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10/02/2023 | LUXEMBOURG | N°48407

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 10 février 2023, 48407


Tribunal administratif N° 48407 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:48407 3e chambre Inscrit le 19 janvier 2023 Audience publique extraordinaire du 10 février 2023 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 48407 du rôle et déposée le 19 janvier 2023 au greffe du tribunal administratif par

Maître Zohra BELESGAA, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Lu...

Tribunal administratif N° 48407 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:48407 3e chambre Inscrit le 19 janvier 2023 Audience publique extraordinaire du 10 février 2023 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 48407 du rôle et déposée le 19 janvier 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Zohra BELESGAA, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Tunisie) et de nationalité tunisienne, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK), sise à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 6 janvier 2023 de le transférer vers l’Italie comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 26 janvier 2023 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Zohra BELESGAA et Madame le délégué du gouvernement Corinne WALCH en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 31 janvier 2023.

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Le 27 septembre 2022, Monsieur … introduisit auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, désigné ci-après par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par la « loi du 18 décembre 2015 ».

Toujours en date du 27 septembre 2022, Monsieur … fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section criminalité organisée - police des étrangers, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Une recherche effectuée à cette occasion dans la base de données EURODAC révéla que Monsieur … avait franchi irrégulièrement la frontière italienne en date du 5 juillet 2022 et que ses empreintes digitales y avaient été prélevées le 9 juillet 2022.

1Le 30 septembre 2022, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de la détermination de l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Par arrêté du 3 octobre 2022, notifié à l’intéressé le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par le « ministre », assigna Monsieur … à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Findel (SHUF) pour une durée de trois mois.

En date du 4 octobre 2022, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités italiennes aux fins de la prise en charge de Monsieur … sur base de l’article 13, paragraphe (1), du règlement Dublin III.

Par arrêté du 14 octobre 2022, notifié à l’intéressé le 18 octobre 2022, le ministre assigna Monsieur … à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) pour une durée de trois mois, tout en rapportant l’arrêté d’assignation à résidence à la SHUF du 3 octobre 2022, prémentionné.

Par courrier du 5 décembre 2022, les autorités italiennes furent informées par le ministre qu’à défaut de réponse de leur part dans le délai leur imparti, elles seraient dorénavant considérées comme ayant tacitement accepté la prise en charge de Monsieur … en date du 5 décembre 2022, en application de l’article 22, paragraphe (7), du règlement Dublin III.

Par décision du 6 janvier 2023, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée envoyée le même jour, le ministre informa Monsieur … de sa décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Italie sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 et de celles des articles 13, paragraphe (1), et 22, paragraphe (7), du règlement Dublin III. Ladite décision est libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 27 septembre 2022 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions des articles 13(1) et 22(7) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Italie qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

2En mains le rapport de Police Judiciaire du 27 septembre 2022 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 30 septembre 2022.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 27 septembre 2022, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l'immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez franchi irrégulièrement la frontière italienne en date du 5 juillet 2022.

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 30 septembre 2022.

Sur cette base, la Direction de l'immigration a adressé en date du 4 octobre 2022 une demande de prise en charge aux autorités italiennes sur base de l'article 13(1) du règlement DIII, demande qui fut tacitement acceptée par lesdites autorités italiennes en date du 5 décembre 2022, conformément à l'article 22(7) du règlement DIII.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Lorsqu'il est établi, sur la base de preuves ou d'indices tels qu'ils figurent dans les deux listes mentionnées à l'article 22, paragraphe 3, du règlement DIII, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d'un Etat membre dans lequel il est entré en venant d'un Etat tiers, cet Etat membre est responsable de l'examen de la demande de protection internationale, conformément à l'article 13(1) du règlement DIII.

La responsabilité de l'Italie est acquise suivant l'article 22(7) du règlement DIII en ce que l'absence de réponse à l'expiration d'un délai de deux mois équivaut à l'acceptation de la requête, et entraîne l'obligation de prendre en charge la personne concernée.

3En application de l'article 3(2), alinéa 2, du règlement DIII, il y a lieu d'analyser s'il existe de sérieuses raisons de croire que la procédure de demande de protection internationale ou les conditions d'accueil des demandeurs de protection internationale présentent des défaillances systémiques susceptibles d'entraîner un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE ») ou de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH »).

Un Etat n'est pas non plus autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 CEDH ou 4 de la Charte UE.

