Tribunal administratif N° 45635 + 45685 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2022:45635+45685 1re chambre Inscrits les 10 et 19 février 2021 Audience publique du 14 décembre 2022 Recours formé par la société en commandite simple A1 et consorts, …/Hanovre (Allemagne), et la société anonyme B et consort, …/…, contre une décision du Conseil de la concurrence, en matière de droit de la concurrence
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JUGEMENT
I Vu la requête inscrite sous le numéro 45635 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 10 février 2021 par la société anonyme Elvinger Hoss Prussen SA, inscrite sur la liste V du tableau de l’Ordre des avocats de Luxembourg, établie et ayant son siège social à L-1340 Luxembourg, 2, place Winston Churchill, inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro B209469, représentée aux fins de la présente procédure par Maître Léon Gloden, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom 1) de la société anonyme B, établie et ayant son siège social à L-…, inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg …, représentée par son conseil d’administration actuellement en fonctions, et 2) de la société anonyme C, établie et ayant son siège social à L-…, inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg …, représentée par son conseil d’administration actuellement en fonctions, tendant à l’annulation dans d’un recours en réformation, sinon à la réformation de la décision du Conseil de la concurrence du 18 novembre 2020 , n° … ;
Vu l’exploit de l’huissier de justice Josiane Gloden, demeurant à Esch-sur-Alzette, du 11 février 2021 portant signification de ce recours à 1) la société en commandite simple A1, établie et ayant son siège social à L-…, inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg …, représentée par son gérant commandité actuellement en fonctions, 2) la société à responsabilité limitée A2, établie et ayant son siège social à L-…, inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg …, représentée par son gérant actuellement en fonctions 3) la société de droit allemand A3, établie et ayant son siège social à D-…, inscrite au répertoire des entreprises allemandes d’Hanovre sous le numéro …, représentée par son conseil d’administration actuellement en fonctions, 4) la société de droit allemand A4, établie et ayant son siège social à D-…, inscrite au répertoire des entreprises allemandes d’Hanovre sous le numéro …, représentée par son conseil d’administration actuellement en fonctions, et 5) la société de droit allemand A5, établie et ayant son siège social à D-…, inscrite au répertoire des entreprises allemandes d’Hanovre sous le numéro …, représentée par son conseil d’administration actuellement en fonctions ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 7 mai 2021 ;
Vu la requête en permission d’intervention volontaire déposée au greffe du tribunal 1administratif en date du 10 mai 2021 par la société à responsabilité limitée NautaDutilh Avocats Luxembourg SARL, inscrite sur la liste V du tableau de l’Ordre des avocats de Luxembourg, établie et ayant son siège social à L-1233 Luxembourg, 2, rue Jean Bertholet, inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro B189905, représentée aux fins de la présente procédure par Maître Vincent Wellens, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg pour compte des sociétés sub 1 à 5, préqualifées ;
Vu la chambre du conseil en date du 17 mai 2021 ;
Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif le 7 juin 2021 par Maître Léon Gloden pour les parties requérantes, prequalifiées ;
Vu le mémoire en duplique du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 7 juillet 2021 ;
II Vu la requête inscrite sous le numéro 45685 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 19 février 2021 par la société à responsabilité limitée NautaDutilh Avocats Luxembourg SARL, inscrite sur la liste V du tableau de l’Ordre des avocats de Luxembourg, établie et ayant son siège social à L-1233 Luxembourg, 2, rue Jean Bertholet, inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro B189905, représentée aux fins de la présente procédure par Maître Vincent Wellens, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom 1) de la société en commandite simple A1, établie et ayant son siège social à L-…, inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg …, représentée par son gérant commandité actuellement en fonctions, 2) de la société à responsabilité limitée A2, établie et ayant son siège social à L-…, inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg …, représentée par son gérant actuellement en fonctions 3) de la société de droit allemand A3, établie et ayant son siège social à D-…, inscrite au répertoire des entreprises allemandes d’Hanovre sous le numéro …, représentée par son conseil d’administration actuellement en fonctions, 4) de la société de droit allemand A4, établie et ayant son siège social à D-…, inscrite au répertoire des entreprises allemandes d’Hanovre sous le numéro …, représentée par son conseil d’administration actuellement en fonctions, et 5) de la société de droit allemand A5, établie et ayant son siège social à D-…, inscrite au répertoire des entreprises allemandes d’Hanovre sous le numéro …, représentée par son conseil d’administration actuellement en fonctions, tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la décision du Conseil de la concurrence du 18 novembre 2020, n° … ;
Vu l’exploit de l’huissier de justice Geoffrey Gallé, demeurant à Luxembourg, du 15 mars 2021 portant signification de ce recours à 1) la société anonyme B, établie et ayant son siège social à L-…, inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg …, représentée par son conseil d’administration actuellement en fonctions, et 2) la société anonyme C, établie et ayant son siège social à L-…, inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg …, représentée par son conseil d’administration actuellement en fonctions;
Vu la constitution d’avocat à la Cour déposée au greffe du tribunal administratif en date du 25 mars 2021 par la société anonyme Elvinger Hoss Prussen SA, inscrite sur la liste 2V du tableau de l’Ordre des avocats de Luxembourg, établie et ayant son siège social à L-
1340 Luxembourg, 2, place Winston Churchill, inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro B209469, représentée aux fins de la présente procédure par Maître Léon Gloden, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de la société anonyme B et de la société anonyme C, préqualifiées ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 18 mai 2021 ;
Vu le mémoire en réponse déposé au greffe du tribunal administratif le 12 mai 2021 par la société Elvinger Hoss Prussen SA pour compte des sociétés anonymes B et C, préqualifiées ;
Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif le 18 juin 2021 par la société à responsabilité limitée NautaDutilh Avocats Luxembourg SARL pour les parties requérantes, prequalifiés ;
Vu le mémoire en duplique du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 24 août 2021 ;
I + II Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Daniel Ruppert, Maître Vincent Wellens et Maître Léon Gloden, assisté par Maître Katrien Veranneman, en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 21 septembre 2022.
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A travers une ordonnance du 6 janvier 2015, le président du Conseil de la concurrence, ci-après désigné par « le Conseil », intervenant de sa propre initiative, désigna en application de l’article 7, paragraphe (4) de la loi modifiée du 23 octobre 2011 relative à la concurrence, ci-après désignée par « la Loi », le conseiller D pour diriger la mise en œuvre des articles 15 à 19, 25 et 26, paragraphes (2) à (4) de la même loi à l'encontre de la société à responsabilité limitée A2 et de la société en commandite simple A1, les deux sociétés étant ci-après désignées par « les sociétés A1-A2 ».
Le 22 mai 2015, le conseiller désigné déposa, en application de l’article 16, paragraphe (3) de la Loi, une requête au greffe du tribunal d'arrondissement de Luxembourg en vue de la délivrance d'une ordonnance l'autorisant à procéder à une perquisition et saisie au siège social des sociétés A1-A2.
Par une ordonnance du 1er juin 2015, le premier juge, en remplacement du Président du Tribunal d'arrondissement de Luxembourg, fit droit à cette requête « aux fins de rechercher les documents ou supports informatiques permettant de conclure à une entente sur les prix ou à tout autre accord, décisions d’association ou pratiques concertées entre les sociétés A2 et A1 et les enseignes B, E, F, G et H ayant pour objet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché luxembourgeois concernant les produits 3« A » et/ou « I » durant les années 2013 et 2014 ».
Les 15 et 16 juillet 2015, le Conseiller désigné procéda à une perquisition dans les locaux de A2 et A1-A2.
Le 2 octobre 2015, les sociétés A1-A2 présentèrent oralement devant le président du Conseil une demande de clémence en vertu de l'article 21, paragraphe (1), sinon paragraphe (2) de la Loi ou, à tout le moins, une réduction de l'amende qui serait infligée en vertu de l'article 21 paragraphe (3) de la même loi, demande qui fut complétée par écrit les 19 octobre 2015, 22 décembre 2015, 21 janvier 2016, 27 janvier 2016, 22 février 2016, 3 mai 2016, 24 avril 2017 et 21 juillet 2017.
Le 11 janvier 2016, le Conseil émit un avis de clémence n° …, conformément à l'article 21, paragraphe (6) de la Loi à l’égard des sociétés A1-A2, qui fut étendu le 7 février 2018 aux sociétés de droit allemand A5, A3 et A4, ces sociétés étant désignées ci-après par « les sociétés A3-A5 », sur demande afférente de celles-ci.
Les 2 février et 4 mars 2016, le directeur général et le directeur commercial des sociétés A1-A2 furent entendus par le conseiller désigné.
En date du 30 septembre 2016, le conseiller K fut désigné pour succéder au conseiller désigné D dans la direction de l'enquête, Monsieur K ayant lui-même été remplacé par le conseiller L par ordonnance du 15 décembre 2016.
Le 21 novembre 2017 des représentants des sociétés anonymes B et C, ci-après désignées ensemble par « les sociétés B-C », furent entendus.
En date du 14 février 2019, le conseiller désigné adressa la communication des griefs aux sociétés A1-A2 et A3-A5, l’ensemble des sociétés étant désignées ci-après par « les sociétés A », d’une part, et aux sociétés B-C, d’autre part.
Aux termes de cette communication des griefs, le conseiller désigné conclut à l'existence d'une entente verticale entre les sociétés A et B-C contraire aux articles 3 de la Loi et 101, paragraphe (1) du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et qui ne pouvait pas être justifiée au regard des exemptions prévues aux articles 4 de la Loi et 101, paragraphe (3) du TFUE, tout en retenant que l'entente aurait duré du 1er janvier 2011 au 31 octobre 2015 et proposa au Conseil d'infliger aux sociétés B-C une amende conformément à l'article 20 de la Loi et d’accorder aux sociétés A l’immunité d’amende conformément à l’article 21, paragraphe (2) de la Loi.
Le conseiller désigné retint plus particulièrement à la base de la communication des griefs que « les pratiques anticoncurrentielles concernent l’ensemble des produits sucrés et salés de la gamme « A », « I » et « J » produits par A »1, tout en renvoyant au détail des produits concernés aux annexes de la communication des griefs, et envisagea de démontrer que les sociétés A auraient communiqué de manière systématique des « prix de vente conseillés », ces prix étant désignés ci-après, sans préjudice de la qualification juridique, par « PVC », et en auraient assuré le respect par les distributeurs visés par la communication des griefs et que, par ailleurs, ces prix de vente « circulés » par les sociétés A auraient été suivis 1 Point 49 de la communication des griefs.
4de façon générale et continue tout au long de la période infractionnelle2.
Le 6 juin 2019, les sociétés B-C présentèrent leurs observations écrites, tandis que les observations des sociétés A furent présentées le 28 juin 2019.
Le 18 novembre 2020, le Conseil adopta la décision référencée sous le numéro …, dont le dispositif est libellé comme suit :
« Article premier:
En pratiquant, de janvier 2011 à octobre 2015, des prix de revente fixes et minima (prix imposés à la revente), les sociétés A2, A1, A3, A5, A4, B S.A, et C ont enfreint l'interdiction énoncée aux articles 3 de la Loi et 101 du TFUE.
Article deux:
Pour l'infraction visée à l'article 1er, le Conseil leur impose les amendes suivantes:
A: … euros, montant au paiement duquel sont solidairement tenues les sociétés A2, A1, A3, A5 et A4.
B: … euros, montant au paiement duquel sont solidairement tenues les sociétés B et C ».
Par une requête inscrite sous le numéro 45635 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 10 février 2021, les sociétés B-C ont fait introduire un recours tendant principalement à l’annulation, dans le cadre du recours en réformation, de la décision du 18 novembre 2020 et partant à les décharger de toute amende, et subsidiairement à la réformation de la décision du Conseil du 18 novembre 2020 en les déchargeant de toute amende, sinon en réduisant l’amende ;
Par une requête séparée, inscrite sous le numéro 45685 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 19 février 2021, les sociétés A ont fait introduire un recours dont le dispositif est libellé comme suit :
« Recevoir le présent recours en réformation, sinon en annulation, à l'encontre de la Décision n°… du 18 novembre 2020 du Conseil de concurrence (Décision a quo) en la forme et, au fond, le déclarer fondé;
Partant, à titre principal, réformer, sinon annuler, la Décision a quo en ce que la procédure ayant mené à son adoption dont la perquisition effectuée au sein des locaux de A1-
A2, a été entachés de plusieurs vices procéduraux de nature à justifier la nullité de la perquisition en question, ainsi que la réformation de la Décision a quo sous forme d'une annulation;
A titre subsidiaire, réformer la Décision a quo en ce que cette dernière n'a pas accordée aux parties requérantes une immunité d'amende sur base de l'article 21 (1) et sinon 21 (2) de la Loi relative à la concurrence, les parties requérantes remplissant pourtant toutes 2 Point 50 de la communication des griefs.
5les conditions y prévues pour ce faire et cette immunité lui ayant pourtant été reconnue tout au long de la procédure, et, partant, leur accorder l'immunité en question en annulant en même temps la Décision a quo sur ce point ;
A titre plus subsidiaire, réformer la Décision a quo en ce que le Conseil de la concurrence n'a pas établie à suffisance que les parties requérantes ont effectivement enfreint l'interdiction énoncée aux articles 3 de la Loi relative à la concurrence et 101 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne (TFUE) par une imposition de prix de revente fixes et minima à B et C et, partant, constater qu'il n'y a pas d'infraction et ne pas prononcer d'interdiction et, en même temps, annuler la Décision a quo sur ce point; sinon, poser la question préjudicielle suivante à la Cour de justice de l'Union européenne :
"Est-ce que l'article 101, paragraphe 1er du TFUE, tout comme toute disposition de droit national d'un Etat membre qui reprend sa teneur, doit être interprété dans le sens où un fournisseur ne se rend pas coupable d'une infraction à cette disposition lorsqu'il rappelle à un revendeur d'appliquer les prix de revente qu'il a conseillés, mais que ce rappel n'est suivi par aucune mesure de contrainte ?" En tout état de cause, réformer la Décision a quo en ce que les parties requérantes auraient dû être mises hors cause, les parties requérantes ayant renversé la présomption capitalistique en démontrant à suffisance que les parties requérantes luxembourgeoises se comportent en grande partie de façon autonome sur le marché et, partant, les mettre hors cause;
A titre encore plus subsidiaire, réformer la Décision a quo quant à la hauteur de l'amende infligée et de la réduire à 0 euros en vertu de l'article 21(3) de la Loi relative à la concurrence, sinon compte tenu de la coopération de A, voir pour les défauts procéduraux et la longueur de la procédure, sinon de la réduire significativement pour les mêmes raisons et tenant compte de la valeur des ventes liée aux références analysées par le Conseil, une période infractionnelle de 4 ans et l'abolition du droit d'entrée de 7% […] ».
1) Quant à la jonction Dans la mesure où les deux recours inscrits sous les numéros 45635 et 45685 du rôle concernent la même décision du Conseil ayant condamné tant les sociétés A, que les sociétés B-C au paiement d’amendes pour violation des articles 3 de la Loi et 101 du TFUE, et encore que les demandes principales des requérantes divergent, les sociétés B-C demandant principalement à voir le tribunal constater l’absence d’infraction au droit de la concurrence, alors que les sociétés A demandent principalement la clémence, le tribunal estime qu’il est dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice de joindre les deux rôles et de statuer à travers un jugement unique.
2) Quant à la recevabilité des recours Il convient de prime abord de relever que les sociétés A n’ont, dans le recours inscrit sous le numéro 45635, pas fourni de mémoire en réponse dans le délai légal, bien que la requête introductive leur ait été signifiée par acte de l’huissier de justice Josiane Gloden en date du 11 février 2021, les sociétés A s’étant limitées à déposer une constitution d’avocat, sous forme d’une requête en permission d’intervenir à laquelle elles ont toutefois renoncé en date du 17 mai 2021, en soulignant que ladite requête serait exclusivement à voir comme une 6constitution d’avocat.
Conformément aux dispositions de l’article 6 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, ci-après désignée par « la loi 21 juin 1999 », le tribunal statue néanmoins à l’égard de toutes les parties par un jugement ayant les effets d’une décision contradictoire, même si la partie tierce intéressée n’a pas comparu dans le délai prévu par la loi.
Ensuite, quant à la nature du recours susceptible d’être introduit, au vœu des dispositions de l’article 28 de la Loi « Un recours en pleine juridiction est ouvert devant le Tribunal administratif à l’encontre des décisions du Conseil en formation collégiale prises en application de la présente loi », étant précisé qu’il résulte de la combinaison des articles 7, paragraphe (3) et 20, paragraphe (1) de la même loi que les amendes sont décidées par le Conseil en formation collégiale.
Il s’ensuit qu’un recours en réformation devant le tribunal administratif est ouvert à l’égard d’une décision infligeant une amende à une entreprise pour s’être livrée à des pratiques anti-concurrentielles.
Le tribunal est partant compétent pour connaître du recours en réformation introduit par les sociétés B-C et inscrit sous le numéro 45635 du rôle, qui est encore recevable pour avoir été déposé dans les formes et délai de la loi, délai qui, à défaut de toute indication particulière figurant dans la Loi, est de trois mois conformément à l’article 13 de la loi du 21 juin 1999.
Le tribunal est encore compétent pour connaître du recours principal en réformation introduit par les sociétés A et inscrit sous le numéro 45685 du rôle, qui est pareillement recevable pour avoir été déposé dans les formes et délai de la loi.
Il n’y a dès lors pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation introduit par les sociétés A.
Enfin, le tribunal relève qu’un plaideur est recevable à conclure, dans le cadre d’un recours en réformation, à la seule annulation de la décision, tel que les requérantes le sollicitent en l’espèce dans les deux rôles.
3) Quant au support déposé par le litismandataire des sociétés A à l’appui des plaidoiries orales A l’audience des plaidoiries, le litismandataire des sociétés A a appuyé ses plaidoiries orales par une présentation Power point, et a soumis celle-ci au tribunal sous forme électronique, tandis que le délégué du gouvernement s’est opposé à la prise en compte de celui-ci.
Le tribunal relève de prime abord qu’il n’entend pas se départir de sa jurisprudence suivant laquelle, la procédure devant les juridictions administratives étant essentiellement écrite, les dispositions inscrites à l’article 7 la loi du 21 juin 1999 tenant au nombre des écrits admissibles ne sauraient être contournées par la remise d’une note de plaidoiries à l’audience, ceci dans l’optique de préserver les droits de la défense et le principe de l’égalité des armes entre les plaideurs. De même, une note écrite déposée au tribunal au cours des plaidoiries ne 7constitue pas une observation orale aux termes de l’article 28, paragraphe (2) de la loi du 21 juin 19993.
Dans cette mesure, les supports litigieux ne sauraient être pris en compte ni en tant qu’écrit procédural, ni en tant que note de plaidoirie, ni d’ailleurs comme pièce.
Néanmoins, dans l’intérêt de l’instruction du dossier et d’une bonne administration de la justice, surtout dans les affaires ayant une complexité certaine tel que cela est le cas en l’espèce, le tribunal dispose de la faculté de demander aux parties de lui remettre, à titre purement informatif et afin de faciliter le suivi des plaidoiries orales, le support sur lequel les plaidoiries se fondent, étant souligné que (i) cette possibilité ne préjudicie pas au principe suivant lequel, la procédure devant les juridictions administratives étant écrite, le tribunal n’aura égard qu’aux moyens présentés à l’appui de la requête introductive d’instance et des mémoires respectifs et (ii) cette possibilité est limitée aux seuls développements ayant effectivement été présentés oralement.
La demande du délégué du gouvernement de voir écarter le support litigieux est partant rejetée.
4) Quant à l’étendue du contrôle du tribunal Tel que cela a été retenu ci-avant, le tribunal statue en l’espèce en tant que juge de la réformation. Le recours en réformation est l’attribution légale au juge administratif de la compétence spéciale de statuer à nouveau, en lieu et place de l’administration, sur tous les aspects d’une décision administrative querellée. Le jugement se substitue à la décision litigieuse en ce qu’il la confirme ou qu’il la réforme. Cette attribution formelle de compétence par le législateur appelle le juge de la réformation à ne pas seulement contrôler la légalité de la décision que l’administration a prise sur base d’une situation de droit et de fait telle qu’elle s’est présentée à elle au moment où elle a été appelée à statuer, mais encore à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration4 et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration, indépendamment de la légalité de la décision déférée5.
Ce pouvoir se heurte toutefois à deux limitations.
D’une part, le juge de la réformation ne saurait dépasser son rôle de juge qui consiste à statuer par rapport à une espèce donnée. Il ne saurait, en particulier, étendre son contrôle de l’opportunité de manière à empiéter sur le terrain des choix de politique générale, en imposant à une matière des orientations qui dépassent le cadre d’une décision limitée à une espèce donnée6.
D’autre part, encore que le juge de la réformation est appelé à refaire une appréciation des éléments de fait et de droit avec effet au jour où il statue, démarche comportant le pouvoir 3 Trib. adm. 20 mars 2008, n° 23530 du rôle, Pas. adm. 2021, V° Procédure contentieuse, n° 910 et les autres références y visées.
4 Cour adm. 23 novembre 2010, n° 26851C, Pas. adm. 2021, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y visées..
5 Cour adm. 6 mai 2008, n° 23341C, ibidem.
6 Trib. adm.12 juillet 2000, n° 11322, Pas. adm. 2021, V° Recours en réformation, n° 32 et les autres références y visées..
8de substituer en définitive sa décision à celle de l’autorité administrative, il n’en reste pas moins qu’également le juge de la réformation ne statue que dans la limite des moyens utilement produits devant lui7. Plus particulièrement, l’examen auquel il doit se livrer ne peut s’effectuer que dans le cadre des moyens invoqués par le demandeur pour contrer les motifs spécifiques à l’acte déféré, mais son rôle ne consiste pas à procéder indépendamment des moyens à un réexamen général et global de la situation de l’administré.
C’est à l’aune de ces pouvoirs que le tribunal examinera les moyens présentés par les parties à l’instance.
5) Quant aux moyens tenant à la régularité de la procédure Dans le rôle inscrit sous le numéro 45635, après avoir fait une présentation des parties visées, à savoir les sociétés B-C, d’une part, et les sociétés A, d’autre part, décrit la procédure telle que reprise ci-avant, énoncé les faits reprochés par le Conseil et rappelé qu’au stade de la décision, le comportement reproché aurait été résumé comme suit : « A fixait pour ses produits un prix à la revente et le diffusait ensuite à B, en l'estampillant « prix de revente », « prix conseillé » ou « PVC », acronyme de « prix de vente conseillé ». (…) Sous la surveillance de A, B a ensuite, d'une manière significative, suivi ces prix dans ses magasins, soit en appliquant ce prix, soit en ne facturant pas en-dessous, faisant ainsi fonctionner le PVC comme un prix fixe ou minimum », les sociétés B-C se prévalent des moyens suivants tenant à la légalité externe de la décision et en l’occurrence quant à la régularité de la procédure :
- absence d’indication des voix exprimées dans la décision du Conseil, - durée de l’investigation ayant dépassé le délai raisonnable, - violation du principe de bonne administration et de la présomption d’innocence au motif que l’enquête aurait été menée uniquement à charge et non pas à décharge, - violation des droits de la défense et du principe du contradictoire, au motif (i) d’une instruction irrégulière, les demanderesses reprochant au Conseil de s’être fondé sur certaines pièces qui n’auraient été ni citées, ni mentionnées, ni même référencées dans la communication des griefs, (ii) de l’utilisation par le Conseil d’un échantillon de produits modifié par rapport à celui sur lequel le conseiller désigné s’est basé dans la communication des griefs et (iii) d’une nouvelle interprétation des pièces par le Conseil, dans la mesure où celui-ci aurait fondé sa conclusion principalement sur le constat que l’entente serait établie par des preuves dites documentaires et subsidiairement se serait fondé sur un faisceau d’indices, alors que le conseiller désigné se serait fondé exclusivement sur un faisceau d’indices pour établir un accord illicite entre les sociétés A et B-C.
Dans le recours inscrit sous le numéro 45685 du rôle, après avoir présenté les parties concernées par la décision litigieuse, ainsi que les rétroactes et antécédents procéduraux et décrit les produits concernés, les sociétés A, ayant par ailleurs expliqué le fonctionnement détaillé des pratiques faisant l’objet de cette procédure, invoquent pareillement un certain nombre de critiques au niveau du déroulement de la procédure ayant précédé la prise de la décision litigieuse respectivement tenant aux formalités inhérentes à la rédaction de la décision du Conseil. Ces moyens peuvent être résumés comme suit :
7 Cour adm. 12 juillet 2007, n° 22717C, Pas. adm. 2021, V° Recours en réformation, n°22 et les autres références y visées..
9 - violation de l’article 16, paragraphe (3) de la Loi au motif d’une insuffisance de preuves pour procéder à la perquisition, - violation de la séparation fonctionnelle du Conseil, contraire à l’article 7, paragraphe (4) de la Loi, de même que non-respect de l’ordonnance de perquisition en raison de la présence d’un membre du Conseil, à savoir Monsieur L, lors des opérations de perquisition sans avoir été visé par l’ordonnance autorisant la perquisition du 1er juin 2015 et avant d’avoir été nommé conseiller désigné dans la présente affaire, - choix des conseillers, en ce que Monsieur K, désigné entre le 30 septembre 2016 jusqu’à la désignation de Monsieur L le 15 décembre 2016, aurait déjà participé en tant que membre du Conseil à la rédaction de l’avis de clémence en faveur des sociétés A, - violation par le conseiller désigné de l’obligation d’instruire à charge et à décharge et violation des principes consacrés à l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH), tels que les garanties d’impartialité, de procès équitable et de présomption d’innocence, de même que violation des principes de bonne administration, de bonne foi et de bonne collaboration de l’administration, les sociétés A reprochant en substance une enquête quasi inexistante menée à l’égard des sociétés B-C, alors que pourtant une entente anticoncurrentielle requérait l’implication des deux entreprises, les demanderesses insinuant en substance que le Conseil aurait mené un procès d’intention à leur égard, - violation du secret professionnel au sens de l’article 27 de la Loi, respectivement du devoir d’impartialité du président du Conseil conformément à l’article 7, paragraphe (4) de la Loi, ensemble l’article 6 de la CEDH, les principe de présomption d’innocence et de protection des droits de la défense, au regard de déclarations faites par le président du Conseil dans la presse avant l’audition des parties et avant la production de leurs observations écrites, ces déclarations ayant donné lieu à un article du « … » du … 2019, - défaut d’accès par les sociétés A au dossier complet, impliquant une violation des droits de la défense garantis par l’article 6 de la CEDH, de l’article 26, paragraphe (1) de la Loi, respectivement de l’article 11 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, ci-après désigné par « le règlement grand-ducal du 8 juin 1979 », en ce qu’elles n’auraient eu accès ni à la copie intégrale de l’analyse de marché Nielsen de 2015, intitulée « 4 frontières », ci-après désignée par « l’étude Nielsen », se trouvant à la base de la perquisition, ni intégralement aux observations écrites des sociétés B-C, - violation du principe du contradictoire au sens de l’article 6 de la CEDH pour plusieurs motifs, à savoir (i) prise en compte par le Conseil de pièces annexées à la communication des griefs sans avoir été évoquées par celle-ci, les sociétés A admettant toutefois dans leur réplique qu’il s’agit de pièces produites par elles-
mêmes dans la cadre de sa demande de clémence, (ii) réduction de l’échantillon des produits examinés pour apprécier le taux de suivi des prix par les sociétés B-C (9 produits examinés dans la communication des griefs, considérés comme représentatifs par le conseiller désigné, contre 5 produits dans la décision qui aurait retenu que l’échantillon n’aurait pas besoin d’être représentatif), (iii) prise en compte d’une méthodologie de l’analyse des prix non discutée dans la communication des griefs, à savoir une analyse par référence et une analyse de la 10dispersion des prix pour apprécier l’application significative des prix recommandés dans l’hypothèse où le taux de suivi est inférieur à 80% et (iv) modification des modalités de preuve (communication des griefs fondée exclusivement sur le mode de preuve indirecte, à savoir un faisceau d’indices, alors que la décision serait fondée à titre principal sur un mode de preuve direct et subsidiairement sur un mode de preuve indirect), - durée excessive de la procédure, - violation des articles 7, paragraphe (3) de la Loi et 9 du règlement intérieur du Conseil (erronément indiqué dans la requête introductive d’instance comme étant l’article 9 de la Loi) à défaut pour la décision d’avoir indiqué le nombre de voix exprimées en faveur de la décision.
