, un recours en annulation de la décision ministérielle précitée du 28 janvier 2021 refusant de faire droit à la demande de regroupement familial dans le chef de ce dernier, ainsi que de la décision confirmative de refus du même ministre du 19 mai 2021 intervenue sur recours gracieux.

A l’audience publique des plaidoiries et sur question afférente du tribunal quant à la qualité à agir de Monsieur A au nom de son frère, majeur au moment de l’introduction du recours, son litismandataire a déclaré renoncer au recours introduit au nom de Monsieur B, de sorte qu’il lui en est donné acte Dans la mesure où ni la loi du 29 août 2008, ni aucune autre disposition légale n’instaure un recours au fond en matière de regroupement familial, respectivement d’autorisations de séjour, seul un recours en annulation a pu être introduit en la présente matière, de sorte que le tribunal est compétent pour connaître du recours en annulation contre les décisions des 28 janvier et 19 mai 2021.

Le recours est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours et en fait, le demandeur explique qu’il bénéficierait au Luxembourg du statut de réfugié. Lorsque ses parents seraient décédés, il aurait eu la charge, en tant qu’aîné de la famille, de ses frères et sœur, qui auraient tous été mineurs à l’époque.

Ainsi, par décision rendue en date du … 2020 par le tribunal de la région de …, il se serait vu nommer tuteur légal de Monsieur B, qui aurait été le seul frère encore mineur à la date où la décision aurait été rendue.

En droit, le demandeur soutient, tout d’abord, qu’il aurait vécu avec ses frères et sœur avant qu’il ne quitte l’Erythrée et qu’en conséquence, Monsieur B aurait été à sa charge. Ainsi, il estime avoir constitué avec ce dernier une cellule familiale stable, intense et préexistante à son départ de son pays d’origine.

Dans ce contexte, après avoir mentionné l’article 56, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, il indique qu’étant bénéficiaire d’une protection internationale, il y aurait lieu de préserver l’unité familiale qu’il aurait avec son frère, conformément aux articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH » et 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte ».

Il fait également valoir que le regroupement familial serait dans l’intérêt supérieur de la personne à regrouper, dont le respect serait garanti par les articles 3, paragraphe (1) de la Convention internationale des droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 20 novembre 1989, ci-après désignée par « la CIDE » et 24, paragraphe (2) de la Charte. Il reproche, à cet égard, au ministre de ne pas avoir pris en compte l’intérêt supérieur de Monsieur B conformément aux articles 10, paragraphe (1) de la CIDE et 5, paragraphe (5) de la directive 2003/86/CE du Conseil de l’Union européenne du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial, ci-après désignée par « la directive 2003/86 », en renvoyant à un document publié en avril 2020 par le Conseil de l’Europe, intitulé « Regroupement familial pour les enfants réfugiés et migrants - Normes juridiques et pratiques prometteuses ».

En se prévalant de l’article 3 de la CIDE, il donne encore à considérer qu’il aurait été nommé tuteur de son frère et qu’en conséquence, le ministre aurait l’obligation légale de prendre toute mesure administrative appropriée pour assurer à Monsieur B la protection nécessaire compte tenu des droits et des devoirs de son tuteur légal. Il reproche, à cet effet, au ministre de ne pas avoir accordé de l’importance au fait que leurs deux parents seraient décédés, qu’ils auraient vécu ensemble, que lui-même serait désormais tuteur légal, et qu’il ne pourrait pas rentrer dans son pays d’origine pour s’acquitter de ses obligations légales à l’égard de Monsieur B.

Après avoir cité un extrait de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », du 11 mars 2021, M. A. contre Etat belge, C-112/20, ainsi qu’un extrait de l’« Observation générale n° 14 (2013) sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale (art. 3, par. 1) » du 29 mai 2013, publiée par le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies, le demandeur soutient que les décisions ministérielles ne préciseraient ni que l’intérêt supérieur de Monsieur B aurait été pris en compte ni les raisons pour lesquelles le refus de leur demande de regroupement familial serait dans son intérêt.

Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours en tous ses moyens.