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 27 septembre 2022 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez franchi irrégulièrement la frontière italienne en date du 5 juillet 2022.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Tunisie en juillet 2022 en bateau vers l'Italie, à l'aide d'un passeur. Vous seriez resté dans un foyer à Lampedusa pendant dix jours avant de quitter l'Italie sans introduire une demande de protection internationale. Vous auriez ensuite passé un mois à Paris et six jours à Hambourg, mais vous n'avez pas non plus introduit une demande de protection internationale en France ou en Allemagne. Selon vos dires, vous seriez arrivé en train au Luxembourg en date du 27 septembre 2022.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 30 septembre 2022, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Italie qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Monsieur, vous indiquez avoir quitté l'Italie sans introduire une demande de protection internationale parce que votre but aurait été de venir au Luxembourg.

Rappelons à cet égard que l'Italie est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l'Italie est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

4Soulignons en outre que l'Italie profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. S'il est notoire que les autorités italiennes connaissent des problèmes quant à leurs capacités d'accueil des demandeurs de protection internationale, qui peuvent être confrontés à d'importantes difficultés sur le plan de l'hébergement et des conditions de vie, il n'y a toutefois aucune sérieuse raison de croire qu'il existe, en Italie, des défaillances systémiques dans la procédure de demandes de protection internationale et les conditions d'accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 4 de la Charte UE.

Notons dans ce contexte que l'Italie a adopté en date du 21 octobre 2020 le décret n° 130/2020 qui remplace la loi n° 132/2018 du 1er décembre 2018 et met en place le SAI (Sistema di accoglienza e integrazione). Ce nouveau système en matière d'accueil et d'intégration a réformé le système établi en 2018 et permet depuis lors d'améliorer l'accueil pour les demandeurs de protection internationale.

Par conséquent, en l'absence d'une pratique actuelle avérée en Italie de violation systématique de ces normes minimales de l'Union européenne, cet Etat est présumé respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture, de même que les conditions minimales d'accueil fixées dans la directive Accueil.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Italie sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Italie revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.

torture.

Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Italie, d'introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités italiennes ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes italiennes, notamment judiciaires.

Au vu de ce qui précède, l'application de l'article 3(2), alinéa 2, du règlement DIII ne se justifie pas.

Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.

Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

5 Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l'exécution du transfert vers l'Italie, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers l'Italie, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela devait s'avérer nécessaire, la Direction de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers l'Italie en informant les autorités italiennes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités italiennes n'ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 19 janvier 2023, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 6 janvier 2023.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4), de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1), de la même loi, telle que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation introduit en l’espèce, lequel est encore recevable pour avoir, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi.

Il s’ensuit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.

A l’appui de son recours, le demandeur expose d’abord les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, en précisant qu’il aurait vécu des évènements traumatiques dans son pays d’origine. Il explique plus particulièrement que lors d’une attaque terroriste de la ville de Ben Guerdane (Tunisie) en date du 7 mars 2016, lui-même et son père auraient été enlevés 6par des terroristes et emmenés dans un camp où son père aurait été assassiné, tandis que lui-

même aurait été torturé pendant plusieurs jours, avant d’être libéré. Il aurait ensuite porté plainte laquelle serait restée sans suite. Le demandeur ajoute qu’il aurait été menacé de mort avant de quitter son pays d’origine en juillet 2022 et que sa maison familiale aurait été brûlée en septembre 2022.

En droit, le demandeur invoque une violation par la décision déférée de l’article 3, paragraphe (2), du règlement Dublin III, au motif qu’un transfert en Italie l’exposerait à un risque réel et avéré de subir des traitements inhumains ou dégradants au sens des articles 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », et 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », en raison des défaillances systémiques qui y existeraient dans les conditions d’accès et les conditions matérielles d’accueil.

Dans ce contexte, le demandeur, en se basant sur différents certificats médicaux, à savoir des avis médicaux datés des 19 et 28 novembre 2022 et des ordonnances médicales datées des 19 et 24 novembre 2022, ainsi que du 10 janvier 2023, invoque une particulière vulnérabilité dans son chef et fait valoir qu’il souffrirait d’un trouble de stress post-traumatique dû aux mauvais traitements qu’il aurait subis dans son pays d’origine, de sorte qu’il nécessiterait une prise en charge psychiatrique continue.