En conclusion des différents vices de procédure invoqués, les sociétés A demandent l’annulation de la décision sans que les vices ne puissent être régularisés ex post. Plus particulièrement pour ce qui est du vice tenant à l’irrégularité de la perquisition en tant que telle, à défaut de motif suffisant pour y procéder, elles sont d’avis que les pièces saisies dans ce contexte devraient être écartées de la procédure et n’auraient pas pu être prises en considération par le Conseil ni d’ailleurs par le tribunal. Sinon, le vice devrait être pris en considération dans le cadre de l’appréciation globale de toutes les irrégularités invoquées.
Dans le contexte des irrégularités au niveau du bien-fondé de la perquisition, les sociétés A demandent encore la communication des procès-verbaux internes du Conseil établis suite à la perquisition, sans toutefois en faire la demande au dispositif de la requête introductive d’instance.
Le tribunal relève de prime abord qu’il n’est pas obligé d’examiner les moyens des parties dans l’ordre dans lequel ils sont présentés, mais il dispose de la faculté de les traiter suivant la logique juridique dans laquelle ils s’insèrent, en suivant la chronologie de l’instruction en commençant par les moyens tenant à la régularité de la perquisition, voire de les regrouper. Comme dans les affaires inscrites sous les numéros 45635 et 45685 les moyens tenant à des vices procéduraux se recoupent en partie, le tribunal procède à un examen commun de ces reproches, en l’occurrence celui fondé sur une violation des droits de la défense.
5.1. Quant à la régularité de la perquisition Position des parties Au niveau de la régularité de la perquisition, les sociétés A reprochent, dans l’affaire inscrite sous le numéro 45685 du rôle, en substance au conseiller désigné d’avoir requis une ordonnance de perquisition, alors qu’il n’y aurait pas eu suffisamment d’éléments pour justifier une requête en ce sens sur le fondement de l’article 16, paragraphe (3) de la Loi. A cet égard, elles font valoir que la requête du conseiller désigné ne serait fondée que sur des suppositions déduites de l’étude Nielsen, à savoir le constat d’un parallélisme des prix pratiqués, ce dont le conseiller désigné a déduit une suspicion de prix concertés. Or, le seul constat d’un parallélisme des prix serait insuffisant pour justifier la perquisition.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet de ce moyen, tandis que les sociétés B-
C se rapportent à prudence à cet égard.
Analyse du tribunal 11 Le tribunal relève de prime abord que le reproche tenant à la régularité de la perquisition est exclusivement invoqué par les sociétés A dans le recours inscrit sous le numéro 45685.
Aux termes de l’article 16, paragraphes (3) et (5) de la Loi :
« (3) Les enquêteurs ne peuvent procéder aux perquisitions en tous lieux professionnels, ainsi qu'à la saisie de documents, que sur autorisation délivrée par ordonnance du président du tribunal d'arrondissement compétent ratione loci ou le magistrat qui le remplace. Si l'enquête doit se faire dans les deux arrondissements, une ordonnance unique délivrée par l'un des présidents compétents est suffisante.
A cet effet, le conseiller désigné adresse une requête au président du tribunal d'arrondissement. Cette requête doit être motivée de façon circonstanciée par rapport aux indices qui permettent de soupçonner l'existence de pratiques prohibées ou de dysfonctionnements du marché dont la preuve est recherchée, à la gravité de la pratique ou du dysfonctionnement soupçonnés et au rôle ou à l'implication éventuels des entreprises ou associations d'entreprises concernées.
L'autorisation de perquisition et de saisie est refusée si cette mesure n'est pas justifiée ou proportionnée par rapport au but recherché par l'inspection.
A la requête est jointe une copie de la décision du conseiller désigné ordonnant l'inspection auprès des entreprises ou associations d'entreprises concernées.
L'autorisation du juge doit indiquer, sous peine de nullité, l'objet de la perquisition et son but.
(…) (5) L'ordonnance visée au premier alinéa du paragraphe 3 est susceptible des voies de recours comme en matière d'ordonnances du juge d'instruction. Les voies de recours ne sont pas suspensives. ».
Il se dégage de ces dispositions que les perquisitions sont soumises à autorisation du président du tribunal d’arrondissement, qui délivrera son autorisation conformément aux conditions définies au paragraphe (3) de l’article 16 de la Loi, étant relevé que la requête doit indiquer les « indices qui permettent de soupçonner l'existence de pratiques prohibées ou de dysfonctionnements du marché dont la preuve est recherchée » et que la perquisition est « refusée si cette mesure n'est pas justifiée ou proportionnée par rapport au but recherché par l'inspection ».
Force est de constater que le moyen suivant lequel il n’y aurait pas eu suffisamment d’éléments pour ordonner une perquisition, en ce qu’il tend à critiquer le bien-fondé de l’ordonnance de perquisition doit être rejeté comme étant inopérant.
A cet égard, c’est à juste titre que la partie étatique fait état des voies de recours prévues au paragraphe (5) de l’article 16 de la Loi, telles que clarifiées par la Cour de cassation dans son arrêt du 30 mars 2017, n° 3767, invoqué par le délégué du gouvernement, 12et ayant retenu que l'ordonnance présidentielle émise en application des dispositions qui précèdent a un caractère juridictionnel et ce vis-à-vis de toutes les parties intéressées, qui ne peuvent, en cas de désaccord avec l'ordonnance, que recourir à l'appel.
Ainsi, en vertu de cette disposition, les contestations relatives à la légalité de l'ordonnance d'autorisation de l'opération de visite et saisie, litigieuse en l’espèce, étaient à porter devant par la chambre du conseil de la Cour d'appel, partant devant les juridictions de l’ordre judiciaire. A défaut d’avoir exercé une telle voie de recours, les sociétés A ne sont pas recevables à critiquer de façon incidente ladite ordonnance devant les juridictions administratives.
Il s’ensuit que le moyen afférent est à rejeter comme étant inopérant, le tribunal administratif n’étant pas compétent pour contrôler le bien-fondé de l’ordonnance de perquisition.
En revanche, tel que cela a été rappelé dans les travaux parlementaires8, il convient de distinguer entre, d’une part, la mesure de perquisition proprement dite, consistant à collecter des preuves par la voie de la contrainte et dont le contrôle de la justification et de la proportionnalité relève de la compétence des juridictions judiciaires, et, d’autre part, l’enquête elle-même, qui présuppose en amont une « décision » du conseiller désigné de procéder à l’inspection, qui, si elle n’est pas susceptible d’un recours autonome9, est néanmoins susceptible d’être contrôlée par le tribunal administratif de façon incidente dans le cadre d’un recours contre la décision finale prise par le Conseil.
Or, force est de prime abord de constater que les moyens tels que présentés par les sociétés A tendent exclusivement à remettre en question l’ordonnance de perquisition en tant que telle - les demanderesses critiquant en substance la demande en autorisation de perquisition10-, et ne visent pas expressément une décision préalable de mener une enquête.
Le moyen est dès lors également rejeté sous cet aspect.
A titre superfétatoire et uniquement afin d’être complet, pour autant que les sociétés A aient entendu critiquer la décision en amont de procéder à une mesure d’instruction, le tribunal relève qu’il ressort de la jurisprudence du Tribunal de l’Union11, transposable en l’espèce, que l’appréciation du caractère suffisamment sérieux des indices à la disposition d’une inspection de la Commission doit être effectuée en prenant en compte la circonstance que la décision d’inspection s’inscrit dans le cadre de la phase d’instruction préliminaire, destinée à permettre à la Commission de rassembler tous les éléments pertinents confirmant ou non l’existence d’une infraction aux règles de concurrence et à prendre une première position sur l’orientation ainsi que sur la suite ultérieure à réserver à la procédure. Le Tribunal de l’Union a souligné qu’il « ne saurait à ce stade être exigé de la Commission, préalablement à l’adoption d’une décision d’inspection, qu’elle soit en possession d’éléments démontrant l’existence d’une infraction », mais qu’il « suffit que la Commission dispose d’éléments et d’indices matériels sérieux l’amenant à suspecter l’existence d’une infraction », de sorte qu’il convient de distinguer « d’une part, les preuves d’une infraction 8 Doc. parl. n° 5816, rapport de la Commission de l’économie, du commerce extérieur et de l’économie solidaire, commentaires des articles ad art. 16 page 12.
9 Trib. adm 15 février 2016, n° 35675 du rôle, disponible sous www.jurad.etat.lu.
10 Point 42, 3ième alinéa du mémoire en réplique.
11 Tribunal de l’Union 5 octobre 2020, Casino, T-249/17, points 182 et suivants.
13et, d’autre part, les indices de nature à faire naître une suspicion raisonnable quant à la survenance de présomptions d’infraction ».
Au regard de ces principes, le tribunal est amené à retenir que le constat d’un parallélisme des prix, sur lequel repose de façon non contestée la décision de mener une instruction, s’il ne saurait à lui seul justifier une condamnation, doit néanmoins être considéré comme un indice suffisant pour procéder à une mesure d’enquête puisqu’il est de nature à faire naître une suspicion raisonnable quant à la survenance de présomptions d’infraction.
Les contestations afférentes sont dès lors rejetées.
5.2. Quant à la présence du conseiller L lors de la perquisition Position des parties Les sociétés A font valoir qu’encore que l’ordonnance d'autorisation de perquisition du 1er juin 2015 ait nominativement indiqué les personnes pouvant assister le conseiller désigné dans le cadre de la perquisition, un des membres du Conseil, à savoir le conseiller L, n’ayant pas figuré parmi les noms des enquêteurs désignés par l’ordonnance, aurait été présent lors de la perquisition et aurait même posé des questions au personnel des sociétés A.
En ce faisant, Monsieur L aurait non seulement violé l’ordonnance de perquisition, mais encore, en tant que membre du Conseil à ce moment-là, le principe de séparation fonctionnelle tel qu’instauré par l'article 7, paragraphe (4) de la Loi.
Dans ce contexte, les sociétés A sollicitent la communication des procès-verbaux internes du Conseil suite à la perquisition et concluent que ces vices rendraient l'opération de perquisition en date des 15 et 16 juillet 2015 illégale, de sorte que les pièces saisies devraient être écartées.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet de ce moyen et soutient en substance que rien n’aurait empêché Monsieur L d’assister en tant qu’enquêteur aux opérations de perquisition, tandis que les sociétés B-C se rapportent à prudence de justice quant à ce reporche.
Analyse du tribunal Le tribunal relève que le reproche tenant à la présence du conseiller L est pareillement exclusivement invoqué par les sociétés A dans le recours inscrit sous le numéro 45685.
Aux termes de l’article 7 de la Loi :
« […] (4) La direction de la mise en œuvre des articles 14 à 19, 25 et 26, paragraphes 2 à 4 est confiée pour chaque dossier séparé à un conseiller désigné par ordonnance du président du Conseil. L’article 9, paragraphes 1er et 3 est applicable au conseiller ainsi désigné. Le président ne peut être désigné pour assumer ces missions.
Sous peine de nullité de la décision, le conseiller ainsi désigné, ci-après dénommé le conseiller désigné, ne prend pas part, dans les dossiers dans lesquels il a assumé ces fonctions, aux délibérations faites et aux décisions prises par le Conseil en application des articles 11 et 13. Il ne peut pas non plus se prononcer sur base de l’article 12 dans les 14dossiers dans lesquels il a assumé ces fonctions.
Le président désigne de même par ordonnance pour chaque dossier séparé un conseiller chargé de procéder aux inspections et enquêtes en application de l’article 22 du règlement (CE) n° 1/2003 du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du Traité et de l’article 12 du règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises. […] ».
Aux termes de l’article 9 de la Loi, intitulé « Enquêteurs » :
« (1) Le Conseil désigne parmi les fonctionnaires de la carrière supérieure et les fonctionnaires de la carrière moyenne de son cadre les enquêteurs pourvus des pouvoirs institués par les articles 15 à 17.
(2) Pour l’exécution de ses missions, le Conseil, sur proposition du conseiller désigné, peut avoir recours aux services de fonctionnaires de la carrière supérieure ou moyenne issus d’autres services étatiques ou administrations ministérielles. […] (3) Les enquêteurs ont la qualité d’officier de police judiciaire pour les besoins de l’application de la présente loi […]. ».
L’article 16 de la Loi, intitulé « Pouvoirs en matière d’inspection », prévoit notamment le déroulement des opérations de perquisition et est libellé comme suit :
« (1) Pour l’accomplissement des tâches qui lui sont assignées par la présente loi, le Conseil peut procéder à toutes les inspections nécessaires auprès des entreprises et association d’entreprises concernées.
(2) Les enquêteurs peuvent accéder à tous locaux, terrains ou moyens de transport à usage professionnel, prendre ou obtenir la communication des livres, factures et tous autres documents professionnels et en prendre copie, recueillir sur convocation ou sur place, les renseignements et justifications.
Ils devront en tout état de cause présenter au dirigeant de l’entreprise ou à l’occupant des lieux ou à leur représentant la décision du conseiller désigné ordonnant l’inspection.
Cette décision doit contenir, sous peine de nullité, l’objet de l’inspection et son but. […] (4) La perquisition et la saisie s’effectuent sous l’autorité et le contrôle du juge qui les a autorisées. Il désigne un ou plusieurs officiers de police judiciaire chargés d’assister à ces opérations et de le tenir informé de leur déroulement. Si les nécessités de l’enquête l’exigent, le juge peut, après en avoir donné avis au procureur d’État de son tribunal, se transporter avec son greffier dans toute l’étendue du territoire national pour assister aux perquisitions.
Le juge assisté de son greffier peut se rendre dans les locaux pendant l’intervention.
A tout moment, il peut décider la suspension ou l’arrêt de la perquisition. […] (6) La perquisition ne peut commencer avant six heures trente minutes ni après vingt heures.
15 (7) La perquisition doit être effectuée en présence du dirigeant de l’entreprise ou de l’occupant des lieux ou de leur représentant.
En cas d’impossibilité, l’enquêteur invite la personne concernée à désigner un représentant de son choix; à défaut, l’enquêteur choisit deux témoins requis à cet effet par lui en dehors des personnes relevant de son autorité administrative.
Les enquêteurs ainsi que le dirigeant ou l’occupant ou leur représentant ainsi que les officiers de police judiciaire peuvent seuls prendre connaissance des pièces et documents avant leur saisie.
(8) Les objets et documents et autres choses saisis sont inventoriés dans le procès-
verbal. Si leur inventaire sur place présente des difficultés, ils font l’objet de scellés jusqu’au moment de leur inventaire, en présence des personnes qui ont assisté à la perquisition.
(9) Le procès-verbal des perquisitions et des saisies est signé par le dirigeant de l’entreprise ou l’occupant des lieux ou leur représentant et par les personnes qui y ont assisté; en cas de refus de signer, le procès-verbal en fait mention.
Il leur est laissé copie du procès-verbal.
(10) La présence de l’avocat est autorisée pendant toute la procédure de perquisition et de saisie.
Celui-ci ne pourra pas être désigné témoin dans le cadre des dispositions prévues par le paragraphe 7, alinéa 2.
(11) Les objets et documents et autres choses saisis sont déposés au Conseil de la concurrence ou confiés à un gardien de la saisie.
(12) Le conseiller désigné peut ordonner d’office et à tout moment la mainlevée totale ou partielle des saisies effectuées.
(13) Les intéressés peuvent obtenir, à leurs frais, copie ou photocopie des documents saisis. ».
Force est de constater que le paragraphe (4) de l’article 16 de la Loi prévoit uniquement que les officiers de police judiciaire, qui assistent aux opérations de perquisition et qui en tiennent informé le président ayant ordonné la perquisition, sous l’autorité et le contrôle duquel les opérations sont exécutées au vœu du paragraphe (4) de l’article 16 de la Loi, soient désignés dans l’ordonnance de perquisition.
En revanche, les dispositions qui précèdent ne requièrent pas que les enquêteurs, qui selon la Loi peuvent accéder aux lieux pour procéder aux mesures de perquisition, soient nommément désignés dans l’ordonnance ayant ordonné la perquisition, étant relevé qu’il ne se dégage pas non plus des dispositions qui précèdent que seules les personnes nommément désignées dans l’ordonnance de perquisitions sont autorisées, sous peine de vice de procédure, à assister aux opérations de perquisition.
16Il s’ensuit que le fait que Monsieur L a assisté aux opérations de perquisition, suivant les explications non contestées de la partie étatique en tant qu’enquêteur, même s’il n’est pas mentionné dans l’ordonnance de perquisition, n’est pas de nature à vicier la perquisition.
Il est certes vrai qu’il se dégage des travaux parlementaires à la base de la Loi12 que sur base du principe de séparation fonctionnelle entre le pouvoir de décision et l’instruction, dont l’importance a été rappelée dans les travaux parlementaires13, la possibilité « d’envoyer des membres du Conseil « sur le terrain » » a été supprimée.
Tel que relevé à juste titre par le délégué du gouvernement, l’exigence de séparation fonctionnelle prévue à l’article 7, précité, implique que tout conseiller désigné, dans la mesure où il a exercé dans une affaire la direction des pouvoirs d'enquête prévus par la Loi, ne peut participer ni aux délibérations, ni aux décisions prises par le Conseil, réuni en formation collégiale, dans cette même affaire.
Or, tel n’a pas été le cas en l’espèce, Monsieur L ne figurant pas parmi la composition du Conseil telle qu’elle ressort de la décision entreprise.
Les sociétés A ne sont dès lors pas fondées à conclure à un vice de procédure du fait de la présence de Monsieur L aux opérations de perquisition.
Comme la présence de Monsieur L lors des opérations de perquisition n’est pas source d’un vice de procédure au titre des dispositions invoquées par les demanderesses, le moyen afférent est à rejeter, sans qu’il n’y ait lieu de se prononcer sur la demande des sociétés A en communication de procès-verbaux internes des opérations de perquisition, -
demande d’ailleurs non formulée au dispositif de la requête, respectivement de la réplique -, cet examen devenant surabondant.
5.3. Quant au caractère suffisant des mesures d’instruction, quant au choix du conseiller désigné et quant aux déclarations du président du Conseil devant la presse Position des parties En invoquant un reproche d’un manque d’impartialité, les sociétés A font, dans l’affaire inscrite sous le numéro 45685 du rôle, de prime abord état de ce que le conseiller K aurait été désigné en date du 30 septembre 2016 pour succéder le conseiller désigné D dans la direction de l'enquête, et ce en dépit du fait qu'il aurait déjà participé en tant que membre du Conseil à la rédaction de l'avis de clémence en leur faveur, ce qui serait susceptible de constituer un acte préparatoire à la décision litigieuse. Cette situation aurait donné lieu à une violation manifeste du principe de séparation fonctionnelle inscrite dans la Loi, puisqu’ayant occupé temporairement le poste de conseiller désigné, Monsieur K aurait été forclos par la suite de siéger dans la formation collégiale du Conseil. D’après les demanderesses, cela aurait eu un impact sur la décision du Conseil de ne pas leur accorder l’immunité, Monsieur K ayant voté en faveur d'une clémence.
Par ailleurs, les sociétés A reprochent au conseiller désigné une insuffisance de 12 Doc. parl. n° 5816, rapport de la commission de l’économie, du commerce extérieur et de l’économie solidaire, commentaire des articles, ad art. 9 page 10.
13 Doc. parl. n° 5816, rapport de la commission de l’économie, du commerce extérieur et de l’économie solidaire, page 3, commentaire des articles, ad art. 7 page 9 17diligences au niveau de l’enquête, tout en affirmant que les actes d'enquête envers les sociétés B-C se seraient résumés à une seule audition de 15 minutes. Or, une audition plus étendue, voire au moins une demande de renseignement aurait été de mise et aurait, par ailleurs, permis d’éviter des erreurs manifestes d'interprétation.
Ainsi, si le conseiller désigné avait procédé de la sorte, il aurait pu éclaircir le Conseil sur certains éléments cruciaux, tels que la référence à la mention « marge avant » figurant dans certains compte-rendu des négociations avec les sociétés B-C. En effet, aux points n° 70 et 71 de la décision, le Conseil aurait interprété cette mention comme une référence à un rabais en échange d'une fixation du prix de revente, tandis que la mention en question aurait une tout autre signification, à savoir que selon les sociétés B-C, la marge générée sur certains produits n'était pas suffisante, ce qui serait un discours plutôt classique et légitime dans le secteur de la grande distribution.
Ainsi, le conseiller désigné aurait gravement manqué à son obligation d'instruire à charge et à décharge, violant de la sorte les garanties prévues à l'article 6 de la CEDH, telles que les garanties d'impartialité, de procès équitable et de présomption d'innocence, qui trouveraient à s’appliquer en la présente matière, laquelle, au vu des amendes très élevées pouvant être prononcées, s'assimilerait au droit pénal. La manière du conseiller désigné d'enquêter, voire son défaut d’enquêter, serait aussi contraire aux principes de bonne administration, de bonne foi et de collaboration de l'administration.
En substance, les demanderesses estiment que tant le conseiller désigné que le Conseil auraient été déterminés à fixer une amende lourde et de ne poursuivre que les grandes enseignes.
Les sociétés A poursuivent que l’absence de toute enquête à l’égard des sociétés B-C se serait nécessairement répercutée sur elles, puisqu’il s’agirait d'une enquête relative à des pratiques anticoncurrentielles pour lesquelles il conviendrait de prouver une implication de sociétés A et B-C.
Tout en reconnaissant que le Conseil dispose d'une « marge d'appréciation raisonnable » pour décider de l'intérêt que peut présenter un acte d'enquête, les sociétés A font valoir que les déficiences en l’espèce dépasseraient largement ce qui serait « raisonnable », alors qu’un entretien de 15 minutes comme seule mesure d'enquête vis-à-vis de l’autre entreprise concernée serait insuffisant.
D’autre part, les sociétés A critiquent le président du Conseil, au motif qu’il aurait fait des déclarations inappropriées dans la presse luxembourgeoise.
Ainsi, dans un article de presse, paru au journal « … », il aurait commenté l'affaire avant que les parties n’aient été entendues et produit leurs observations écrites par rapport à la communication des griefs.
Bien que le président n’ait pas siégé dans la formation collégiale du Conseil, l’article de presse litigieux soulèverait néanmoins des doutes graves quant à la séparation fonctionnelle au sein du Conseil, telle que prévue à l'article 7, paragraphe (4) de la Loi.
De plus, le président du Conseil n'aurait pas respecté son obligation de secret professionnel, telle que prévue par l'article 27 de la Loi.
18 Le président du Conseil, ayant été impliqué dans la phase d'enquête, n’aurait pas été habilité à commenter l'affaire dans la presse et à véhiculer l'impression que le Conseil allait sanctionner les pratiques entre les sociétés A et certains détaillants. En plus, d'autres types d'informations auraient été divulguées, tels que le fait que les sociétés A avaient introduit une demande de clémence et auraient licencié des dirigeants locaux.
Une telle pratique violerait les principes de la présomption d'innocence et d'impartialité au sens de l'article 6 de la CEDH, applicable en matière de concurrence, dans la mesure où ces propos du président du Conseil auraient créé une certaine attente dans le chef du public, de sorte qu’il aurait été difficile pour le Conseil de ne pas conclure à une entente anticoncurrentielle.
Les sociétés A concluent que le Conseil aurait ainsi mené un procès d'intention à leur égard.
Si les sociétés B-C se rapportent à prudence de justice quant au reproche visant les déclarations du président du Conseil dans la presse, elles soutiennent les reproches des sociétés A tenant à une insuffisance d’instruction.
Dans le cadre du recours inscrit sous le numéro 45635 du rôle, elles font à leur tour état de ce que l’enquête aurait uniquement été menée à charge, impliquant une violation du principe de bonne administration et de la présomption d'innocence, et ce en violation de l’article 6 de la CEDH, tout en rappelant que le principe d’innocence constituerait un principe général du droit de l'Union européenne, énoncé à l'article 48 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (« Charte ») et s’appliquant aux procédures relatives à des violations des règles de concurrence susceptibles d'aboutir à l'infliction d'amendes.
L'application du principe de la présomption d'innocence en droit de la concurrence obligerait ainsi les autorités de concurrence à rapporter la preuve de la culpabilité sans que le moindre doute ne subsiste, en s’appuyant sur la jurisprudence française en la matière14.
Comme en la présente matière, l’autorité dispose d'un pouvoir d'appréciation, le respect des garanties conférées par l'ordre juridique de l'Union européenne dans les procédures administratives revêtirait une importance d'autant plus fondamentale, parmi ces garanties figurant notamment l'obligation pour l'autorité compétente d'examiner, avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d'espèce15.
Les sociétés B-C reprochent au Conseil d’avoir conclu à une violation des règles de la concurrence au motif qu’elles auraient participé à une entente verticale, en s’appuyant sur des éléments de « preuve » et en faisant des interprétations qui seraient en manifeste opposition avec le respect de la présomption d'innocence.
Elles résument les analyses et interprétations du Conseil critiquées sous l’aspect d’une violation de la présomption d’innocence comme suit :
(i) le Conseil aurait écarté les pièces communiquées par elles et établissant 14 Cour d’appel de Paris 26 janvier 2012, affaire dite des Parfums, n° 2010/23945.
15 Tribunal de l’Union, 27 juin 2012, Bolloré SA c Commission, T-109/2, point 92.
19l’absence de suivi d'un prix imposé en sous-entendant, sans la moindre preuve à l’appui, qu’elles les auraient établies uniquement pour les besoins de la cause, (ii) le Conseil se serait basé sur des déclarations unilatérales des sociétés A, faites dans le cadre de leur demande de clémence, sans mentionner les pièces qui contrediraient sa thèse et sans tenir compte des autres éléments du dossier qui contrediraient les déclarations des sociétés A, tout en se fondant sur ces dernières en dépit d’ambiguïtés et d’incohérences qui en ressortiraient, (iii) le Conseil se serait basé, pour établir le suivi significatif des prix, sur un échantillon de produits qui ne serait nullement représentatif de la panoplie des produits des sociétés A commercialisés par les sociétés B-C, que ce soit d'un point de vue quantitatif ou qualitatif, (iv) le Conseil leur reprocherait de ne pas s’être distanciées expressément de certaines déclarations ou comportements des sociétés A pour retenir une acceptation de leur part d’une pratique illégale alors qu’une telle distanciation ne serait pas requise dans le cas d’une entente verticale, (v) le Conseil aurait invoqué l’existence d’ententes entre les sociétés A et d’autres distributeurs concurrents pour qualifier la gravité d’une prétendue infraction commise par les sociétés B-C et se serait, en outre, fondé sur des pièces relatives à d’autres distributeurs.
Tout en admettant que l’irrégularité tenant à une éventuelle violation de la présomption d'innocence ne pourrait entraîner l'annulation de la décision litigieuse que s'il était établi qu’en l'absence de cette irrégularité, cette décision aurait eu un contenu différent, les sociétés B-C font valoir que tel serait le cas en l’espèce. En particulier, la mise à l’écart des preuves apportées par elles et l’utilisation d’un échantillon non-représentatif dans le cadre de l’analyse au fond en témoigneraient.
