Tribunal administratif Numéro 48897 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:48897 2e chambre Inscrit le 2 mai 2023 Audience publique du 25 mai 2023 Recours formé par Madame …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (2), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 48897 du rôle et déposée le 2 mai 2023 au greffe du tribunal administratif par la société à responsabilité limitée Etude Sadler SARL, établie et ayant son siège social à L-1611 Luxembourg, 9, avenue de la Gare, inscrite sur la liste V du tableau de l’Ordre des avocats du barreau de Luxembourg, immatriculée au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro B275043, représentée aux fins de la présente instance par Maître Noémie Sadler, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … à … (Cameroun), de nationalité camerounaise, demeurant actuellement à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 13 avril 2023 ayant déclaré irrecevable sa demande de protection internationale sur le fondement de l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 17 mai 2023 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Noémie Sadler et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul Reiter en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 22 mai 2023.
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En date du 16 avril 2021, Madame …introduisit, tant en son nom personnel qu’au nom et pour compte de son enfant mineur …, né le …à … et de nationalité camerounaise, une demande de protection internationale auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère ».
Le même jour, Madame …fut entendue par un agent de la police grand ducale, service de police judiciaire, section de la criminalité organisée et de la police des étrangers, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
La recherche effectuée à ce moment dans la base de données EURODAC pour la comparaison des empreintes digitales aux fins de l’application efficace du règlement (UE) 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III »,révéla que l’intéressée avait introduit une demande de protection internationale en Grèce en date du 8 février 2018 et qu’un statut de protection internationale lui y avait été accordé en date du 31 mai 2018.
En date du 16 avril 2021, Madame …passa un entretien sur la recevabilité de sa demande de protection internationale.
Par décision du 19 avril 2021, notifiée en mains propres à Madame …, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après dénommé le « ministre », l’informa que sa demande de protection internationale était irrecevable en application des dispositions de l’article 28 (2) a) de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 », au motif qu’elle était bénéficiaire d’une protection internationale en Grèce, tout en l’informant que la demande de son enfant mineur ferait l’objet d’une décision séparée.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 4 mai 2021, inscrite sous le numéro 45988 du rôle, Madame …, agissant tant en son nom personnel qu’au nom et pour le compte de son enfant mineur …, introduisit un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 19 avril 2021.
Par jugement du 5 juillet 2021, inscrit sous le numéro 45988 du rôle, le tribunal administratif annula la décision ministérielle du 19 avril 2021 et renvoya le dossier au ministre.
Les 30, 31 août et 2 septembre 2021, Madame …fut entendue sur les motifs à la base de sa propre demande de protection internationale.
Par décision du 13 avril 2023, notifiée à l’intéressée par lettre recommandée expédiée le lendemain, le ministre déclara à nouveau irrecevable la demande de protection internationale de Madame …sur le fondement de l’article 28 (2) de la loi du 18 décembre 2015.
Cette décision est libellée comme suit :
« […] J’ai l’honneur de me référer à votre demande en obtention d’une protection internationale que vous avez introduite auprès du service compétent du Ministère des Affaires étrangères et européennes en date du 16 avril 2021.
Vous êtes accompagnée de votre enfant mineur …, né le …à …, de nationalité camerounaise, pour le compte duquel vous avez également introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 16 avril 2021. Ce dernier fait l’objet d’une décision séparée.
En mains le rapport « Eurodac », le rapport de police du 16 avril 2021, le rapport d’entretien sur la recevabilité de votre demande de protection internationale du 16 avril 2021, le recours en annulation du 4 mai 2021 contre votre décision d’irrecevabilité qui vous a été notifiée le 19 avril 2021 et le rapport d’entretien de l’agent du Ministère des Affaires étrangères et européennes des 30, 31 août et 2 septembre 2021 sur les motifs sous-tendant votre demande de protection internationale, ainsi que les documents versés à l’appui de votre demande de protection internationale.
Il en ressort que vous avez introduit une demande de protection internationale en Grèce en date du 8 février 2018 et que le statut de réfugié vous a été accordé en date du 31 mai 2018.
2 Vous ne contestez par ailleurs pas être bénéficiaire du statut de réfugié en Grèce et vous vous êtes vue remettre à cet égard un titre de voyage grec valable jusqu’au 26 novembre 2023 ainsi qu’un titre de séjour grec qui a expiré le 22 juillet 2021.
A l’appui de votre demande, vous avez remis votre acte de mariage n°…/2014 émis par le Centre d’Etat Civil de Yaoundé le 11 novembre 2014, un passeport pour réfugiés émis par le service réfugié hellénique le 27 novembre 2018, votre titre de séjour hellénique émis le 23 Juillet 2018 à titre de bénéficiaire de protection internationale ainsi qu’un livret de famille émis par les autorités espagnoles à ….
Madame, fin 2019, vous auriez quitté la Grèce alors que personne ne se serait occupé de vous. Vous ajoutez que vous auriez également décidé de quitter la Grèce au motif que vous auriez été sexuellement abusée par un homme nigérian chez qui vous auriez logé. Après un séjour au Tchad, vous vous seriez rendue en Espagne où votre deuxième mari aurait été demandeur de protection internationale. Vous auriez longtemps cherché un emploi en Espagne, mais puisque vous n’en auriez pas trouvé, vous auriez pris le bus pour venir au Luxembourg pour trouver un travail, pour donner un avenir à votre enfant et alors que vous auriez entendu que le Luxembourg serait un « bon pays pour l’asile ».
