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10/07/2023 | LUXEMBOURG | N°49060

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 10 juillet 2023, 49060


Tribunal administratif N° 49060 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49060 1re chambre Inscrit le 20 juin 2023 Audience publique du 10 juillet 2023 Recours formé par Monsieur …, Luxembourg, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49060 du rôle et déposée le 20 juin 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Elise

Orban, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au n...

Tribunal administratif N° 49060 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:49060 1re chambre Inscrit le 20 juin 2023 Audience publique du 10 juillet 2023 Recours formé par Monsieur …, Luxembourg, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49060 du rôle et déposée le 20 juin 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Elise Orban, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Togo), de nationalité togolaise, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK), sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 8 juin 2023 de le transférer vers la Belgique comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 30 juin 2023 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Noémie Sadler, en remplacement de Maître Elise Orban, et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul Reiter en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 5 juillet 2023.

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Le 24 avril 2023, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, il fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée – police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que l’intéressé avait auparavant introduit une demande de protection internationale en Belgique le 3 avril 2023.

Toujours le 24 avril 2023, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 1établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Par arrêté du même jour, notifié à l’intéressé à la même date, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », ordonna l’assignation à résidence de Monsieur … à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg pour une durée de trois mois.

Le 26 avril 2023, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues belges une demande de reprise en charge de Monsieur … sur base de l’article 18 (1) b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces derniers par courrier du 5 mai 2023.

Par décision du 8 juin 2023, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé expédié le même jour, le ministre informa Monsieur … du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers la Belgique sur base de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18 (1) b) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 24 avril 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »).

En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 18(1)b du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Belgique qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judicaire et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale, datés du 24 avril 2023.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 24 avril 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l’immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Belgique en date du 3 avril 2023.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 24 avril 2023.

Sur cette base, la Direction de l’immigration a adressé en date du 26 avril 2023 une demande de reprise en charge aux autorités belges sur base de l’article 18(1)b du règlement 2DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités belges en date du 5 mai 2023.

2. Quant aux bases légales En tant qu’État membre de l’Union européenne, l’État luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 18(1), point b) du règlement DIII, l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge — dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 — le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 24 avril 2023 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Belgique en date du 3 avril 2023.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté le Togo en 2017. Vous auriez traversé le Ghana pour vous rendre en Côte d’Ivoire où vous seriez resté pendant trois ans. Vous seriez ensuite retourné au Ghana et vous y auriez pris un vol vers la Turquie en date du 15 janvier 2021, muni d’un visa turc. Vous auriez vécu en Turquie pendant deux ans avant de quitter le pays en bateau vers la Grèce en mars 2023. Quelques jours plus tard, vous auriez continué votre trajet jusqu’à arriver en Belgique. Vous indiquez que vous auriez passé environ trois semaines en Belgique et que la procédure de votre demande de protection internationale serait toujours en cours. En date du 21 avril 2023, vous seriez arrivé au Luxembourg.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 24 avril 2023, vous avez indiqué que vous ne vous sentiriez pas bien. Cependant, vous n’avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Belgique qui 3est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Monsieur, vous indiquez que vous auriez eu un entretien en Belgique en date du 20 avril 2023, mais que vous avez quitté le pays parce que vous n’auriez pas eu de logement.

Rappelons à cet égard que la Belgique est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la Belgique est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que la Belgique profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. Par conséquent, la Belgique est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de I’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Belgique sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires belges.

Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Belgique ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard, et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Belgique revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement pour des raisons 4humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire a cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers la Belgique, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers la Belgique, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers la Belgique en informant les autorités belges conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités belges n’ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 20 juin 2023, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 8 juin 2023.

Etant donné que l’article 35 (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28 (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours, le demandeur expose les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, en expliquant, plus particulièrement, qu’il serait arrivé en Belgique au cours de la nuit du 2 au 3 avril 2023. Après avoir passé la nuit dans une gare, il aurait introduit une demande de protection internationale auprès des autorités belges en date du 3 avril 2023. Lors de l’enregistrement de sa demande, il lui aurait été indiqué qu’il n’y aurait pas de place disponible pour lui dans un centre d’hébergement, étant donné qu’il serait un homme seul. Des « […] coordonnées visant à solliciter un hébergement temporaire […] » lui auraient été remises, mais il « […] n’a[urait] jamais pu obtenir de réponse, donc de logement […] ». Ainsi, il aurait été contraint de vivre dans la rue pendant trois semaines et de dormir sur le sol dans une gare, de sorte qu’il serait tombé malade.