Le demandeur se fonde ensuite sur un rapport du « Swiss Refugee Council » (OSAR), intitulé « Situation of asylum seekers and beneficiaries of protection with mental health problems in Italy », publié en février 2022, pour soutenir que les personnes transférées en Italie sur base du règlement Dublin III seraient souvent livrées à elles-mêmes et devraient généralement attendre plusieurs mois avant d’avoir accès à des soins médicaux, de sorte qu’il n’existerait aucune chance que son traitement médical soit poursuivi en Italie.

Finalement, le demandeur se prévaut d’une violation de l’article 17 du règlement Dublin III, en reprochant au ministre de ne pas avoir tenu compte de sa vulnérabilité, alors qu’il aurait incombé à celui-ci de faire usage de son pouvoir discrétionnaire et de déclarer le Grand-Duché de Luxembourg responsable du traitement de sa demande de protection internationale au sens du règlement Dublin III.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours sous analyse pour ne pas être fondé.

A titre liminaire, le tribunal relève que le recours en réformation dans le cadre duquel il est amené à statuer en la présente matière depuis l’entrée en vigueur de la loi du 16 juin 2021 portant modification de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, publiée au Mémorial en date du 1er juillet 2021, est l’attribution légale au juge administratif de la compétence spéciale de statuer à nouveau, en lieu et place de l’administration, sur tous les aspects d’une décision administrative querellée. Le jugement se substitue à la décision litigieuse en ce qu’il la confirme ou qu’il la réforme. Cette attribution formelle de compétence par le législateur appelle le juge de la réformation à ne pas seulement contrôler la légalité de la décision que l’administration a prise sur base d’une situation de droit 7et de fait telle qu’elle s’est présentée au moment où elle a été appelée à statuer, voire à refaire – indépendamment de la légalité – l’appréciation de l’administration, mais elle l’appelle encore à tenir compte des changements en fait et en droit intervenus depuis la date de la prise de la décision litigieuse et, se plaçant au jour où lui-même est appelé à statuer, à apprécier la situation juridique et à fixer les droits et obligations respectifs de l’administration et des administrés concernés1.

Aux termes de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte formellement ou tacitement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 13, paragraphe (1), du règlement Dublin III sur le fondement duquel la décision litigieuse a été prise dispose, quant à lui, que « Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du présent règlement, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un État membre dans lequel il est entré en venant d’un État tiers, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. Cette responsabilité prend fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière ».

Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui dont le demandeur a franchi irrégulièrement la frontière en provenance d’un pays tiers, cette responsabilité prenant fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière.

Enfin l’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III dispose que : « L’absence de réponse à l’expiration du délai de deux mois mentionné au paragraphe 1 et du délai d’un mois prévu au paragraphe 6 équivaut à l’acceptation de la requête et entraîne l’obligation de prendre en charge la personne concernée, y compris l’obligation d’assurer une bonne organisation de son arrivée ».

Il est constant en l’espèce que la décision litigieuse a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, de l’article 13, 1 Trib. adm. 17 septembre 2018, n° 40026 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.

8paragraphe (1) et de l’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III, au motif que ce ne serait pas le Luxembourg qui serait compétent pour le traitement de la demande de protection internationale présentée par Monsieur …, mais l’Italie, qui a accepté tacitement de le prendre en charge en date du 5 juillet 2022, en raison de l’absence de réponse à la demande luxembourgeoise envoyée le 4 octobre 2022, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers l’Italie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale déposée au Luxembourg.

Force est ensuite de constater que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de l’Italie, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais soutient que son transfert vers l’Italie violerait les dispositions des articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte, ainsi que les articles 3, paragraphe (2), et 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.

Dans ce contexte, le tribunal relève que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

En ce qui concerne tout d’abord la violation alléguée par le demandeur de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, celui-ci prévoit ce qui suit : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».

Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la CEDH.

9La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé2.

A cet égard, le tribunal se doit tout d’abord de relever que la décision déférée du 6 janvier 2023 a été prise en application de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 13, paragraphe (1), du règlement Dublin III, cette dernière disposition visant une hypothèse distincte du cas d’un demandeur ayant introduit une demande de protection internationale dans un premier Etat membre, hypothèse plus particulièrement visée à l’article 18 du règlement Dublin III, étant, à cet égard, relevé qu’il est constant en cause pour résulter également des propres déclarations du demandeur auprès de la police grand-ducale le 27 septembre 2022 ainsi qu’auprès d’un agent ministériel lors de son entretien le 30 septembre 2022 qu’il a quitté l’Italie sans y avoir introduit une demande de protection internationale.