Elles concluent ainsi à l’annulation de la décision déférée en raison du fait que l’enquête aurait été menée uniquement à charge, et ce en violation des principes de bonne administration et de présomption d’innocence.
Dans leur réplique, elles prennent en substance position sur la pertinence des jurisprudences européennes invoquées par l’Etat dans sa réponse.
L’Etat conclut au rejet de ces reproches.
Analyse du tribunal A l’instar des moyens précédemment examinés, le reproche ayant trait aux propos tenus par le président du Conseil est exclusivement invoqué par les sociétés A dans le recours inscrit sous le numéro 45685.
En revanche, le reproche des sociétés A tenant à un défaut d’instruction suffisante est soutenu par les sociétés B-C dans le recours inscrit sous le numéro 45685 du rôle, tandis que dans le recours inscrit sous le numéro 45635, elles développent encore, sous ce même ordre d’idées, le reproche tenant à une violation du principe de présomption d’innocence.
Force est de constater que les parties A critiquent, d’une part, une instruction insuffisante, et, d’autre part, les déclarations du président du Conseil devant la presse sous 20différents angles, à savoir sous l’angle de l’article 6 de la CEDH, consacrant le droit à un procès équitable et en l’occurrence le droit à un tribunal impartial et le principe de présomption d’innocence. Elles invoquent encore une violation du secret professionnel, du principe de séparation fonctionnelle et de façon plus générale une violation du principe de bonne administration. Les sociétés B-C se fondent essentiellement sur le principe de présomption d’innocence et de bonne administration.
S’agissant de prime abord du principe de bonne administration, le tribunal relève qu’au niveau européen, ce droit est consacré à l’article 41, paragraphe (1) de la Charte, aux termes duquel: « (1) Toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions, organes et organismes de l’Union. (2). Ce droit comporte notamment: a) le droit de toute personne d'être entendue avant qu'une mesure individuelle qui l'affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre; b) le droit d'accès de toute personne au dossier qui la concerne, dans le respect des intérêts légitimes de la confidentialité et du secret professionnel et des affaires; c) l'obligation pour l'administration de motiver ses décisions. (…) ». Il convient toutefois de noter que l’obligation inscrite à l’article 41 de la Charte s’adresse non pas aux Etats membres, mais uniquement aux institutions, aux organes et aux organismes de l’Union16.
La jurisprudence communautaire retient qu’en matière de concurrence, lors d’une procédure administrative devant la Commission, celle-ci est tenue de respecter les garanties procédurales prévues par le droit de l’Union, parmi lesquelles figure le principe de bonne administration, auquel se rattache l’obligation pour l’institution compétente d’examiner, avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d’espèce17.
Cette jurisprudence retient encore que si la Commission ne saurait être qualifiée de « tribunal » au sens de l’article 6 de la CEDH18, elle ne serai néanmoins tenue de respecter 16 CJUE, 5 novembre 2014, Sophie Mukarubega contre Préfet de police et Préfet de la Seine-Saint-Denis, affaire C-166/13, point 44.
17 Tribunal de l’Union 24 janvier 1992, La Cin SAq c. Commission, T‑44/90, point 86, Tribunal de l’Union 14 mai 1998, Enso Española c. Commission, T‑348/94, point 56, Tribunal de l’Union 9 septembre 2015, LG Electronics /c. Commission, T-91/13, points 108 et 109.
18 « 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.
2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
3. Tout accusé a droit notamment à :
a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;
b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;
e) se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience. ».
21les droits fondamentaux de l’Union au cours de la procédure administrative, parmi lesquels figure le droit à une bonne administration, consacré à l’article 41 de la Charte, qui régit la procédure administrative en matière d’ententes devant la Commission19.
En droit national, le principe de bonne administration est souvent perçu comme une expression qui regroupe plusieurs principes plus précis. Ainsi, les principes rattachés aux principes généraux de bonne administration peuvent constituer, d’une part, des principes régissant le contenu des décisions de l’administration et, d’autre part, des principes régissant les modalités de l’action de l’administration dans les procédures. A cet égard peuvent notamment être cités le principe du droit de la défense, le principe de l’impartialité, le principe de l’indépendance, le principe du fair play, le principe de la bonne foi, etc20.
S’agissant du principe de présomption d’innocence, tel qu’il résulte notamment de l'article 6, paragraphe (2), de la CEDH, il résulte de la jurisprudence européenne qu’il fait partie de l’ordre juridique communautaire et s’applique aux procédures relatives à des violations des règles de concurrence visant des entreprises et susceptibles d’aboutir au prononcé d’amendes ou d’astreintes2122, l’obligation d’impartialité y étant liée23. La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) rattache ce principe à l’article 48, paragraphe (1) de la Charte, correspondant à l’article 6, paragraphes (2) et (3) de la CEDH, qui doit en application de l’article 53, paragraphe (3) de la Charte être pris en compte aux fins de l’interprétation de l’article 48 de la Charte24.
Au regard des considérations qui précèdent, le tribunal retient dès lors que les principes de bonne administration, d’impartialité et de présomption d’innocence trouvent application en la présente matière et doivent être respectés par le Conseil.
Ensuite, tel que cela a été relevé ci-avant, le principe de séparation fonctionnelle entre le pouvoir de décision et l’instruction, dont l’importance est rappelée dans les travaux parlementaires à la base de la Loi25, résulte de l’article 7, précité, de la Loi et implique que tout conseiller désigné, dans la mesure où il a exercé dans une affaire la direction des pouvoirs d'enquête prévus par la Loi, ne peut participer ni aux délibérations, ni aux décisions prises par le Conseil.
Enfin, l’article 27 de la Loi, intitulé « Secret professionnel », dispose que :
« (1) Sans préjudice de l’article 23 du Code d’instruction criminelle, les membres, agents et enquêteurs du Conseil ainsi que les experts désignés en vertu de l’article 18 ou toute autre personne dûment mandatée par le Conseil sont soumis au respect du secret professionnel prévu à l’article 458 du Code pénal, même après la fin de leurs fonctions.
(2) Les membres, agents et enquêteurs du Conseil sont tenus de garder le secret des 19 CJUE 11 juillet 2013, Ziegler SA c. Commission, C-439/11, points 154, 155, 157 à 159.
20 Ivan Verougstraete, Amaryllis Bossuyt, Le principe (général) (de droit) de bonne administration, Journal des tribunaux 2020/28, p.567 - 573 21 CJUE 8 juillet 1999, Montecatini c. Commission, C-235/92, points 175 et 176 ; Tribunal de l’Union 13 janvier 2004, JCB Service c. Commission, T-67/01, point 50.
22 Tribunal de l’Union 15 décembre 2010, E.ON Energie c. Commission, T-141/08, points 51-52, 238.
23 Tribunal de l’Union 16 juin 2011, Bavaria c. Commission, T-235/07, point 222.
24 Tribunal de l’Union 2 février 2022, Scania c. Commission, T-799/17, point 109.
25 Doc. parl. n° 5816, rapport de la Commission de l’économie, du commerce extérieur et de l’économie solidaire, page 3, commentaire des articles, ad article 7, page 9.
22délibérations et des informations qui leur auraient été fournies dans l’accomplissement de leurs fonctions.
(3) Les informations recueillies en application de la présente loi ne peuvent être utilisées qu’aux fins de l’application de la présente loi.
(4) Par dérogation au paragraphe précédent, ces informations peuvent être utilisées dans le cadre d’actions en dommages et intérêts pour violation des articles 3 ou 5 de la présente loi ou des articles 101 ou 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, dans les limites concernant la production et l’utilisation des preuves prévues par la loi du 5 décembre 2016 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts pour les violations dispositions du droit de la concurrence. ».
C’est à la lumière de l’ensemble de ces principes que le tribunal examinera les reproches des sociétés A et B-C.
S’agissant de prime abord des déclarations du président du Conseil dans la presse, le tribunal relève qu’il est constant que Monsieur M n’a pas siégé dans la formation collégiale ayant pris la décision litigieuse. Il n’a d’ailleurs pas non plus pris part à l’émission de l’avis de clémence du 11 janvier 2016, ni à l’extension de l’avis de clémence en date du 7 février 2018.
N’ayant ainsi pas confondu une fonction décisionnelle et d’instruction, aucun reproche ne saurait être soulevé au niveau du principe de séparation fonctionnelle, ni d’ailleurs au niveau du secret des délibérations du Conseil.
A défaut d’avoir fait partie de la formation collégiale ayant pris la décision litigieuse, les déclarations du président du Conseil en tant que telles ne sauraient pas non plus être considérées comme l’expression d’un manque d’impartialité du Conseil.
S’agissant ensuite de l’influence potentielle des déclarations du président sur la décision du Conseil, le tribunal relève que les passages critiqués de l’article se lisent comme suit :
« […] Face au …, M, le nouveau président du Conseil de la concurrence, distille les premiers éléments de l'affaire A. Alors que par le passé, l’autorité luxembourgeoise gardait le silence tant qu’une affaire n’avait pas débouché sur une décision, il a décidé d’imiter l’autorité de concurrence européenne et de parler à la presse dès la communication des griefs.
M est visiblement fier de ce qu'il désigne comme « le plus grand et le plus volumineux dossier dans l'histoire du Conseil de la concurrence ». Et de louer « une transparence totale et une collaboration jusqu'à la fin » de la part de la direction allemande de A. Les managers fautifs locaux auraient été licenciés, la maison-mère ayant été « choquée » par les agissements dans leur filiale.[…] ».
Le tribunal relève de prime abord que, contrairement à ce que le Conseil a conclu dans sa décision26, il ne ressort pas dudit article que le président du Conseil ne souhaitait pas 26 Point n° 113.
23commenter une affaire en cours - c’est au groupe B que cette volonté est en réalité attribuée aux termes de l’article litigieux -, mais au contraire il ressort du passage précité que le président a de façon délibérée choisi de parler à la presse de l’affaire en cours après la communication des griefs.
Si une information objective, neutre et sommaire, après la communication des griefs, sur l’état d’une procédure en cours - sous réserve du respect du secret auquel sont tenus les membres, agents et enquêteurs du Conseil et, par souci du respect du principe de présomption d’innocence, d’une mise en garde du public que la communication des griefs ne préjudicie pas la décision finale à prendre27 - n’est pas critiquable en soi, tel n’est toutefois pas le cas de déclarations véhiculant un préjugé par rapport à la décision finale à venir ou susceptibles d’être perçues comme tel, étant relevé qu’au regard plus particulièrement du principe de présomption d’innocence une certaine réserve est en tout état de cause requise au niveau des communications avec le public intervenues avant la prise de la décision finale tranchant la question de la culpabilité des entreprises concernées. C’est dans cette optique que les communiqués de presse de la Commission, invoqués par l’Etat, de même que celles de l’autorité de concurrence française soulignent le caractère provisoire d’une communication des griefs en attentant la décision finale.
Si l’article litigieux fait état d’aveux des sociétés A, faisant allusion à une demande de clémence, et mentionne des licenciements de managers au niveau de A1-A2, le tribunal est amené à retenir que ces révélations ne peuvent pas être attribuées avec certitude à des déclarations du président du Conseil, d’autres sources du rédacteur de l’article n’étant pas à exclure. Si par ailleurs, l’article laisse planer une certaine attente « du monde du droit de la concurrence » à voir prononcer une condamnation28, l’auteur faisant la comparaison avec l’affaire Luxlait29, il n’en ressort pas non plus que cette attente, voire l’analyse de l’auteur de l’article seraient à attribuer au président du Conseil.
Comme le tribunal ne dispose pas de suffisamment d’éléments permettant d’attribuer ces révélations et opinions au président du Conseil, il devient surabondant d’examiner si celles-ci sont constitutives de violation du secret professionnel dans le chef de ce dernier, ont influencé d’une quelconque manière le Conseil dans la prise de sa décision, voire encore sont susceptibles d’être le signe d’un non-respect du principe de présomption d’innocence.
Le tribunal constate ensuite que les seules citations susceptibles d’être attribuées formellement au président du Conseil sont les suivantes : (i) la qualification de l’affaire comme « le plus grand et le plus volumineux dossier dans l'histoire du Conseil de la concurrence », (ii) « une transparence totale et une collaboration jusqu'à la fin » attribuée à la direction allemande de A et (iii) l’affirmation que la direction allemande de A aurait été « choquée ». De manière indirecte, l’article relate encore que le président aurait « distillé les premiers éléments de l’affaire A », sans qu’il n’en ressorte toutefois clairement quelles sont les informations finalement données par Monsieur M.
Or, indépendamment de la question de l’opportunité du mode de communication avec le public tel que choisi par le président du Conseil, le tribunal est amené à retenir qu’il ne se dégage pas à suffisance des éléments du dossier que les membres du Conseil ayant pris la 27 Tel que cela ressort de la communication de la Commission européenne invoquée par le délégué du gouvernement pour justifier les déclarations de Monsieur M.
28 « Dans le petit monde du droit de la concurrence, on s’attend à un choc, à des sanctions sévères ».
29 « après avoir raté son dossier Luxlait ».
24décision entreprise aient d’une quelconque manière été influencés par les déclarations du président, les reproches des sociétés A reposant essentiellement sur des suppositions, étant relevé qu’il se dégage de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CourEDH) que l’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à preuve du contraire30.
Au titre d’une violation éventuelle de la présomption d’innocence, le tribunal retient encore que le reproche des sociétés A n’est pas pertinent. En effet, l’existence de l’infraction est appréciée en fonction des seuls éléments de preuve réunis par le Conseil. Si la matérialité d’une infraction est effectivement établie au terme de la procédure administrative, examen qui relève du fond du dossier, la preuve d’une manifestation prématurée par un membre du Conseil, au cours de cette procédure, de sa conviction selon laquelle ladite infraction existe n’est pas de nature à priver de sa réalité la preuve de l’infraction elle-même31.
S’agissant d’une éventuelle violation du secret professionnel, les sociétés A affirmant que Monsieur M aurait participé aux opérations d’investigation ayant conduit à la communication des griefs, le tribunal retient que même à admettre que le président du Conseil ait dévoilé des informations dont il a eu connaissance à un quelconque titre au courant de l’instruction – celui-ci n’ayant ni été conseiller désigné, ni participé à un avis de clémence -, une telle violation, si elle est éventuellement susceptible de déboucher sur d’autres voies de droit, ne saurait en tout état de cause en l’espèce déboucher sur une annulation de la décision prise par le Conseil dans une composition dont Monsieur M n’a pas fait partie.
S’agissant ensuite du rôle joué par Monsieur K, le tribunal n’entrevoit aucune atteinte à la séparation fonctionnelle du fait de la nomination de celui-ci en tant que conseiller désigné pendant une période limitée, celui-ci n’ayant pas figuré parmi les membres de la composition collégiale ayant pris la décision litigieuse, étant relevé que, pour le surplus, les demanderesses se limitent à relever divers changements au niveau de la désignation du conseiller désigné, sans pour autant tirer clairement une conclusion en droit de ce constat. Or, le tribunal n’a pas à répondre à des moyens simplement suggérés et non autrement soutenus.
En ce qui concerne le reproche d’un caractère insuffisant des mesures d’enquête, le tribunal relève de prime abord que le délégué du gouvernement fait état des actes d’instruction suivants : (i) perquisition dans les locaux des sociétés A les 15 et 16 juillet 2015, (ii) demande de clémence des société A du 2 octobre 2015, complétée par écrit les 19 octobre 2015, 22 décembre 2015, 21 janvier 2016, 27 janvier 2016, 22 février 2016, 3 mai 2016, 24 avril 2017 et 21 juillet 2017, (iii) entretiens avec les sociétés A les 2 février et 4 mars 2016 et (iv) entretien avec les sociétés B-C le 21 novembre 2017. Au-delà, il y aurait eu au moins 6 entretiens avec les représentants de A.
Le tribunal retient que le Conseil peut en principe librement décider de l’opportunité des mesures d’instructions32.
30 CourEDH 15 décembre 2005, Kyprianou c. Chypre, § 119.
31 Tribunal de l’Union 15 mars 2000, Cimenteries CBR e.a c. Commission, T‑25/95, T‑26/95, T‑30/95 à T‑32/95, T‑34/95 à T‑39/95, T‑42/95 à T‑46/95, T‑48/95, T‑50/95 à T‑65/95, T‑68/95 à T‑71/95, T‑87/95, T‑88/95, T‑103/95 et T‑104/95, point 726 ; Tribunal de l’Union 16 juin 2011, Bavaria, T-235/07, point 226.
32 Tribunal de l’Union 16 juin 2011, FMC Forêt c. Commission, T-191/06, point 137 à propos de l’opportunité d’entendre des témoins : « [La Commission] dispose donc d’une marge d’appréciation raisonnable pour décider de l’intérêt que peut présenter une audition des personnes dont le témoignage peut présenter une 25 Devant ce principe et au regard du fait que les sociétés A ont fourni au Conseil des pièces et explications de façon spontanée dans le cadre de la demande de clémence, fait - non contesté - qui se répercute forcément sur l’envergure des mesures d’enquête à entreprendre -
encore que les parties à l’instance sont en désaccord sur la valeur probante des pièces et déclarations issues d’un demandeur de clémence -, le tribunal est amené à retenir qu’il ne dispose pas de suffisamment d’éléments permettant de retenir que l’enquête de l’espèce ait été menée de façon partiale ou encore en violation des principes retenus ci-avant, la seule durée réduite des auditions ne permettant pas nécessairement de tirer cette conclusion.
S’agissant des critiques invoquées plus spécifiquement quant aux pièces admises par le Conseil, l’échantillon de produits pris en compte pour vérifier le taux de suivi des prix, l’exigence d’une distanciation de leur part et ce même dans le contexte d’une entente verticale, et la question de la prise en compte éventuelle de pièces étrangères à la présente affaire, celles-ci se recoupent avec l’examen du fond du litige et relèvent de cette analyse.
Le moyen fondé sur un manque d’impartialité, pris en ses différentes branches, est dès lors rejeté, sous réserve de la vérification du caractère justifié des éléments de preuve et considérations invoqués par le Conseil, analyse qui relève de l’appréciation du fond du recours.
L’ensemble des moyens en relation avec les déclarations du président du Conseil et une insuffisance alléguée de l’instruction sont dès lors rejetés.
5.4. Quant au moyen fondé sur une violation du principe du contradictoire, pris en ses différentes branches Position des parties Le moyen fondé sur une violation du principe du contradictoire, tel que soulevé par les sociétés A dans l’affaire inscrite sous le numéro 45685, s’articule autour de reproches de deux ordres, à savoir, d’une part, un défaut d’accès intégral au dossier et, d’autre part, une discordance entre la communication des griefs et la décision, non communiquée aux parties.
Ainsi, les sociétés A épinglent le fait qu’elles n’auraient pas eu accès, d’une part, à l’étude Nielsen qui se trouverait à la base de la présente affaire, tout en soulignant que si cette étude était publiquement disponible, tel que relevé par le délégué du gouvernement, cette version publique ne constituerait qu'un rapport global et ne contiendrait aucune référence aux produits des sociétés A et qu’elles n’auraient pas eu accès à ces données sous-
jacentes. D’autre part, elles n’auraient pas eu un accès complet aux observations écrites des sociétés B-C, qui seraient susceptibles de contenir des éléments à décharge et des éléments à charge vis-à-vis des sociétés A. A l’appui de ce moyen, les demanderesses se prévalent de la Communication de la Commission relative aux règles d'accès au dossier des affaires relevant des articles 101 et 102 du TFUE, de l’article 26, paragraphe (1) de la Loi, de l'article 11 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 et de manière générale des droits de la défense et du principe du contradictoire importance pour l’instruction du dossier. En effet, la garantie des droits de la défense n’exige pas que la Commission procède à l’audition de témoins indiqués par les intéressés, lorsqu’elle estime que l’instruction de l’affaire a été suffisante » ; rappelé récemment à propos de l’opportunité des poursuites : trib. adm. 25 janvier 2021, n° 43114 du rôle, disponible sous www.jurad.etat.lu.
26 Au titre du reproche tenant à une discordance entre la communication des griefs et la décision, les sociétés A reprochent de prime abord au Conseil de s’être basé sur plusieurs pièces qui auraient certes été annexées à la communication des griefs et qui auraient leur origine dans le dossier de clémence, mais qui n'auraient pas été évoquées dans la communication des griefs. Sans contester le contenu de ces pièces, les sociétés A estiment néanmoins que cette façon de procéder violerait les droits de la défense des sociétés B-C.
En outre, elles critiquent une divergence entre l’échantillon pris en compte par le conseiller désigné pour apprécier le taux de suivi des prix conseillés et celui pris en compte par le Conseil, tant en ce qui concerne la composition de l’échantillon, qu’en ce qui concerne l’appréciation du caractère représentatif.
S’y ajouterait le fait que, contrairement à la communication des griefs, le Conseil aurait procédé à une analyse par référence et à une analyse de la « dispersion » des prix appliqués pour apprécier l'application significative des prix recommandés lorsqu’une première analyse montre un taux de suivi inférieur à 80%, de sorte que les parties concernées n'auraient pas pu utilement se défendre sur ce point au cours de la procédure devant le Conseil. Pour appuyer ce moyen, les sociétés A se prévalent d’un arrêt du Tribunal de l’Union du 7 mars 201733, ci-après désignée par « l’affaire UPS », à propos d’une divergence de modèle économétrique entre la communication des griefs et la décision de la Commission.
En quatrième lieu, elles épinglent le fait que tandis que le conseiller désigné se serait uniquement fondé sur des moyens de preuve dit indirects, à savoir un faisceau d'indices sur la base de trois critères dégagés par la pratique décisionnelle de l'autorité de la concurrence française, le Conseil se serait fondé sur certaines pièces en tant que moyen de preuve directe, un aspect sur lequel les entreprises concernées n’auraient pas pu s’exprimer.
Si dans le recours inscrit sous le numéro 45685 du rôle, les sociétés B-C se rapportent à prudence de justice quant aux moyens fondés sur les droits de la défense tels qu’invoqués par les sociétés A, dans le recours inscrit sous le numéro 45635 du rôle, elles se prévalent à leur tour d’une violation de leurs droits de la défense et du principe du contradictoire.
Ainsi, elles font valoir que le principe du contradictoire serait violé si l’autorité de concurrence se contente d’annexer à la communication des griefs des pièces et éléments de preuve dont résultent les faits sur lesquels elle s’est fondée dans la décision, sans les mentionner expressément dans le texte, en se référant, à cet égard, à un arrêt de la CJUE du 9 juillet 200934.
En l’espèce, le Conseil se serait fondé sur certaines pièces qui n’auraient été ni citées, ni mentionnées, ni même référencées dans la communication des griefs, de sorte qu’elles n’auraient pas pu utilement prendre position sur les interprétations qu'en a fait le Conseil, ni sur l’importance qu’il leur a donnée dans sa décision.
A cet égard, les sociétés B-C ont établi une liste des pièces principales citées dans la décision et invoquées au soutien de l'établissement d'une infraction au droit de la concurrence à leur encontre, dans laquelle elles ont identifié celles qui n’auraient pas été énoncés dans la 33 Tribunal de l’Union 7 mars 2017, United Parcel Service (UPS) c. Commission, T-194/13, confirmé par un arrêt de la CJUE du 16 janvier 2019, C-265/17.
34 Archer Daniels Midland, C-511/06, points 93 et 94.
27communication des griefs et sur lesquels elles n’auraient pas pu prendre utilement position.
Elles soulignent que parmi ces pièces dites nouvelles se trouveraient plusieurs pièces « phare » du Conseil, citées en appui de chacun des comportements leur reprochés, à savoir une prétendue diffusion des prix, un prétendu suivi des prix et une prétendue police des prix.
Les sociétés B-C font ensuite état d’une modification de l’échantillon de produits, utilisé pour prouver une entente sur les prix et notamment afin d’établir un suivi significatif des PVC, en soulignant que le conseiller désigné se serait basé sur un échantillon de neuf produits, à savoir « les produits …, …, …, …, …, …, …, … et … », le numéro afférent étant référencé ainsi dans les « price panel review ». Parmi ces neuf produits, les produits … et … n’auraient pas été commercialisés pendant les années 2011 à 2013 et auraient été remplacés pour ces années par les produits … et …. Par contre, au stade de la décision, l’échantillon de produits analysé par le Conseil aurait été réduit à seulement six produits, cette réduction étant expliquée par le Conseil par le fait que deux des neuf produits n’avaient pas été inclus dans les calculs et qu’un troisième était un produit d’une marque qui n'était pas visée dans la communication des griefs.
De plus, le produit … « … » aurait été remplacé par le produit … « … », qui n'aurait pas été inclu dans l'échantillon au stade de la communication des griefs.
En guise de conclusion, les sociétés B-C renvoient à un tableau illustrant les changements entre l'échantillon utilisé dans la communication des griefs et celui sur lequel s’est basé le Conseil.
Comme le Conseil se serait fondé sur cet échantillon afin de prouver le suivi des PVC par elles, cet échantillon constituerait un moyen de preuve à charge, les demanderesses soulignant que la preuve du suivi des PVC par un distributeur serait un élément déterminant pour prouver la participation à une entente.
Or, comme l'échantillon aurait été modifié par le Conseil, aussi bien en supprimant plusieurs produits, qu'en ajoutant un autre, elles n’auraient pas pu prendre utilement position par rapport à cet élément de preuve, de sorte que la décision entreprise encourrait l'annulation pour violation des droits de la défense.
Par ailleurs, les sociétés B-C critiquent une nouvelle interprétation des pièces par le Conseil.
Elles soulignent que suivant la jurisprudence européenne, le libellé des griefs devrait être rédigé « dans des termes suffisamment clairs, seraient-ils sommaires, pour permettre aux intéressés de prendre effectivement connaissance des comportements qui leur sont reprochés »35.
Or, en l'espèce, en plus de se fonder sur des nouvelles pièces, le Conseil aurait introduit une nouvelle interprétation des pièces et un nouveau développement juridique quant à la preuve à rapporter sur l’existence d’un accord et/ou une pratique concertée.
Tout en admettant qu’un tel accord pourrait être prouvé soit par des preuves documentaires établissant que les parties se sont mises d'accord, soit, à défaut de telles 35 Tribunal de l’Union 14 mai 1998, T-352/94, point 63.
28preuves documentaires, par un faisceau d’indices, les société B-C critiquent le fait que le conseiller désigné se serait borné à appliquer la preuve par le biais du faisceau d'indices sans faire le moindre développement relatif à la preuve documentaire d'un accord, tandis que le Conseil se serait livré à une nouvelle interprétation des pièces en concluant que l’accord serait établi par des preuves documentaires.
Or, elles n’auraient pas pu prendre effectivement connaissance de tous les éléments qui leur étaient reprochés et, en conséquence, auraient été empêchées de prendre position par rapport aux nouveaux éléments de fait et de droit, de sorte que leurs droits de la défense auraient été violés.
En guise de conclusion, les sociétés B-C font valoir que comme les nouvelles pièces seraient au cœur même du raisonnement du Conseil, il serait impossible de se limiter à les écarter des débats sans vider de sens la décision, tout en soulignant que l’analyse des nouvelles pièces leur aurait permis de les écarter quant à leur valeur probatoire pour établir l'infraction, puisqu’elles auraient pu les remettre dans leur contexte. Elles auraient encore pu être en mesure de contester la représentativité de l'échantillon de produits retenu par le Conseil pour établir le prétendu suivi des PVC et, enfin, auraient pu expliquer que la thèse du Conseil selon laquelle une infraction peut ressortir à suffisance de droit des pièces documentaires dans un cas tel que celui de l'espèce serait intenable.