Je suis au regret de vous informer qu’en vertu des dispositions de l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après dénommée « la Loi de 2015 »), votre demande de protection internationale est irrecevable au motif qu’une protection internationale vous a été accordée par un autre Etat membre de l’Union européenne.
En effet, il résulte du rapport « Eurodac », de même que de vos propres déclarations, ainsi que des pièces versées à l’appui de votre demande que vous êtes bénéficiaire du statut de réfugié en Grèce depuis le 31 mai 2018.
Madame, il ne ressort pas des éléments en notre possession qu’il existe, en cas de retour en Grèce, un risque d’atteintes graves au sens de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme (ci-après « la CEDH »), sinon de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la CharteUE ») dans votre chef. En effet, la Grèce, en tant qu’Etat membre de l’Union européenne est signataire de la CharteUE, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est présumée en appliquer les dispositions. En tout état de cause, vous n’apportez pas la preuve que, dans votre cas précis, vos droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Grèce ou encore que vous n’auriez aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités grecques.
Ce constat ne saurait être ébranlé par vos affirmations selon lesquelles vous n’auriez pas trouvé d’emploi en Grèce, sinon que vous ne pourriez apprendre la langue du pays au motif qu’il n’y auraient pas de places libres dans les écoles de langues. En effet, outre le fait que vos déclarations restent en l’état de pures allégations, il y a lieu de remarquer que le but de l’introduction d’une demande de protection internationale est celui d’obtenir la protection sollicitée par rapport aux persécutions prétendument subies dans le pays d’origine, protection que les autorités grecques vous ont accordée. Le fait que vous n’y auriez pas trouvé d’emploi, sinon que vous ne sauriez où loger ou encore qu’il n’y auraient pas de places libres dans des cours de langue ne saurait justifier l’introduction d’une demande de protection internationale au Luxembourg, protection qui vous a déjà été accordée par les autorités grecques. En effet, il ressort de votre comportement adopté que vous pratiquez du forum shopping en soumettant 3 votre demande dans le pays qui convient le mieux à vos attentes. En effet, vous avez séjourné en Espagne, pays où se trouve, selon vos dires, votre mari, mais vous n’avez pas eu l’idée d’y introduire une demande de protection internationale et vous avez préféré venir au Luxembourg parce que vous auriez entendu que le Luxembourg serait un « bon pays pour l’asile ».
Or, le seul fait que la protection sociale et/ou les conditions de vie vous paraissent plus favorables au Luxembourg que dans l’Etat membre vous ayant déjà accordé l’un des statuts conférés par la protection internationale n’est ainsi pas de nature à conforter la conclusion selon laquelle vous pourriez être exposée, en cas de retour en Grèce, à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 4 de la Charte.
Ensuite, si, après avoir obtenu le statut de réfugié, vous n’auriez pas trouvé de logement, ce constat ne permet pas non plus de conclure à l’existence dans votre chef d’un traitement inhumain ou dégradant par les autorités grecques. En effet, en tant que bénéficiaire du statut de réfugié, vous êtes assimilée aux ressortissants grecs et vous profitez des mêmes droits et êtes soumise aux mêmes obligations que les Grecs, y compris en ce qui concerne l’obligation d’entreprendre vos propres démarches pour trouver un logement et un travail et de fonder ainsi une nouvelle vie dans votre pays d’accueil.
Or, vous restez dans ce contexte en défaut de rapporter la preuve que vous auriez concrètement entamé la moindre démarche pour bénéficier d’un accès à un hébergement, respectivement à des aides étatiques, ni dans quelle mesure ces démarches se seraient avérées infructueuses, vos simples affirmations à cet égard restant à l’état de pures allégations.
Enfin, relevons à cet égard que des difficultés éventuelles pour trouver un logement ne peuvent pas être considérées en elles-mêmes comme étant contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, dans la mesure où il n’existe dans aucun pays une obligation de l’Etat de garantir à l’un de ses résidents, et, par extension, à un bénéficiaire d’une protection internationale, l’accès à un logement. En effet, s’il ne peut être nié que l’accès à l’hébergement en Grèce peut s’avérer limité, force est toutefois de constater qu’outre le fait qu’il n’est pas contesté que les bénéficiaires d’une protection internationale sont dans une situation identique à celle des citoyens grecs, il ne peut être conclu à une absence totale et systématique d’accès à un hébergement, la situation de la disponibilité et de l’accessibilité d’un logement sur le marché immobilier luxembourgeois n’étant par ailleurs, y compris pour les résidents luxembourgeois, pas meilleure que celle existant en Grèce.