Dans la mesure où le demandeur n’a pas eu la qualité de demandeur de protection internationale lors de son séjour en Italie, il n’est en tout état de cause pas en mesure de se prévaloir de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Italie au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III qu’il aurait personnellement pu y rencontrer.

S’agissant ensuite des obligations découlant pour le ministre de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, le tribunal relève que l’Italie est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention contre la torture, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après dénommée « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés.

Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard3. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants4.

2 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, point 92.

3 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, point 78.

4 Ibidem, point. 79 ; Voir également : Trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, Trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que Trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.ja.etat.lu.

10Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de protection internationale de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées5. Dans son arrêt du 16 février 2017, la Cour de justice de l’Union européenne, désignée ci-après par « la CJUE », a d’ailleurs expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile6, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que ces défaillances systémiques requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens des articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH.

En effet, suivant la jurisprudence des juridictions administratives7, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE8, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20179.

Quant à la preuve à rapporter par le demandeur à l’appui de son moyen tiré de la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 201910 que pour relever de l’article 4 de la Charte - similaire à l’article 3 de la CEDH -, auquel ladite disposition du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de 5 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

6 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, point. 95.

7 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur www.ja.etat.lu.

8 CJUE, 10 décembre 2013, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, C-394/12, point 62.

9 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16.

10 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, point 91.

11se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine11. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant12.

Le demandeur remettant en question la présomption du respect par l’Italie des droits fondamentaux, puisqu’il affirme y risquer des traitements inhumains et dégradants, il lui incombe de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.

En l’espèce, le demandeur se prévaut d’un rapport du « Swiss Refugee Council » (OSAR), intitulé « Situation of asylum seekers and beneficiaries of protection with mental health problems in Italy » de février 2022, pour soutenir que les demandeurs d’asile ne bénéficieraient que des soins médicaux les plus urgents lors de leur arrivée en Italie, de sorte qu’il n’y aurait aucune chance que son traitement et son suivi psychologique puissent être continués après son transfert, ce qui constituerait un risque réel pour lui de subir des traitements inhumains et dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

Or, force est au tribunal de constater qu’il ne se dégage d’aucun élément soumis à son appréciation que le demandeur ne pourrait pas bénéficier en Italie des soins médicaux dont il aurait besoin, étant relevé que le rapport du « Swiss Refugee Council » (OSAR), prémentionné, ne permet pas de retenir de manière générale l’existence de défaillances systémiques en Italie qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte. Le tribunal relève, par ailleurs, qu’il n’existe pas de jurisprudence révisée par la CEDH ou de rapport actuel d’une institution supranationale, tel que l’UNHCR, déconseillant des transferts vers l’Italie en raison de l’existence de telles défaillances systémiques.

Enfin, et même à admettre que le demandeur ne puisse pas accéder, en tant que demandeur de protection internationale, au système de santé italien, quod non, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités italiennes en usant des voies de droits internes, voire devant les instances européennes adéquates13.

Au vu de ce qui précède, le moyen du demandeur basé sur l’existence de défaillances systémiques en Italie au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III entraînant une violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte est rejeté.

Néanmoins, dans ce cadre, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, désignée ci-après par « la CourEDH », que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon 11 Ibid., point 92.

12 Ibid., pt. 93.

13 Voir notamment : Trib. adm. 8 juin 2022, n° 47432 du rôle ; Trib. adm. 22 juin 2022, n° 47476 du rôle.

12laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant pas irréfragable14.

Il échet dès lors d’analyser le moyen du demandeur tiré de la violation par le ministre de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte pris isolément.

Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte15, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant16.

Il ne se dégage cependant pas de l’arrêt de la CJUE du 16 février 2017, précité, que l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable pour l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur de protection internationale doit, en tout état de cause et préalablement à la prise d’une décision de transfert et par avis médical, s’assurer automatiquement que le transfert n’entraîne pas une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé de l’intéressé pour toute personne déclarant avoir un quelconque problème de santé.

En effet, dans l’arrêt en question, la CJUE a d’abord mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable, que les Etats membres liés par la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte) sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats ». Elle a retenu ensuite que « […] dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit 14 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.

15 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pts. 65 et 96.