En droit, le demandeur soutient que la décision déférée devrait encourir la réformation pour détournement de pouvoir, sinon pour violation des articles 5 et 10 de la loi du 18 décembre 2015.

5A cet égard, il fait valoir que le fait, pour lui, d’avoir introduit une demande de protection internationale dans un autre pays préalablement à l’introduction de sa demande d’asile au Luxembourg ne le priverait pas son droit de déposer une nouvelle demande.

En tout état de cause, si, dans la décision déférée, le ministre affirme, d’une part, qu’il ressortirait de différentes bases légales qu’il ne lui appartiendrait pas de statuer sur sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg, dans la mesure où cette responsabilité incomberait à un autre Etat, et, d’autre part, que le demandeur serait resté en défaut de prouver que son transfert vers la Belgique l’exposerait à des traitements inhumains et dégradants, au sens des articles 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (« CEDH ») et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignés par « la Charte », il s’agirait de postulats erronés.

Dans ce contexte, Monsieur … insiste sur le fait qu’il se serait rendu au Luxembourg afin d’y introduire une nouvelle demande de protection internationale, au motif que le sort lui réservé depuis son arrivée en Belgique serait constitutif d’un traitement inhumain et dégradant.

En effet, il se serait vu refuser toute forme d’hébergement, sinon tout accompagnement afin de lui permettre de trouver un hébergement, même temporaire.

Dans ce contexte, le demandeur donne à considérer que les conditions d’accueil en Belgique, ou plutôt leur absence, auraient fait l’objet de condamnations par les juridictions tant nationales qu’internationales.

Le ministre n’aurait pu ignorer la situation actuelle des demandeurs d’asile en Belgique.

Pourtant, il aurait décidé de transférer le demandeur vers ce pays, Monsieur … soutenant que cette décision, qui serait le résultat d’un « […] examen mécanique sous prétexte [qu’il aurait] d’ores et déjà déposé une autre demande dans un autre [E]tat membre […] », n’aurait pas été prise de manière individuelle, ni sur base d’informations actualisées.

En outre, le demandeur soulève un défaut de motivation de la décision déférée, en violation de l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, ci-après désigné par « le règlement grand-ducal du 8 juin 1979 », et du droit à une décision motivée, qui se dégagerait de l’article 41 de la Charte et qui serait invocable non seulement face aux institutions de l’Union européenne, mais aussi à l’encontre des administrations des Etats membres.

A cet égard, le demandeur reproche au ministre de ne pas avoir analysé la situation actuelle en Belgique, en ce qui concerne le respect, par les autorités belges, de leurs obligations tirées du droit international public, et notamment le risque, pour lui, d’être exposé à des traitements inhumains et dégradants.

Quant à l’argumentation du ministre selon laquelle il serait resté en défaut de prouver que ses conditions d’existence en Belgique auraient revêtu un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 de la CEDH, il s’interroge sur la question de savoir comment il aurait pu prouver l’absence d’hébergement, respectivement l’absence de toute forme de soutien, le demandeur donnant à considérer qu’il n’existerait « […] aucun document, aucun certificat des autorités belges, assumant de laisser dehors un demandeur de protection internationale […] ».

6Il insiste sur le fait qu’il aurait appartenu au ministre d’analyser la possibilité pour lui d’avoir un accès effectif à un hébergement et aux conditions matérielles d’accueil réservées aux demandeurs de protection internationale, ce qu’il serait cependant resté en défaut de faire, de sorte que la décision déférée devrait encourir la réformation pour violation « […] des droits procéduraux […] ».

Par ailleurs, le demandeur soulève une violation de l’article 17 (1) du règlement Dublin III, ainsi que des articles 1er et 4 de la Charte, au motif de l’existence, en Belgique, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale.

A cet égard, il soutient que les conditions d’accueil et de traitement de sa demande d’asile en Belgique seraient constitutives d’un traitement inhumain et dégradant, de sorte que le ministre aurait dû faire usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 (1), précité, du règlement Dublin III.