Concernant ensuite vos affirmations selon lesquelles vous auriez été la victime d’agressions sexuelles par un ressortissant nigérian chez lequel vous auriez logé, il y a lieu de relever qu’il vous aurait appartenu de vous adresser aux autorités policières grecques si vous aviez estimé nécessaire de porter plainte contre cette personne. En effet, il ne ressort ni de vos dires, ni de l’argumentaire présenté par votre mandataire dans le cadre de votre recours contre ma décision du 19 avril 2021 ayant déclaré irrecevable votre demande de protection internationale du 16 avril 2021, que vous auriez cherché à obtenir de l’aide de la part de la police grecque suite à cet incident. En effet, dans le cadre de votre recours, votre mandataire précise bien à votre sujet que « si elle avait essayé de déposer plainte à la police, à défaut d’un interprète, la police aurait refusé d’enregistrer cette plainte ». Il est indéniable qu’il s’agit là de pures spéculations et que vous n’avez nullement tenté de dénoncer les abus sexuels que vous auriez subi. Or, Madame, il ressort de mes recherches que « [t]he SOS 15900 telephone line operates on a 24-hour basis, 365 days a year. It is addressed to women who receive physical, psychological, verbal, financial, sexual violence, to women who have suffered rape or attempted rape, who have been victims of prostitution, trafficking or who have suffered sexual harassment. Citizens and agencies can also call the Line to find out about issues of prevention 4 and response to violence against women. The counselors provide psychosocial support to the women and, depending on the case, referrals are made to counseling centers, hostels and other cooperating agencies. The confidentiality of the consultation and the rules of confidentiality are respected ». Il convient également de soulever que ce site est muni d’un outil permettant une traduction dans n’importe quelle langue européenne, dont le français que vous parlez parfaitement et que l’organisation « … » offre également ses services en anglais. Partant, vous restez à défaut de prouver qu’il ne vous aurait pas été possible de dénoncer les prétendus abus sexuels contre votre personne.
Par ailleurs, il convient de préciser qu’il ne ressort pas de vos dires que les autorités grecques ne seraient pas à même ou refuseraient de vous aider, de sorte que vous restez en défaut de démontrer un quelconque risque de traitement inhumain ou dégradant en cas de retour en Grèce.
En ce qui concerne vos affirmations relatives aux problèmes que vous auriez pu rencontrer à assister à des cours de langue, il y a lieu de relever qu’il ne ressort pas de vos déclarations, d’une part, que vous n’auriez eu aucune possibilité pendant votre séjour en Grèce de février 2018 à novembre 2019 d’apprendre la langue grecque, d’autre part, que les autorités grecques vous auraient refusé l’accès à des cours de langue. Les éventuelles difficultés d’inscription dans des cours de langue ne constituent en tout état de cause pas un traitement contraire à l’article 3 de la CEDH et ne justifient manifestement pas l’introduction d’une demande de protection internationale au Luxembourg.
Concernant ensuite les prétendus problèmes de santé que vous invoquez, outre de rester essentiellement vague dans ce contexte, il y a lieu de préciser que d’une part, il ressort de vos propres affirmations que vous auriez eu accès à un médecin en Grèce et que d’autre part, vous auriez reçu un traitement médicamenteux. Or, outre le fait que vous restez en défaut de rapporter la preuve de l’absence d’accès à des traitements médicaux nécessaires, il vous aurait appartenu de vous adresser à un autre médecin si le traitement prodigué ne vous avait pas convenu ou si vous deviez avoir estimé nécessiter un autre traitement que celui qui vous a été prescrit. Notons à toutes fins utiles que vous n’avez versé aucun certificat médical qui prouverait que vous auriez souffert d’un manque quelconque de soins avant votre arrivée au Luxembourg. Il s’ensuit que vous restez en défaut de rapporter la preuve qu’un retour en Grèce engendrerait dans votre chef un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH.
Il ne ressort pas des éléments en notre possession que vous auriez à craindre en Grèce pour votre vie ou pour votre liberté en raison de votre race, de votre religion, de votre nationalité, de votre appartenance à un groupe social particulier ou de vos opinions politiques, ni qu’il existe un risque d’atteintes graves dans votre chef. En outre, la Grèce respecte le principe de non refoulement conformément à la Convention de Genève et l’interdiction de prendre des mesures d’éloignement contraires à l’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Le fait que votre titre de séjour soit aujourd’hui périmé ne change rien à ce constat. En effet, il vous incombe de faire les démarches nécessaires à son renouvellement.
A titre informatif, veuillez noter que, conformément aux développements retenus par la Cour de Justice de l’Union européenne concernant l’éloignement d’un ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un Etat membre et bénéficiaire d’une protection internationale dans un autre Etat européen, la présente décision ne vaut pas, par dérogation à l’article 34 (2) de la Loi de 2015, décision de retour dans votre chef.
5 Le Grand-Duché de Luxembourg ne peut par conséquent pas donner suite à votre demande qui est déclarée irrecevable. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 2 mai 2023, inscrite sous le numéro 48897 du rôle, Madame …a introduit un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 13 avril 2023 déclarant sa demande de protection internationale irrecevable et contre l’ordre de quitter le territoire qui aurait été prononcé à son encontre dans la même décision.
A l’audience des plaidoiries du 22 mai 2023, sur question afférente du tribunal concernant l’existence d’un tel ordre de quitter le territoire, le litismandataire de Madame …a indiqué vouloir renoncer au volet de son recours en annulation en ce qu’il est dirigé contre l’ordre de quitter le territoire qui aurait été prononcé dans la décision ministérielle du 13 avril 2023. Il y a dès lors lieu de lui donner acte de cette renonciation.