A titre liminaire, le tribunal est amené à rappeler que lorsqu’il est saisi d’un recours en annulation, le tribunal administratif a le droit et l’obligation d’examiner l’existence et l’exactitude des faits matériels qui sont à la base de la décision attaquée, de vérifier si les motifs dûment établis sont de nature à motiver légalement la décision attaquée et de contrôler si cette décision n’est pas entachée de nullité pour incompétence, excès ou détournement de pouvoir ou pour violation de la loi ou des formes destinées à protéger des intérêts privés1.

En ce qui concerne tout d’abord la légalité externe des décisions litigieuses, si le demandeur a entendu invoquer une absence de motivation desdites décisions par son reproche selon lequel l’intérêt supérieur de l’enfant n’y aurait pas été analysé, force est au tribunal de constater que le demandeur n’invoque aucune base légale à l’appui de son moyen.

La présentation du moyen ainsi soumis au tribunal amène toutefois celui-ci à conclure que le moyen a trait à une prétendue violation de l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, ci-après désigné par « le règlement grand-ducal du 8 juin 1979 », qui dispose que « Toute décision doit baser sur des motifs légaux. La décision doit formellement indiquer les motifs par l’énoncé au moins sommaire de la cause juridique qui lui sert de fondement et des circonstances de fait à sa base […] ».

L’existence d’une motivation est donc une des conditions essentielles de la validité d’un acte administratif.

En l’espèce, le tribunal constate que le ministre a examiné, dans les décisions déférées, la demande de regroupement familial sous l’angle des articles 70 et 38 de la loi du 29 août 2008. Si, certes, l’analyse de l’intérêt supérieur n’y apparaît pas explicitement, celle-ci est précisée dans le cadre du mémoire en réponse du délégué du gouvernement. Dans ce contexte, il échet de préciser qu’il est de jurisprudence constante que l’administration peut utilement produire ou compléter les motifs postérieurement à la décision prise et même pour la première fois au cours de la phase contentieuse2, de sorte qu’aucune violation de l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 ne saurait être constatée.

Partant, le moyen tendant à l’annulation des décisions litigieuses pour défaut de motivation est à rejeter pour être non fondé.

1 Trib. adm., 1er octobre 2012, n° 28831 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en annulation, n° 38 et les autres références y citées.

2 Cour adm., 20 décembre 2007, n° 22976C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Procédure administrative non contentieuse, n° 92 et les autres références y citées.Ensuite, quant à la légalité interne des décisions déférées, le tribunal relève, d’abord, que le demandeur n’a formulé aucun moyen par rapport à l’affirmation du ministre selon laquelle aucune condition permettant à Monsieur B de bénéficier d’une autorisation de séjour en application de l’article 38 de la loi du 29 août 2008 ne serait remplie en l’espèce, de sorte que le tribunal n’est pas saisi de ce volet de la décision.

Puis, il échet de rappeler que le regroupement familial, tel qu’il est défini à l’article 68, point c) de la loi du 29 août 2008, a pour objectif de « maintenir l’unité familiale » entre le regroupant, en l’occurrence le bénéficiaire d’une protection internationale, et les membres de sa famille.

Aux termes de l’article 69 de la loi du 29 août 2008, tel que rédigé au moment de la prise des décisions ministérielles litigieuses, « (1) Le ressortissant de pays tiers qui est titulaire d’un titre de séjour d’une durée de validité d’au moins un an et qui a une perspective fondée d’obtenir un droit de séjour de longue durée, peut demander le regroupement familial des membres de sa famille définis à l’article 70, s’il remplit les conditions suivantes :

1. il rapporte la preuve qu’il dispose de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et ceux des membres de sa famille qui sont à sa charge, sans recourir au système d’aide sociale, conformément aux conditions et modalités prévues par règlement grand-ducal ;

2. il dispose d’un logement approprié pour recevoir le ou les membres de sa famille ;

3. il dispose de la couverture d’une assurance maladie pour lui-même et pour les membres de sa famille. […] (3) Le bénéficiaire d’une protection internationale peut demander le regroupement des membres de sa famille définis à l’article 70. Les conditions du paragraphe (1) qui précède, ne doivent être remplies que si la demande de regroupement familial est introduite après un délai de trois mois suivant l’octroi d’une protection internationale. ».