En effet, il n’y aurait plus aucun doute que le système d’asile belge serait « […] complètement défaillant […] » et ne pourrait plus faire face au nombre croissant de demandes.

Dans ce contexte, le demandeur soutient que les condamnations de l’Etat belge et notamment de l’Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile (« FEDASIL ») ne cesseraient d’augmenter.

Sur ce point, il renvoie à une ordonnance du tribunal francophone de Bruxelles de janvier 2022 ayant condamné l’Etat belge et FEDASIL à une astreinte de 5.000 euros par jour ouvrable « […] pour tout refus de mise en œuvre d’un droit d’accueil d’un demandeur de protection internationale […] » et à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », rendu le 31 octobre 2022 dans l’affaire Camara c. Belgique, dans lequel la Cour aurait institué une mesure provisoire consistant à enjoindre à l’Etat belge de fournir à la personne concernée un hébergement et une assistance matérielle.

Il ajoute qu’à la fin de l’année 2022, la CourEDH aurait à nouveau enjoint à la Belgique de fournir un hébergement et une assistance matérielle à des demandeurs d’asile dépourvus de logement malgré des décisions de la justice belge leur en octroyant.

A l’heure actuelle, l’Etat belge et FEDASIL auraient été sanctionnés 8.600 fois pour ne pas avoir logé des demandeurs d’asile et condamnés à des astreintes d’un montant total de 168 millions d’euros. Comme ces sanctions ne seraient pas respectées, des saisies auraient été opérées, le demandeur se prévalant, à cet égard, d’un article publié le 7 avril 2023 sur le site internet « www.moustique.be », intitulé « Après les astreintes, l’Etat et Fedasil sont condamnés à payer un demandeur d’asile pour préjudice moral ».

Après avoir renvoyé à un jugement rendu le 30 mars 2023 par le tribunal du travail de Liège, division Namur, aux termes duquel l’Etat belge et FEDASIL auraient été condamnés à payer à un demandeur d’asile la somme de 2.500 euros pour préjudice moral, au motif, notamment, du non-respect par FEDASIL de ses obligations légales en matière d’accueil des demandeurs de protection internationale, Monsieur … conclut que la Belgique serait dans l’impossibilité de faire face à l’augmentation du nombre de demandeurs de protection internationale et ne serait plus en mesure de respecter ses obligations légales en matière 7d’accueil des demandeurs d’asile.

Il ajoute que les nombreuses défaillances affectant le système d’accueil de la Belgique seraient régulièrement relatées dans la presse, le demandeur se prévalant, à cet égard, d’un article publié le 30 novembre 2022 par « Euronews », intitulé « Crise de l’asile en Belgique :

symptôme d’une politique migratoire européenne défaillante ? ».

Il insiste sur le fait qu’il aurait été personnellement victime de ce système, le demandeur réitérant ses développements antérieurs quant au traitement lui réservé au cours de son séjour en Belgique.

Il conclut, en substance, qu’il aurait fait état d’un motif humanitaire et exceptionnel justifiant le recours à la susdite clause discrétionnaire, étant donné que le fait de ne pas pouvoir se nourrir, ni se loger, ni avoir accès aux soins médicaux reviendrait à être exposé à un traitement inhumain et dégradant.

Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours.

Quant à la légalité externe de la décision déférée et s’agissant, d’abord, du moyen tiré d’un défaut de motivation de la décision litigieuse, le tribunal constate que cette dernière est motivée tant en fait qu’en droit. En effet, le ministre a indiqué de manière détaillée, en renvoyant aux dispositions normatives applicables, à savoir, notamment, l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015, ainsi que les articles 16 (1), 17 (1) et 18 (1) b) du règlement Dublin III, les raisons l’ayant amené à ne pas examiner la demande de protection internationale déposé par Monsieur … au Luxembourg et à le transférer vers la Belgique. Plus particulièrement, la décision déférée est motivée, notamment, par les considérations selon lesquelles (i) ce seraient les autorités belges qui seraient responsables de l’examen de ladite demande, au motif que l’intéressé aurait précédemment introduit une demande de protection internationale en Belgique et que les autorités belges auraient accepté de le reprendre en charge le 5 mai 2023, (ii) la Belgique profiterait, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière, de sorte qu’elle serait présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 de la CEDH, (iii) le demandeur n’aurait pas rapporté la preuve que sa demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni qu’il n’aurait pas les moyens de faire valoir ses droits, notamment devant les autorités judiciaires belges, (iv) l’intéressé n’aurait pas non plus démontré que dans son cas concret, ses conditions d’existence en Belgique revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3, précité, de la CEDH et (v) le demandeur n’aurait fait valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement Dublin III et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de sa demande d’asile, malgré la compétence de principe des autorités belges.