16 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, C-163/17.

13l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. […]17 ». Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « […] d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert […]18 ».

La CJUE a souligné que, dans une telle situation, il appartient aux autorités concernées, en particulier « lorsqu’il s’agit d’une affection grave d’ordre psychiatrique, de ne pas s’arrêter aux seules conséquences du transport physique de la personne concernée d’un État membre à un autre, mais de prendre en considération l’ensemble des conséquences significatives et irrémédiables qui résulteraient du transfert » et que dans ce cadre, « les autorités de l’État membre concerné doivent vérifier si l’état de santé de la personne en cause pourra être sauvegardé de manière appropriée et suffisante en prenant les précautions envisagées par le règlement Dublin III et, dans l’affirmative, mettre en œuvre ces précautions »19, tout en relevant que suivant la jurisprudence de la CourEDH « l’article 3 de la CEDH n’oblige, en principe, pas un État contractant à s’abstenir de procéder à l’éloignement ou à l’expulsion d’une personne lorsque celle-ci est apte à voyager et à condition que les mesures nécessaires, appropriées et adaptées à l’état de la personne soient prises à cet égard »20.

La CJUE s’est, par ailleurs, référée à la jurisprudence de la CourEDH suivant laquelle, s’agissant de circonstances dans lesquelles les difficultés d’ordre psychiatrique que connaît un demandeur d’asile révèlent chez celui-ci des tendances suicidaires, le fait qu’une personne dont l’éloignement a été ordonné fait des menaces de suicide, n’astreint pas l’Etat contractant à s’abstenir d’exécuter la mesure envisagée s’il prend des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation.

La CJUE a encore relevé la coopération entre l’Etat membre devant procéder au transfert et l’Etat membre responsable afin d’assurer que le demandeur d’asile concerné reçoive des soins de santé pendant et à l’issue du transfert, l’Etat membre procédant au transfert devant s’assurer que le demandeur d’asile concerné bénéficie de soins dès son arrivée dans l’Etat 17 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 74 et 75.

18 Ibidem, points 76 à 85 et point 96.

19 Ibidem, points 76 et 77.

20 Ibidem, points 78.

14membre responsable, les articles 31 et 32 du règlement Dublin III imposant, en effet, à l’Etat membre procédant au transfert de communiquer à l’Etat membre responsable les informations concernant l’état de santé du demandeur d’asile qui sont de nature à permettre à cet Etat membre de lui apporter les soins de santé urgents indispensables à la sauvegarde de ses intérêts essentiels.

Ainsi, ce n’est que dans l’hypothèse où la prise de précautions de la part de l’Etat membre procédant au transfert ne suffirait pas, compte tenu de la gravité particulière de l’affection du demandeur d’asile concerné, à assurer que le transfert de celui-ci n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, qu’il incomberait aux autorités de l’Etat membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de cette personne, et ce aussi longtemps que son état ne la rend pas apte à un tel transfert.

En l’espèce, le demandeur soutient que son état de santé s’opposerait à son transfert en Italie au motif qu’il serait constitutif d’un traitement inhumain ou dégradant contraire aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

Il appartient dès lors au tribunal de vérifier si l’état de santé du demandeur présente une gravité telle qu’il y a de sérieux doutes de croire que le transfert de celui-ci entrainerait pour lui un risque réel de traitements inhumains et dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte21.

En ce qui concerne l’état de santé de Monsieur …, le tribunal relève de prime abord que, lors de son entretien Dublin III réalisé le 30 septembre 2022, le demandeur a indiqué que son état de santé serait « Bon », tout en précisant qu’il ne suit aucun traitement médical spécifique22. A l’appui de son recours contentieux, le demandeur verse notamment une « demande d’avis médical », établie par le …, de laquelle il ressort qu’il s’est présenté au service des urgences dudit hôpital en date du 19 novembre 2022 pour des « idées suicidaires ». Par une ordonnance médicale du même jour, un médecin spécialiste en psychiatrie a prescrit différents médicaments au demandeur.