L’article 70 de la loi du 29 août 2008, qui définit les membres de la famille susceptibles de rejoindre un bénéficiaire d’une protection internationale dans le cadre du regroupement familial, dispose que : « (1) Sans préjudice des conditions fixées à l’article 69 dans le chef du regroupant, et sous condition qu’ils ne représentent pas un danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique, l’entrée et le séjour est autorisé aux membres de famille ressortissants de pays tiers suivants :

a) le conjoint du regroupant ;

b) le partenaire avec lequel le ressortissant de pays tiers a contracté un partenariat enregistré conforme aux conditions de fond et de forme prévues par la loi modifiée du 9 juillet 2004 relative aux effets légaux de certains partenariats ;

c) les enfants célibataires de moins de dix-huit ans, du regroupant et/ou de son conjoint ou partenaire, tel que défini au point b) qui précède, à condition d’en avoir le droit de garde et la charge, et en cas de garde partagée, à la condition que l’autre titulaire du droit de garde ait donné son accord.

(2) Les personnes visées aux points a) et b) du paragraphe (1) qui précède, doivent être âgées de plus de dix-huit ans lors de la demande de regroupement familial.

5 (3) Le regroupement familial d’un conjoint n’est pas autorisé en cas de mariage polygame, si le regroupant a déjà un autre conjoint vivant avec lui au Grand-Duché de Luxembourg.

(4) Le ministre autorise l’entrée et le séjour aux fins du regroupement familial aux ascendants directs au premier degré du mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, sans que soient appliquées les conditions fixées au paragraphe (5), point a) du présent article.

(5) L’entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre :

a) aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont à sa charge et qu’ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine ;

b) aux enfants majeurs célibataires du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont objectivement dans l’incapacité de subvenir à leurs propres besoins en raison de leur état de santé ;

c) au tuteur légal ou tout autre membre de la famille du mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, lorsque celui-ci n’a pas d’ascendants directs ou que ceux-ci ne peuvent être retrouvés. ».

Les articles 69 et 70 de la loi du 29 août 2008 règlent dès lors les conditions dans lesquelles un ressortissant de pays tiers, membre de la famille d’un ressortissant de pays tiers résidant légalement au Luxembourg, peut rejoindre celui-ci. L’article 69 concerne les conditions à remplir par le regroupant pour être admis à demander le regroupement familial, tandis que l’article 70 définit les conditions à remplir par les différentes catégories de personnes y visées pour être considérées comme membre de famille, susceptibles de faire l’objet d’un regroupement familial.

Il ressort encore de l’article 69, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008 que lorsqu’un bénéficiaire d’une protection internationale introduit une demande de regroupement avec un membre de sa famille, tel que défini à l’article 70 de la même loi, dans un délai de trois mois suivant l’octroi d’une protection internationale, il ne doit pas remplir les conditions du premier paragraphe de l’article 69, à savoir celles de rapporter la preuve qu’il dispose (i) de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et ceux des membres de sa famille qui sont à sa charge, sans recourir au système d’aide sociale, (ii) d’un logement approprié pour recevoir le membre de sa famille et (iii) de la couverture d’une assurance maladie pour lui-même et pour les membres de sa famille. Dans le cas contraire, il doit remplir cumulativement les conditions visées au premier paragraphe de l’article 69 précité.

Indépendamment de la question de savoir si le regroupant a introduit sa demande de regroupement familial dans le délai légal pour être dispensé des conditions prévues au premier paragraphe de l’article 69 de la loi du 29 août 2008 relatives à sa personne, il se dégage de l’article 70, paragraphe (5), de cette même loi que celui-ci ne vise pas la fratrie au titre des membres de la famille susceptibles de faire l’objet d’un regroupement familial avec un regroupant installé au Luxembourg, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a refusé de faire droit à la demande de regroupement familial sur base du prédit article 70, paragraphe (5).