Elles demandent dès lors dans le cadre du recours en réformation d'annuler la décision dans son intégralité et à titre subsidiaire, d’écarter des débats les nouvelles pièces et développements et d'en faire abstraction lors de l'examen du bien-fondé de la décision. Dans ce dernier cas, il conviendrait de réformer la décision dans le sens qu'aucune amende n'est due, sinon de réduire l'amende infligée à de plus justes proportions.
Dans leur réplique, elles reprennent en substance leurs contestations tout en critiquant les moyens en défense présentés par le délégué du gouvernement.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet de ces moyens.
Dans l’affaire inscrite sous le numéro 45685 du rôle, et plus particulièrement par rapport à la violation du principe du contradictoire, il fait valoir que les pièces citées par les sociétés A dans le contexte du reproche tenant à des disparités entre la décision et la communication des griefs seraient toutes des pièces que ces dernières auraient elles-mêmes versées au dossier et qui viseraient en substance des griefs évoqués dans la communication des griefs.
Ensuite, il précise que le droit d’être entendu ne signifierait pas que la décision finale de l'autorité de concurrence doive être une copie de la communication des griefs et qu’il suffirait qu’elle permette aux intéressés de prendre connaissance des comportements qui leur sont reprochés par l'autorité de concurrence, cette exigence étant respectée lorsque la décision finale ne met pas à la charge des intéressés des infractions différentes de celles visées dans la communication des griefs et ne retient que des faits sur lesquels les intéressés ont eu l'occasion de s'expliquer.
Il poursuit que la jurisprudence reconnaîtrait le droit à l'autorité de concurrence de procéder à des ajouts à la communication des griefs effectués à la lumière du mémoire en réponse des parties, dont les arguments démontreraient qu'elles auraient effectivement pu 29exercer leurs droits de la défense. De même, l'autorité de concurrence pourrait réviser ou ajouter des arguments de fait ou de droit à l'appui des griefs qu'elle a formulés, notamment en vue d'aménager ou de compléter, tant en fait qu'en droit, son argumentation à l'appui des griefs qu'elle retient.
Dans ce cadre, les droits de la défense ne seraient violés du fait d'une discordance entre la communication des griefs et la décision finale qu'à la condition qu'un grief retenu dans cette décision n'ait pas été exposé dans ladite communication d'une manière suffisante pour permettre aux destinataires de se défendre. Suivant la jurisprudence du Tribunal de l’Union36, tel ne serait pas le cas lorsque les différences alléguées entre la communication des griefs et la décision attaquée ne portent pas sur des comportements autres que ceux sur lesquels les demanderesse s'étaient déjà expliquées et qui, partant, sont étrangers à tout nouveau grief.
En l’espèce, (i) aucun nouveau grief n'aurait été formulé par la décision par rapport à la communication des griefs, et (ii) l'ensemble des pièces citées par les sociétés A auraient été utilisées par la décision en vue de répondre aux arguments soulevés par celles-ci dans leurs observations en réponse à la communication des griefs et/ou simplement pour renforcer l’illustration de points qui auraient déjà été exposés et illustrés par des pièces dans la communication des griefs, l'ensemble des pièces en question ayant été initialement communiquées par les sociétés A elles-mêmes à l'appui de points précis dans leur demande de clémence.
Le délégué du gouvernement prend ensuite position de façon plus précise sur les différentes pièces critiquées et affirme en substance que celles-ci auraient été jointes à la demande de clémence et confirmeraient par ailleurs des faits d’ores et déjà évoqués dans la communication des griefs.
En ce qui concerne ensuite l’échantillon utilisé, le délégué du gouvernement estime que ce moyen se confondrait avec les moyens au fond tels que présentés par les sociétés A et renvoie à ses développements au fond relatifs à la preuve de l'accord sur une entente illicite et de l’application significative des PVC.
Comme la méthode de preuve utilisée serait justifiée, le délégué du gouvernement estime qu’il ne saurait y avoir violation des droits de la défense.
Concernant ensuite l’utilisation faite des pièces par le Conseil en tant que moyen de preuve directe, à savoir la preuve dite « documentaire », la partie étatique souligne que les pièces citées par la décision auraient d’ores et déjà été citées dans la communication des griefs au soutien du grief d’entente verticale sous la forme de prix imposés à la revente, tout en relevant que la preuve de l’accord se ferait par tout moyen.
Par ailleurs, l’Etat rappelle que la jurisprudence reconnaîtrait à l’autorité de concurrence notamment la possibilité d’ajouter des arguments de fait ou de droit par rapport à la communication des griefs, la décision finale de l’autorité ne devant pas nécessairement être une copie de la communication des griefs, la qualification juridique des faits retenue dans la communication des griefs étant, par définition, provisoire.
36 Tribunal de l’Union 29 mars 2012, Telefonica c. Commission, T-336/07.
30Comme en l’espèce, aucun nouveau grief n’aurait été introduit, il ne saurait y avoir violation des droits de la défense.
Dans l’affaire inscrite sous le numéro 45635 du rôle et par rapport aux critiques plus spécifiques des sociétés B-C, le délégué du gouvernement fait de prime abord valoir que la conséquence d’une violation des droits de la défense ne serait pas automatiquement la nullité de la décision ni une réduction de l’amende, en s’appuyant sur diverses jurisprudences européennes, tout en affirmant qu’il appartiendrait au requérant d’établir qu’en l’absence de cette irrégularité, la procédure ait pu aboutir à un résultat différent.
En ce qui concerne le reproche de l’invocation de nouvelles pièces, le délégué oppose en substance les mêmes considérations générales fondées sur la jurisprudence européenne que celles opposées aux sociétés A par rapport au même reproche.
Il souligne que le grief d’une entente sur les prix n’aurait pas changé par rapport à la communication des griefs et que, par ailleurs, l’ensemble des éléments nouveaux utilisés par le Conseil seraient développés en vue de répondre aux arguments avancés par les sociétés B-
C dans leurs observations en réponse à la communication des griefs et seraient de toute façon étrangers à tout nouveau grief.
En tout état de cause, si une violation des droits de la défense était retenue, elle ne saurait entraîner l’annulation de la décision, mais conduirait tout au plus le tribunal à écarter les pièces en question.
Quant à l’échantillon utilisé lors du triple test, le délégué du gouvernement estime que les reproches afférents des sociétés B-C toucheraient directement au fond et renvoie à ce titre à ses explications au fond.
Il fait valoir que le Conseil aurait expliqué la méthode suivie et la raison d’être de certains ajustements par rapport à l’échantillon sélectionné par la communication des griefs.
Le Conseil aurait également expliqué en quoi l’utilisation d’un échantillon, dans le cadre du raisonnement par faisceau d'indices, relèverait d'une méthode raisonnable au vu de la jurisprudence en la matière. Il serait dès lors difficile de comprendre en quoi le retrait de certains produits de l’échantillon par rapport à celui retenu dans la communication des griefs pourrait constituer une atteinte aux droits de la défense des sociétés B-C, celles-ci ayant été à même de contester dans leurs observations écrites l’échantillon retenu, qui aurait uniquement été légèrement réduit dans la décision.
Quant au reproche suivant lequel un produit aurait été ajouté à l’échantillon, le délégué du gouvernement explique que la communication des griefs aurait parfois fait évoluer les produits de l’échantillon au cours de la période considérée, au motif que certains produits (et notamment le produit …) n'auraient pas été vendus au cours de toute la période. Par soucis de constance et de logique, le Conseil aurait retenu uniquement des produits vendus tout au long de la période considérée, le délégué soulignant qu’aucun produit n’aurait été ajouté à l’échantillon de la communication des griefs, mais que le produit « … », au lieu d’être remplacé comme l’avait fait la communication des griefs, aurait été conservé par le Conseil dans l’échantillon. En effet, même si son grammage et sa référence avaient pu changer au cours de la période infractionnelle, le produit aurait toujours été vendu par les sociétés A et acheté et revendu par les sociétés B-C.
En ce qui concerne le reproche d’une nouvelle interprétation des pièces, le délégué du 31gouvernement fait valoir que les pièces citées par la décision auraient déjà été citées dans la communication des griefs au soutien du grief d’entente verticale sous la forme de prix imposés à la revente, tout en relevant que les sociétés B-C admettraient elles-mêmes que les Conseil se serait fondé sur les mêmes pièces pour prouver l’entente par le biais de preuves directes ou par un faisceau d'indices.
Le reproche de l’introduction d’un nouveau développement juridique serait encore à rejeter au regard de la jurisprudence communautaire qui reconnaîtrait à l’autorité de concurrence notamment la possibilité d’ajouter des arguments de fait ou de droit par rapport à la communication des griefs, la décision finale ne devant pas nécessairement être une copie de la communication des griefs, la qualification juridique des faits retenue dans la communication des griefs étant, par définition, provisoire. Par ailleurs, l’autorité de concurrence serait fondée à réfuter les arguments avancés par les parties dans leurs observations en réponse à la communication des griefs, sans avoir à entendre ces mêmes parties sur l'argumentation que l'autorité entend pour ce faire développer dans sa décision finale. En tout cas, il ne pourrait y avoir violation des droits de la défense du fait d’une discordance entre la communication des griefs et la décision finale que si un grief retenu dans la décision n’avait pas suffisamment été exposé dans la communication des griefs pour permettre aux destinataires de se défendre.
Dans sa duplique, le délégué n’a plus repris position sur ce moyen.
Analyse du tribunal Le tribunal relève de prime abord qu’en la présente matière, la Loi, tel que cela a d’ailleurs été rappelé dans les travaux parlementaires à la base de la Loi, prévoit que la procédure devant le Conseil est soumise au respect du principe du contradictoire3738.
Au niveau européen, la CJUE reconnait de manière constante le respect des droits de la défense en tant que principe général de l’Union, inspiré de l’article 6 de la CEDH et rattaché par la CJUE à l’article 41, paragraphe (2) de la Charte, dans une procédure suivie par la Commission ayant pour objet d’infliger une amende à une entreprise pour violation des règles de concurrence39. S’agissant d’une procédure susceptible de déboucher sur une sanction administrative, qui a à la fois un caractère préventif et punitif et vu l’importance des peines pécuniaires susceptibles d’être prononcées, le respect des garanties inhérentes à l’article 6 de la CEDH est d’autant plus important.
L’accès au dossier constitue un élément du droit au respect du contradictoire et est 37 l’article 11 de la Loi impose que la décision du Conseil de la concurrence est prise « dans le cadre d’une procédure contradictoire ».
38 Doc. parl. n° 5816, exposé des motifs et annexe 1.
39 CJUE 17 décembre 1998, Baustahlgewebe GmbH c. Commission, C-185/95, ayant appliqué le droit à un procès équitable en tant que principe général de droit communautaire s’inspirant de l’article 6 de la CEDH dans le cadre d’un recours juridictionnel contre une décision de la Commission infligeant à une entreprise des amendes pour violation du droit de la concurrence. ; Tribunal de l’Union 15 octobre 2002, Limburgse Vinyl Maatschappij c. Commission, T-305/94 et suivants; CJUE 16 juillet 2009, Der Grüne Punkt-Duales System Deutschland c. Commission, C-385/07, ayant confirmé, à propos d’un moyen tiré d’un dépassement du délai raisonnable, l’applicabilité du droit à un procès équitable en tant que principe général du droit communautaire au droit de la concurrence, tout en se référant également à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, points 176 et suivants ; CJUE 25 octobre 2011, Solvay c. Commission, C-109/10, point 48 ;
plus récemment : CJUE 25 mars 2021, Deutsche Telekom, C-152/19, point 105 ; Thomas Bombois, « La Protection des droits fondamentaux des entreprises en droit européen répressif de la concurrence », n° 96 et suivants.
32consacré par l’article 26 de la Loi :
« (1) Les parties ont accès au dossier à la base de la communication des griefs qui leur est adressée et peuvent prendre librement connaissance de toutes les pièces qui seront ajoutées par la suite.
Tous les documents sont mis à la disposition des parties ou de leurs mandataires dans les bureaux du Conseil ou sur support électronique à fournir par le Conseil, à compter du jour de l’envoi de la communication des griefs.
Les personnes habilitées à consulter le dossier peuvent à leurs frais prendre copie sur papier des documents mis à leur disposition. Si, depuis l’envoi de la communication des griefs et avant l’audition prévue au paragraphe 5 de nouvelles pièces sont ajoutées, les parties concernées reçoivent information de cet ajout et elles peuvent librement consulter les nouvelles pièces.
(2) Les secrets d’affaires ou les informations confidentielles transmises par les entreprises ou saisies au cours de l’enquête et dont les entreprises ont sollicité la non-
divulgation par une demande écrite et spécialement motivée, ne sont pas communicables lorsque la confidentialité de tout ou partie de ces documents est avérée, sauf dans les cas où la communication ou la consultation de ces documents est nécessaire à la procédure ou à l’exercice des droits des parties. Les pièces considérées sont retirées du dossier ou certaines mentions sont occultées.
(3) Il appartient aux entreprises ou aux personnes intéressées de revendiquer auprès du conseiller désigné le caractère secret ou confidentiel des informations qu’elles ont communiquées ou qui ont été saisies.
Dans leur demande, les entreprises ou personnes intéressées doivent préciser la nature des informations qu’elles estiment couvertes par le secret des affaires ou la confidentialité, ainsi que le préjudice que la révélation de ces informations risquerait de leur causer. […] ».
Cette disposition consacre le droit pour les parties d’accéder au dossier, cet accès étant toutefois prévu uniquement pour les pièces du dossier à la base de la communication des griefs ainsi que pour toutes les « pièces » qui seront ajoutées par la suite. Sont exceptés, les secrets d’affaires ou les informations confidentielles dont les entreprises ont sollicité la non-divulgation par une demande écrite et spécialement motivée, sauf dans les cas où la communication ou la consultation de ces documents est nécessaire à la procédure ou à l’exercice des droits des parties.
La jurisprudence européenne en la matière a eu l’occasion de retenir qu’étant le corollaire du principe du respect des droits de la défense, le droit d’accès au dossier implique que la Commission doit donner à l’entreprise concernée la possibilité de procéder à un examen de la totalité des documents figurant au dossier d’instruction qui sont susceptibles d’être pertinents pour sa défense40.
40 Tribunal de l’Union 29 juin 1995, Solvay c. Commission, T-30/91; CJUE 7 janvier 2004, Aalborg Portland A/S c. Commission, C-204/00, point 68.
33La CJUE a souligné que les documents ainsi visés comprennent tant les pièces à conviction que celles à décharge, sous réserve des secrets d’affaires d’autres entreprises, des documents internes de la Commission et d’autres informations confidentielles41.
La jurisprudence de la CJUE retient encore que la violation du droit d’accès au dossier au cours de la procédure préalable à l’adoption d’une décision est susceptible d’entraîner l’annulation de cette décision lorsque cette violation a porté atteinte aux droits de la défense42, sans que cette violation ne soit régularisée du simple fait que l’accès a été rendu possible au cours de la procédure juridictionnelle43.
S’agissant, d’une part, des documents à décharge, il appartient, d’après la jurisprudence de la CJUE, à l’entreprise concernée de démontrer que les documents auraient pu être utiles pour sa défense, sans qu’il ne soit requis qu’elle démontre que si elle avait eu accès aux documents, la décision de la Commission aurait eu un contenu différent 44.
S’agissant, d’autre part, des documents à charge, la CJUE retient que le défaut de communication d’un tel document constitue une violation des droits de la défense uniquement si l’entreprise concernée démontre que, d’une part, la Commission s’est fondée sur ce document pour étayer son grief relatif à l’existence d’une infraction, et, d’autre part, que ce grief ne pourrait être prouvé que par référence à ce document45.
Pour ce qui est en l’occurrence des réponses des entreprises visées à la communication des griefs, le Tribunal de l’Union a eu l’occasion de retenir que ceux-ci ne font pas partie du dossier d’instruction proprement dit46 et qu’en tant que documents ne faisant pas partie du dossier constitué au moment de la notification de la communication des griefs, la Commission n’est tenue de divulguer lesdites réponses à d’autres parties concernées que s’il s’avère qu’elles contiennent de nouveaux éléments à charge ou à décharge47, l’entreprise invoquant que des éléments à décharge seraient contenus dans les réponses d’autres entreprises visées devant fournir un premier indice de l’utilité pour sa défense de ces documents et ainsi indiquer les éléments à décharge potentiels ou fournir un indice accréditant leur existence et partant leur utilité pour les besoins de l’instance48.
S’agissant ensuite du respect des droits de la défense au niveau de la communication des griefs, le tribunal relève qu’aux termes de l’article 25 de la Loi, intitulé « Communication des griefs », :
« (1) Lorsqu’il relève des faits susceptibles d’entrer dans le domaine de compétence du Conseil de la concurrence et avant de soumettre le dossier à la formation collégiale en vue de prendre des décisions prévues aux articles 11 et 20, paragraphe 2, le conseiller 41 Affaire Aalborg Portland, précitée, point 68.
42 Affaire Solvay du 25 octobre 2011, précitée, point 50 ; CJUE 8 juillet 1999, Hercules Chemicals c.
Commission, C-51/92, point 77.
43 Affaire Solvay, point 51, affaire Hercules Chemicals, point 78.
44 CJUE 15 octobre 2002, Limburgse Vinyl Maatschappij e.a. c. Commission, C-238/99 P, point 318 ; Aalborg Portland, point 131 et Solvay c. Commission du 25 octobre 2011, point 52.
45 Affaire Solvay du 29 juin 1995, point 58 ; affaire Aalborg Portland du 7 janvier 2004, point 71, Tribunal de l’Union 16 juin 2011, Bavaria, T-235/07 point 246.
46 Tribunal de l’Union 15 mars 2000, Cimenteries CBR e.a. c. Commission, précité, point 380 ; Tribunal de l’Union 16 juin 2011, Bavaria, précité, point 243.
47 Affaire Bavaria, point 244.
48 Affaire Bavaria, points 250 et 251.
34désigné communique aux entreprises ou aux associations d’entreprises concernées, par lettre recommandée avec accusé de réception, les griefs formulés contre elles. Cette communication des griefs précise clairement la nature et l’appréciation juridique des faits à l’origine de l’ouverture de la procédure et le délai accordé au destinataire de la communication pour y répondre, qui ne saurait être inférieur à un mois. Toutefois, le Conseil n’est pas lié par la qualification proposée dans la communication des griefs et il peut se prononcer dans sa décision finale sur tous les comportements qui s’attachent par leur objet ou leur effet aux faits dénoncés dans la communication des griefs.
(2) Un règlement interne du Conseil précise la procédure de la communication des griefs de manière à garantir le secret des affaires et la confidentialité de données conformément à l’article 26, paragraphe 2. ».
Cette disposition rappelle l’obligation du respect du principe du contradictoire et des droits de la défense en la matière en ce que la communication des griefs doit préciser clairement la nature et l’appréciation juridique des faits à l’origine de l’ouverture de la procédure et que le destinataire de la communication doit disposer d’un délai suffisant pour y répondre, droit qui doit par ailleurs être précisé dans la communication des griefs.
L’article 11 de la Loi souligne pareillement que la décision du Conseil est prise « dans le cadre d’une procédure contradictoire ».
Tant la CourEDH49 que la CJUE50 reconnaissent de façon constante l’applicabilité au droit de la concurrence du droit à un procès équitable, consacré par l’article 6 de la CEDH et impliquant le droit au respect du contradictoire.
Le respect des droits de la défense dans une procédure suivie devant la Commission ayant pour objet d’infliger une amende à une entreprise pour violation des règles de concurrence, exige, d’après la CJUE, que l’entreprise intéressée ait été en mesure de faire connaître utilement son point de vue sur la réalité et la pertinence des faits et des circonstances alléguées ainsi que sur les documents retenus par la Commission à l’appui de son allégation de l’existence de l’infraction, la CJUE rappelant, par ailleurs, que le respect des droits de la défense constitue un droit fondamental du droit communautaire qui doit être observé5152 et ce même s’il s’agit, d’une procédure de caractère administratif53.
Il s’ensuit que le principe du contradictoire était à respecter dans le cadre de la procédure administrative ayant mené à la prise de la décision du Conseil.
Quant aux éléments qui sont, dans le respect de ce principe, à indiquer dans la communication des griefs, l’article 25, précité, de la Loi requiert l’indication de « la nature et l’appréciation juridique des faits à l’origine de l’ouverture de la procédure ».
49 Affaire Fortum Oil and Gas Oy c. Finlande du 12 novembre 2002, à propos d’une amende prononcée pour abus de position dominante; Thomas Bombois, « La protection des droits fondamentaux des entreprises en droit européen répressif de la concurrence », n°36 et suivants, éditions Larcier.
50 Cf jurisprudence citée sub 35.
51 CJUE 25 octobre 2011, Solvay c. Commission, C-110/10 P, point n° 48 ; affaire Aalborg A/S Portland c.
Commission, précitée, point 66.
52 CJUE 9 novembre 1983, NV Nederlandsche Banden-Industrie-Michelin et République français c.
Commission, 322/81.
53 CJUE 9 juillet 2009, Archer Daniels c. Commission, C-511/06, point 84.
35Au niveau européen, le Tribunal de l’Union a retenu dans l’affaire Telefonica, invoquée par le délégué du gouvernement, que le principe du respect des droits de la défense « exige notamment que la communication des griefs adressée par la Commission à une entreprise à l’encontre de laquelle elle envisage d’infliger une sanction pour violation des règles de concurrence contienne les éléments essentiels retenus à l’encontre de cette entreprise, tels que les faits reprochés, la qualification qui leur est donnée et les éléments de preuve sur lesquels la Commission se fonde, afin que cette entreprise soit en mesure de faire valoir utilement ses arguments dans le cadre de la procédure administrative engagée à son encontre »54, tout en soulignant que, tel que relevé par la partie étatique, la décision finale ne doit toutefois pas nécessairement être une copie de l’exposé des griefs et que sont admissibles des ajouts à la communication des griefs effectués à la lumière du mémoire en réponse des parties55.
La CJUE a, dans l’affaire UPS invoquée par les demanderesses56, - à propos d’une décision de la Commission en matière de concentrations, mais susceptible d’être transposée en la présente affaire - rappelé, par référence à sa jurisprudence antérieure57, que le respect des droits de la défense constitue un principe général du droit de l’Union qui trouve à s’appliquer dès lors que l’administration se propose de prendre à l’encontre d’une personne un acte qui lui fait grief, tout en évoquant, par ailleurs, le droit « à l’accès au dossier, lequel constitue le corollaire du principe du respect des droits de la défense58. Elle a souligné que « Le respect des droits de la défense avant l’adoption d’une décision en matière de contrôle des concentrations exige […] que les parties notifiantes soient mises en mesure de faire connaître utilement leur point de vue sur la réalité et la pertinence de tous les éléments sur lesquels la Commission entend fonder sa décision »59.
Dans le cas d’espèce dont elle a été saisie, la CJUE a confirmé le Tribunal de l’Union pour avoir retenu une violation du principe du contradictoire au motif que la Commission avait omis de communiquer, avant l’adoption de la décision, à l’entreprise visée le modèle final de l’analyse économétrique retenu, qui se trouvait à la base de son analyse prospective des effets d’une concentration, ayant été modifié par rapport à celui auquel s’est référé la communication des griefs.
Dans ce contexte, la CJUE a relevé que si certes « la communication des griefs est, par nature, provisoire et susceptible de modifications lors de l’évaluation à laquelle la Commission procède ultérieurement sur la base des observations qui lui ont été présentées en réponses par les parties ainsi que d’autres considérations factuelles », ce qui implique que « la communication des griefs n’empêche nullement la Commission de modifier sa position en faveur des entreprises concernées, sans pour autant être tenue d’expliquer les différences éventuelles par rapport à ses appréciations provisoires contenues dans cette communication », il n’en reste pas moins que ces considérations ne permettent pas de retenir, au risque de porter atteinte au principe du respect des droits de la défense, que « la Commission peut modifier après la communication des griefs la substance d’un modèle 54 Tribunal de l’Union 29 mars 2012, Telefónica, T‑336/07, point n° 80 ; CJUE, affaire Archer Daniels, points 85 et 87.
55 Point 82.
56 CJUE 16 janvier 2019, C‑265/17, point 28.
57 CJUE 18 décembre 2008, C‑349/07, point 36.
58Point 30; cf aussi CJUE 7 janvier 2004, Aalborg Portland e.a./Commission, C‑204/00 P, C‑205/00 P, C‑211/00 P, C‑213/00 P, C‑217/00 P et C‑219/00 P, point 68.
59 Point 31.
36économétrique sur la base duquel elle entend fonder ses objections sans porter cette modification à la connaissance des entreprises intéressées et leur permettre de faire valoir leurs observations à cet égard »60.
La CJUE a encore eu l’occasion de retenir qu’en se limitant à annexer à la communication des griefs les documents et éléments de preuve dont résultent les faits sur lesquels la Commission s’est fondée dans la décision litigieuse pour qualifier l’entreprise visée de meneur au sein de l’entente, sans que ces faits n’aient été mentionnés expressément dans le texte même de ladite communication, les droits de la défense ont été violés61.
Dans une affaire plus récente du 12 juin 202262, à propos d’une décision de la Commission ayant infligé des sanctions pour abus de position dominante, le Tribunal de l’Union a rappelé, en s’appuyant sur la jurisprudence antérieure de la CJUE63, que « dans le contexte du droit de la concurrence, le respect des droits de la défense implique que tout destinataire d’une décision constatant qu’il a commis une infraction aux règles de la concurrence doit avoir été mis en mesure, au cours de la procédure administrative, de faire connaître utilement son point de vue sur la réalité et la pertinence des faits et des circonstances qui lui sont reprochés ainsi que sur les documents retenus par la Commission à l’appui de son allégation de l’existence d’une telle infraction »64, qu’il y a violation des droits de la défense « lorsqu’il existe une possibilité que, en raison d’une irrégularité procédurale commise par la Commission, la procédure administrative menée par elle aurait pu aboutir à un résultat différent. », tout en soulignant qu’« une entreprise requérante établit qu’une telle violation a eu lieu lorsqu’elle démontre à suffisance non que la décision de la Commission aurait eu un contenu différent, mais bien qu’elle aurait pu mieux assurer sa défense en l’absence de l’irrégularité procédurale »65, « cette appréciation devant être effectuée en fonction des circonstances de fait et de droit spécifiques de chaque espèce »66. Dans cette affaire, ayant trait à une décision de la Commission ayant sanctionné une entreprise pour abus de position dominante, en rappelant par ailleurs les principes retenus par la CJUE dans l’affaire UPS et tels cités ci-avant à propos d’une discordance entre la communication des griefs et la décision finale, le Tribunal a retenu une violation des droits de la défense, notamment au vu du constat que la Commission avait opéré une modification des griefs - la Commission ayant sanctionné un abus de position dominante sur un seul marché alors que la communication des griefs en visait deux - ayant un impact sur la pertinence des données sur lesquelles se fondait l’analyse de la marge critique présentée par la requérante en réponse à la communication des griefs pour soutenir que son comportement n’aurait pas la capacité de produire des effets d’éviction.
C’est au regard de ces principes que les reproches soulevés par les sociétés A et B-C seront examinés.
En l’espèce, s’agissant de prime abord du reproche tenant à une divergence entre la communication des griefs, non communiquée aux parties, et partant d’une violation des droits 60 Points 36 et suivants.
61 CJUE Archer Daniels, précité, point 94.
62 Tribunal de l’Union 15 juin 2022, Qualcomm Inc. c. Commission, T‑235/18.
63 CJUE 25 octobre 2011, C‑109/10, point 53, et CJUE 25 mars 2021, Deutsche Telekom c. Commission, C‑152/19 P, point 106.
64 Point 159.
65 Point 160, par référence à CJUE 2 octobre 2003, Thyssen Stahl c. Commission, C‑194/99 P, point 31, et Tribunal de l’Union 13 décembre 2018, Deutsche Telekom c. Commission, T‑827/14, point 129.