Concernant le recours en annulation en ce qu’il est dirigé contre la décision ayant déclaré irrecevable la demande de protection internationale de Madame …sur le fondement de l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015, étant donné que l’article 35 (3) de la même loi prévoit expressément un recours en annulation en la matière, seul un recours en annulation a pu être introduit contre la décision ministérielle précitée du 13 avril 2023.
Ledit recours est, par ailleurs, à déclarer recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours et en fait, après avoir souligné que le ministre ne pourrait lui reprocher un manque de précision ou de cohérence à défaut d’avoir posé des questions additionnelles lors de ses auditions, la demanderesse explique (i) avoir été mariée de force dans son pays d’origine à l’âge de 16-17 ans, alors qu’elle aurait été amoureuse d’un autre homme, un dénommé …, qui aurait appartenu à une autre tribu que la sienne, (ii) avoir subi pendant ce mariage forcé des abus physiques et psychiques, et (iii) avoir continué une relation extraconjugale avec le dénommé …, qui serait le père biologique de ses deux enfants nés au Cameroun. La demanderesse poursuit qu’après que son mari aurait découvert qu’il n’était pas le père biologique des deux enfants, il aurait menacé de les lui enlever et de la brûler vive, ce qui aurait amené son amant à organiser un mariage loin de la famille. A ce propos, elle reproche au ministre d’avoir retenu que son mariage n’aurait pas été célébré en cachette en se prévalant des publications sur le compte Facebook de son deuxième époux, qui montreraient la célébration de leur mariage, auquel quelques amis seulement auraient assisté. Suite à ce mariage, son nouveau mari aurait été emprisonné et elle-même aurait dû fuir son pays d’origine en y laissant ses deux enfants car le trajet vers l’Europe aurait été trop dangereux pour eux.
Elle serait arrivée en Grèce en décembre 2017 où elle aurait au début vécu au camp de …, qui aurait été surpeuplé et où elle aurait souffert des conditions de vie inhumaines pour avoir en l’occurrence vécu dans un « container » comprenant 10 lits pour 20 personnes, en l’absence de facilités hygiéniques. Elle ajoute qu’elle y aurait aussi eu des problèmes de santé, mais que le médecin, qui n’aurait parlé que le grec, lui aurait uniquement prescrit du paracétamol. Bien qu’elle se soit vu octroyer une protection internationale en Grèce en 2018, elle se serait rapidement rendue compte que cette protection n’aurait existé que sur le papier. Ainsi, après avoir passé plusieurs mois à …, elle aurait été transférée vers Athènes où sa situation se serait aggravée puisqu’elle n’aurait pas eu accès à un logement ni droit à un soutien financier, de sorte à ne pas avoir pu faire face à ses besoins élémentaires. Elle aurait dormi dans la rue et dans les parcs pendant une semaine. Par ailleurs, elle aurait été dans l’impossibilité de trouverun emploi rémunéré à défaut de parler le grec, ce qui serait la conséquence naturelle de l’absence de cours de langue et de cours d’intégration pour les réfugiés. Finalement, elle aurait rencontré un homme nigérian qui aurait accepté de la loger chez lui, mais qui, au bout de quelques jours, aurait exigé des faveurs sexuelles en échange du logement et de la nourriture.
Elle aurait alors essayé de déposer plainte, mais à défaut d’un interprète, la police aurait refusé de l’enregistrer. Au cours du mois de novembre 2019, ne supportant plus les viols presque quotidiens, elle aurait quitté la Grèce pour, après un bref séjour au Tchad, aller en Espagne à Barcelone. Elle précise que son séjour au Tchad s’expliquerait par le fait qu’elle aurait cherché la protection ailleurs au regard de sa situation d’exploitation sexuelle en Grèce et au vu des défaillances systémiques régnant dans ce pays. Or, comme sa situation au Tchad aurait également été plus que précaire et n’osant pas rentrer dans son pays d’origine, elle serait revenue en Europe. Arrivée en Espagne, elle aurait appris que son deuxième mari y aurait été demandeur de protection internationale. Suite à de brèves retrouvailles avec son mari en Espagne, au cours desquelles elle serait tombée enceinte de lui, elle aurait dû le quitter car il se serait trouvé dans un camp réservé aux demandeurs de protection internationale. Elle précise encore que son enfant serait né le …en Espagne, où elle aurait dû vivre dans des conditions précaires, de sorte qu’elle se serait résignée à se rendre au Luxembourg afin d’y déposer une demande de protection internationale.
En droit, la demanderesse invoque les moyens suivants :
- violation de la loi ou des formes destinées à protéger les intérêts privés au motif :
(i) d’une violation du droit à un examen approprié du dossier et du droit de toute personne à voir ses affaires traitées impartialement et équitablement, qui serait consacré à l’article 10 (3) de la loi du 18 décembre 2015, (ii) d’une violation des droits procéduraux et en l’occurrence de l’article 41 (2) c) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ci-après désignée par « la Charte », ensemble avec l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, ci-après désigné par « le règlement grand-ducal 8 juin 1979 », (iii) d’une violation des articles 1er et 4 de la Charte en raison de défaillances systémiques en Grèce, la demanderesse se prévalant à cet égard, (a) de manière générale, de la situation dans ledit pays pour les bénéficiaires d’une protection internationale et des défaillances systémiques qui y existeraient, en se référant à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et à des prises de position d’organisations non-gouvernementales et institutions internationales à propos de la situation à laquelle seraient confrontés les bénéficiaires de protection internationale en Grèce, et (b) du fait qu’elle n’y aurait pas eu accès au marché du travail, à un logement, à des soins médicaux et à des cours de langues, tout en se prévalant d’une particulière vulnérabilité de sa personne par référence à des arrêts de la CJUE du 19 mars 20191 ;
- violation du droit à l’application du principe de précaution et du principe de coopération loyale, la demanderesse se référant, à cet égard, aux articles 191 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et 3 du Traité sur l’Union européenne (TUE) et faisant état de la situation mondiale due à la Covid-19 et à la guerre en Ukraine, qui impliquerait qu’elle ne devrait pas être contrainte à traverser l’Europe, et ce d’autant plus que le ministre n’aurait pas exigé des autorités grecques qu’ils l’accompagnent dans ses démarches en cas de retour.