Cette motivation, qui a été complétée en cours d’instance contentieuse par le délégué du gouvernement, est suffisamment précise pour permettre au demandeur d’assurer la défense de ses intérêts en connaissance de cause.

8Le moyen tiré d’un défaut de motivation est, dès lors, à rejeter pour manquer en fait, indépendamment de la question de l’applicabilité, au cas d’espèce, des dispositions des articles 41 de la Charte et 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979, telles qu’invoquées dans ce contexte par le demandeur.

Quant à la violation invoquée de l’article 5 de la loi du 18 décembre 2015, le tribunal relève que celui-ci prévoit que « (1) Toute personne majeure jouissant de la capacité juridique a le droit de présenter une demande de protection internationale en son nom. […] ».

Or, le tribunal ne perçoit pas en quoi cette disposition légale aurait été violée en l’espèce, étant donné que le demandeur a bien pu présenter sa demande de protection internationale au Luxembourg, qui a été dûment enregistrée, sauf qu’il a été décidé, sur base des dispositions des articles 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et 18 (1) b) du règlement Dublin III, de le transférer vers la Belgique, comme étant l’Etat membre responsable pour l’examen de sa demande. Le moyen afférent encourt, dès lors, le rejet.

Quant au moyen tiré de la violation de l’article 10 de la loi du 18 décembre 2015, le tribunal relève qu’en son paragraphe (3), tel qu’invoqué par le demandeur, ledit article prévoit ce qui suit : « Le ministre fait en sorte que les décisions sur les demandes de protection internationale soient prises à l’issue d’un examen approprié. A cet effet, il veille à ce que:

a) les demandes soient examinées et les décisions soient prises individuellement, objectivement et impartialement ;

b) des informations précises et actualisées soient obtenues auprès de différentes sources, telles que le Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEAA) et le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), ainsi que les organisations internationales compétentes en matière de droits de l’homme, sur la situation générale existant dans les pays d’origine des demandeurs et, le cas échéant, dans les pays par lesquels les demandeurs ont transité, et à ce que le personnel chargé d’examiner les demandes et de prendre les décisions ait accès à ces informations ; […] ».

Outre la question de l’applicabilité de cette disposition légale, qui vise a priori l’examen au fond d’une demande de protection internationale, à une décision de transfert prise sur base de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015, telle que la décision déférée, le tribunal retient que le moyen sous analyse est en tout état de cause à rejeter, étant donné qu’il ne ressort d’aucun élément concret soumis à son appréciation que la décision litigieuse n’ait pas été prise individuellement, objectivement et impartialement, ni que le ministre n’ait pas eu à sa disposition des informations précises et actualisées sur la situation existant en Belgique.

Le seul fait que le ministre ait finalement décidé de transférer le demandeur vers ce dernier pays, comme étant l’Etat membre responsable de l’examen de la demande de l’intéressé, est, en effet, insuffisant à cet égard, étant relevé que la question de savoir si cette décision a été prise à juste titre, notamment, eu égard au risque de subir des traitements inhumains et dégradants invoqué par le demandeur, relève de la légalité interne de la décision déférée et sera abordée ci-après.

A cet égard, le tribunal relève qu’en vertu de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas 9examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18 (1) b) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités belges pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur …, prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre […] ».

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers la Belgique et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18 (1) b) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait la Belgique, en ce qu’il y avait introduit une demande de protection internationale le 3 avril 2023 et que les autorités belges avaient accepté sa reprise en charge le 5 mai 2023, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.

Force est de constater que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de la Belgique, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais invoque l’existence, en Belgique, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, ainsi que, de manière plus générale, le risque de subir des traitements inhumains et dégradants, auquel il serait exposé en cas de transfert vers la Belgique, le demandeur invoquant encore une violation de l’article 17 (1) du règlement Dublin III.

