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05/04/2023 | LUXEMBOURG | N°48687

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 05 avril 2023, 48687


Tribunal administratif N° 48687 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:48687 3e chambre Inscrit le 13 mars 2023 Audience publique du 5 avril 2023 Recours formé par Monsieur A et consorts, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 48687 du rôle et déposée le 13 mars 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Lukman

ANDIC, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au n...

Tribunal administratif N° 48687 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:48687 3e chambre Inscrit le 13 mars 2023 Audience publique du 5 avril 2023 Recours formé par Monsieur A et consorts, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 48687 du rôle et déposée le 13 mars 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Lukman ANDIC, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur A, né le … à … (Turquie), et de son épouse, Madame B, née le … à … (Turquie), accompagnés de leurs enfants mineurs C, né le … à … et D, né le … à …, tous de nationalité turque, et demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 28 février 2023 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de les transférer vers la Croatie, comme étant l’Etat responsable pour connaître de leur demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 17 mars 2023 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Emmanuel HANNOTIN, en remplacement de Maître Lukman ANDIC et Madame le délégué du gouvernement Charline RADERMECKER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de ce jour.

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Le 5 octobre 2022, Monsieur A et son épouse, Madame B, accompagnés de leurs enfants mineurs C et D, ci-après désignés par « les consorts A », introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, ils furent entendus par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée – police des étrangers, de la police grand-ducale, sur leur identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que les intéressés avaient auparavant franchi irrégulièrement la frontière croate et y avaient déposé une demande de protection internationale en date du 27 septembre 2022.

Le 13 octobre 2022, les consorts A furent entendus par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de leur demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant 1les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Le 21 octobre 2022, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues croates une demande de prise en charge des consorts A, sur base de l’article 18, paragraphe (1) b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces derniers par courrier du 4 novembre 2022.

Par décision du 28 février 2023, notifiée aux intéressés par courrier recommandé expédié le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », informa les consorts A du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de les transférer dans les meilleurs délais vers la Croatie sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1) b) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 5 octobre 2022 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »).

En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 20(5) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférés vers la Croatie qui est l’Etat membre tenu de vous reprendre en charge.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 5 octobre 2022 et les rapports d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 13 octobre 2022.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 5 octobre 2022, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l’immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez franchi irrégulièrement la frontière croate et que vous avez introduit une demande de protection internationale en Croatie en date du 27 septembre 2022.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, des entretiens Dublin III ont été menés en date du 13 octobre 2022.

Sur cette base, la Direction de l’immigration a adressé en date du 21 octobre 2022 une demande de reprise en charge aux autorités croates sur base de l’article 18(1)b du règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités croates en date du 4 novembre 2022, sur base de l’article 20(5).

22. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est tenu d’achever le processus de détermination de l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 20(5) du règlement DIII, l’Etat auprès duquel la demande de protection internationale a été introduite pour la première fois est tenu - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29, et en vue d’achever le processus de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale - de reprendre en charge le demandeur qui se trouve dans un autre Etat membre sans titre de séjour ou qui y introduit une demande de protection internationale après avoir retiré sa première demande présentée dans un autre Etat membre pendant le processus de détermination de l’Etat membre responsable.

Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 5 octobre 2022 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez franchi irrégulièrement la frontière croate et que vous avez introduit une demande de protection internationale en Croatie en date du 27 septembre 2022.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Turquie en date du 20 septembre 2022, cachés dans un camion en partance pour la Serbie. Vous auriez continué votre trajet en voiture et à pied et vous auriez été arrêtés par la police en Croatie. Selon vos dires, vous auriez donné vos empreintes, mais vous n’auriez pas introduit une demande de protection internationale. Vous seriez ensuite passés par plusieurs pays et vous auriez finalement payé une personne en Allemagne pour vous conduire au Luxembourg. Vous déclarez être arrivés en date du 3 octobre 2022.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 13 octobre 2022, Madame, vous avez fait mention d’avoir bénéficié d’une greffe de rein. Vous indiquez également que vous avez mal au ventre. Par ailleurs, vous indiquez tous les deux que votre état psychologique est perturbé depuis 3votre perquisition en Turquie. Il y a cependant lieu à soulever que vous n’avez fourni aucun élément concret sur vos états de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Croatie qui est tenue de vous reprendre en charge en vue d’achever le processus de détermination de l’Etat membre responsable de votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que la Croatie est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la Croatie est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que la Croatie profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. Par conséquent, la Croatie est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Croatie sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires croates.

Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Croatie ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Madame, Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Croatie revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv.

torture.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 15(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir 4discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers la Croatie, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers la Croatie, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau aptes à être transférés. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers la Croatie en informant les autorités croates conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités croates n’ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 13 mars 2023, les consorts A ont fait introduire un recours en réformation à l’encontre de la décision ministérielle, précitée, du 28 février 2023.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de leur recours, les demandeurs exposent les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, en expliquant, plus particulièrement, avoir fui leur pays d’origine le 20 septembre 2022, cachés dans un camion. Ils auraient été arrêtés en Croatie, où ils auraient été contraints de donner leurs empreintes digitales le 27 septembre 2022, les demandeurs contestant encore, dans ce contexte, y avoir introduit une demande de protection internationale. Ils affirment être arrivés au Luxembourg le 3 octobre 2022, où ils auraient introduit une demande de protection internationale en date du 5 octobre 2022.

En droit, les demandeurs contestent, tout d’abord, la compétence de principe de la Croatie pour connaître de leur demande d’asile en se fondant sur l’article 9 du règlement Dublin III, ainsi que sur un extrait d’un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne, ci-après désignée par la « CJUE », sans cependant fournir les références exactes dudit arrêt. Ils font valoir, dans ce contexte, que le Luxembourg devrait être le pays responsable pour l’examen de leur demande de protection internationale, dans la mesure où des membres de leur famille auraient été admis à résider sur le territoire luxembourgeois, en l’occurrence la tante maternelle de Madame B, ainsi que ses deux cousins, lesquels auraient, par ailleurs, manifesté, par le biais d’attestations testimoniales versées à l’appui du recours sous examen, leur souhait de les voir rester au 5Luxembourg. Les demandeurs précisent finalement qu’aucun membre de leur famille ne séjournerait en Croatie.

Après avoir cité les articles 28, paragraphe (1) et 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III, les demandeurs concluent à une violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, alors qu’ils auraient été et risqueraient d’être victimes de traitements inhumains et dégradants au sens des articles 4 de la Charte des droits fondamentaux et 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ci-après désignées par « la Charte », respectivement la « CEDH », en Croatie. Sur base de leurs déclarations dans le cadre de leurs entretiens du 13 octobre 2022 auprès du ministère, ils soutiennent, d’une part, ne jamais avoir eu l’intention d’introduire une demande de protection internationale en Croatie, alors que des policiers croates les auraient interceptés à la frontière et auraient pris leurs empreintes, sans leur en expliquer les conséquences et sans mettre à leur disposition un interprète, et, d’autre part, d’avoir subi, à cette occasion, des traitements dégradants, dans la mesure où lesdits policiers auraient confisqué leurs téléphones et les auraient obligés de se déshabiller devant tout le monde, tout en les insultant. Les demandeurs appuient encore leurs déclarations sur un rapport de l’organisation « Amnesty International » intitulé « Rapport 2021/2022 sur la situation des droits humains en Croatie », sur un rapport de l’organisation suisse d’aide aux réfugiés du 13 septembre 2022 et intitulé « Violences policières en Bulgarie et en Croatie : conséquences pour les transferts Dublin », sur un article de presse publié sur internet par l’Université de Nottingham le 22 juillet 2022 et intitulé « Evidence that asylum seekers are facing human rights violations in Croatia is now incontestable, says new study », ainsi qu’un article de presse publié sur internet le 19 octobre 2022 et intitulé « « Violences » infligées à des demandeurs d’asile en Croatie : la Suisse est impliquée, déclarent les associations Droit de rester », faisant état de violences policières et de traitements inhumains et dégradants à l’égard de demandeurs de protection internationale lors d’opérations de renvois forcés illégaux. Les demandeurs se prévalent finalement, dans ce contexte, d’un jugement du tribunal administratif fédéral suisse du 6 janvier 2022 ayant reconnu l’existence de tels faits et ayant, en conséquence, annulé une décision de l’autorité compétente suisse ayant ordonné le transfert d’un ressortissant afghan vers la Croatie. Sur base de l’ensemble de ces éléments, les demandeurs affirment risquer de faire l’objet de traitements inhumains et dégradants au sens des articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH en raison des conditions d’accueil rencontrées en cas de retour en Croatie, de sorte que la décision déférée serait à réformer pour violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III.