1 CJUE, 19 mars 2019, Bashar Ibrahim e.a. contre Bundesrepublik Deutschland et Bundesrepublik Deutschland contre Taus Magamadov, C-297/17, C-318/17, C-319/17 et C-438/17.Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet de l’ensemble de ces moyens.
Le tribunal relève d’abord qu’il n’est pas tenu de suivre l’ordre dans lequel les moyens sont présentés mais il lui appartient de les toiser suivant la logique juridique dans laquelle ils s’insèrent, l’examen de la légalité externe devant précéder celui de la légalité interne.
Dans ces conditions, le tribunal examinera, en premier lieu, les reproches d’ordre procédural soulevés par la demanderesse.
En ce qui concerne les reproches adressés à l’égard des employés du ministère qui auraient indiqué à Madame …, au moment du dépôt de sa demande de protection internationale, que sa demande risquait d’être déclarée irrecevable et qui auraient une vision tronquée des raisons pour lesquelles des personnes rechercheraient une protection au Luxembourg, la demanderesse estime que ces comportements constitueraient une violation de l’article 10 (3) a) de la loi du 18 décembre 2015, qui dispose que « Le ministre fait en sorte que les décisions sur les demandes de protection internationale soient prises à l’issue d’un examen approprié.
A cet effet, il veille à ce que:
a) les demandes soient examinées et les décisions soient prises individuellement, objectivement et impartialement […] ».
Il ressort de cette disposition qu’il appartient au ministre de prendre une décision individuelle, objective et impartiale à l’issue d’un examen approprié.
Ainsi, le simple fait que des agents ministériels aient pu lui indiquer que sa demande de protection internationale risquait d’être déclarée irrecevable, outre le fait que ces affirmations restent à l’état d’allégations, ne peut permettre de retenir d’ores et déjà une violation de l’article 10 (3) de la loi du 18 décembre 2015 dans le chef du ministre, seule autorité compétente pour prendre une décision dans la présente matière.
En outre, il ressort des éléments du dossier administratif que Madame …a obtenu une protection internationale en Grèce en date du 31 mai 2018, ce qu’elle ne conteste pas, et qu’elle a été invitée, lors de trois entretiens au ministère, à exposer les raisons pour lesquelles elle sollicite une protection internationale au Luxembourg, notamment celles ayant trait à son départ tant de son pays d’origine que de la Grèce.
Etant donné que la décision déférée renseigne que le ministre s’est plus particulièrement basé sur l’existence d’une protection internationale octroyée en Grèce et sur les motifs fournis par la demanderesse concernant son départ dudit pays pour déclarer sa demande de protection internationale irrecevable, le reproche suivant lequel la décision litigieuse n’aurait pas été prise objectivement et impartialement laisse d’être fondé.
Il ne ressort dès lors pas des éléments soumis au tribunal que l’examen par le ministre de la demande de protection internationale de Madame …aurait été réalisé en violation de l’article 10 (3) a) de la loi du 18 décembre 2015. Le moyen afférent est, dès lors, à rejeter pour ne pas être fondé.
Quant au reproche d’un manque de motivation de la décision litigieuse, qui engendrerait une violation de l’article 41 (2) c) de la Charte et de l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979, il échet de préciser que l’article 41 de la Charte prévoit que « (1) Toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions, organes et organismes de l’Union.
(2) Ce droit comporte notamment: […] c) l'obligation pour l'administration de motiver 8 ses décisions. » et garantit le droit à une bonne administration.
Or, la demanderesse n’est pas fondée à reprocher un défaut de motivation au ministre sur le fondement de cet article, étant donné qu’il ressort clairement du libellé de cette disposition qu’elle ne s’adresse non pas aux Etats membres, mais uniquement aux institutions, aux organes et aux organismes de l’Union européenne2.
Le moyen afférent encourt, dès lors, le rejet en ce qu’il est fondé sur l’article 41 de la Charte.
Quant à l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979, celui-ci prévoit que toute décision administrative doit reposer sur des motifs légaux et les catégories de décisions y énumérées limitativement, en l’occurrence celles refusant de faire droit à la demande de l’intéressé, celles révoquant ou modifiant une décision antérieure, sauf si elles interviennent à la demande de l’intéressé et qu’elles y font droit, celles intervenant sur recours gracieux, hiérarchique ou de tutelle, celles intervenant après procédure consultative, lorsqu’elles diffèrent de l’avis émis par l’organisme consultatif ou lorsqu´elles accordent une dérogation à une règle générale, doivent formellement indiquer les motifs par l’énoncé au moins sommaire de la cause juridique qui leur sert de fondement et des circonstances de fait à leur base.