A cet égard, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17 (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

L’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit ce qui suit : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des 10demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».

Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.

La situation visée par ledit article 3 (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé.1 A cet égard, le tribunal relève que la Belgique est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève, et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3.

Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans un arrêt du 16 février 2017, la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.

2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.

3 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur ww.jurad.etat.lu.

4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

11d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.

Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3 (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.

En l’espèce, le tribunal constate qu’il ressort certes des documents invoqués par le demandeur, tels qu’énumérés ci-avant, que les autorités belges connaissent depuis plusieurs mois de sérieux problèmes quant à leur capacité d’accueil des demandeurs d’asile, ce qui implique que ceux-ci risquent de se voir confrontés à des difficultés plus ou moins importantes suivant le cas de figure dans lequel ils se trouvent au niveau de l’accès à l’hébergement.

Cependant, il se dégage des pièces, plus récentes, déposées par le délégué du gouvernement, et notamment d’un article publié le 6 juin 2023 sur le site internet « www.rtbf.be », intitulé « Crise de l’accueil : la liste d’attente est de 2.100 personnes », que 5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.

6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.

7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.

8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.

9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.

91.

10 Ibid., pt. 92.

11 Ibid., pt. 93.

12le nombre de personnes inscrites sur la liste d’attente d’une place d’accueil est passé de 3.000 à 2.100 en l’espace de trois semaines, qu’un dispositif d’accueil d’urgence a été mis en place par la Région bruxelloises, que les services de l’accueil veillent à attribuer une place en fonction d’un ordre chronologique, c’est-à-dire en commençant par les personnes qui attendent depuis plus longtemps, et qu’un ajustement du budget de 2023 en matière d’asile à hauteur de plus de 900 millions d’euros vient d’être approuvé, afin de répondre à la crise, ce montant étant qualifié d’historique par les auteurs de l’article en question.

Par ailleurs, il se dégage d’un document émanant de FEDASIL et figurant au dossier administratif que le 1er juin 2023, le réseau d’accueil pour demandeurs d’asile en Belgique avait une capacité de 33.917 places, dont 31.851 places étaient occupées, ce qui équivaut à un taux d’occupation de 94 %, taux qui, selon la pièce intitulée « Bilan de l’année 2022 en matière d’asile, d’immigration et d’accueil », telle que versée par la partie étatique, est inférieur à celui qui a été observé en 2022 pour les structures d’hébergement luxembourgeoises, à savoir 94,9 %.

Eu égard à l’ensemble de ces éléments, et compte tenu du seuil de gravité fixé par la CJUE, le tribunal arrive à la conclusion que les pièces invoquées par le demandeur ne sont pas suffisantes pour permettre de retenir de manière générale l’existence de défaillances systémiques en Belgique, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 4 de la Charte.

Par ailleurs, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers la Belgique, voire une demande en ce sens de la part de l’UNHCR. Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Belgique de ressortissants togolais dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile belge qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.

Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Belgique, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.

Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la 13présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable.12 Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte13, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant.14 En l’espèce, si, au cours de son entretien Dublin III, le demandeur a déclaré ne pas avoir été hébergé lors de son séjour en Belgique et si dans sa requête introductive d’instance, il a précisé avoir dormi sur le sol au sein d’une gare, le tribunal constate, en tenant compte du fait que l’intéressé ne séjournait en Belgique que du 2 au 21 avril 2023, qu’il n’est pas établi que ses conditions d’existence dans ce pays, certes marquées par une grande précarité, aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant. Par ailleurs, le tribunal constate que le demandeur reste en défaut de préciser les circonstances exactes à la base de la situation décrite par lui. En effet, si, dans sa requête introductive d’instance, il soutient que lors de lors de l’enregistrement de sa demande, il lui aurait été indiqué qu’il n’y aurait pas de place disponible pour lui dans un centre d’hébergement et que des « […] coordonnées visant à solliciter un hébergement temporaire […] » lui auraient certes été remises, mais qu’il « […] n’a[urait] jamais pu obtenir de réponse, donc de logement […] », force est néanmoins de constater qu’il ne fournit pas la moindre précision quant à des démarches concrètes qu’il aurait entreprises auprès des autorités belges afin de se voir assigner un logement, le cas échéant temporaire.