Cependant, le tribunal est amené à préciser que si la fratrie d’un ressortissant de pays tiers, disposant d’une protection internationale, n’est certes pas visée par l’article 70 précité de la loi du 29 août 2008, cette disposition légale est toutefois susceptible de heurter les articles 7 de la Charte et 8 de la CEDH, dont les termes respectifs sont les suivants : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. », et « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-

être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. ».

A cet égard, il y a lieu de rappeler, à titre liminaire, le principe de primauté du droit international, en vertu duquel un traité international, incorporé dans la législation interne par une loi approbative - telle que la loi du 29 août 1953 portant approbation de la CEDH - est une loi d’essence supérieure ayant une origine plus haute que la volonté d’un organe interne. Par voie de conséquence, en cas de conflit entre les dispositions d’un traité international et celles d’une loi nationale, même postérieure, la loi internationale doit prévaloir sur la loi nationale3,4.

Partant, si les Etats ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux, ils doivent toutefois, dans l’exercice de ce droit, se conformer aux engagements découlant pour eux de traités internationaux auxquels ils sont parties, y compris la CEDH5.

Etant relevé que les Etats parties à la CEDH ont l’obligation, en vertu de son article 1er, de reconnaître les droits y consacrés à toute personne relevant de leurs juridictions, force est au tribunal de rappeler que l’étranger a un droit à la protection de sa vie privée et familiale en application de l’article 8 de la CEDH, d’essence supérieure aux dispositions légales et réglementaires faisant partie de l’ordre juridique luxembourgeois6.

Incidemment, il y a lieu de souligner que « l’importance fondamentale »7 de l’article 8 de la CEDH en matière de regroupement familial est par ailleurs consacrée en droit de l’Union européenne et notamment par la directive 2003/86, prémentionnée, transposée par la loi du 29 août 2008, et dont le préambule dispose, en son deuxième alinéa, que « Les mesures concernant le regroupement familial devraient être adoptées en conformité avec l’obligation de protection de la famille et de respect de la vie familiale qui est consacrée dans de nombreux instruments du droit international. La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus notamment par l’article 8 de la convention européenne pour la 3 Trib. adm., 25 juin 1997, nos 9799 et 9800 du rôle, confirmé par Cour adm., 11 décembre 1997, nos 9805C et 10191C, Pas. adm. 2022, V° Lois et règlements, n° 32 et les autres références y citées.

4 Trib. adm., 26 avril 2019, n° 41089 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Etrangers, n° 471 et les autres références y citées.

5 Voir par exemple en ce sens CourEDH, 11 janvier 2007, Salah Sheekh c. Pays-bas, n° 1948/04, § 135, et trib.

adm., 24 février 1997, n° 9500 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Etrangers, n° 644.

6 Trib. adm., 8 janvier 2004, n° 15226a du rôle, Pas. adm. 2022, V° Etrangers, n° 471 et les autres références y citées.

7 Voir « Proposition de directive du Conseil relative au droit au regroupement familial », COM/99/0638 final -

CNS 99/0258, 1er décembre 1999, point 3.5.protection des droits humains et des libertés fondamentales et par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. ».

Il échet de conclure de ce qui précède qu’au cas où la législation nationale n’assure pas une protection appropriée de la vie privée et familiale d’une personne, au sens de l’article 8 de la CEDH, cette disposition de droit international doit prévaloir sur les dispositions législatives éventuellement contraires. En ce sens également, une lacune de la loi nationale ne saurait valablement être invoquée pour justifier de déroger à une convention internationale.

En ce qui concerne les faits de l’espèce, il échet de rappeler qu’il est de jurisprudence que l’argumentation consistant à soutenir que le « parent collatéral » serait d’emblée exclu de la protection de l’article 8 de la CEDH est erronée. En effet, s’il est vrai que la notion de famille restreinte, limitée aux parents et aux enfants mineurs, est à la base de la protection accordée par ladite convention, il n’en reste pas moins qu’une famille existe, au-delà de cette cellule fondamentale, chaque fois qu’il y a des liens de consanguinité suffisamment étroits8.