A cet égard, il échet de remarquer qu’au vœu de cet article 6, il suffit que la motivation soit sommaire, de sorte que le reproche de la demanderesse sous-tendant un manque de motivation de la décision concernant sa demande de protection internationale en ce qu’elle serait rédigée sur quatre pages alors que celle concernant la demande de protection internationale de son fils le serait sur une quinzaine de pages est sans pertinence, outre le fait que ces décisions aient été prises sur base de deux procédures différentes, - celle de Madame …ayant été déclarée irrecevable sur base de l’article 28 (2) de la loi du 18 décembre 2015 et celle de son fils ayant été refusée dans le cadre d’une procédure accélérée en application de l’article 27 (1) de la même loi -.
Il convient, en outre, de rappeler que la sanction de l’absence de motivation ne consiste pas dans l’annulation de l’acte visé, mais dans la suspension des délais de recours et celui-ci reste a priori valable, l’administration pouvant produire ou compléter les motifs postérieurement et même pour la première fois à la phase contentieuse3.
Ainsi, un acte n’est susceptible d’encourir l’annulation qu’au cas où la motivation le sous-tendant ne ressort d’aucun élément soumis au tribunal au moment où l’affaire est prise en délibéré, étant donné qu’une telle circonstance rend tout contrôle de la légalité des motifs impossible.
Or, force est de constater, tel que relevé par le tribunal dans ses développements ci-
avant concernant l’article 10 (3) de la loi du 18 décembre 2015, qu’en l’espèce, le ministre a amplement motivé la décision critiquée tant en droit qu’en fait, en ce qu’il a indiqué la base juridique de la décision attaquée, à savoir l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015 et a, par ailleurs, examiné la situation de fait telle que présentée par la demanderesse.
2 CJUE, 5 novembre 2014, Sophie Mukarubega contre Préfet de police, Préfet de la Seine-Saint-Denis, C-166/13, point 44 ; trib. adm., 1er mars 2021, n° 45437 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.
3 Cour adm., 20 octobre 2009, n° 25738C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Proc. adm. non contentieuse, n° 90 et les autres références y citées.Partant, le moyen de la demanderesse basé sur un défaut de motivation de la décision ministérielle déférée est dès lors à rejeter pour être non fondé.
Quant à la légalité interne de la décision litigieuse, il y a lieu de rappeler qu’aux termes de l’article 28 (2) de la loi du 18 décembre 2015, « […] le ministre peut prendre une décision d’irrecevabilité, sans vérifier si les conditions d’octroi de la protection internationale sont réunies, dans les cas suivants: a) une protection internationale a été accordée par un autre Etat membre de l’Union européenne […] ».
Il ressort de cette disposition que le ministre peut déclarer irrecevable une demande de protection internationale, sans vérifier si les conditions d’octroi en sont réunies, dans le cas où le demandeur s’est vu accorder une protection internationale dans un autre pays membre de l’Union européenne.
En l’espèce, il est constant en cause que la demanderesse est bénéficiaire d’une protection internationale lui reconnue par les autorités grecques le 31 mai 2018, de sorte qu’a priori, le ministre a valablement pu déclarer sa demande de protection internationale irrecevable, sur base de l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015.
Si la demanderesse fait valoir, à cet égard, une violation de l’article 1er de la Charte protégeant la dignité humaine et l’article 4 de la Charte interdisant la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, corollaire de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après dénommée « la CEDH », le tribunal précise que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et le protocole de 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard4.
Le tribunal relève encore que la CJUE a, dans un arrêt du 19 mars 20195, confirmé ce principe selon lequel le droit de l’Union européenne repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque Etat membre partage avec tous les autres Etats membres, et reconnaît que ceux-
ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée. Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les Etats membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union européenne qui les met en œuvre, ainsi que dans le fait que leurs ordres juridiques nationaux respectifs sont en mesure de fournir une protection équivalente et effective des droits fondamentaux reconnus par la Charte, notamment à l’article 4 de celle-ci, qui consacrent l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses Etats membres, de sorte qu’il doit être présumé que le traitement réservé aux demandeurs ou aux bénéficiaires d’une protection internationale dans chaque Etat membre est conforme aux exigences de la Charte, de la Convention de Genève ainsi que de la CEDH.
Il ne saurait, cependant, être exclu que ce système rencontre, en pratique, des difficultés majeures de fonctionnement dans un Etat membre déterminé, de telle sorte qu’il existe un risque sérieux que des demandeurs ou des bénéficiaires d’une protection internationale soient traités, dans cet Etat membre, d’une manière incompatible avec leurs droits fondamentaux.
4 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes N. S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, et M.
E. et autres c. Refugee Applications Commissioner et Minister for Justice, Equality and Law Reform, C-493/10, point 78.
5 CJUE, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, C-163/17.Dans ce contexte, il importe de relever que, eu égard au caractère général et absolu de l’interdiction énoncée à l’article 4 de la Charte, qui interdit, sans aucune possibilité de dérogation, les traitements inhumains ou dégradants sous toutes leurs formes, il est indifférent, aux fins de l’application de cet article 4, que ce soit au moment même d’un transfert, au cours de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait un risque sérieux de subir un tel traitement.