Il résulte ensuite d’une lettre de sortie de l’Hôpital … que Monsieur … a fait l’objet d’une hospitalisation du 22 au 28 novembre 2022, le motif d’admission indiqué faisant état d’une « mesure d’observation ». Suivant l’« avis psychiatrique » du médecin spécialiste, Monsieur … niait avoir des idées suicidaires (« Patient verneint aktuell Suizidgedanken und solche Wünsche zu haben. Seit zwei Tagen habe er nichts mehr gegessen und getrunken. Er möchte sich aber nicht umbringen, sondern seine Rechte erhalten. ») L’évolution clinique mentionne une « Intervention chirurgicale pour ôter les cordons métalliques qui obturent ses lèvres, situation justifiée pour faire la grève de la faim. Le patient est fort demandeur de médicaments […] à des doses supraliminaires. Apaisement de la situation de crise. Retour au SHUK. […] ». Lors de son hospitalisation, différents médicaments ont été prescrits au demandeur pour une durée de trois mois par ordonnance médicale datée du 24 novembre 2022.

21 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.

22 Page 2 du rapport Dublin III.

15Enfin, il résulte d’une ordonnance médicale datée du 10 janvier 2023, établie par un médecin spécialiste en neurologie et psychiatrie, que Monsieur … se trouve sous traitement ambulatoire depuis octobre 2022 en raison d’un trouble de stress post-traumatique qui nécessite un traitement médicamenteux et psychothérapeutique (« Der o.g. Patient befindet sich in regelmässiger ambulanten psychiatrischen Behandlung seit Oktober 2022. Er leidet an einer posttraumatischen Belastungsstörung und bedarf eine medikamentöse und psychtherapeutische Behandlung. »).

S’il résulte ainsi des pièces versées en cause que le demandeur souffre de problèmes psychiques, il n’en ressort cependant pas qu’ils sont d’une gravité telle qu’il y a de sérieuses raisons de croire que son transfert en Italie entraînerait pour lui un risque réel de traitements inhumains et dégradants. Si le médecin spécialiste en neurologie et psychiatrie indique certes dans son ordonnance médicale datée du 10 janvier 2023 qu’un traitement médicamenteux et psychothérapeutique est nécessaire, il ne ressort néanmoins pas des avis médicaux versés en cause, et notamment de l’ordonnance médicale du 10 janvier 2023, qu’un transfert vers l’Italie serait déconseillé, respectivement qu’un transfert en Italie engendrerait des conséquences néfastes sur l’état de santé du demandeur, ni que son état de santé soit tellement affecté qu’il doive être hospitalisé ou qu’il nécessite un traitement psychologique et psychiatrique à long terme. Il ne ressort pas non plus des éléments soumis à l’appréciation du tribunal que le demandeur ait tenté de se suicider récemment, aucun détail n’étant fourni quant à la question de savoir si les idées suicidaires alléguées sont restées au stade d’une intention ou s’il y a eu une tentative.

La preuve de la gravité de l’état de santé de Monsieur … empêchant un transfert vers l’Italie n’est ainsi pas rapportée.

Au vu de ce qui précède et compte tenu des éléments soumis au tribunal, il échet de conclure que Monsieur … n’a pas démontré que le transfert vers l’Italie l’exposerait à des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH, respectivement 4 de la Charte, de sorte que le moyen afférent est à rejeter pour ne pas être fondé.

En ce qui concerne finalement le moyen du demandeur selon lequel il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] », le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201723. Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des 23 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n°C-578/16.

16intérêts publics dont elles ont la charge24, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration25.

Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen du bien-fondé de la décision entreprise par rapport à l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ensemble les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, que les prétentions du demandeur ne sont pas fondées, et que c’est sur base de cette même argumentation qu’il estime que le ministre aurait dû appliquer la clause de souveraineté discrétionnaire, il y a lieu de conclure que les problèmes mis en avant ne sauraient pas davantage s’analyser en des raisons humanitaires ou exceptionnelles justifiant le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent est à rejeter pour ne pas être fondé.

En l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours en réformation est à rejeter pour ne pas être fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours principal en réformation en la forme ;

au fond le dit non justifié, partant en déboute ;

dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique extraordinaire du 10 février 2023 par :

Géraldine Anelli, premier juge, Alexandra Bochet, juge, Sibylle Schmitz, attaché de justice délégué, en présence du greffier Judith Tagliaferri.

s. Judith Tagliaferri s. Géraldine Anelli Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 10 février 2023 24 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en annulation, n° 58 et les autres références y citées.

25 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.

17Le greffier du tribunal administratif 18


Synthèse
Formation : Troisième chambre
Numéro d'arrêt : 48407
Date de la décision : 10/02/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 22/02/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2023-02-10;48407 ?

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