Les demandeurs concluent encore à la réformation de la décision litigieuse pour violation des articles 7 de la Charte et 8 de la CEDH, alors que leur transfert vers la Croatie porterait une atteinte disproportionnée à leur vie familiale avec la tante maternelle, ainsi qu’avec les deux cousins de Madame B, lesquels résideraient déjà sur le territoire luxembourgeois. Les demandeurs insistent, dans ce cadre, encore sur l’état de santé physique et psychologique de Madame B, tel qu’il ressortirait encore plus précisément du rapport du 9 mars 2023 du Dr. …, lequel ferait état d’un trouble de choc post traumatique et d’un trouble dépressif majeur nécessitant une longue prise en charge psychothérapeutique.

A titre subsidiaire, les demandeurs soutiennent qu’il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III. A cet égard, ils insistent sur la particulière vulnérabilité, en générale, des demandeurs de protection internationale et des enfants, tout en mettant en avant, dans leur cas concret, d’une part, l’hospitalisation de leur fils D souffrant d’une hernie inguinale bilatérale, et, d’autre part, les problèmes médicaux de Madame B matérialisés par un trouble de choc post traumatique, un trouble dépressif majeur, ainsi qu’une leucocyturie et une hématurie persistantes sur son rein unique droit. Au regard des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale 6constitutives de traitements dégradants en Croatie, les demandeurs estiment que leur prise en charge en Croatie serait manifestement défaillante, de sorte que le ministre aurait commis une erreur manifeste d’appréciation et violé le principe de proportionnalité en excluant toute application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.

Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours pour ne pas être fondé.

Le tribunal relève qu’en vertu de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités croates pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale des consorts A, prévoit que « L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de: […] b) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre. ».

Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui où le demandeur a déposé une demande de protection internationale qui est toujours en cours d’examen.

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer les demandeurs vers la Croatie et de ne pas examiner leur demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1) b) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale des demandeurs serait la Croatie, en ce que les demandeurs y avaient déposé une demande de protection internationale qui est toujours en cours d’examen et que les autorités croates avaient accepté leur reprise en charge le 4 novembre 2022, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de les transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner leur demande de protection internationale.

Cette conclusion n’est pas remise en cause par l’argumentation des demandeurs fondée sur l’article 9 du règlement Dublin III et basée sur la circonstance que des membres de leur famille, en l’occurrence la tante maternelle et deux cousins de Madame B, résideraient légalement sur le territoire luxembourgeois en tant que bénéficiaires d’une protection internationale. Force est, en effet, au tribunal de relever, que la notion de « membre de famille », telle que visée à l’article 9 du règlement Dublin III en vertu duquel « Si un membre de la famille du demandeur, que la famille ait été ou non préalablement formée dans le pays d’origine, a été admis à résider en tant que 7bénéficiaire d’une protection internationale dans un État membre, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, à condition que les intéressés en aient exprimé le souhait par écrit. », est définie à l’article 2, g) du règlement Dublin III et englobe « […] dans la mesure où la famille existait déjà dans le pays d’origine, les membres suivants de la famille du demandeur présents sur le territoire des Etats membres : le conjoint du demandeur, ou son ou sa partenaire non marié(e) engagé(e) dans une relation stable, lorsque le droit ou la pratique de l’Etat membre concerné réserve aux couples non mariés un traitement comparable à celui réservé aux couples mariés, en vertu de sa législation relative aux ressortissants de pays tiers, - les enfants mineurs des couples visés au premier tiret ou du demandeur, à condition qu’ils soient non mariés et qu’ils soient nés du mariage, hors mariage ou qu’ils aient été adoptés au sens du droit national, - lorsque le demandeur est mineur et non marié, le père, la mère ou un autre adulte qui est responsable du demandeur de par le droit ou la pratique de l’Etat membre dans lequel cet adulte se trouve, - lorsque le bénéficiaire d’une protection internationale est mineur et non marié, le père, la mère ou un autre adulte qui est responsable du bénéficiaire de par le droit ou la pratique de l’Etat membre dans lequel le bénéficiaire se trouve. », de sorte à ne concerner ni les tantes, ni les cousins. De plus, le tribunal doit encore relever que la relation familiale entre Madame B et les auteurs des attestations testimoniales versées à l’appui du recours sous examen, en l’occurrence Madame E, Monsieur F et Monsieur G, n’est nullement établie en cause, alors que les demandeurs, d’une part, n’ont versé aucun document probant à ce sujet, et, d’autre part, avaient déclaré, lors de leurs auditions au ministère le 13 octobre 2022, n’avoir de la famille qu’en Allemagne, respectivement dans l’Union européenne, mais de ne pas les connaître pour ne pas avoir eu de contact avec celle-ci1.