66 Point n°161 ; idem CJUE 18 juin 2020, Commission/RQ, C‑831/18 P, point 107.
37de la défense, force est de prime abord de constater que les sociétés B-C ont identifié 7 pièces, à savoir 3 courriels des sociétés B-C à A, 3 courriels des sociétés A au groupe B et un tableau comparatif des prix, qui n’auraient pas été invoquées dans la communication des griefs67, le délégué ne contestant en substance pas ce fait mais donnant à considérer que ces pièces se rapporteraient à des griefs évoqués dans la communication des griefs, respectivement émaneraient des sociétés A, de sorte à être connues par celles-ci.
Le tribunal relève ensuite que suivant la communication des griefs, le conseiller désigné s’est, afin d’établir une entente sur les prix entre les sociétés A et B-C, présupposant un accord de volonté entre les parties, appuyé sur le triple test issu de la jurisprudence française68 et consistant à vérifier l’existence d’un tel accord sur base d’un faisceau d’indices et en l’occurrence par le respect de trois critères, à savoir (i) une évocation des prix entre le fournisseur et le distributeur, (ii) une application significative de ces prix par le distributeur et (iii) la mise en œuvre par le fournisseur de mesures visant à faire respecter les prix évoqués, appelée encore police des prix. Cette analyse du triple test a été appliquée à défaut par le conseiller désigné d’avoir pu relever une preuve directe d’un accord de volonté, telle que des clauses contractuelles.
Le conseiller désigné a procédé à un examen de ces trois critères par rapport aux éléments factuels du dossier pour arriver à la conclusion que ces trois critères seraient remplis en l’espèce. Pour ce qui est plus particulièrement de la question du respect significatif des prix de vente énoncés, le conseiller désigné s’est appuyé sur un échantillon de produits qu’il a qualifié comme étant représentatif. Cet échantillon a été établi à partir de données chiffrées produites par les sociétés A, appelés « price panel review », et concernant l’ensemble des distributeurs visés, et s’est référé à 9 produits et 5 catégories de produits69. Sur base de cet échantillon, il a vérifié la question du respect significatif des prix évoqués sur les années 2011, 2013 et 2015 - étant relevé que la période infractionnelle retenue est, tel que relevé ci-
avant, de 2011 à 2015 - et a rassemblé le résultat dans un tableau synoptique, reprenant le pourcentage d’alignement des prix pratiqués par tous les distributeurs, le pourcentage des prix de vente supérieurs et le pourcentage des prix de vente inférieurs70. A partir de son analyse fondée sur un faisceau d’indices, le conseiller désigné est arrivé à la conclusion d’un taux d’alignement de tous les distributeurs visés par une communication des griefs pouvant aller jusqu’à 98%71.
En revanche, le Conseil a basé sa conclusion suivant laquelle les conditions d’un accord de volonté sur une entente sur les prix sont vérifiées, principalement, sur des preuves dites documentaires, dont il a déduit l’existence d’un accord et, à titre subsidiaire, pour autant que les preuves dites documentaires étaient considérées comme étant insuffisantes, sur une analyse par faisceau d’indices.
Une première divergence au niveau de la méthodologie de l’analyse entre la communication des griefs et la méthodologie adoptée par le Conseil réside dès lors dans l’administration de la preuve en ce que la communication des griefs s’est exclusivement 67 Pièce D des sociétés B-C.
68 Autorité de la concurrence française 13 mars 2006, affaire dite des Parfums, n° 06-D-04, analyse confirmée par la Cour d’appel de Paris 26 janvier 2012, n° 2010/23945.
69 Méthodologie décrite dans la décision sous le point 232.
70 Points 74 et suivants de la communication des griefs ; méthodologie décrite dans la décision sous le point 232 et suivants.
71 Point 76 de la communication des griefs.
38basée sur un faisceau d’indices, ce qui laisse sous-entendre que nécessairement le conseiller désigné n’avait vu aucun élément permettant de conclure à l’existence d’une preuve directe d’un accord entre les parties, qui se serait manifesté par des clauses contractuelles en l’occurrence. En revanche, le Conseil a estimé que les pièces du dossier seraient suffisantes pour retenir l’existence d’un accord sur une entente sur les prix sans qu’il ne soit nécessaire de procéder par une analyse par faisceau d’indices à travers l’analyse dite du triple test. Ce n’est que dans une deuxième étape et à titre surabondant que le Conseil s’est penché sur l’analyse fondée sur le triple test. En faisant ainsi, il a nécessairement procédé à une nouvelle interprétation des pièces.
Force est ensuite de constater que la méthodologie employée par le Conseil pour vérifier le critère du suivi significatif des prix au niveau de la mise en œuvre du triple test diverge de la communication des griefs, le Conseil ayant en effet, contrairement à la communication des griefs, procédé à une analyse par diverses étapes.
Ainsi, le Conseil a certes pris en compte, à l’instar de la communication des griefs, les prix repris des price panel review et a tenu compte des prix supérieurs ou égaux au PVC.
Toutefois, contrairement à la communication des griefs, qui s’est basée exclusivement sur un tableau synoptique, le Conseil a procédé à une analyse du suivi significatif des prix par étapes, en examinant d’abord les prix supérieurs ou égaux au PVC, avec une première sous-
étape consistant à établir un taux agrégé de respect - sur base de 114 relevés de prix72 - et une deuxième sous-étape consistant à déterminer le taux de respect par référence au sein de l’échantillon.
Le Conseil a pareillement procédé par étapes au niveau de l’analyse des prix égaux au PVC pour les 6 produits de l’échantillon, en tenant, de plus, compte des prix alignés avec une marge de 4%73, taux n’ayant pas non plus été évoqué par le conseiller désigné.
Au niveau de l’examen des prix supérieurs ou égaux au PVC, le Conseil a constaté immédiatement, sur base de l’analyse du taux agrégé de respect, un taux de suivi supérieur à 80%, et il n’a fait une analyse par référence et de dispersion qu’à titre surabondant.
En revanche au niveau du deuxième volet de son analyse, à savoir celle des prix égaux aux PVC, il a poussé l’analyse plus loin, dans la mesure où il a abouti à la conclusion d’un taux de suivi de 77,66%, inférieur à 80% retenu comme seuil déterminant par le Conseil, de sorte à avoir examiné le taux de respect par référence pour conclure qu’il est significatif pour chaque référence, sauf une seule pour laquelle il a alors procédé à une analyse de la dispersion74.
Si certes ni l’analyse par références, ni l’analyse de dispersion, ni d’ailleurs la marge de 4% utilisée pour la détermination des prix égaux aux PVC, n’avaient été évoquées dans la communication des griefs, le tribunal retient toutefois d’ores et déjà que pour le moins s’agissant de l’analyse du taux de suivi des prix supérieurs ou égaux aux PVC, le reproche d’un défaut de communication de la modification de la méthodologie doit être nuancé en ce qu’il n’a pas porté atteinte aux droits de la défense des parties dans la mesure où ces analyses plus poussées n’ont été faites qu’à titre surabondant et n’étaient pas déterminantes pour la 72 Tableau sub point 244 de la décision.
73 Point 238 de la décision.
74 Points 248 et 250 de la décision.
39conclusion d’un suivi significatifs des prix, étant relevé que la jurisprudence de la CJUE retient que des griefs au niveau du respect des droits de la défense contre des motifs surabondants sont inopérants75.
En revanche, le reproche est susceptible d’avoir une incidence au niveau de l’analyse des prix égaux aux PVC.
Le tribunal relève encore une autre divergence en ce qui concerne la méthodologie employée au niveau de la mise en œuvre du triple test, à savoir la composition de l’échantillon de produits sur lequel le conseiller désigné respectivement le Conseil se sont basés pour conclure à un suivi significatif des prix et par suite à l’existence d’un accord sur une entente illicite sur les prix.
A ce titre, le tribunal relève de prime abord que s’il est vrai que le Conseil s’est, à l’instar de la communication des griefs, fondé sur un échantillon de produits pour examiner le critère du suivi significatif des prix, l’échantillon des produits pris en compte par le Conseil n’est pas le même que celui pris en compte par le conseiller désigné.
Ainsi, le conseiller désigné a procédé à l’examen d’un échantillon de 9 produits - sur un total d’environ … références de produits76 -, à partir duquel il a conclu à un taux de suivi suffisant des prix « pouvant aller jusqu’à 98% »77 et ainsi à l’existence d’un suivi systématique des prix78, et il a arrêté son analyse à ce stade pour conclure que le critère tenant au suivi significatif des prix évoqués était rempli.
En revanche, le Conseil a, au point n° 232 de sa décision, émis des critiques par rapport à l’échantillon pris en compte par le conseiller désigné au motif que toutes les références sélectionnées dans l’échantillon annoncé de 9 produits ne se retrouveraient pas dans le tableau synoptique sur lequel le conseiller s’est basé. S’y ajouterait la référence à un produit de la marque … ne faisant pas partie des marques expressément visées par la communication des griefs, ce qui a amené le Conseil à écarter 3 des 9 produits de l’échantillon analysé par le conseiller désigné pour n’en retenir que 6, à savoir 2 références de type noix, 2 références de type chips, 1 gâteau et 1 référence de biscuits sucrés79.
Nonobstant ces critiques et cette modification de l’échantillon, le Conseil s’est limité à affirmer que le principe même de se fonder sur un échantillon de produits, par opposition à une analyse systématique de l’ensemble des prix pour tous les produits vendus, serait raisonnable80, sans juger utile de donner aux sociétés visées par la communication des griefs l’occasion de prendre position par rapport à ces modifications et d’adapter le cas échéant leur commentaires en fonction des modifications apportées.
Dès lors, si certes, tel que relevé par le délégué du gouvernement, les griefs en tant que tels n’ont pas été modifiés, le constat s’impose que le Conseil a, au-delà du fait qu’il a conclu pour la première fois à l’existence de preuve directes d’une entente sur les prix et a ainsi procédé à une interprétation différente des pièces, qu’il n’est pas contesté que le Conseil 75 CJUE 25 mars 2021, Deutsche Telecom, C-152/10, point 109 et la jurisprudence y citée.
76 Point 231 de la décision.
77 Point 76 de la communication des griefs.
78 Point 131 (v) de la communication des griefs.
79 Point 234 de la décision 80 Point 233 de la décision.
40s’est référé à certaines pièces sur lesquelles le conseiller désigné ne s’est pas expressément appuyé - quitte à ce que l’Etat entend nuancer les conséquences à en déduire – et qu’il a employé une méthodologie différente de l’analyse du suivi significatif des prix, certes uniquement à titre surabondant pour ce qui est des prix supérieurs ou égaux au PVC, il a modifié l’échantillon pris en compte pour examiner l’un des critères de vérification de l’existence d’un accord illicite, à savoir celui du suivi significatif des prix.
A cet égard, le tribunal relève que dans le cadre du triple test employé par le Conseil, le critère du suivi significatif des prix constitue une étape déterminante de la vérification de la matérialité de l’infraction, étant rappelé que le triple test a pour objet la vérification de l’existence d’un accord sur une entente illicite sur les prix. Il est dès lors primordial que les entreprises auxquelles une entente illicite est reprochée puissent utilement prendre position sur la méthodologie employée et ce afin de préserver leurs droits de la défense. Dès lors, une modification de la méthodologie employée, à moins qu’elle n’appuie que des motifs surabondants, doit être portée à leur connaissance.
Tel est le cas en l’occurrence d’une modification de l’échantillon de prix, qui fait partie intégrante de la méthodologie à la base de l’analyse du suivi significatif des prix, sa composition ayant des répercussions évidentes sur le taux de suivi des prix auquel aboutit l’analyse. C’est d’ailleurs justement la représentativité de l’échantillon qui est critiquée par les parties à l’instance. Il en est de même de la méthodologie de l’analyse des prix égaux aux PVC, avec prise en compte d’une marge de 4%.
Indépendamment de la question de l’incidence au niveau du respect des droits de la défense du fait que (i) le Conseil s’est appuyé sur un mode de preuve différent - preuve directe/preuve par faisceau d’indices -, et (ii) a invoquée certaines pièces nouvelles, le tribunal est amené à conclure que le défaut par le Conseil d’avoir fait part aux parties concernées de la modification de l’échantillon à la base de l’analyse du suivi significatif des prix, de même que de celle de la méthode d’analyse des prix égaux aux PVC, est de nature à porter atteinte à leurs droits de la défense, dans la mesure où elles ont pour la première fois au stade de la décision été confrontées à ces changements et ont ainsi été privées de la possibilité d’y prendre position en temps utile.
Le délégué du gouvernement n’est pas fondé à exclure par principe toute atteinte aux droits de la défense au motif que les modifications se seraient résumées à des simples prises en compte des observations écrites des parties visées. Certes, les sociétés B-C ont discuté la méthode d’analyse du suivi des prix telle qu’employée par le conseiller désigné et ont en l’occurrence préconisé une analyse sur base de leurs propres chiffres, qui d’après elles seraient plus exhaustifs. Les sociétés A ont pareillement fait état de leur propre analyse.
Néanmoins, ces analyses ont été rejetées par le Conseil81, qui a précisé qu’il procédait à sa propre analyse82. Or, c’est justement la méthodologie employée, qui diverge par rapport à celle employée dans la communication des griefs, qui n’a pas été portée à la connaissance des parties et qu’elles n’ont ainsi pas pu envisager dans le cadre de leurs observations écrites. A cet égard, le tribunal relève que les sociétés B-C ont justement, dans leurs observations écrites, reproché au conseiller désigné de ne pas avoir expliqué la méthodologie employée :
ainsi, elles ont relevé que la communication des griefs ne contenait aucune explication quant au choix de produits faisant partie de l’échantillon, ni d’explication quant à la méthodologie 81 Points 206 et suivants de la décision.
82 Point 229 de la décision.
41sous-jacente au tableau synoptique83.
S’agissant des conséquences à déduire en l’espèce d’un non-respect des droits de la défense, se pose de prime abord la question de savoir si le fait que les sociétés A sont demandeurs de clémence s’oppose à ce qu’elles sollicitent la sanction de la décision du Conseil pour violation des droits de la défense.
Le tribunal est amené à retenir qu’une demande de clémence ne constitue pas per se un obstacle à invoquer une violation de leurs droits de la défense. En effet, il convient de relever que l’octroi de l’immunité relève in fine de l’appréciation du Conseil et que l’octroi de celle-ci peut aussi être refusé purement et simplement, sinon refusé au bénéfice d’une simple réduction de l’amende. Face à ce risque potentiel d’un refus de l’immunité et partant d’une condamnation, et ce nonobstant un avis de clémence favorable, et encore qu’il est de principe qu’un demandeur de clémence ne saurait en même temps réclamer l’immunité et contester la matérialité des faits, la clémence présupposant la bonne collaboration de l’entreprise visée84, le tribunal retient qu’un demandeur de clémence est en tout état de cause en droit de voir respecter ses droits de la défense, le Conseil n’étant pas dispensé de son obligation du respect du contradictoire à son égard du simple fait de l’existence d’une demande de clémence. Ainsi, il doit se voir accorder la possibilité de prendre position sur les griefs invoqués à son encontre, leur qualification et les pièces invoquées à l’appui et toute modification éventuelle à cet égard doit pareillement être portée à sa connaissance pour qu’il puisse y prendre position.
En revanche, ces principes doivent être nuancées s’agissant d’un demandeur de clémence, en ce que celui-ci doit en toute hypothèse adopter une attitude cohérente et ne saurait prétendre à une violation de ses droits de la défense pour ne pas avoir été informé de faits qu’il a pourtant dénoncés, voire pour ne pas avoir été informé de l’usage de pièces qu’il a pourtant lui-même versées au Conseil. Néanmoins, il est en droit de prétendre au respect de ses droits de la défense dans l’hypothèse où des faits sont retenus à sa charge qu’il n’a pas dénoncés tels quels : en l’occurrence les sociétés A ont certes dénoncé une certaine pratique de communication et contrôle des prix de vente pratiqués, mais elles ont toujours insisté sur la considération que ce suivi des prix n’était pas accompagné de mesures de contrainte directe ou indirecte et ont fait valoir que les prix n’auraient souvent pas été suivis85. Comme en l’espèce c’est justement au niveau de l’examen du suivi significatif des prix que le Conseil a omis de respecter les droits de la défense, et comme la position des sociétés A était toujours nuancée à cet égard, leur qualité de demandeur de clémence ne s’oppose pas par principe à faire état d’une violation de leurs droits de la défense à ce niveau.
Ensuite, en ce qui concerne la sanction d’une violation des droits de la défense, le tribunal relève qu’au regard des principes se dégageant de la jurisprudence de la CJUE et du Tribunal de l’Union, après analyse de la question de savoir si les sociétés A et B-C avaient pu mieux assurer leur défense si elles s’étaient vu communiquer les éléments litigieux en l’espèce, le non-respect des droits de la défense est a priori susceptible d’entraîner l’annulation, dans le cadre du recours en réformation, de la décision déférée pour vice de procédure et le renvoi du dossier au Conseil.
83 Points 49, 50, 89 et 90 des observations écrites.
84 Au niveau européen la jurisprudence européenne a eu l’occasion de préciser que la notion de collaboration requise « implique une collaboration véritable, complète et caractérisée par un réel esprit de coopération » Tribunal de l’Union 16 juin 2015, affaire FSL Holding, T-655/11, point 126.
85 Point 30 de la demande de clémence.
42 Il convient toutefois encore tenir de compte des particularités de la situation de l’espèce.
En effet, d’une part, le tribunal relève que les sociétés A sollicitent à l’appui du présent recours et au fond en ordre principal l’octroi de la clémence, ce qui présuppose qu’elles reconnaissent la matérialité des faits, et déclarent se plier au constat d’une infraction telle que faite par le Conseil : les sociétés A précisent, en effet, expressément ne pas insister sur un examen du bien-fondé du constat d’une infraction si la clémence devait leur être accordée. Si, tel que retenu ci-avant, la qualité de demandeur de clémence n’exclut pas la possibilité pour les sociétés A d’invoquer une violation de leurs droits de la défense, le tribunal note néanmoins une certaine ambiguïté dans la position que celles-ci adoptent dans le cadre de la présente instance au niveau de l’ordre de subsidiarité de la présentation des moyens tel que choisi par elles, dans la mesure où elles sollicitent d’abord l’annulation de la décision pour divers vices de procédure, parmi lesquels figure en l’occurrence celui du non-
respect de leurs droits de la défense, ce qui laisse sous-entendre qu’elles entendent discuter le bien-fondé du constat d’une infraction - étant rappelé que si ce reproche était retenu il impliquerait, le cas échéant, le renvoi devant le Conseil -, et ensuite au fond, demandent en ordre principal la clémence, ce qui implique en revanche qu’elles entendent se plier au constat d’une infraction - étant relevé que si leur demande était accueillie favorablement, un renvoi devant le Conseil à la suite du constat d’une violation de leurs droits de la défense deviendrait surabondant. Le sort à réserver au constat d’une violation des droits de la défense est ainsi en l’espèce lié au sort à réserver à la demande principale des sociétés A de leur accorder la clémence, de sorte qu’il est indispensable pour le tribunal de se prononcer sur la question du bien-fondé du refus de la clémence avant de trancher la question des conséquences à déduire du constat ci-avant fait d’un non-respect des droits de la défense.
D’autre part, le tribunal relève que le défaut d’avoir donné aux parties concernées l’occasion de prendre position au sujet de la modification de l’échantillon employé dans le cadre de l’analyse du triple test de même qu’au sujet de la modification de la méthode d’analyse des prix, ne vise que le raisonnement subsidiaire du Conseil, celui-ci ayant conclu en ordre principal à la suffisance de preuves dites documentaires pour établir l’infraction sans recours au triple test. Or, la jurisprudence de la CJUE retient que des griefs au niveau du respect des droits de la défense contre des motifs surabondants sont inopérants86, de sorte qu’en l’espèce, le constat d’une violation des droits de la défense ne saurait impliquer l’annulation de la décision déférée sans examen du bien-fondé de l’analyse principale faite par le Conseil.
Ces considérations amènent le tribunal à se limiter, à ce stade de son analyse, à constater une violation des droits de la défense, sans qu’il n’y ait lieu d’examiner plus en avant les autres divergences entre la communication des griefs et la décision tel qu’incriminées par les parties à l’instance, ni le reproche tenant à un défaut d’accès à l’intégralité du dossier, ni encore les autres irrégularités procédurales invoquées par les sociétés B-C et A, et de laisser en suspens les conséquences à en déduire et de se pencher, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, sur l’examen du fond du litige, en l’occurrence, afin de vérifier le bien-fondé du raisonnement principal du Conseil fondé sur l’existence de preuves directes, et par suite de l’incidence au fond de l’échantillon retenu et de la méthode d’analyse du suivi des prix, et, le cas échéant, le bien-fondé du refus d’octroi 86 CJUE 25 mars 2021, Deutsche Telecom, C-152/19, point 109 et la jurisprudence y citée.
43de la clémence au bénéfice des sociétés A, contestation principale invoquée par celles-ci au fond dans le cadre du recours inscrit sous le numéro 45685 du rôle et qui, si elle était accueillie, rend surabondant l’examen de la question des conséquences à déduire du constat d’une violation des droits de la défense à son égard.
6) Quant au fond En l’espèce, le Conseil a retenu à charge des parties à l’instance, à savoir, du côté fournisseur, des sociétés A, faisant partie d’un groupe international principalement actif dans la fabrication et la vente de biscuits et de gâteaux, et, du côté distributeur, des sociétés B-C, agissant sur le territoire national dans le secteur de la distribution alimentaire, une violation des articles 3 de la Loi et 101 du TFUE pour avoir de janvier 2011 à octobre 2015 pratiqué des prix de revente fixes et minima (prix imposés à la revente), les produits concernés étant les produits sucrés et salés (biscuits sucrés, gâteaux, noix, chips et biscuits salé/fromage) commercialisés par les sociétés A en gros et revendus par les sociétés B-C au consommateur au détail87, le marché géographique concerné retenu par le Conseil correspondant à l’ensemble du territoire national du Grand-Duché de Luxembourg88.
Les sociétés B-C se prévalent, dans l’affaire inscrite sous le numéro 45635 du rôle, des moyens suivants :
(i) mise en cause du critère de l’affectation du commerce entre les Etats membres et partant inapplicabilité de l’article 101 du TFUE, (ii) violation des articles 3 de la Loi et 101 du TFUE, a) en contestant un accord sur des prix imposé, les sociétés B-C affirmant qu’un tel accord ne serait prouvé ni par des preuves dites documentaires, ni par faisceau d’indices en application du triple test, et b) en affirmant que le prétendu accord ne pourrait être qualifié de restriction par objet, (iii) contestation de l’amende.
Dans l’affaire inscrite sous le numéro 45685 du rôle, les sociétés A se prévalent des moyens suivants :
(i) principalement contestation du refus d’octroi de la clémence sur base de l’article 21, paragraphes (1) et (2) de la Loi, (ii) subsidiairement contestation du bien-fondé de la décision du Conseil de retenir une infraction aux articles 3 de la Loi et 101 du TFUE, en critiquant a) le marché géographique retenu et la conclusion du Conseil d’une affectation du commerce entre Etats membres et b) la méthodologie employée par le Conseil en ce qui concerne la preuve d’une infraction, et ce tant au niveau de la conclusion de l’existence de preuves documentaires qu’au niveau de la conclusion du Conseil sur base du triple test, les sociétés A estimant en substance que l’approche du Conseil ne serait pas en ligne avec la jurisprudence communautaire, (iii) contestation de l’imputation d’une infraction aux sociétés A allemandes, (iv) demande de réduction de l’amende.
Le tribunal relève que si au niveau de la légalité externe de la décision déférée, les 87 Points 4, 10 et 152 de la décision.
88 Point 158 de la décision.
44moyens des parties à l’instance se sont en partie recoupés, au niveau de la légalité interne, les demandes des sociétés B-C, d’une part, et des sociétés A, d’autre part, divergent en ce que dans l’affaire inscrite sous le numéro 45635, les sociétés B-C critiquent le bien-fondé de la décision du Conseil de retenir à leur charge une infraction au droit de la concurrence, tandis que les sociétés A invoquent dans l’affaire inscrite sous le numéro 45685 principalement le bénéfice de clémence, par réformation de la décision déférée, tout en affirmant que si cette demande était accueillie, elles n’insisteraient pas à voir réformer la décision litigieuse pour le surplus.
Le tribunal est de prime abord amené à examiner les critiques des sociétés B-C quant à la preuve d’une infraction, étant relevé que s’il devait s’avérer qu’aucune infraction n’est retenue à charge des parties, l’examen de la demande des sociétés A de leur accorder la clémence devient sans objet.
6.1 Quant au recours inscrit sous le numéro 45635 du rôle 6.1.1. Quant à l’affectation du commerce entre Etats membres Le Conseil a retenu une infraction à charge des parties concernées pour violation non seulement de l’article 3 de la Loi, mais encore pour violation de l’article 101 du TFUE, après avoir retenu que la pratique incriminée serait susceptible d’affecter le commerce entre Etats membres.
Position des parties Si les sociétés B-C ne contestent pas la définition du marché pertinent des produits tel que retenu par le Conseil, à savoir celui des produits sucrés et salés des marques J, I et A, commercialisées par A au Luxembourg au consommateur de détail, ni la définition du marché géographique, à savoir le territoire national du Grand-Duché de Luxembourg, elles mettent en question la conclusion du Conseil suivant laquelle le commerce entre les Etats membres de l’Union européenne serait affecté et concluent partant à l’inapplicabilité de l’article 101, paragraphe (1) du TFUE.
A cet égard, elles font valoir que pour que l’accord puisse être considéré comme étant susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres, il faudrait pouvoir, sur la base d'un ensemble d'éléments objectifs de droit ou de fait, envisager avec un degré de probabilité suffisant qu'il puisse exercer une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les courants d'échanges entre Etats membres, en s’appuyant à cet égard sur la communication de la Commission de 2004, intitulée « Lignes directrices relatives à la notion d'affectation du commerce figurant aux articles 81 et 82 du traité » (2004/C101/07), ci-après désignée par « les Lignes directrices relatives à la notion d’affectation du commerce ».
Elles relèvent que comme en l’espèce, le marché géographique concerné serait national, il n’y aurait pas d’accord transfrontalier couvrant plusieurs Etats membres.
Tout en admettant que certaines pratiques restrictives de la concurrence dans un seul Etat membre pourraient être susceptibles de contribuer au cloisonnement des marchés et, partant, affecter les échanges intracommunautaires, elles font valoir que le Conseil devrait néanmoins expliquer concrètement comment un prétendu accord est susceptible d’affecter de tels échanges.
45 Face à la motivation du Conseil suivant laquelle la pratique incriminée aurait impliqué que les prix seraient artificiellement élevés au Luxembourg, ce qui aurait potentiellement conduit les consommateurs au Luxembourg, dont les travailleurs transfrontaliers, à acheter ces produits dans les pays voisins notamment plutôt qu'au Luxembourg et sa conclusion que l’importance des écarts de prix entre Etats membres serait un facteur ayant une influence sur les échanges intracommunautaires, les sociétés B-C critiquent cette constatation pour être purement hypothétique et spéculative et pour être, de plus, remise en cause par le Conseil lui-
même dans sa décision. En effet, celui-ci aurait qualifié les produits visés comme susceptibles de faire l'objet d'achats impulsifs de la part des consommateurs qui seraient dès lors potentiellement moins enclins à être attentifs au prix de vente, de sorte qu’une augmentation même minimale du prix ne serait pas nécessairement décelée immédiatement par le consommateur, constat qui exclurait le risque invoqué par le Conseil que les consommateurs se retournent à l’étranger pour acheter ces mêmes produits.