Dans ces circonstances, le tribunal ne saurait partager l’argumentation du demandeur selon laquelle il aurait été victime de traitements inhumains et dégradants lors de son séjour en Belgique.

Par ailleurs, Monsieur … n’a pas non plus fourni des éléments concrets et individuels dont il se dégagerait que nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, en Belgique, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3 (2) du règlement Dublin III, il serait, en cas de transfert vers ce pays, personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits, et ce de manière durable, sans perspective d’amélioration, le tribunal renvoyant, sur ce dernier point, aux développements faits ci-avant quant à la baisse récente et significative du nombre de personnes inscrites sur la liste d’attente d’une place d’accueil et quant aux démarches entreprises par les autorités belges pour faire face aux problèmes rencontrés par elles en matière d’accueil des demandeurs d’asile.

12 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.

13 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.

14 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.

88.

14 Outre le fait que le demandeur n’a, ainsi, pas établi que, dans son cas précis, ses droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Belgique, il n’a pas non plus prouvé que, de manière générale, les droits des demandeurs ou des bénéficiaires d’une protection internationale en Belgique ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que ceux-ci n’auraient en Belgique aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités belges en usant des voies de droit adéquates15.

Il convient, par ailleurs, de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’aide belge est à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités belges en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates.

Au vu des développements faits ci-avant, il n’est pas établi que compte tenu de sa situation personnelle, le demandeur serait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en cas de transfert en Belgique, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, dans ce pays, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3 (2) du règlement Dublin III.

Il suit des considérations qui précèdent que l’argumentation du demandeur ayant trait à l’existence, dans son chef, d’un risque de subir des traitements inhumains et dégradants au sens des 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en cas de transfert vers la Belgique, est à rejeter dans son ensemble. Pour les mêmes motifs, le demandeur ne saurait utilement se prévaloir d’une violation de l’article 1er de la Charte protégeant la dignité humaine.

Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17 (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».

A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres16, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201717.

Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la 15 Voir, pour les demandeurs de protection internationale : article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

16 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

17 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.

15satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge18, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration19.

Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen du bien-fondé de la décision entreprise par rapport aux articles 1er et 4 de la Charte et à l’article 3 de la CEDH que les prétentions du demandeur ne sont pas fondées, et que c’est sur base de cette même argumentation que l’intéressé estime que le ministre aurait dû appliquer la clause de souveraineté discrétionnaire, il y a lieu de conclure que le demandeur n’a pas mis en avant des raisons humanitaires ou exceptionnelles justifiant le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 (1) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent est à rejeter pour ne pas être fondé.

S’agissant finalement du moyen ayant trait à un détournement de pouvoir, le tribunal relève que celui-ci consiste dans l’utilisation d’une compétence de l’autorité administrative dans un but autre que celui pour lequel elle lui est conférée. Le moyen ainsi présenté amène le juge administratif à examiner si le mobile véritable de l’administration correspond à celui qu’elle a exprimé, étant entendu que la charge de la preuve afférente incombe au demandeur invoquant les faits incriminés.20 Or, en l’espèce, le demandeur est resté en défaut d’établir une divergence entre le mobile véritable de l’administration et celui qu’elle a exprimé, à savoir la détermination de l’Etat membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale de l’intéressé sur base des dispositions normatives applicables, de sorte que le moyen sous analyse encourt le rejet pour ne pas être fondé.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 10 juillet 2023 par :

18 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en annulation, n° 58 et les autres références y citées.

19 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.

20 Trib. adm., 8 octobre 2001, n° 13445 du rôle, confirmé par Cour adm., 7 mai 2002, n° 14197C du rôle, Pas.

adm 2022, V° Recours en annulation, n° 9 et les autres références y citées.

16Daniel Weber, vice-président, Michèle Stoffel, premier juge, Benoît Hupperich, juge, en présence du greffier Luana Poiani.

s. Luana Poiani s. Daniel Weber Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 10 juillet 2023 Le greffier du tribunal administratif 17


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : 49060
Date de la décision : 10/07/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 15/07/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2023-07-10;49060 ?

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