Ainsi, le tribunal relève que dans ses arrêts du 19 mars 2019, rendus dans les affaires jointes C-297/17, C-318/17, C-319/17 et C-438/17, ainsi que dans l’affaire C-163/17, la CJUE a retenu que lorsque la juridiction saisie d’un recours contre une décision rejetant une nouvelle demande de protection internationale comme irrecevable dispose d’éléments produits par le demandeur aux fins d’établir l’existence d’un tel risque dans l’Etat membre ayant déjà accordé l’un des statuts conférés par la protection internationale, cette juridiction est tenue d’apprécier, sur la base d’éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés et au regard du standard de protection des droits fondamentaux garanti par le droit de l’Union européenne, la réalité de défaillances soit systémiques ou généralisées, soit touchant certains groupes de personnes6.
Elle a, à cet égard, souligné que, pour relever de l’article 4 de la Charte, correspondant à l’article 3 de la CEDH, et dont le sens et la portée sont donc, en vertu de l’article 52 (3) de la Charte, les mêmes que ceux que leur confère ladite convention, les défaillances en question doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Elle a encore précisé que ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie n’atteignant toutefois pas ce seuil lorsqu’elles n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant : le seul fait que la protection sociale et/ou les conditions de vie sont plus favorables dans l’Etat membre requérant que dans l’Etat membre normalement responsable du demandeur n’est ainsi pas de nature à conforter la conclusion selon laquelle la personne concernée serait exposée, en cas de transfert vers ce dernier Etat membre, à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 4 de la Charte.
La demanderesse remettant en question la présomption du respect par les autorités grecques de ses droits fondamentaux tels que consacrés notamment par la Charte et la CEDH, puisqu’elle affirme risquer des traitements inhumains et dégradants en Grèce, il lui incombe de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.
En ce qui concerne la situation générale des bénéficiaires de protection internationale en Grèce, il échet de relever que les articles de presse et les rapports versés par la demanderesse traitant de l’accueil des demandeurs de protection internationale dans le prédit pays ne sauraient être pris en considération pour témoigner de la situation des bénéficiaires d’une protection internationale, et ce d’autant plus que la majorité des documents versés concerne les années 2017 à 2021, de sorte à ne plus refléter la situation actuelle en Grèce. Par ailleurs, l’article ayant trait aux migrants et réfugiés en Grèce publié sur le site de Euromed Rights listant les incidents les concernant jusqu’au 20 avril 2023 concerne principalement les migrants tentant d’entrer illégalement sur le territoire grec et ne permet, dès lors, pas de démontrer que les bénéficiaires 6 Ibidem, point 88.d’une protection internationale en Grèce risqueraient systématiquement de voir leurs droits les plus fondamentaux bafoués dans ledit pays.
En ce qui concerne sa situation personnelle, force est de relever que Madame …a expliqué, dans le cadre de son entretien mené le 16 avril 2021 en application du règlement Dublin III, qu’elle n’avait pas de logement en Grèce, qu’il n’y avait pas de place à l’école pour les cours de langue grecque, qu’elle n’arrivait pas à se faire comprendre par les médecins à l’hôpital et qu’ils lui avaient seulement prescrit du paracétamol, et qu’un individu nigérian l’aurait hébergée avant d’abuser sexuellement d’elle. Pour ces raisons, elle se serait rendue en Espagne, où elle aurait cherché du travail en vain, avant de se rendre finalement au Luxembourg pour y trouver un emploi7. Dans le cadre des entretiens concernant sa demande de protection internationale, elle a précisé qu’elle était venue au Luxembourg « à cause de la langue et du social » et qu’en Grèce, elle n’arrivait pas à trouver un travail ni à apprendre la langue et qu’elle n’avait pas de logement une fois arrivée de … à …8. Elle fait en outre valoir sa vulnérabilité particulière, en tant que jeune femme de couleur, mère d’un enfant en bas âge, ayant subi des violences.
Il échet d’ores et déjà de relever que les obstacles à l’accès aux soins en Grèce invoqués par la demanderesse dans son recours sont contredits par ses propres déclarations, selon lesquelles elle a eu accès à des médecins qui lui ont prescrit des médicaments. Force est, en outre, de constater que la demanderesse se limite à invoquer des problèmes de santé sans en préciser la nature et sans verser un quelconque élément à cet encontre.
Ensuite, il convient de relever que les difficultés rencontrées pour trouver un logement, respectivement un emploi rémunéré, ne peuvent être considérées comme étant contraires à l’article 4 de la Charte, dans la mesure où il n’existe a priori dans aucun pays une obligation de l’Etat de pourvoir un emploi à l’un de ses résidents, et, par extension, à un bénéficiaire d’une protection internationale, ou même de lui garantir l’accès à un logement.
A ce propos, si la demanderesse affirme qu’elle risquerait, ainsi que son enfant, d’être amenée à vivre dans la rue en cas de retour en Grèce, force est de constater qu’elle n’apporte aucun élément concret selon lequel les autorités grecques agiraient systématiquement de la sorte, étant rappelé à cet égard que la Grèce est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève, ainsi que du protocole de 1967 et, à ce titre, est censée en appliquer les dispositions.