Force est ensuite de constater que les demandeurs invoquent l’existence, en Croatie, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, ainsi que, de manière plus générale, le risque de subir des traitements inhumains et dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, respectivement une atteinte disproportionnée à leur droit au respect de leur vie familiale au sens des articles 7 de la Charte et 8 de la CEDH auxquels ils seraient exposés en cas de transfert vers la Croatie, les demandeurs invoquant encore finalement une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.

A titre liminaire, il y a d’emblée lieu de rejeter l’argumentation des demandeurs fondée sur une violation des articles 7 de la Charte et 8 de la CEDH, étant donné que, tel que retenu ci-avant, l’existence d’une vie familiale avec les personnes résidant légalement au Luxembourg, en l’occurrence Madame E, Monsieur F et Monsieur G, n’est pas établie en cause faute d’un quelconque document probant versé à ce sujet par les demandeurs et au regard des déclarations contradictoires des demandeurs dans le cadre de leurs auditions du 13 octobre 2022.

Le tribunal précise ensuite que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, respectivement de l’article 3 de la CEDH, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe 1 Rapports d’audition de Monsieur A et de Madame B du 13 octobre 2022, page 3.

8d’un autre Etat membre pour ce faire.

L’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit ce qui suit :

« Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».

Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, respectivement de l’article 3 de la CEDH.

La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé2.

A cet égard, le tribunal relève que la Croatie est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève, et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard3. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants4. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient aux 2 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.

3 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.

4 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur ww.jurad.etat.lu.

9demandeurs de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées5. Dans un arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile6, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives7, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE8, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20179.

Quant à la preuve à rapporter par les demandeurs, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 201910 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine11. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant12.

En l’espèce, le tribunal constate qu’il ressort des documents invoqués par les demandeurs, tels qu’énumérés ci-avant, que les autorités croates connaissent de sérieux problèmes quant à leur politique actuelle d’asile, dans la mesure où il est fait référence à la situation de certains demandeurs d’asile qui n’ont pas eu accès à la procédure d’asile, ont fait l’objet de « pushbacks » à la frontière croate et ont été victimes d’actes de violence de la part des forces de l’ordre, respectivement de privation de liberté dans des lieux de détention non officiels.

5 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

6 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.

7 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.

8 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.

9 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.

10 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 91.

11 Ibid., pt. 92.

12 Ibid., pt. 93.

10Or, il ressort également desdits documents que les actes y décrits concernent essentiellement des migrants interceptés après avoir traversé la frontière entre la Bosnie-

Herzégovine, respectivement la Serbie et la Croatie, ce qui n’est cependant pas une situation dans laquelle les demandeurs risqueront de se retrouver en cas d’exécution de la décision déférée, étant donné qu’ils feront l’objet d’un transfert dans le cadre du règlement Dublin III, suite à l’acceptation expresse de leur reprise en charge par les autorités croates.