Le tribunal observe que, de la même manière, il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », que si la notion de « vie familiale » se limite normalement au noyau familial, la Cour a également reconnu l’existence d’une vie familiale au sens de l’article 8 de la CEDH, entre autres, entre frères et sœurs adultes9, et entre parents et enfants adultes10.

Il échet, par ailleurs, de rappeler à ce stade-ci des développements que la notion de vie familiale ne se résume pas uniquement à l’existence d’un lien de parenté, mais requiert un lien réel et suffisamment étroit entre les différents membres dans le sens d’une vie familiale effective, c’est-à-dire caractérisée par des relations réelles et suffisamment étroites parmi ses membres, et existantes, voire préexistantes à l’entrée sur le territoire national11. Ainsi, le but du regroupement familial est de reconstituer l’unité familiale, avec impossibilité corrélative pour les intéressés de s’installer et de mener une vie familiale normale dans un autre pays12, à savoir, en l’occurrence, leur pays d’origine, l’Erythrée.

De plus, il y a lieu de constater que cette conception de la notion de famille, étendue au-delà du noyau familial, pour prendre en compte l’existence d’éléments de dépendance supplémentaires entre parents proches, est cohérente avec les dispositions - certes non applicables à l’espèce - de l’article 56, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, concernant le contenu de la protection internationale, qui prévoit la possibilité pour le ministre d’étendre le bénéfice des droits découlant du statut de bénéficiaire de protection internationale aux membres de la famille du bénéficiaire, sur base d’une définition élargie de la notion de membre de famille. L’article 56, paragraphe (1) de ladite loi dispose, en effet, que « Le ministre veille à ce que l’unité familiale puisse être maintenue. Il peut décider que les dispositions du présent article s’appliquent aux autres parents proches qui vivaient au sein de la famille du bénéficiaire à la date du départ du pays d’origine et qui étaient alors entièrement ou principalement à sa charge. ».

8 Trib. adm., 18 février 1999, n° 10687 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Etrangers, n° 490 et les autres références y citées.

9 Voir en ce sens CourEDH, 24 avril 1996, Boughanemi c. France, n° 22070/93, § 35.

10 Voir CourEDH, 9 octobre 2003, Slivenko c. Lettonie, n° 48321/99, §§ 94 et 97.

11 Cour adm., 12 octobre 2004, n° 18241C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Etrangers, n° 473 et les autres références y citées.

12 Trib. adm., 8 mars 2012, n° 27556 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Etrangers, n° 473 et autres références y citées.Cependant, il ressort de la jurisprudence relative à l’article 8 de la CEDH qu’un regroupant ne peut invoquer l’existence d’une vie familiale à propos d’une personne ne faisant pas partie du noyau familial strict qu’à condition qu’il démontre qu’il est à sa charge et qu’un lien de dépendance autre que les liens affectifs normaux est établi.

Il ressort également de la jurisprudence de la CourEDH, et notamment de l’arrêt du 1er décembre 2005, Tuquabo-Tekle c. Pays-Bas, n° 60665/00, qu’à chaque fois qu’un mineur est concerné, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale et que l’Etat refusant le regroupement familial doit ménager un juste équilibre entre les intérêts des demandeurs d’une part, et son propre intérêt à contrôler l’immigration, d’autre part. La CourEDH y a encore indiqué que, pour mettre en balance ces différents intérêts, elle tenait compte de l’âge des enfants concernés, de leur situation dans leur pays d’origine et de leur degré de dépendance vis-à-vis de leurs parents. Elle y a également précisé qu’elle avait précédemment rejeté des affaires dans lesquelles les enfants concernés par le regroupement familial avaient atteint un âge où ils n’avaient vraisemblablement pas autant besoin de soins que de jeunes enfants et où ils étaient de plus en plus capables de se débrouiller seuls13.

En l’espèce, il n’est pas contesté que les parents du demandeur sont décédés en … et que Monsieur A devait, en tant qu’aîné de la fratrie, s’occuper de ses frères et sœur, dont Monsieur B, lorsqu’il se trouvait en Erythrée.