En ce qui concerne les cours de langue grecque, il échet de relever que la demanderesse n’établit pas que l’accès à de tels cours lui serait refusé en Grèce, mais fait seulement valoir que l’école où les cours étaient organisés n’avait plus de place, sans qu’elle n’indique, par ailleurs, avoir essayé de s’adresser à d’autres écoles ou à des associations dispensant des cours de langues.
Concernant les agressions sexuelles commises par un Nigérian en Grèce, force est de constater qu’il ressort des déclarations de la demanderesse qu’elle n’a pas déposé plainte contre l’individu en question. Si elle fait valoir que les policiers auxquels elle s’est adressée lui ont demandé d’être accompagnée d’un interprète9, cette affirmation ne justifie cependant pas son inaction alors qu’il ne ressort pas de ses dires qu’elle y serait retournée avec un interprète et que sa plainte aurait néanmoins été refusée, ou qu’elle se serait adressée à d’autres policiers ou 7 Page 2 de son rapport d’audition du 16 avril 2021.
8 Pages 8 et 9 de son rapport d’audition des 30 août, 31 août et 2 septembre 2021.
9 Page 17 de son rapport d’audition des 30 août, 31 août et 2 septembre 2021.à un autre commissariat, de sorte qu’aucune carence des autorités grecques à son égard ne saurait être retenue. Il échet encore de préciser à ce propos qu’en tout état de cause la protection fournie par les autorités d’un pays n’implique pas une sécurité physique absolue de ses habitants contre la commission de tout acte de violence, protection qui relève de l’utopie.
Par ailleurs, si elle a pu se trouver dans ledit pays dans une situation où elle n’avait ni logement, ni travail, ni accès à un cours de langue, il ne ressort cependant pas de ses déclarations qu’elle ait accompli, une fois arrivée de … à …, une quelconque démarche auprès des autorités grecques pour se voir attribuer un logement, une aide financière, ni même pour porter plainte contre son agresseur, la demanderesse s’étant seulement réfugiée derrière la barrière de la langue. A ce propos, il ne ressort pas non plus de ses dires qu’elle ait tenté de s’adjoindre un interprète, que ce soit au commissariat ou à l’hôpital, ou qu’elle se soit adressée à une association, tel que mis en avant par le ministre. Au contraire, Madame …a décidé de quitter la Grèce pour se rendre en Espagne et y vivre plus d’une année.
Or, une telle attitude consistant à rester essentiellement passive ne peut permettre de retenir un défaut de la part des autorités grecques à son égard.
Finalement, le tribunal se doit de relever que si la demanderesse était effectivement d’avis que les autorités grecques avaient violé les droits garantis par l’article 4 de la Charte, il lui aurait appartenu et lui appartiendrait, en tout état de cause, de faire valoir ses droits directement auprès des autorités grecques en usant des voies de droit adéquates, voire de saisir, par après, la Cour européenne des droits de l’Homme, dénommée ci-après « la CourEDH ».
Il y a, dès lors, lieu de conclure que la demanderesse n’apporte pas la preuve que, dans son cas précis, ses droits, tels que consacrés à travers les articles 3 de la CEDH, 1er et 4 de la Charte, ne seraient pas garantis en cas de retour en Grèce, ni que, de manière générale, les droits des bénéficiaires d’une protection internationale en Grèce ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que ceux-ci n’auraient en Grèce aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités grecques en usant des voies de droit adéquates.
L’ensemble des considérations qui précédent amènent, dès lors, le tribunal à rejeter le moyen tiré d’une violation des articles 1er et 4 de la Charte et 3 de la CEDH.
En ce qui concerne, finalement, le moyen fondé sur une violation par le ministre des dispositions des articles 3 du TUE et 191 du TFUE, la demanderesse ne démontre pas que la décision litigieuse ne respecterait pas le principe de précaution en la contraignant à « traverser l’Europe », - alors qu’elle a pourtant traversé l’Europe une première fois pour se rendre en Espagne après avoir passé plusieurs années en Grèce, puis en France et au Tchad avant de retourner en Espagne, et de finalement venir au Luxembourg -, ainsi que le principe de coopération loyale, la référence vague et générale faite par la demanderesse à la pandémie liée à la Covid-19, à la guerre en Ukraine et à un prétendu manque d’« accompagnement » des autorités grecques est insuffisante à cet égard. Partant, le moyen de la demanderesse tendant à la violation des articles 3 du TUE et 191 du TFUE est à écarter.
Ainsi, au vu des considérations qui précèdent et à défaut d’autres moyens, le recours, en ce qu’il est dirigé contre la décision déclarant irrecevable la demande de protection internationale de Madame …est à rejeter comme non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;
donne acte à Madame …qu’elle renonce au volet de son recours en annulation en ce qu’il est dirigé contre un ordre de quitter le territoire prétendument contenu dans la décision ministérielle du 13 avril 2023 ;
pour le surplus, déclare le recours en annulation recevable en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne la demanderesse aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé par :
Alexandra Castegnaro, vice-président, Annemarie Theis, juge, Caroline Weyland, attaché de justice délégué, et lu à l’audience publique du 25 mai 2023 par le vice-président, en présence du greffier Lejila Adrovic.
s.Lejila Adrovic s.Alexandra Castegnaro Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 26 mai 2023 Le greffier du tribunal administratif 14