A cet égard, le tribunal doit encore relever qu’il ne ressort pas des éléments lui soumis par les demandeurs dans le cadre du présent recours, et plus particulièrement des rapports et articles de presse précités, qu’en principe, les personnes transférées vers la Croatie dans le cadre du règlement Dublin III y rencontreraient des obstacles pour accéder tant à la procédure d’asile qu’au système d’accueil et aux conditions matérielles d’accueil. Cette conclusion n’est pas remise en cause par l’invocation de la part des demandeurs d’un jugement du tribunal administratif fédéral suisse du 6 janvier 2022 ayant annulé une décision de transfert d’un ressortissant afghan vers la Croatie, dans la mesure où la décision de transfert y en cause fut annulée « pour violation du droit fédéral respectivement établissement incomplet de l’état de fait pertinent » et le dossier avait été renvoyé aux autorités ministérielles suisses compétentes « pour complément d’instruction » au motif qu’elles n’avaient pas procédé à une clarification complète des faits pertinents vécus en Croatie, la personne à transférer ayant déclaré « […] avoir été violemment battu par les policiers, notamment croates, et poursuivi par des chiens avant d’être refoulé. Il aurait en outre été maltraité, séquestré et torturé de manière inhumaine et aurait assisté à la mort d’un migrant, décédé suite aux coups reçus […] » et d’« […] avoir essayé - en vain car il avait été refoulé - à 16 reprises d’entrer irrégulièrement sur le territoire croate, avant d’y parvenir à la 17ème tentative […] », situation qui n’est pas comparable avec celle des demandeurs, de sorte que le jugement de tribunal administratif fédéral suisse n’est pas transposable en l’espèce.

En tout état de cause et même si certaines des pratiques des autorités croates relatées dans les pièces versées en cause sont inacceptables, il n’en reste pas moins qu’au regard du seuil de gravité fixé par la CJUE, ces mêmes pièces ne sont pas suffisantes pour permettre de retenir de manière générale l’existence de défaillances systémiques en Croatie, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 4 de la Charte, respectivement par l’article 3 de la CEDH.

Par ailleurs, le tribunal relève que les demandeurs n’invoquent aucune jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ci-après désignée par « la CourEDH », relative à une suspension générale des transferts vers la Croatie, voire une demande en ce sens de la part de l’UNHCR. Les demandeurs ne font pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Croatie de ressortissants turques dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile croate qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.

11Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que les demandeurs n’ont pas rapporté la preuve de l’existence, en Croatie, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, respectivement de l’article 3 de la CEDH empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.

Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable13.

Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte14, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant15.

En l’espèce, si, au cours de leurs entretiens Dublin III, les demandeurs ont expliqué avoir été frappés et insultés par des policiers croates après avoir traversé la frontière croate, force est néanmoins de constater que leurs déclarations afférentes sont restées particulièrement vagues, aucune précision quant à la nature exacte des actes subis n’ayant été fournie par les intéressés, de sorte qu’il n’est pas établi que ces actes revêtiraient un tel degré de gravité qu’ils seraient à qualifier de traitements inhumains ou dégradants, au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

Les consorts A n’ont pas non plus apporté d’indices objectifs, concrets et sérieux qu’ils seraient privés durablement de tout accès à des conditions matérielles minimales d’accueil prévues par la directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, et qu’ils ne pourraient pas bénéficier de l’aide dont ils pourraient avoir besoin pour faire valoir leurs droits.

Outre le fait qu’ils n’ont, ainsi, pas établi que, dans leur cas précis, leurs droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Croatie, ils n’ont pas non plus prouvé que, de manière générale, les droits des demandeurs ou des bénéficiaires d’une protection internationale en Croatie ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que ceux-ci n’auraient en Croatie aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités croates en usant des voies de droit adéquates16.

13 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.

14 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.

15 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 88.

16 Voir, pour les demandeurs de protection internationale : article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

12 Dans ce contexte, le tribunal rappelle qu’il vient de constater, d’une part, que les cas de « pushbacks », d’actes de violence policière et de privation de liberté dans des lieux de détention non officiels, tels que relatés dans les documents invoqués par les demandeurs à l’appui de leur recours, concernent essentiellement des personnes interceptées après avoir traversé la frontière entre la Bosnie-Herzégovine, respectivement la Serbie et la Croatie, ce qui n’est cependant pas une situation dans laquelle les demandeurs risqueront de se retrouver en cas d’exécution de la décision déférée, étant donné qu’ils feront l’objet d’un transfert dans le cadre du règlement Dublin III, suite à l’acceptation expresse de leur reprise en charge par les autorités croates, et, d’autre part, tel que retenu ci-avant, il ne ressort pas des documents soumis à l’analyse du tribunal que les personnes transférées vers la Croatie dans le cadre du règlement Dublin III, telles que les demandeurs, y rencontreraient d’obstacles pour accéder tant à la procédure d’asile qu’au système d’accueil et aux conditions matérielles d’accueil. Le tribunal rappelle encore que la Croatie est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est censée en appliquer les dispositions.