Cependant, il échet de relever qu’il ressort des éléments du dossier administratif, et plus précisément du rapport de l’entretien mené dans le cadre de la demande de protection internationale de Monsieur A en date du 29 janvier 2020, que la demande de regroupement familial a été introduite alors que (i) Monsieur B était âgé de plus de 17 ans, (ii) celui-ci avait vécu toute sa vie en Erythrée, sans que le demandeur ne fasse mention d’un risque particulier à son égard, (iii) il y vivait à … avec sa sœur, D, et son frère E, âgés respectivement de 25 et 22 ans et (iv) le regroupant avait quitté son pays d’origine et ne s’était dès lors plus occupé de sa fratrie depuis le 1er janvier 2015, soit depuis plus de cinq années.

Ainsi, au vu du raisonnement développé dans l’arrêt de la CourEDH précité consistant à prendre en compte l’âge du mineur, sa situation dans son pays d’origine et le degré de dépendance avec ses parents demandant le regroupement familial, et par analogie, il y a dès lors lieu de constater, que Monsieur B n’était plus à la charge de Monsieur A et était à un âge où il était capable de subvenir seul à ses besoins, sans devoir dépendre de ce dernier, de sorte que le demandeur ne saurait utilement se prévaloir de l’intérêt supérieur de l’enfant.

A cet égard, si le demandeur a entendu faire valoir l’existence de liens de dépendance particuliers entre son frère et lui, au sens de l’article 8 de la CEDH, en versant un jugement du 12 octobre 2020 le désignant comme tuteur de Monsieur B, le tribunal est amené à s’interroger sur la pertinence d’un tel jugement au regard du fait (i) que le demandeur ne conteste pas les affirmations de la partie étatique selon lesquelles l’original dudit jugement n’a pas été versé et que la traduction n’a pas été faite par un traducteur assermenté, (ii) que la demande de tutelle n’a été introduite par Monsieur A auprès de la juridiction de la région de … qu’en date du 14 septembre 2020, soit un mois après que ce dernier a obtenu le statut de réfugié et pendant qu’il se trouvait sur le territoire luxembourgeois, alors même que ses parents sont décédés en 2006 et (iii) que cette demande a été introduite alors que Monsieur B était âgé de plus de 17 ans au moment du prononcé dudit jugement et qu’il vivait à … avec ses frères et sœur majeurs.

13 CourEDH, 1er décembre 2005, Tuquabo-Tekle c. Pays-Bas, n° 60665/00, §§ 44 et 49.Il échet, dès lors, de conclure que le demandeur reste en défaut d’établir l’existence entre son frère et lui-même de liens de dépendance autre que les liens affectifs normaux, de sorte qu’il ne saurait pas non plus utilement se prévaloir des dispositions de l’article 8 de la CEDH.

C’est partant à bon droit que le ministre a refusé de faire droit à la demande de regroupement familial dans le chef de Monsieur B en son double volet, à savoir en ce qui concerne le regroupement familial au sens de l’article 70 de la loi du 29 août 2008 et en ce qui concerne l’autorisation de séjour au sens de l’article 8 de la CEDH.

Eu égard aux développements qui précèdent et en l’absence d’autres moyens, le tribunal ne saurait, en l’état actuel du dossier, utilement mettre en cause ni la légalité, ni le bien-fondé des décisions déférées, de sorte que le recours sous analyse est à rejeter comme non fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;

donne acte à Monsieur A qu’il renonce au recours introduit au nom et pour le compte de Monsieur B ;

reçoit le recours en annulation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 11 juillet 2023 par :

Thessy Kuborn, vice-président, Géraldine Anelli, premier juge, Sibylle Schmitz, attaché de justice délégué, en présence du greffier Judith Tagliaferri.

s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 11 juillet 2023 Le greffier du tribunal administratif 10


Synthèse
Formation : Troisième chambre
Numéro d'arrêt : 46388
Date de la décision : 11/07/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 15/07/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2023-07-11;46388 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award