S’y ajouterait que dans l’appréciation d’un changement éventuel dans le comportement des consommateurs suite à une éventuelle augmentation des prix des produits en cause au Luxembourg, il faudrait tenir compte du fait que, en principe, les produits de grande consommation seraient plus chers au Luxembourg que dans les pays voisins.
En ce qui concerne la jurisprudence invoquée par le Conseil pour conclure à une présomption d’affectation du commerce entre Etats membres, les sociétés B-C font valoir que celle-ci concernerait uniquement les accords horizontaux qui, par leur nature même, auraient pour effet de consolider des cloisonnements de caractère national.
Dans sa réponse, l’Etat fait valoir que les conditions d’application de l'article 101, paragraphe (1) du TFUE seraient remplies en l'espèce, dans la mesure où la pratique en cause serait de nature à affecter sensiblement le commerce entre Etats membres comme elle aurait eu une influence sur le prix de détail des produits A sur l'ensemble du territoire du Luxembourg où les sociétés B-C seraient la chaîne de distribution alimentaire leader et que la pratique aurait potentiellement conduit les consommateurs au Luxembourg, dont les travailleurs transfrontaliers, à acheter ces produits dans les pays voisins et notamment en France, en Allemagne et en Belgique, plutôt qu'au Luxembourg.
Face au reproche d’une contradiction des motifs, le délégué expose que si le Conseil avait certes indiqué que les chips et autres biscuits pouvaient faire l'objet d’achats impulsifs, ce constat ne serait pas valable pour l’ensemble des consommateurs, de sorte que cette considération relevée par le Conseil ne serait pas incompatible avec le fait que la pratique qui aurait résulté en un prix supérieur au Luxembourg aurait été susceptible, du fait d'un écart de prix, d'avoir un effet sur les échanges.
En ce qui concerne la présomption sur laquelle le Conseil s’est appuyée sur base de la jurisprudence du Tribunal de l’Union, le délégué du gouvernement renvoie aux Lignes directrices relatives à la notion d’affectation du commerce invoquées par les sociétés B-C, qui envisageraient expressément des accords verticaux ne couvrant qu'un seul Etat membre et préciseraient que de tels accords pourraient également affecter le commerce entre Etats membres, ainsi qu’à la jurisprudence de la CJUE sur la question.
Dans leur réplique, les sociétés B-C maintiennent leurs contestations et font valoir que le Conseil aurait dû d'abord démontrer qu’en l’absence de l’accord leur reproché, les prix des 46produits commercialisés par B auraient été moins élevés au Luxembourg que dans les pays voisins, analyse qui n’aurait toutefois pas été faite.
En outre, les Lignes directrices relatives à la notion d’affectation de commerce confirmeraient clairement que ce seraient les « ententes horizontales » couvrant l'ensemble d'un Etat membre qui seraient « normalement » susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres, tandis qu’une telle présomption n'existerait pas dans le cas des accords verticaux qui, conformément auxdites lignes directrices, seraient susceptibles de produire un tel effet uniquement dans des circonstances particulières.
Dans sa duplique, l’Etat n’a plus pris position sur la question de l’applicabilité de l’article 101 du TFUE.
Analyse du tribunal Aux termes de l’article 3 de la Loi :
« […] Sont interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché et notamment ceux qui consistent à:
1) fixer de façon directe ou indirecte les prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transactions […] ».
Aux termes de l’article 101, paragraphe (1) du TFUE, sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, susceptibles d’affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence dans le marché intérieur et notamment ceux consistant à fixer de façon directe ou indirecte les prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction.
L’application de l’article 101 du TFUE présuppose dès lors que les pratiques incriminées affectent le commerce entre Etats membres.
Les critères sur lesquels la pratique décisionnelle de la Commission se fonde pour apprécier le critère de l’affectation du commerce entre Etats membres sont repris dans les Lignes directrices relatives à la notion d’affectation du commerce, se fondant sur la jurisprudence de la CUJE et du Tribunal de l’Union.
Les lignes directrices, précitées, abordent trois éléments qu’il convient d’examiner pour déterminer si la pratique incriminée est susceptible d’affecter le commerce entre Etats membres, à savoir (i) l’existence d’échanges entre Etats membres portant sur les produits ou les services en cause, (ii) l’existence de pratiques susceptibles d’affecter ces échanges et (iii) le caractère sensible de cette possible affectation.
La jurisprudence communautaire retient que relèvent du droit communautaire toute entente et toute pratique susceptibles d’influencer, de manière directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, les courants d’échange entre les Etats membres et d’entraver ainsi l’interpénétration économique voulue par le traité, en réalisant un cloisonnement du 47marché89. Le terme « courants d’échange » étant considéré comme neutre, les courants peuvent être affectés dès qu’un accord est susceptible de détourner les courants commerciaux que ce soit en les augmentant ou en les diminuant90.
Il est requis que, sur la base d’un ensemble d’éléments objectifs de fait et de droit, il est possible de prévoir avec un degré de probabilité suffisant que le comportement en cause peut exercer une telle influence91.
Un accord d’entreprises échappe toutefois, selon la jurisprudence communautaire, à la prohibition de l’article 101 du TFUE lorsqu’il n’affecte le marché que d’une manière insignifiante, l’accord devant, en effet, avoir pour objet ou pour effet de restreindre de manière sensible la concurrence dans le marché intérieur et être de nature à affecter le commerce entre les Etats membres 92.
La CJUE a jugé que l’existence d’une restriction au commerce doit être appréciée par référence au cadre réel où se place un tel accord et qu’il convient de s’attacher, notamment, à la teneur de ses dispositions, aux objectifs qu’il vise à atteindre ainsi qu’au contexte économique et juridique dans lequel il s’insère, de même qu’il y a lieu de prendre en considération la nature des biens ou des services affectés ainsi que les conditions réelles du fonctionnement et de la structure du marché ou des marchés en question93.
La jurisprudence retient encore que la circonstance que des pratiques ne soient commises que sur le territoire d’un seul Etat membre ne fait pas obstacle à ce que les deux premières conditions précitées soient remplies94.
A cet égard, le point 88 des lignes directrices de la Commission relatives à la notion d’affectation du commerce aborde le cas d’accords verticaux portant notamment sur les prix et couvrant l'ensemble d'un Etat membre comme suit : « Les accords verticaux qui couvrent l'ensemble d'un Etat membre et concernent des produits commercialisables peuvent également affecter le commerce entre Etats membres, même s'ils ne créent pas d'obstacles directs au commerce. Les accords aux termes desquels des entreprises s'engagent sur un prix imposé à la revente affectent parfois directement le commerce entre Etats membres en augmentant les importations en provenance d'autres Etats membres et en réduisant les exportations provenant de l'Etat membre en cause. Les accords impliquant un prix imposé peuvent aussi affecter les courants d'échanges d'une manière assez semblable à celle des ententes horizontales. Dans la mesure où le prix imposé est plus élevé que le prix pratiqué dans d'autres Etats membres, ce niveau de prix n'est défendable que si les importations en provenance d'autres Etats membres peuvent être contrôlées. ».
En l’espèce, le Conseil a conclu à l’application de l’article 101 du TFUE au motif que comme l’accord incriminé porte sur l’ensemble du territoire national ou sur une vaste majorité de celui-ci, il serait fortement présumé qu’il affecte le commerce entre Etats membres. Le Conseil a en outre relevé la circonstance que les sociétés B-C et A appartiendraient à de grands groupes, national pour le premier, respectivement multinational 89 CJUE 5 octobre 1988, Alsatel c. Novasam, 247/86.
90 Lignes directrices de la Commission, points 34 et 77.
91 CJUE 1er juillet 2008, Motosykletistiki, C-49/07, point 39 et jurisprudence y citée.
92 CJUE 13 décembre 2012, Expedia, C-226/11, points 16-21 et jurisprudence y citée.
93 CJUE 13 décembre 2012, Expedia, C-226/11, point 21.
94 CJUE 1er juillet 2008, Motosykletistiki, C-49/07, point 39 et jurisprudence y citée.
48pour le second, de même qu’il a fait état de l’effet cumulé potentiel avec d’autres pratiques reprochées aux sociétés A en relation avec d’autres distributeurs. Plus concrètement, le Conseil a retenu que la pratique visée aurait eu pour effet de maintenir les prix de façon artificielle à un niveau élevé au Luxembourg, ce qui conduirait les consommateurs au Luxembourg, dont les travailleurs frontaliers, de se retourner vers les pays voisins pour acheter les produits litigieux95.
Force est de constater que l’accord reproché par le Conseil porte exclusivement sur des produits vendus par les sociétés B-C sur le territoire luxembourgeois. Néanmoins, tel que relevé ci-avant et tel que les sociétés B-C l’admettent elles-mêmes, cette seule circonstance est insuffisante pour exclure l’application de l’article 101 du TFUE.
Il est certes vrai que la probabilité qu’un accord donné ait de l’influence indirecte ou potentielle doit être expliquée par l’autorité qui fait valoir que le commerce est susceptible d’être affecté de manière sensible, une influence seulement hypothétique ou spéculative étant insuffisante pour établir l’applicabilité du droit communautaire96, la Commission soulignant en l’occurrence que dans l’hypothèse où l’accord ne concerne qu’un seul Etat membre, il peut s’avérer nécessaire de procéder à un examen plus détaillé de la capacité de l’accord d’affecter le commerce entre Etats membres. Il n’en reste toutefois pas moins que les effets potentiels suffisent.
Le tribunal retient que dans les circonstances de l’espèce, telles que relevées à juste titre par le Conseil, et en l’occurrence (i) le fait, relevé par le Conseil, que les produits des sociétés A sont commercialisés au niveau international, (ii) de la position de A dans le secteur des produits en cause, d’une part, et de la position du groupe B sur le territoire luxembourgeois telle que décrite par le Conseil, d’autre part, (iii) compte tenu de la potentialité envisagée par le Conseil qu’en conséquence de la fixation des prix de revente telle que reprochée, les consommateurs achètent les produits visés dans les pays voisins, combinée aux reproches faits aux sociétés A par rapport à d’autres distributeurs, indépendamment de leur caractère fondé, le Conseil était fondé, et sans nécessité de pousser plus loin son analyse, à conclure à l’application de l’article 101 du TFUE en raison d’une affectation potentielle du commerce entre Etats membres. La seule circonstance que le Conseil a, par ailleurs, relevé que les produits visés seraient susceptibles de faire l’objet d’achat impulsifs de la part des consommateurs sans porter attention aux prix n’est pas de nature à invalider cette conclusion, dans la mesure où la potentialité d’achats impulsifs ne peut pas forcément être transposée à l’ensemble des consommateurs.
Il s’ensuit que c’est à juste titre que le Conseil a examiné le comportement incriminé tant au regard de l’article 3 de la Loi qu’au regard de l’article 101 du TFUE, de sorte que les constatations des sociétés B-C quant à l’affectation du commerce entre Etats membres sont rejetées.
6.1.2. Quant à une violation du droit de la concurrence De manière générale, les sociétés B-C insistent sur la considération que certaines restrictions dans les relations verticales intra-brand seraient considérées comme compatibles avec le droit de la concurrence, qu’il pourrait y avoir des échanges entre un fournisseur et son 95 Points 125 et suivants de la décision.
96 Lignes directrices relatives à la notion d’affectation du commerce ; CJUE 1er juillet 2008, Motosykletistiki, C-
49/07, point 39.
49revendeur au sujet de leurs prix respectifs et qu’en vertu du droit de la concurrence, la pratique des prix de vente conseillés par un fournisseur à un revendeur/distributeur serait autorisée, tout en soulignant que seule la pratique de prix de vente aux consommateurs imposés par un fournisseur à un revendeur serait contraire aux articles 3 de la Loi et 101, paragraphe (1) du TFUE.
C’est justement l’existence d’un accord sur une telle pratique illicite que les sociétés B-C contestent, en soulignant que la preuve d’un tel accord ne serait fournie ni par preuve directe ni par faisceau d’indices.
6.1.2.1. Quant à la preuve dite directe d’un accord illicite Position des parties Les sociétés B-C critiquent le Conseil pour avoir retenu un accord sur une entente illicite sur les prix sur base de preuves dites documentaires.
A cet égard, elles donnent de prime abord à considérer que les rencontres et échanges qu'il y aurait pu avoir entre des représentants des sociétés A et B-C s’expliqueraient par un contexte de négociation commerciale tout à fait légitime et habituelle dans le secteur de la grande distribution, tout en relevant que dans ce cadre, les producteur/fournisseur et revendeur échangeraient annuellement et à certains intervalles au cours d’une année au sujet de l'évolution du prix d’achat du produit payé par le distributeur, d’éventuelles remises de volume ou de certaines actions promotionnelles ou encore du lancement de nouveaux produits.
Les sociétés B-C reprochent au Conseil de s’appuyer essentiellement sur les mêmes preuves pour appuyer le raisonnement fondé sur des preuves dites directes et celui fondé sur l’examen d’un faisceau d’indices.
Par rapport aux éléments sur lesquels le Conseil s’est basé, les sociétés B-C relèvent que les seules preuves à l'appui du raisonnement du Conseil seraient les suivantes :
(i) environ huit « dossiers de réunion » entre les sociétés B et A - qui en réalité seraient des présentations de A, parfois accompagnées de notes manuscrites ou rapports étalés de façon éparse entre novembre 2011 et octobre 2014 -, (ii) des courriels des sociétés A aux sociétés B-C envoyés entre 2009 et 2013, (iii) quatre e-mails des sociétés B-C aux sociétés A, qui seraient relatifs à la « communication de PVC », envoyés entre juin 2012 et septembre 2013 - qui en réalité auraient visé l’organisation d’actions promotionnelles -, (iv) des relevés de prix effectués par les sociétés A (« price panels ») dans différents supermarchés, dont B, (v) plusieurs pièces relatives à d’autres distributeurs comme par exemple des demandes de rappel à l'ordre à l'initiative d'autres distributeurs, des courriels transmettant des PVC à d'autres distributeurs ou des dossiers de réunion entre les sociétés A et d'autres distributeurs, (vi) des déclarations unilatérales et non corroborées des sociétés A, faites dans le cadre de leur demande de clémence.
En rappelant les principes régissant l’administration de la preuve en la matière, les sociétés B-C font valoir que les preuves dites directes sur lesquelles le Conseil s’est appuyé seraient tout au plus des indices, mais en tout cas insuffisantes pour établir un accord de volonté sur une pratique illicite, ni une acceptation tacite.
50 Ainsi, après avoir souligné que les déclarations des sociétés A, en tant que demandeurs de clémence, n’auraient à elles seules pas une valeur probante suffisante sans être étayées par d’autres éléments de preuve, les sociétés B-C prennent position sur la question de l’évocation des prix comme suit :(i) elles contestent une communication systématique de PVC, tout en soulignant qu’au regard du nombre important de produits commercialisés (…), un envoi systématique des prix à respecter aurait nécessairement laissé des traces, non trouvées en l’espèce, (ii) elles affirment que les fiches techniques invoquées seraient présentes dans le dossier visant d’autres distributeurs, alors qu’aucune telle fiche ne serait présente dans le dossier visant elles-mêmes, (iii) elles donnent à considérer que des réunions entre fournisseur et distributeur à propos de prix d’achat et d’actions promotionnelles seraient tout à fait normales, tout en donnant des explications sur les réunions incriminées, pour conclure que tout au plus à deux reprises, des tableaux de PVC seraient évoqués dans des présentations, ce qui ne permettrait toutefois pas de conclure à une acceptation de leur part (iv) elles précisent qu’à part un courriel, par lequel un employé de A aurait envoyé un tableau de PVC, portant sur 25 des … produits A commercialisés par B, au responsable des achats de produits A de B, dont aucun acquiescement ne pourrait être déduit, le Conseil se réfèrerait à des courriels, partiellement non datés, leur adressés auxquels elles n’auraient ni répondu, ni donné de suite et dont il ne pourrait pas non plus être déduit de consentement (v) elles soulignent que les notes manuscrites seraient ambiguës, prêteraient à de multiples interprétations, seraient dénaturées par le Conseil et concernaient de plus d’autres distributeurs.
Les sociétés B-C font ensuite valoir qu’aucune des pièces ne démontrerait une demande de leur part de communiquer des PVC, tout en relevant que la communication des griefs n’aurait pas invoqué les courriels sur lesquels le Conseil s’appuie à cet égard, de sorte à ne pas avoir pu les discuter. Elles expliquent qu’il s’agirait d’outils purement organisationnels, sans aucun lien avec une quelconque communication de PVC et encore moins avec une acceptation d'une pratique illégale, la pièce jointe à chacun des courriels étant un tableau permettant d’organiser les promotions des produits A dans les différents magasins B. En effet, les courriels en question viseraient à transmettre aux sociétés A de manière regroupée la précommande des différents magasins afin que le fournisseur puisse les réserver et en organiser la livraison. Bien qu’une colonne « P/V » figure sur le tableau, cette colonne serait dénuée de pertinence dans ce contexte. En effet, les magasins B n’auraient aucune influence sur les prix appliqués, qui seraient déterminés par le chef de produits de B dans le logiciel informatique centralisé. Il serait donc tout à fait illogique de communiquer avec le représentant des sociétés A et tous les magasins sur les prix promotionnels. Par ailleurs, en ce qui concerne la référence faite au « tarif promo », les sociétés B-C expliquent qu’il s'agirait du prix de vente A/prix d'achat B pour le lot de produits demandés, les sociétés demanderesses soulignant encore que les fonctions de Mme …, émettrice des courriels, seraient purement administratives/organisationnelles et qu'elle ne serait pas impliquée dans les décisions de fixation des prix de revente. Ainsi, déduire de ces courriels une quelconque demande de leur part de se faire envoyer des PVC relèverait d'une dénaturation de ces pièces.
Les sociétés B-C prennent encore position sur la question des relevés de prix, qui constitueraient une pratique usuelle dans le secteur de la grande distribution, sur le reproche d’un défaut de distanciation de leur part, un prétendu blocage de PVC en échange de contreparties, blocage qu’elles contestent formellement et qui ne pourrait d’ailleurs avoir lieu au regard des explications fournies sur leur environnement informatique, et dont l’absence serait établie par un défaut de suivi des PVC, et encore la négociation du niveau de la marge.
51 En guise de conclusion, les sociétés B-C font valoir qu’afin d’exclure que soit en cause simplement une pratique unilatérale de la part des sociétés A et de respecter la présomption d'innocence à leur égard, une analyse d'autres indices prouvant un prétendu acquiescement tacite se serait imposée. A tout le moins, une telle analyse aurait dû comporter celle d'un suivi significatif des PVC en cause ainsi que la preuve de l'existence de mesures de contrôle/rétorsion (police des prix) qui seraient, à tort, uniquement examinés à titre subsidiaire par le Conseil.
Dans sa réponse, le délégué du gouvernent conclut au rejet de ces moyens.
Il fait valoir qu’il ne serait pas exigé que la communication des prix soit systématique, la preuve d’un concours de volonté, à savoir une invitation par une partie à la réalisation commune d'un but anticoncurrentiel et l’acceptation par l'autre partie, même de manière tacite, étant suffisant.
De plus, la décision détaillerait clairement sub 4.2.3.5. les faits et pièces qui établiraient la pratique incriminée et la connaissance par les demanderesses des PVC.
Par ailleurs, la diffusion des PVC ne serait qu’un des éléments de la pratique car suite à la diffusion des prix, les sociétés A auraient porté à la connaissance des sociétés B-C les produits dits « problématiques » et auraient demandé des corrections, sans que ces dernières ne se soient distanciées. Il fait encore référence à la négociation d’un blocage des prix en échange du versement de contreparties et à des négociations sur le niveau de marge garantie aux sociétés B en fonction du niveau du PVC.
Tout en admettant que les relations entre fournisseur et distributeur en tant que telles ne seraient pas illégitimes, l’Etat donne à considérer qu’elles le seraient si des documents établissaient une pratique de prix de revente imposés.
Par ailleurs, l’Etat insiste sur la valeur probante des pièces sur lesquelles le Conseil s’est appuyé, y compris celles émanant des sociétés A en tant que demandeurs de clémence, tout en contestant les contestations des sociétés B-C tendant à remettre en question l’interprétation des pièces.
La partie étatique fait valoir que si une discussion sur le niveau des prix d’achat payé par les sociétés B aux sociétés A était tout à fait légitime, tel ne serait pas le cas du prix de revente, que tout distributeur devrait déterminer de manière autonome, sans l’intervention du fournisseur, qui pourrait tout au plus lui conseiller un prix de revente, voire lui communiquer un prix maximum de revente.
En revanche, afin que les principes de concurrence soient respectés, le distributeur devrait rester libre de fixer son prix de revente, en fonction notamment du prix d'achat qu'il a pu négocier et de proposer un prix plus bas aux consommateurs.
Le délégué du gouvernement donne à considérer que la détermination des prix de revente, puisqu’il s’agirait de l’un des éléments clés par lequel la concurrence s’exerce, serait un élément extrêmement sensible du point de vue du droit de la concurrence, ce qui expliquerait d’ailleurs que l’interdiction des prix imposés à la revente soit une infraction grave aux règles du droit de la concurrence. Tout maniement, dans ce contexte, du prix de 52revente devrait donc appeler la plus grande prudence de la part des fournisseurs et distributeurs, de sorte que la question s’imposerait de savoir pour quelle raison les sociétés A et B-C avaient discuté le prix de revente soi-disant conseillé.
A cet égard, le délégué du gouvernement renvoie à la communication de la Commission, intitulée « Lignes directrices sur les restrictions verticales » de 2010, ci-après désignée par « les Lignes directrices sur les restrictions verticales », précisant qu’un prix de vente serait aussi considéré comme imposé lorsqu’il l’est par des moyens indirects.
S’agissant de la question de la communication des PVC à la demande des sociétés B-
C, le délégué du gouvernement souligne que le fait que celles-ci aient demandé aux sociétés A une communication des PVC aurait été indiqué à titre illustratif pour montrer leur participation particulièrement active à la pratique, sans que cet élément ne soit nécessaire pour démontrer que l’indice d’évocation des PVC est rempli.
Par ailleurs, le délégué du gouvernement renvoie au point 48 de la décision.
Pour ce qui des relevés systématiques de prix dans les magasins B, ceux-ci s’inscriraient dans l’ensemble des faits qui caractériseraient la pratique, bien qu’ayant en eux-
mêmes rien d’illégitime. Toutefois, il s’agirait d’un outil utilisé par les sociétés A pour contrôler les prix pratiqués par les sociétés B et en assurer le respect.
Le délégué du gouvernement maintient ensuite que le défaut de distanciation constituerait un acquiescement des demanderesses à la pratique anticoncurrentielle à laquelle elles auraient été invitées par les sociétés A.
Suivant la jurisprudence communautaire, un accord au sens des articles 3 de la Loi et 101, paragraphe (1) du TFUE reposerait sur « l'existence d'une concordance de volontés entre deux parties au moins, dont la forme de manifestation n'est pas importante pour autant qu'elle constitue l'expression fidèle de celles-ci »97.
La jurisprudence n’effectuerait par ailleurs aucune distinction entre les accords horizontaux et verticaux en ce qui concerne le standard de preuve exigé pour établir l’existence d’une telle concordance des volontés, l’existence d’un accord illégal devant être apprécié eu égard à l’ensemble des facteurs pertinents ainsi qu'au contexte économique et juridique propre à chaque cas d’espèce98.
La partie étatique conclut de ces jurisprudences qu’à l'instar des accords horizontaux, la concordance des volontés dans le cas d’accords verticaux pourrait être démontrée en considération de l’acceptation tacite du distributeur, puisque le raisonnement à la base serait transposable, tout en admettant que l’absence de distanciation comme preuve de la participation à l’entente serait un principe énoncé dans le contexte d’ententes horizontales.
Pour ce qui est du reproche d’un blocage des PVC en échange de contreparties, le délégué du gouvernement renvoie à la section 4.2.3. de la décision et en l’occurrence sub 4.2.3.5., et souligne que plusieurs pièces illustreraient que le thème du blocage aurait bien été discuté entre les parties ainsi que celui de la marge et de contreparties en échange du blocage 97 Tribunal de l’Union 26 octobre 2000, Bayer c Commission, T-41/96, point 61.
98 CJUE 10 février 2011, Activision Blizzard, C-260/09 53du PVC, de même qu’il renvoie aux sections 6.4.3.1 et 4.2.3.5. de la décision.
S’agissant de l’argumentation des sociétés B-C fondée sur leur système informatique, le délégué du gouvernement renvoie aux pièces invoquées par le Conseil.
Il en conclut que l’accord serait prouvé par preuve documentaire, tout en rappelant que la preuve de l'accord de volontés entre fournisseur et distributeur pourrait se faire par tout moyen, sous réserve de la crédibilité des preuves rapportées.
Dans leur réplique, les sociétés B-C maintiennent leurs reproches tenant au recours à des preuves documentaires et un faisceau d’indices, tout en reprochant au Conseil de ne pas avoir analysé si les éléments de fait sur lesquels il se fonde pouvaient s'expliquer autrement.
Or, sauf en présence de preuves documentaires, le Conseil serait tenu de procéder à cette vérification, ce en vertu de sa propre jurisprudence99.
Les sociétés B-C reprochent à l’Etat d’interpréter à plusieurs reprises la notion de « preuve documentaire » comme renvoyant au support de la preuve et non à son contenu et sa teneur, alors que constitueraient des « preuves documentaires », les seules pièces qui caractériseraient une manifestation positive de volonté de la part de chacune des parties au prétendu accord. Or, le Conseil n’aurait produit aucune preuve qui ferait état d'un tel concours de volonté.
Face au renvoi fait par le délégué du gouvernement à la décision litigieuse, les demanderesses donnent à considérer que la preuve documentaire devrait résulter de clauses contractuelles ou de preuves directes, qui ne seraient pas données en l’espèce.
Pour le surplus, elles prennent à nouveau position sur les questions de la diffusion des PVC, d’une demande de communiquer des PVC, des relevés des prix, de la distanciation et le blocage allégué des prix.
Dans sa duplique, le délégué du gouvernement donne des explications sur les raisons d’être des ordres de subsidiarité des modalités de preuve employées par le Conseil.
Il conteste l’affirmation des demanderesses suivant laquelle il y aurait seulement eu des discussions sur des prix conseillés, alors que les pratiques incriminées auraient consisté pour les sociétés A à porter, pendant cinq années, à la connaissance des sociétés B-C des prix de revente faussement conseillés, de contrôler systématiquement le niveau des prix pratiqués, de rappeler à l’ordre les sociétés B-C lorsqu’elles s'écartaient du niveau des PVC et ce sans protestation de ces dernières. De plus, il y aurait eu blocage des prix parfois en échange de contreparties ou négociation du niveau de marge garanti aux sociétés B, ce qui équivaudrait à une fixation du prix de détail.
Il souligne que la question de la distanciation dépendrait de la nature ou du contenu de l’échange. Ainsi, le fait qu’un échange intervienne entre un fournisseur et son distributeur ne pourrait être suffisant pour justifier le contenu de cet échange, ni l’absence de distanciation de la part du destinataire, si ce contenu est incriminant. En l’espèce, le fait pour les sociétés B-C d’avoir reçu des demandes de modification des prix de détail, dans un contexte où les sociétés A leur auraient communiqué par ailleurs des prix de détail et auraient contrôlé 99 Affaire Luxlait 54systématiquement les prix pratiqués en magasin, serait en soi incriminant, de sorte que le constat d’une acceptation tacite de l'accord en résultant serait justifié.
Analyse du tribunal En l’espèce, le grief retenu à charge des sociétés B-C et A réside dans une entente verticale sur des prix de revente fixe et minima des produits de A visés dans la décision déférée et portant sur le territoire national luxembourgeois.