Il convient, par ailleurs, de souligner que si les demandeurs devaient estimer que le système d’aide croate est à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il leur appartiendrait de faire valoir leurs droits directement auprès des autorités croates en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates. Il en va de même si les demandeurs devaient estimer que le système croate ne serait pas conforme aux normes européennes ; dans ce cas, il leur appartiendrait de faire valoir leurs droits directement auprès des autorités croates en usant des voies de droit adéquates.

Au vu des considérations qui précèdent, il n’est pas établi que compte tenu de leur situation personnelle, les demandeurs seraient exposés à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en cas de transfert en Croatie, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, dans ce pays, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III.

Il suit des considérations qui précèdent que l’argumentation des demandeurs ayant trait à l’existence, dans leur chef, d’un risque de subir des traitements inhumains et dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en cas de transfert vers la Croatie, est à rejeter dans son ensemble.

Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».

A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres17, le 17 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

13caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201718.

Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge19, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration20.

En l’espèce, les demandeurs concluent à une violation de l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, en renvoyant à leur situation médicale marquée, en ce qui concerne leur fils mineur D, par une hospitalisation en raison d’une hernie inguinale bilatérale, et en ce qui concerne Madame B, par un trouble de choc post traumatique, par un trouble dépressif majeur, ainsi que par une leucocyturie et par une hématurie persistantes sur son rein unique droit.

Force est, tout d’abord, au tribunal de relever qu’il ne ressort pas des éléments soumis à l’analyse du tribunal, et plus particulièrement du rapport d’hospitalisation de l’enfant D du 15 février 2023 que ce dernier devrait encore nécessiter une prise en charge médicale suite à son intervention chirurgicale, ledit rapport ne faisant, en effet, état que d’une dispense d’activités sportives pendant 15 jours, respectivement d’une prise de médicaments pendant 5 jours. La même conclusion est à retenir en ce qui concerne les problèmes rénaux de Madame B, alors qu’il ressort du rapport médical du Dr. … du 3 novembre 2022 que la demanderesse n’aurait qu’à respecter une hygiène génitale stricte ainsi que des apports en liquide suffisants.

En ce qui concerne finalement les problèmes d’ordre psychologiques de Madame B, le tribunal doit relever qu’il ne se dégage d’aucun élément soumis à son appréciation qu’il existerait une éventuelle contre-indication pour transférer l’intéressée vers la Croatie, respectivement qu’elle ne pourrait pas bénéficier en Croatie des soins médicaux dont elle pourrait le cas échéant avoir besoin.

Enfin, et même à admettre que Madame B ne puisse pas accéder, en tant que demandeur de protection internationale, au système de santé croate, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités croates en usant des voies de droits internes, voire devant les instances européennes adéquates.

A toutes fins utiles, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1) premier alinéa une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en 18 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.

19 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en annulation, n° 58 et les autres références y citées.

20 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.

14cas de besoin il pourra être tenu compte de l’état de santé des demandeurs lors de l’organisation du transfert vers la Croatie par le biais de la communication aux autorités croates des informations adéquates, pertinentes et raisonnables les concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que les intéressés expriment leur consentement explicite à cet égard.

Dans ces circonstances et en l’absence d’autres éléments, le tribunal conclut qu’il n’est pas établi que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent encourt le rejet.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne les demandeurs aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 5 avril 2023 par :

Thessy Kuborn, vice-président, Paul Nourissier, vice-président, Géraldine Anelli, premier juge, en présence du greffier Judith Tagliaferri.

s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 5 avril 2023 Le greffier du tribunal administratif 15


Synthèse
Formation : Troisième chambre
Numéro d'arrêt : 48687
Date de la décision : 05/04/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 22/04/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2023-04-05;48687 ?

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