Tel que cela a été relevé ci-avant, tant l’article 3 de la Loi, que l’article 101 du TFUE, interdisent tout accord entre entreprises, toute décision d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché et notamment ceux qui consistent à fixer de façon directe ou indirecte les prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transactions, l’article 3 de la Loi reprenant en effet en substance les dispositions de l’article 101 du TFUE.
L’article 1er, paragraphe (1), point a) du règlement UE 330/220 de la Commission du 20 avril 2010 concernant l’application de l’article 101, paragraphe (3) du TFUE à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées100 définit un accord vertical comme « un accord ou une pratique concertée entre deux ou plusieurs entreprises opérant chacune, aux fins de l’accord ou de la pratique concertée, à un niveau différent de la chaîne de production ou de distribution, et relatif aux conditions auxquelles les parties peuvent acheter, vendre ou revendre certains biens ou services ».
Si une pratique des prix imposés, c’est-à-dire les accords ou pratiques concertées ayant directement ou indirectement pour objet l’établissement d’un prix de vente fixe ou minimal ou d’un niveau de prix de vente fixe ou minimal que l’acheteur est tenu de respecter, est interdite conformément aux dispositions qui précèdent, étant relevé qu’un prix peut aussi être considéré comme étant imposé s’il l’est par des moyens indirectes101, le recours à des prix simplement conseillés n’est en soi pas considéré comme conduisant à un prix imposé102.
En ce qui concerne de prime abord la charge de la preuve, il est de jurisprudence constante que dans le domaine du droit de la concurrence, en cas de litige sur l’existence d’une infraction, il appartient à l’autorité de concurrence de rapporter la preuve des infractions qu’elle constate et d’établir les éléments de preuve propres à démontrer, à suffisance de droit, l’existence des faits constitutifs d’une infraction. A cet effet, elle doit réunir des éléments de preuve suffisamment précis et concordants pour établir que l’infraction alléguée a eu lieu103. D’autre part, il appartient à l’entreprise ou à l’association d’entreprises invoquant le bénéfice d’un moyen de défense contre une constatation d’infraction à ces règles d’apporter la preuve que les conditions d’application de ce moyen de défense sont remplies104.
100 Remplacé entretemps par le règlement UE 2022/720 de la Commission du 10 mai 2022 concernant l’application de l’article 101, paragraphe (3) du TFUE à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées.
101 Lignes directrices sur les restrictions, point 48.
102 Communication de la Commission du 5 octobre 2010 intitulée « Lignes directrices sur les restrictions verticales » (remplacée entretemps par la communication 2020/C248/01), point 48 ; point 168 de la décision.
103 CJUE 17 juin 2010, Lafarge c. Commission, C-413/08 P, points 29-30 ; Tribunal de l’Union 8 septembre 2016, T-54/14, point 90.
104 CJUE 17 juin 2010, Lafarge c. Commission, C-413/08 P, points 29-30.
55La jurisprudence communautaire a encore eu l’occasion de relever qu’eu égard au principe de présomption d’innocence, tel qu’évoqué ci-avant, l’autorité de concurrence doit faire état de preuves précises et concordantes pour établir l’existence de l’infraction, tout en précisant toutefois qu’il n’est pas nécessaire d’apporter de telles preuves pour chaque élément de l’infraction, un faisceau d’indices, apprécié globalement et dont les différents éléments peuvent se renforcer mutuellement, pouvant répondre à cette exigence105.
En application du principe de présomption d’innocence, l’existence d’un doute dans l’esprit du juge doit toutefois profiter à l’entreprise destinataire de la décision constatant une infraction106.
Le tribunal relève encore que la jurisprudence communautaire retient que le niveau de preuve requis pour établir l’existence d’un accord anticoncurrentiel dans le cadre d’une relation verticale, telle que celle incriminée en l’espèce, n’est pas, par principe, plus élevé que celui qui est requis dans le cadre d’une relation horizontale, encore qu’il est vrai que dans une telle relation verticale entre fabricant et distributeur certaines échanges sont légitimes107.
Force est de constater, et les parties à l’instance s’accordent d’ailleurs sur ce point, que l’existence d’une entente illicite sur les prix de revente présuppose l’existence d’un accord des parties concernées - à savoir en l’espèce un accord entre les sociétés A, d’une part, et les sociétés B-C, d’autre part - de se comporter d’une certaine manière sur le marché, l’interdiction visée à l’article 101 du TFUE ne s’appliquant en effet pas à un comportement unilatéral108. Il échet encore de relever qu’il appartient au Conseil de prouver cet accord.
Suivant la jurisprudence communautaire, la preuve de l’accord de volonté peut résulter non seulement de clauses contractuelles, mais encore du comportement des parties109.
Pour ce qui de cette deuxième hypothèse, donc en l’absence de dispositions contractuelles pertinentes, la CJUE a retenu que l’existence d'un accord illicite suppose l’acquiescement, explicite ou tacite, de l’autre partie à la suite d’une invitation d’adopter un certain comportement concerté sur le marché110.
Dans sa pratique décisionnelle, le Conseil a recours, à défaut de clauses contractuelles établissant l’accord incriminé, à l’analyse par faisceau d’indices susceptibles de prouver l’accord, en recourant à l’analyse dite du triple test issue de la jurisprudence française111. Tel que retenu ci-avant, ce test consiste à établir l’existence d’un accord illicite à partir d’un faisceau d’indices, fondé sur trois critères, à savoir, (i) une évocation des prix entre le fournisseur et le distributeur, (ii) une application significative de ces prix par le distributeur et (iii) la mise en œuvre par le fournisseur de mesures visant à faire respecter les prix évoqués, 105 Tribunal de l’Union 1er juillet 2010, AstraZeneca c. Commission, T-321/05, points 474-477, 839.
106 Tribunal de l’Union 16 juin 2011, Bavaria c. Commission, T-235/07, points 43-44.
107 CJUE 10 février 2011, Activision Blizzard Germany c. Commission, C-260/09, points 71 et 72.
108 Lignes directrices sur les restrictions verticales, point 25, a) ;
109 CJUE 13 juillet 2006, Volkswagen, C-74/04 P, point 37 : « […] pour constituer un accord au sens de l'article 81, paragraphe 1, CE, il suffit qu'un acte ou un comportement apparemment unilatéral soit l'expression de la volonté concordante de deux parties au moins, la forme selon laquelle se manifeste cette concordance n'étant pas déterminante par elle-même », point 39 : « La volonté des parties peut résulter tant des clauses du contrat de concession en question que du comportement des parties et, notamment, de l'existence éventuelle d'un acquiescement tacite des concessionnaires à l'invitation du constructeur ».
110 Idem.
111 Conseil 26 juin 2018, Luxlait, n° 2018-FO-03 ; Autorité de concurrence française 13 mars 2006, affaire dite des Parfums, n° 06-D-04, analyse confirmée par la Cour d’appel de Paris 26 janvier 2012, n° 2010/23945.
56appelée encore police des prix.
En l’espèce, le Conseil a eu, à l’instar du conseiller désigné, recours à cette méthode du triple test, mais a, contrairement à l’approche adoptée dans la communication des griefs, estimé que l’accord serait, en ordre principal, établi par des « preuves documentaires ».
Force est de prime abord de constater que le Conseil reconnaît l’absence de clause contractuelle imposant aux sociétés B-C le respect de prix indiqués.
En revanche, le Conseil a retenu l’existence de « preuves documentaires directes ou indirectes », qui attesteraient néanmoins de la politique des prix des sociétés A et l’acceptation par les sociétés B-C112. En l’occurrence, le Conseil a retenu que ces pièces prouveraient que les sociétés A auraient diffusé aux sociétés B-C, parfois à la demande de celles-ci, des prix, auraient procédé à des relevés de prix systématiques dans des magasins, auraient contrôlé le niveau effectif des prix pratiqués, auraient porté à la connaissance aux sociétés B-C les produits dits « problématiques » dont les prix n'étaient pas en phase avec les prix diffusés et auraient demandé des corrections, et ce sans que les sociétés B-C ne se soient distanciées. De plus, les sociétés A et B-C auraient négocié un « blocage » automatique des prix de revente au niveau des prix indiqués en échange du versement de contreparties, ou encore auraient négocié le niveau de marge qui serait garantie en fonction du niveau du prix.
En substance, le Conseil a déduit un accord des sociétés B-C avec la pratique incriminée à partir d’un défaut de distanciation par rapport à des courriels, tels que des demandes de publication de certains niveaux de prix pour des produits spécifiques, des rappels à l'ordre qui auraient pour objet la correction de prix de revente ou encore des références à des discussions concernant les contreparties à la « stratégie des prix ». Pour appuyer ces conclusions, le Conseil s’est référé aux pièces analysées dans la section 4.2.3. et notamment 4.2.3.5. de la décision113.
Le tribunal relève de prime abord que si un raisonnement en ordres de subsidiarité tel que pratiqué par le Conseil au niveau de l’administration de la preuve n’est pas critiquable en soi et n’est pas de nature à mettre en question le caractère fondé du raisonnement, il appartient toutefois au tribunal de vérifier, au regard des contestations des sociétés B-C, si le Conseil a valablement pu se baser sur le constat de l’existence d’une preuve directe d’un accord illicite sur base des pièces à sa disposition.
En ce qui concerne ensuite de manière générale les déclarations des sociétés A dans leur demande de clémence, qui semblent avoir orienté le Conseil dans sa décision dans la mesure où il se fonde quasi exclusivement sur les pièces produites à la base de la demande de clémence, le tribunal relève que si les demanderesses de clémence ont fait état d’une évocation de PVC lors de discussions avec les représentants des sociétés B-C114 et ont déclaré que dans le cadre de discussions sur les prix de vente, elles auraient « occasionnellement ramené une liste plus limitée de produits « problématiques » »115, il n’en reste pas moins qu’elles ont, par ailleurs, expliqué que de manière générale, elles n’auraient pas donné de remise pour le respect des prix conseillés, sauf une occasion pour les sociétés B-C116, et ont expliqué ne pas avoir trouvé de preuve que des détaillants aient été sanctionnés pour non-
112 Point 48 de la décision.
113 Points 190 et suivants de la décision.
114 Points 42 et suivants de la demande de clémence.
115 Point 46 de la demande de clémence.
116 Point 29 de la demande de clémence.
57respect des PVC et qu’en pratique, les détaillants auraient souvent continué à appliquer des prix déviant des PVC117. Dans la mesure où, tel que relevé ci-avant et les parties s’accordant sur ce point, des prix simplement conseillés, sans autre mesure de contrainte et non suivis d’une application effective des prix, voire d’une police des prix, ne sont pas répréhensibles, les déclarations des sociétés A, indépendamment de la question de la valeur probante des déclarations d’un demandeur de clémence non étayées par des pièces telle que discutée par les parties à l’instance, ne permettent à elles seules pas de prouver l’accord illicite sur des prix fixes/minima tel que retenu par le Conseil, mais tout au plus d’admettre une politique unilatérale de prix conseillés de A.
En ce qui concerne ensuite les pièces invoquées par le Conseil, les demanderesses plaident à juste titre que le seul fait que les preuves sur lesquelles le Conseil s’appuie sont des preuves écrites, ne permet pas de déduire ipso facto l’existence de la preuve directe d’un accord illicite, mais il faut au contraire examiner le contenu de ces preuves.
Force est de constater que le Conseil s’est essentiellement basé sur des indices déduits d’un certain nombre de pièces, voire d’interprétations du sens à donner à un certaines expressions ou abréviations figurant sur des notes manuscrites. En somme, il a conclu à l’existence d’un accord sur base de sa propre interprétation de ces pièces.
Or, aucune pièce ne permet de façon claire et non équivoque de vérifier un concours de volonté des parties sur une entente sur des prix, se manifestant par l’expression d’une invitation des sociétés A à participer à une pratique des prix consistant à imposer des prix fixes et/ou minima, rencontrée par une acceptation des sociétés B-C qui serait explicite ou pour le moins implicite.
Au contraire, la conclusion du Conseil repose sur une analyse de divers critères qui se recoupe en substance avec celle du triple test - diffusion des prix, surveillance du respect des prix et police des prix par la mise en œuvre de mécanismes incitant au respect des prix -, appuyée d’ailleurs sur les mêmes pièces que celles prises en compte au niveau de l’analyse suivant un faisceau d’indices.
Or, au regard (i) des explications circonstanciées fournies par les sociétés B quant à ces pièces et susceptibles de relativiser les conclusions en déduites par le Conseil, voire suggérant une interprétation différente des expressions sur lesquelles le Conseil s’est appuyé, et surtout (ii) au regard de leur affirmation, se fondant sur leur propre analyse des prix, suivant laquelle le reproche de l’existence d’un accord sur des prix fixes serait justement contredit par les prix de revente effectivement pratiqués au cours de la période incriminée et qui ne s’aligneraient pas avec les prix indiqués, le tribunal est amené à retenir que l’interprétation faite par le Conseil des pièces lui soumises est insuffisante pour retentir l’existence de la preuve directe d’un accord illicite.
En effet, indépendamment du caractère fondé de l’ensemble de ces critiques formulées par les sociétés B, ces explications et surtout l’analyse du suivi des prix produite par elles sont de nature à remettre en question la conclusion de l’existence de preuves directes et auraient dû amener le Conseil à pousser plus loin son analyse et de conclure qu’à défaut de preuve directe, les griefs formulés ne pourraient être établis que moyennant le recours à l’analyse par faisceau d’indices, impliquant en l’occurrence une analyse du suivi significatif 117 Point 30 de la demande de clémence.
58des prix indiqués, tel que le conseiller désigné l’a d’ailleurs fait. En tout cas, le Conseil n’était pas fondé à écarter les doutes susceptibles de naître au regard de l’analyse du suivi des prix lui soumise du seul fait qu’il s’agit d’une analyse unilatérale, étant rappelé qu’au regard des principes retenus ci-avant sur base de la jurisprudence communautaire, et plus particulièrement de la présomption d’innocence, le doute doit profiter aux entreprises visées.
Le tribunal est dès lors amené à retenir que la démonstration de l’existence d’un accord de volonté sur une pratique illicite par preuve directe, telle qu’opérée en l’espèce par le Conseil en ordre principal, ne permet pas de retenir à charge des sociétés A et B-C une infraction au droit de la concurrence et partant d’appuyer les sanctions prononcées.
Il convient ensuite d’examiner le bien-fondé de l’analyse menée à titre subsidiaire par le Conseil, sur base du triple test, autrement dit par faisceau d’indices.
6.1.2.2. Quant à l’analyse suivant le triple test Position des parties Les sociétés B-C sont d’avis qu’aucun des trois critères du triple test ne permettrait de conclure à l’existence d’un accord illicite, tout en soulignant qu’il suffirait qu’un seul des trois critères ne se trouve pas vérifié, et prennent ensuite position de façon détaillée sur l’analyse faite par le Conseil de ces trois critères.
S’agissant en particulier du critère de l’application significative des prix, les sociétés B-C critiquent la méthodologie employée par le Conseil en ce qui concerne la composition de l’échantillon de produits pris en compte en contestant essentiellement la représentativité de celui-ci.
A titre surabondant, elles se réfèrent à leur propre analyse des prix appliqués, qui reposerait sur des données tout à fait fiables ressortant de leurs propres bases de données, dont elles confortent la crédibilité en donnant des explications sur leur système informatique interne. Elles précisent en outre qu’elles auraient leur propre méthode de calcul des prix, qu’elles expliquent en détail. Par ailleurs, elles auraient complété leur démonstration en se basant sur les relevés de prix effectués par le bureau Nielsen, tiers indépendant, auquel elles auraient demandé la communication des relevés effectués durant les années 2011 à 2015.
Le tableau de synthèse produit par elles démontrerait l’absence de suivi significatif des prix. Ce ne serait que dans un nombre limité de cas que les prix pratiqués auraient été égaux au PVC. De surcroît, dans un très grand nombre de cas, les prix de vente effectivement appliqués auraient été inférieurs aux prix prétendument conseillés.
Il en serait de même de l’analyse des prix promotionnels.
Les demanderesses reprochant en outre au Conseil d’avoir fait abstraction des actions promotionnelles, qui pourtant représenteraient environ un tiers des ventes, et de ne pas avoir fait porter son analyse sur de tels prix.
Elles entendent démontrer à titre surabondant que les changements de prix des produits A s’expliqueraient parfaitement et exclusivement par le biais de leur propre méthode de calcul, tout en soulignant que le résultat de leur propre méthode de calcul aurait seulement 59parfois été ajusté pour rester en-dessous d’un seuil psychologique pour le consommateur ou pour augmenter la compétitivité des produits sur le marché.
Elles donnent à considérer que pour de nombreux produits, dont trois des six produits de l’échantillon, le PVC de A n’aurait pas évolué pendant toute la durée de la prétendue entente, alors que les prix appliqués auraient évolué à peu près tous les ans et ce en application de leur propre méthode de calcul dépendant de l’évolution du prix d’achat des produits. Dans de rares cas, les modifications du prix de vente s’expliqueraient par un motif commercial. Les demanderesses illustrent cette évolution des prix, indépendante des PVC, à l’aide d’un exemple concret, à savoir le produit … « … », dont le prix aurait connu une modification à trois reprises entre 2011 et 2015, alors que le PVC n’aurait pas changé, le prix appliqué étant de plus largement inférieur au PVC des sociétés A.
Elles critiquent encore la marge de 4% vers le haut et vers la bas telle que prise en compte par le Conseil afin d’apprécier si un prix appliqué est aligné sur les PVC, en donnant à considérer qu’en application de cette marge, le Conseil estimerait qu’il y aurait eu suivi significatif des dès lors que les prix appliqués varient entre 96% et 104% du PVC.
Or, cette marge de 4% serait démesurée pour le type de produits litigieux, alors que dans la distribution alimentaire, les différences de prix appliqués par les distributeurs seraient minimes, les demanderesses renvoyant, à cet égard, à une analyse de prix de différents distributeurs présents sur le marché luxembourgeois réalisée par le bureau Nielsen, qui montrerait que les prix appliqués par les distributeurs seraient très proches de la moyenne et que les écarts entre les différents distributeurs ne seraient que très minimes, la concurrence se jouant sur quelques centimes.
De surcroît, le Conseil aurait arrondi la marge, les demanderesses renvoyant à l’exemple concret du produit ….
Elles contestent encore le raisonnement en cascade opéré par le Conseil pour examiner le taux de suivi des prix.
A cet égard, elles se rapportent à prudence de justice quant à l'appréciation du seuil de 80% en tant que seuil raisonnable pour établir un suivi significatif des prix.
Ensuite, elles contestent la méthode de calcul du taux de suivi, en reprochant au Conseil d’avoir fait abstraction des prix promotionnels, alors que deux produits de l’échantillon auraient fait l'objet d’actions promotionnelles durant la période litigieuse et qu’un tiers environ des ventes des produits A se ferait dans le cadre d’actions promotionnelles. Elles affirment que l’approche du Conseil serait dénuée de logique et ne reposerait sur aucun fondement juridique. Ainsi, le Conseil compterait les alignements en fonction du nombre tout à fait aléatoire des « price panels » que les sociétés A avaient effectués et conservés pour les années 2011, 2013 et 2015. Or, les prix « rayon » évolueraient, en principe, une fois par an en fonction du changement du prix d’achat.
L’approche du Conseil mènerait ainsi à une surreprésentation d’une année par rapport à une autre et, partant, à une distorsion du résultat, les sociétés B-C se référant à nouveau à l’exemple du produit …, dont elles indiquent l’évolution du prix en 2011, 2013 et 2015, alors que le PVC n’auraient pas évolué, constat qui démontrerait l’absence de suivi.
Elles poursuivent qu’alors même qu’il y aurait eu un alignement pendant la seule 60année 2011, et ce uniquement par hasard, le taux d’alignement de ce produit sur les trois années pris en compte devrait être d’un tiers, soit 33%, alors que le Conseil aurait conclu à un taux d’alignement de 88%. Cette distorsion du taux d’alignement serait due à deux éléments, à savoir (i) le fait que le Conseil aurait arrondi la marge de 4,34% vers le bas et aurait considéré le prix comme aligné au PVC en 2015 et (ii) par le fait que pour ce produit, il y aurait eu 3 « price panels » en 2011, 7 en 2013 et 7 en 2015, ce qui ferait que les années 2013 et 2015 seraient surreprésentées, et ce de façon tout à fait aléatoire et injustifiée, amenant à un résultat qui ne reflèterait pas la réalité. Il en serait de même pour tous les taux de suivi mis en avant par le Conseil, que ce soit pour les différents produits ou pour tous les produits confondus.
En guise de conclusion, les sociétés B-C font valoir que comme la méthode de calcul du Conseil ne serait pas justifiée, aucun suivi significatif des prix ne serait établi.
En ce qui concerne l’analyse de dispersion effectuée par le Conseil, les sociétés B-C reprochent à ce dernier de ne fournir aucun fondement justifiant cette approche et de ne pas expliquer la logique sous-jacente aux graphiques. Dans tous les cas, elles estiment que l’analyse de dispersion ne saurait prouver un suivi significatif des prix comme leurs prix évolueraient en fonction de leur propre méthode de calcul. Ainsi, quand le prix de vente des sociétés B n’aurait pas évolué et les sociétés A auraient pendant la même période fait plusieurs relevés de prix, l’analyse de dispersion du Conseil montrerait un suivi à plusieurs moments consécutifs, tandis qu'il n'y aurait pas de suivi du tout. Par ailleurs, leur propre méthode pourrait mener à un prix inférieur ou supérieur au PVC en fonction de l’application de leur méthode de calcul, sans qu'il n’y ait lieu d’en déduire un alignement quelconque.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet de ces contestations.
Il renvoie aux éléments clés d’appréciation de cette branche tels que détaillés dans la décision, d’abord de manière théorique, puis par rapport à l’accord reproché.
Il précise que le seuil généralement utilisé serait un taux de respect de 80%. Si ce seuil n’était pas atteint, il pourrait toujours y avoir application significative des prix, démontrée aux termes d'une analyse de la dispersion ou de concentration, tendant à vérifier si les prix appliqués sont particulièrement concentrés autour du PVC.
Quant aux critiques des demanderesses au sujet de la composition de l’échantillon retenu, le délégué du gouvernement souligne qu’il serait directement dérivé de celui sélectionné par la communication des griefs, à laquelle les demanderesses auraient répondu.
L'échantillon serait par ailleurs raisonnable, la partie étatique se référant à l’affaire dite des Parfums, dans laquelle l'autorité de concurrence française aurait analysé un relevé de prix par produit pour moins de deux produits par marque, alors qu’en l’espèce, l’échantillon comporterait six produits A, les relevés de prix analysés étant au nombre de sept en moyenne par an, et ce pendant trois années, à savoir, 2011, 2013 et 2015, reflétant le début, le milieu et la fin de la période infractionnelle.
Face au reproche d’un défaut d’analyse du taux de suivi des PVC promotionnels, le délégué du gouvernement fait valoir que ce reproche ne serait pas de nature à remettre en cause l’analyse menée par le Conseil, dans la mesure où l’objectif de la méthode du faisceau d’indices ne serait pas d'établir une vérité statistique absolue mais au contraire de prendre en compte des éléments utiles et significatifs, dans le respect de la jurisprudence applicable. En 61tout état de cause, la décision n’aurait pas exclu de son analyse les PVC promotionnels puisque le Conseil se serait référé à des pièces y faisant explicitement référence.
En ce qui concerne la discussion sur la fiabilité des pièces produites par les demanderesses, le délégué du gouvernement souligne que le Conseil aurait indiqué avoir opéré une hiérarchie logique en sélectionnant les preuves les plus fiables, à savoir les relevés de prix opérés par les sociétés A dans les magasins B, au motif qu'ils auraient été réalisés à l’époque des faits litigieux et non pas retracés ex post. Le Conseil aurait en outre souligné qu’encore que des corrections de prix à effectuer aient été communiquées aux demanderesses, celles-ci n’auraient jamais rétorqué que les prix relevés par les sociétés A étaient erronés.
Le délégué du gouvernement renvoie ensuite à certaines incohérences relevées par le Conseil au niveau de l’analyse des prix faite par les sociétés B-C et qui l’auraient conduit à conclure que les annexes versées par celles-ci au soutien de leurs observations écrites en réponse à la communication des griefs seraient difficilement exploitables et manqueraient de précision.
Tout en admettant que les explications fournies par les demanderesses à l’appui de leur recours apporteraient quelques éléments de réponse, l’Etat est d’avis qu’elles ne permettraient pas de dissiper les doutes quant au manque de cohérence de leurs pièces.
L’Etat cite l’exemple du produit « … » pour critiquer l’analyse des demanderesses et donne, par ailleurs, à considérer que la considération avancée par les demanderesses suivant laquelle les prix des price panels seraient relevés manuellement serait source d’erreurs ne serait pas pertinente puisque ses propres prix seraient aussi relevés manuellement.
En ce qui concerne l’affirmation des demanderesses suivant laquelle il n’y aurait pas de suivi significatif des prix, fondé sur le relevé Nielsen fait au mois de janvier ou février, selon les années, dans le supermarché B pour chacune des années 2011 à 2015, soit cinq relevés au total, et les tableaux de synthèse reprenant ces données Nielsen agrégées et comparées au PVC des sociétés A, l’Etat fait valoir que le Conseil, en exposant clairement sa méthode, aurait à juste titre et ce pour des raisons de crédibilité, utilisé les relevés de prix établis in tempore non suspecto dans différents supermarchés B au Luxembourg et effectués en moyenne 7 fois par an.
Quant au moyen relatif aux promotions, l’Etat renvoie à la décision déférée, tout en soulignant que la qualification de prix promotionnel ne changerait rien quant au suivi du prix du moment que les prix sont alignés.
Pour ce qui est des explications des sociétés B-C au sujet de leur propre mode de calcul des prix, l’Etat renvoie à des incohérences relevées par le Conseil à cet égard, qui l’auraient amené à conclure que la formule n’aurait pas été appliquée aussi automatiquement que les demanderesses l’indiquent.
Quant à la marge de 4% retenue par le Conseil, l’Etat donne à considérer que la prohibition des prix imposés porterait sur des prix fixes et/ou minima, ce qui expliquerait que le Conseil aurait précisé que l’indice de l’application significative devrait être apprécié au regard des prix au moins égaux ou supérieurs au PVC. Le Conseil aurait ainsi procédé à deux analyses, à savoir les cas où les prix auraient été supérieurs ou égaux aux PVC et ceux où les 62prix seraient alignés. Dans cette deuxième hypothèse, le Conseil aurait pris en compte une marge raisonnable, à l’instar de ce qui se pratiquerait en jurisprudence, l’Etat renvoyant pour le surplus à la motivation de la décision.
Pour ce qui est de la méthode de calcul du taux de suivi, l’Etat renvoie pareillement à la motivation de la décision, qui se réfèrerait à la jurisprudence sur laquelle la méthode est fondée et détaillerait ensuite la méthodologie utilisée en ce qui concerne notamment l’échantillon de produits choisis parmi plusieurs centaines de références de produits A, les relevés de prix pris en compte, en privilégiant les preuves établies de manière contemporaine aux faits et puis l’analyse menée du respect des PVC. Concernant le seuil de 80%, celui-ci serait utilisé de manière courante, notamment dans la jurisprudence française mais aussi nationale, pour les affaires de prix imposés à la revente.
Par ailleurs, l’exemple cité par les demanderesses, à savoir le produit … ayant aussi fait partie de l’échantillon retenu par le Conseil, ne serait pas pertinent. L’Etat rappelle que le Conseil aurait mené son analyse en deux volets, le premier étant l’identification des prix supérieurs ou égaux au PVC, qui aurait abouti à la conclusion que le taux agrégé de respect était largement supérieur au taux référence de 80%, de sorte que la vérification du taux de respect par référence n’aurait été faite qu’à titre surabondant. Concernant le produit …, le Conseil aurait conclu à un taux de suivi de 88,24%, c’est-à-dire également supérieur au taux référence de 80%. Pour ce qui est du deuxième volet de l'analyse, à savoir les prix égaux au PVC à 4% près, le taux de suivi pour ce même produit aurait été de 88%.
Si la dispersion des prix avait encore été analysée, le Conseil l’aurait fait à titre surabondant et illustratif. Cette analyse ne pourrait toutefois pas remettre en cause la conclusion, déjà tirée, d’une application significative des prix. Le reproche d’avoir arrondi la marge utilisée ne serait pas non plus fondé, puisque l’application de la marge stricte de 4% aurait abouti à un prix de … euros que le Conseil aurait en effet considéré comme équivalent au prix de … euros.
Dans leur réplique, les demanderesses réitèrent leur reproche suivant lequel l’Etat ne citerait aucun fondement au soutien de la méthode de preuve par la dispersion ou la concentration.
A cet égard, elles relèvent qu’en droit français, le seuil de 80% serait impératif, en ce sens que s’il n’était pas atteint, l’entente ne serait pas caractérisée, la preuve de l’acquiescement d’un distributeur devant en effet reposer sur des indices quantitatifs et empiriques permettant de démontrer l’application effective d’au moins 80% des prix conseillés. A défaut, l’Autorité de la concurrence française considérerait qu’aucun acquiescement des distributeurs ne serait caractérisé.
Les demanderesses maintiennent que l’échantillon employé ne serait ni représentatif, ni crédible et ne permettrait pas de prouver un quelconque comportement leur reproché.
L’Etat se limiterait à citer un seul exemple remontant à 2006, à savoir l’affaire dite des Parfums. Or, dans cette affaire, l’Autorité de la concurrence française aurait procédé à 4.300 relevés de prix, comparé aux 21 relevés hautement discutables effectués dans la présente affaire. De plus, cette unique jurisprudence française, concernant des produits de luxe vendus à des prix beaucoup plus élevés que dans la présente affaire, ne pourrait être aveuglement transposée au cas d’espèce, de sorte qu’il appartiendrait au tribunal d’analyser si 63un échantillon représentant moins de 3% des produits A et qualitativement non représentatif de la gamme de produits permettrait d'établir un suivi significatif supérieur à 80% d’alignement. Les demanderesses rappellent qu’en outre, seuls les prix hors promotion (représentant près de …% des ventes) sur trois des cinq ans auraient été analysés. Ainsi, par une analyse de seulement …% des ventes de moins de …% des produits sur …% du temps de la prétendue entente, même une simple tendance ne saurait être établie. A cet égard, les demanderesses rappellent la hauteur des amendes potentielles, de sorte que les entreprises concernées devraient bénéficier de garanties substantielles au niveau du procès équitable et du respect de la présomption d’innocence, des droits de la défense et de la confiance légitime, comme en droit pénal. Dans cet ordre d’idées, un échantillon non représentatif ne saurait prouver un suivi significatif des prix.
Pour ce qui est du débat au sujet de la fiabilité des pièces versées par elles, les demanderesses donnent à considérer que le fait que le Conseil admet avoir fait un certain choix sur la priorité des pièces montrerait qu’il existerait un doute ou une ambiguïté. Suivant la thèse de l’Etat, le Conseil serait néanmoins libre, en pareil cas, de conclure à l’existence d’une infraction, alors que d’après les demanderesses le doute aurait dû leur profiter.
Les demanderesses maintiennent que les historiques de prix qu’elles produisent constitueraient des preuves objectives et contiendraient chaque prix affiché dans les magasins de B pour chaque produit A durant les cinq années litigieuses, les demanderesses rappelant qu’afin qu'un prix soit affiché dans les magasins B, il aurait dû être saisi dans leur logiciel et apparaîtrait nécessairement dans l’historique des prix, les demanderesses étant formelles pour soutenir que ces historiques n’auraient subi aucune modification, des modifications ou suppressions ex post étant impossibles.
Ces historiques des prix seraient ainsi plus fiables que des relevés de prix faits dans les magasins B par des employés des sociétés A, ceux-ci pouvant contenir des erreurs et ne pas indiquer le prix effectivement affiché dans les magasins. Le fait que les prix pratiqués par les sociétés B soient manuellement saisis dans le logiciel n’enlèverait en tout cas rien à la fiabilité de l’historique des prix, contrairement à ce qui est allégué par l’Etat.
En cas de doute, les demanderesses proposent une expertise.
Si, au-delà des historiques de prix, les demanderesses admettent des possibles erreurs dans la mesure où il s’agit de documents établis manuellement, elles donnent à considérer que tel serait le cas aussi de l’analyse faite par le Conseil ; d’où l’importance de respecter les droits de la défense et la nécessité pour le Conseil d’analyser tous les éléments à sa disposition avant de trancher.
Le Conseil n’aurait dès lors pas été fondé à écarter leurs propres analyses, ce d’autant plus que l’ensemble des incohérences pointées par l’Etat auraient été élucidées, les demanderesses prenant position en détail à cet égard.
Face au reproche de l’Etat d’un défaut de réaction aux relevés de prix de A, les demanderesses rétorquent que dans les rares cas où un price panel avait été communiqué, le dossier ne contiendrait aucune réponse de leur part. En outre, elles donnent à considérer qu’elles n’auraient aucun intérêt à analyser des relevés de prix éventuellement envoyés par leur fournisseur et de les comparer à leurs prix effectivement appliqués, puisque ces relevés n’auraient aucune valeur informative pour elles dans la mesure où elles connaîtraient leurs 64prix.
Dès lors, l’exclusion de leurs pièces communiquées par elles ne serait nullement justifiée.
En ce qui concerne la méthode de calcul employée par elles, les demanderesses renvoient à leurs explications afférentes, tout en soulignant avoir produit des explications pour les cas d’écarts par rapport à cette méthode, en l’occurrence à des considérations tenant à la volonté de ne pas franchir un seuil psychologique dans le chef du consommateur.
Les demanderesses maintiennent en outre leur démonstration de l’absence de suivi des prix, basée sur l’analyse des prix des … produits A, tout en relevant que le taux d’alignement des prix aurait varié entre 11,36% et 40,00%, partant des taux largement inférieurs au seuil de suivi significatif fixé par le Conseil à 80%, alors que l’Etat n’y aurait opposé aucun développement substantiel, sauf à renvoyer vers sa propre démonstration portant sur seulement 6 produits.
Elles poursuivent qu’elles auraient pareillement prouvé l’absence de suivi des PVC promotionnels, le taux d’alignement des prix promotionnels étant de 12,35% pendant toute la période litigieuse, alors que l’Etat se limiterait à contester la fiabilité de leurs pièces.
Face à l’argumentation de l’Etat suivant laquelle en cas d’alignement du prix promotionnel sur le PVC « rayon » des sociétés A (ou vice-versa), il y aurait alignement des prix, les demanderesses donnent à considérer que les éléments du dossier établiraient clairement que les sociétés A auraient opéré une distinction entre les PVC « promo » et les PVC « rayon », de sorte que si elles avaient appliqué le prix promotionnel hors période promotionnelle ou inversement, elles n’auraient pas suivi le PVC des sociétés A.
Les demanderesses réitèrent encore avoir démontré à suffisance une évolution des prix indépendante des PVC, notamment par le constat que pour de nombreux produits, le PVC des sociétés A n'aurait pas évolué pendant toute la période litigieuse, alors que le prix affiché dans les magasins aurait évolué à peu près tous les ans, l’Etat n’y ayant opposé aucun argument.
Elles maintiennent encore avoir démontré le caractère démesuré de la marge de 4% au vu des faibles écarts de prix dans le secteur alimentaire, évoluant en moyenne entre 0,3% et 3,8%).
Face à la justification fournie par l’Etat par la référence à la jurisprudence, les demanderesses reprochent à la partie étatique de ne pas indiquer les décisions auxquelles elle fait allusion.
Les demanderesses estiment ensuite que la justification de la marge de 4% par référence à un PVC le plus faible serait peu convaincante, comme ce prix viserait un PVC promotionnel, alors que le Conseil n’aurait pas analysé le suivi des PVC promotionnels.
Elles relèvent encore que l’Etat n’aurait pas pris position par rapport à leur reproche d’une surreprésentation d’une année par rapport à une autre par la prise en compte des seuls relevés pris par les sociétés A.
65Dans sa duplique, l’Etat renvoie à la jurisprudence citée dans la décision pour ce qui est de la pertinence du seuil de 80%.
Le reproche d’un nombre insuffisant de relevés de prix par comparaison à l’affaire des Parfums reposerait encore sur une présentation trompeuse dans la mesure où dans cette affaire, les 4300 relevés de prix auraient concerné moins de deux produits par marque (59 produits pour 31 marques) dans 74 points de vente sur l’ensemble du territoire national français, partant environ 73 relevés au total par produit, effectués dans 74 points de vente répartis entre de très nombreux distributeurs, soit environ 1 relevé par produit par point de vente. Si l’on devait transposer ces données en l'espèce, cela aurait conduit à faire des relevés pour tout au plus deux produits A, ou encore à analyser 6 relevés de prix en tout et pour tout, c'est-à-dire un par produit de l’échantillon pour un point de vente B. En comparaison, l’échantillon utilisé par le Conseil concernerait … relevés en tout, soit 21 (7 par produit en moyenne pendant 3 années) pour chacun des 6 produits A de l’échantillon dans un point de vente B. Dès lors, la méthode utilisée serait, à l’échelle nationale et du fait qu’un seul fabricant serait concerné, tout à fait raisonnable.
Par ailleurs, l’Etat remet en doute la pertinence de l’affirmation des demanderesses suivant laquelle elles n’auraient aucun intérêt à contrôler les relevés de prix de A, et ce face à une demande des sociétés A, sur la base de ces mêmes relevés, de procéder à des corrections des prix dans ses magasins, qui correspondrait à une demande qui aurait dû interpeler les demanderesses.
Enfin, pour ce qui est du nombre d’années prises en compte pour établir la deuxième branche du test, l’Etat renvoie à la décision et la jurisprudence y citée, ayant pris en compte les seuls prix indiqués dans les catalogue de Noël des distributeurs. Comparé à cet exemple, une analyse de trois années reflétant le début, le milieu et la fin de la période infractionnelle, serait tout à fait raisonnable.
Analyse du tribunal Tel que cela a été relevé ci-avant, le Conseil a, à titre subsidiaire, recherché à démontrer l’existence d’un accord illicite sur des prix à travers l’analyse dite du triple test, se fondant sur trois critères, à savoir (i) une évocation des prix entre le fournisseur et le distributeur, (ii) une application significative de ces prix par le distributeur et (iii) la mise en œuvre par le fournisseur de mesures visant à faire respecter les prix évoqués, appelée encore police des prix.
D’emblée, le tribunal est amené à retenir qu’à défaut de preuve directe d’un accord entre le fournisseur et le distributeur sur une pratique illicite des prix, le recours à l’analyse par faisceau d’indices et en l’occurrence par l’emploi du triple test n’est pas critiquable, cette analyse correspondant d’ailleurs à la pratique décisionnelle du Conseil118.
En ce qui concerne ensuite l’appréciation des trois critères susvisés, le tribunal est amené à examiner plus particulièrement le deuxième critère tendant à vérifier l’existence d’une application significative des prix par le distributeur. En effet, ce critère peut s’avérer particulièrement révélateur dans la mesure où, si le dossier fait apparaître des éléments permettant de retenir que le suivi des prix s’avère inexistant ou insignifiant, l’acceptation par 118 Affaire Luxlait, décision du 26 juin 2018, n° 2018-FO-03 66le distributeur d’une invitation par le fournisseur, élément essentiel pour vérifier l’existence d’un accord sur une pratique consistant à se concerter sur la fixation de prix fixes ou minima, ne se trouve pas vérifiée. En effet, dans ce cas, des communications au sujet de prix à pratiquer ou d’autres mesures d’incitation ou de contrôle, voire de sanction, à admettre qu’il y en a eu en l’espèce, sont visiblement restées infructueuses et aucun accord entre le distributeur et le fournisseur ne s’est mis en place pour opérer une certaine pratique des prix de façon concertée.
Les sociétés B-C contestent, d’une part, la méthodologie employée par le Conseil -
qui de surcroît a, tel que cela a été retenu ci-avant, été modifiée par rapport à celle employée dans la communication des griefs, sans que ces modifications n’aient été portées à la connaissance des sociétés B-C, ni d’ailleurs aux sociétés A - et, d’autre part, le résultat en tant que tel auquel le Conseil a abouti, à savoir le constat d’un suivi significatif des prix, les sociétés B-C faisant état de résultats tout à fait divergents résultant de leur propre analyse, tout en suggérant en substance que ces résultats divergents seraient susceptibles de s’expliquer par une méthodologie erronée, voire inadaptée employée par le Conseil.
Force est de constater que le Conseil n’a pas opéré une analyse exhaustive des prix pratiqués ni sur l’ensemble des produits A commercialisés par les sociétés B-C, ni sur toute la période infractionnelle observée par le Conseil se situant entre janvier 2011 et octobre 2015, mais il a procédé par l’analyse d’un échantillon de 6 produits, dont les prix pratiqués ont été observés sur trois années, à savoir 2011, 2013, 2014. Pour ce faire, il s’est appuyé sur les relevés de prix opérés par les sociétés A à l’époque à travers les « price panel review ».
Le tribunal relève de prime abord et de manière générale que pour apprécier le critère du suivi significatif des prix, il n’est pas requis que l’autorité de concurrence procède à une analyse exhaustive de l’ensemble des prix pratiqués sur toute la période infractionnelle, le Conseil ayant à juste titre relevé qu’il « ne s’agit pas de démontrer une vérité statistique absolue, mais au contraire de prendre en compte des éléments utiles et significatifs » et qu’un tel exercice d’analyse statistique complet et exhaustif reviendrait à faire peser sur lui une charge de preuve démesurée119.
Il s’ensuit que, par principe, une approche consistant à procéder par échantillon, tant en ce qui concerne les produits visés, qu’en ce qui concerne la fréquence des relevés et leur étalement dans le temps, n’est pas critiquable en soi.
Dès lors, le fait pour le Conseil de s’être basé sur un échantillon de produits et celui d’avoir pris en compte des relevés de prix au début, au milieu et à la fin de la période infractionnelle est a priori susceptible de refléter de façon pertinente les prix pratiqués et de révéler une tendance à suivre les prix indiqués, qui, corroboré avec les deux autres critères du triple test, pourrait être susceptible de prouver un accord illicite.
Néanmoins, encore faut-il examiner de plus près la composition de l’échantillon pris en compte, et ce compte tenu des circonstances de chaque espèce, en l’occurrence de la nature des produits concernés et de leur comparabilité afin de s’assurer que l’échantillon soit réellement représentatif. Il convient encore de tenir compte de la périodicité et du nombre des relevés effectués afin d’éviter que les résultats ne soient pas faussés par une surreprésentation ou sous-représentation de certaines périodes ou de certains produits, le Conseil ayant en effet 119 Points 184 et 233 de la décision.
67souligné qu’il s’agit de prendre en considération « des éléments utiles et significatifs »120.
En l’espèce, tel que cela a été relevé ci-avant, le Conseil a, après avoir réduit l’échantillon des produits de 9 à 6 produits, sur base des prix repris des price panel review opérés par les sociétés A au courant des années 2011 2013 et 2015, procédé à une analyse du suivi significatif des prix en examinant, d’une part, les prix supérieurs ou égaux au PVC, et, d’autre part, les prix égaux au PVC.
Au niveau du volet de l’examen des prix supérieurs ou égaux au PVC, le Conseil a procédé à l’établissement d’un taux agrégé de respect - sur base de 114 relevés de prix121 -
pour conclure à un taux de suivi de 96,49%, et a, à titre surabondant, déterminé le taux de respect par référence au sein de l’échantillon et a abouti à un taux de suivi entre 82,24% et 100%122.
Au niveau du deuxième volet de son analyse, le Conseil a effectué une analyse des prix égaux au PVC pour les 6 produits de l’échantillon, en tenant compte des prix alignés avec une marge de 4%123, analyse sur base de laquelle il a abouti à la conclusion d’un taux de suivi de 77,66%. Comme ce taux était inférieur à 80%, retenu comme seuil déterminant par le Conseil, il a poussé son analyse plus loin en examinant le taux de respect par référence pour conclure qu’il est significatif pour chaque référence, sauf une seule pour laquelle il a alors procédé à une analyse de la dispersion124.
Le Conseil a justifié sa méthode d’analyse en relevant avoir pris en compte un nombre satisfaisant de produits du fournisseur, un nombre important de données de prix, relevés in tempore non suspecto, et des années représentatives125.
Les sociétés B-C font état des critiques suivantes au niveau de l’échantillon retenu:
- d’un point de vue quantitatif (i) les 6 produits pris en compte ne représenteraient que 3% des 203 produits commercialisés entre 2011 et 2015, et (ii) parmi les 6 produits figureraient 2 produits quasi identiques, à savoir les « … » et « … », qui logiquement seraient vendus au même prix, de sorte que l’échantillon ne comprendrait en réalité que 5 produits, - d’un point de vue qualitatif les produits seraient similaires et ne couvriraient pas toute la panoplie des produits vendus en ce que l’échantillon contiendrait deux produits « noix » du même grammage, à savoir « … » et « … », deux produits « chips » de la même marque et du même grammage, toujours vendus au même prix, à savoir les « … » et « … », un produit gâteau constitué de deux références différentes, à savoir « … » et « … », et un produit biscuit, à savoir « … », sans contenir de produit de la marque I ni de produit « biscuits salés fromage », constat dont les sociétés B-C déduisent qu’une partie des produits et des marques ne serait pas du tout représentée, alors qu'il y aurait quatre produits « noix » et « chips » du même grammage, quasi identiques.
- De plus, le taux de suivi des PVC promotionnels n’aurait pas été analysé, de sorte 120 Point 233 de la decision.
121 Tableau sub point 244 de la décision.
122 Point 245 de la décision et tableau y figurant.
123 Point 237 de la décision.
124 Points 248 et 250 de la décision.
125 Point 241 de la décision.
68que l’analyse du Conseil relative au suivi significatif des prix ferait abstraction de près d'un tiers des ventes de produits A.
En ce qui concerne la méthode de calcul, elles critiquent (i) l’application d’une marge de 4% - de plus arrondie par le Conseil -, qui serait inadaptée dans la distribution alimentaire où les différences de prix seraient minimes et où la concurrence se jouerait sur quelques centimes, (ii) le seuil de 80%, (iii) l’omission de prendre en compte les prix promotionnels, (iv) le caractère aléatoire des price panels effectués par les sociétés A, à savoir, pour le produit cité à titre d’exemple par les demanderesses, 3 relevés en 2011, 7 en 2013 et 7 en 2015, impliquant le risque d’une surreprésentation de certaines années et (v) l’absence de fondement de la méthode de dispersion.
Le tribunal rejoint de prime abord les critiques des sociétés B-C en ce qui concerne le nombre des produits pris en compte au niveau de l’échantillon. En effet, le Conseil a non seulement réduit le nombre de produits pris en compte par rapport à la communication des griefs, mais a encore retenu des produit similaires, vendus de façon non contestée au même prix, en l’occurrence des chips du même grammage ayant comme seule différence le goût, de sorte que le nombre de produits pris en compte n’était de facto que de 5. Il n’est pas non plus contesté que ces produits ne représentent qu’un pourcentage infime du nombre total des produits commercialisés, à savoir suivant les explications non contestées des sociétés B-C 203 produits, et que certains produits n’ont de façon non contestée même pas du tout été pris en compte, tels que la marque Leibnitz et la catégorie « biscuits salés-fromage » pourtant reprises de façon non contestée dans les price panel. Ces constats sont de nature à soulever des doutes quant à la représentativité de l’échantillon pris en compte en l’espèce.
Force est ensuite de constater que si, tel que cela a été retenu ci-avant, la prise en compte de relevés de prix sur des périodes clefs de la période infractionnelle, à savoir au début, au milieu et à la fin de la période, n’est pas critiquable en soi, le tribunal rejoint néanmoins en l’espèce les parties demanderesses dans leur constat que comme les relevés de prix ont été effectués par les sociétés A de manière aléatoire et ce à des fréquences variables en fonction des années, il y a un risque de surreprésentation de certaines années, ce reproche n’ayant d’ailleurs pas été utilement rencontré par l’Etat.
De plus, si la prise en compte d’une certaine marge pour apprécier le taux de suivi des prix égaux au PVC n’est pas critiquable, le tribunal est néanmoins amené à retenir que les sociétés B-C plaident à juste titre que la marge de 4% est exagérée en l’espèce comme il s’agit d’un segment de produits où, suivant leurs explications appuyées par des analyses effectuées par le bureau Nielsen126 et non contestées par l’Etat, les variations des prix d’un concurrent à l’autre sont classiquement marginales, de sorte que l’application d’une marge de variation trop importante conduit à assimiler à un suivi des prix qui en réalité ne le sont pas.
Ces critiques au regard de la pertinence des éléments pris en compte par le Conseil, qui sont par suite de nature à remettre en doute la pertinence des résultats sur lesquels le Conseil s’est appuyé pour conclure à un suivi significatif des prix, et ce indépendamment de la question du bien-fondé des reproches des sociétés B-C par rapport aux prix promotionnels, du bien-fondé du seuil de 80% et de la méthode d’analyse de la dispersion, sont dans la présente affaire encore et surtout corroborées par les résultats chiffrés produits par les sociétés B-C, qui se trouvent en flagrante contradiction avec ceux auxquels le Conseil a 126 Pièce H des sociétés B-C.
69abouti, mais que ce dernier a pourtant refusés de prendre en compte.
En effet, les sociétés B-C ont produit des analyses de prix exhaustives sur l’ensemble des années visées à partir (i) des données extraites de leur propre système informatique et (ii) de relevés effectués par le bureau Nielsen127.
Le tableau de synthèse montre que le pourcentage des articles où le prix a été égal au PVC était de 35,80% (2011), 40% (2012), 11,36% (2013), 20% (2014) et 17,76% (2015), et que pour les articles où le prix était inférieur au PVC, il était de 28,4% (2011), 23,75%, 27,27% (2013), 60% (2014) et 44,86% (2015). Pour ce qui est prix égaux au PVC, le taux de suivi était ainsi tellement marginal et éloigné du seuil de 80% retenu par le Conseil qu’il n’est même pas nécessaire d’envisager une analyse plus poussée. Pour ce qui est de prix supérieurs ou égaux au PVC, le taux de suivi se trouve toujours en dessous du seuil de 80% retenu par le Conseil et même largement en dessous du seuil de 80% en ce qui concerne les années 2014 et 2015.
Les sociétés B-C ont encore procédé à une analyse du suivi des PVC promotionnels, se situant dans le contexte d’actions promotionnelles convenues avec les sociétés A128. Le tableau de synthèse129 montre que sur les 5 années prises ensemble, dans 63,27% des cas les prix appliqués étaient inférieurs au PVC, et que pour aucune des années visées prises individuellement, le taux des prix supérieurs ou égaux au PVC n’a dépassé 80%.
Confronté à ces résultats, le Conseil a persisté à mener son analyse sur base d’un échantillon, qui plus est a été réduit par rapport à celui à la base de la communication des griefs, et dont la représentativité a par ailleurs été contestée130, et a refusé de prendre en compte les données chiffrées produites par les sociétés B-C pourtant plus exhaustives.
Or, si, tel que cela a été retenu ci-avant, il n’est pas requis que le Conseil, au niveau de la charge de la preuve pesant sur lui, prouve un suivi significatif des PVC par une analyse exhaustive des prix et s’il peut ainsi valablement s’appuyer sur un échantillon de produits, à condition qu’il soit représentatif, question qu’il convient d’examiner compte tenu des circonstances de chaque espèce, il en est différemment si des données plus exhaustives sont mises à sa disposition. Dans ce dernier cas de figure, il ne saurait, tel qu’il l’a fait en l’espèce, refuser la prise en compte de ces données sans examen plus poussé au seul motif qu’il s’agit de données provenant d’une des parties au litige et sous prétexte d’une hiérarchisation des éléments de preuve par degré de fiabilité.
En effet, le tribunal relève de prime abord que les analyses produites par les sociétés B-C reposent non seulement sur leurs chiffres internes, mais aussi sur les chiffres d’un tiers indépendant, à savoir du bureau Nielsen, auquel le Conseil s’est justement lui-même référé pour justifier l’ouverture d’une instruction, donc une source que le Conseil a pourtant lui-
même jugée fiable. Par ailleurs, encore que les chiffres émanent d’une des sociétés auxquelles un comportement illicite est reproché et ont été établies unilatéralement ex post, cette circonstance n’est dans les conditions particulières de l’espèce pas de nature à justifier le refus pur et simple du Conseil de prendre en compte ces éléments de preuve. En effet, si certes les price panel review effectuées par les sociétés A sur lesquels le Conseil s’est appuyé 127 Annexe 8 des observations écrites des sociétés B-C.
128 Annexe 9 des observations écrites des sociétés B-C.
129 Point 259 de la requête introductive d’instance.
130 Points 49 et 89 des observations écrites.
70ont, contrairement aux relevés des sociétés B-C, été établis in tempore non suspecto tel que le Conseil l’a relevé, il n’en reste pas moins qu’ils ont aussi été établis unilatéralement par une des parties ayant fait l’objet d’une communication des griefs et que des erreurs au niveau des relevés ne peuvent pas être exclues. S’y ajoute qu’à l’appui du présent recours, les sociétés B-
C ont fourni des explications exhaustives quant au fonctionnement des deux logiciels de gestion des prix de vente qu’elles utilisent et à partir desquels les données ont été extraites, l’un permettant en l’occurrence un retraçage historique des prix de vente appliqués jusqu’en 2006 et l’autre comprenant un fichier archive contenant l’historique des prix appliqués en caisse et remontant jusqu’en avril 2013131 et que, par ailleurs, elles ont produit une attestation testimoniale quant aux modalités d’adaptation des prix132, de sorte que la simple affirmation de la partie étatique suivant laquelle il s’agirait de pièces unilatérales dont le caractère fiable serait sujet à caution, insinuant implicitement une manipulation ex post par les sociétés B-C, est insuffisante pour justifier le rejet pur et simple de ces analyses.
En ce qui concerne le reproche de certaines incohérences au niveau des données produites telles que relevées par le Conseil, le tribunal constate que les sociétés B-C ont fourni des explications à cet égard, étant relevé que certaines erreurs matérielles, qui ne sont par ailleurs pas non plus à exclure pour ce qui est des relevés effectués par les sociétés A, ne sont pas de nature à remettre en question l’ensemble des données en question.
Au regard de ces considérations, le tribunal ne saurait suivre la partie étatique qui maintient que les analyses produites par les sociétés B-C seraient à écarter pour manquer de fiabilité.
Le tribunal est dès lors amené à retenir que le Conseil n’était pas fondé à refuser purement et simplement la prise en compte de ces données produites par les sociétés B-C et de s’appuyer exclusivement sur les analyses effectuées sur base d’un échantillon qui au regard de ce qui a été retenu ci-avant, est contestable et en se fondant, tel que relevé ci-avant, sur une méthodologie critiquable.
Ensuite, les analyses produites par les sociétés B-C, dont il se dégage que le taux de suivi tant pour les prix promotionnels que pour les prix hors promotions était largement en dessous du seuil de 80% au courant des années litigieuses, sont de nature à remettre en question l’analyse faite par le Conseil. Dès lors, les relevés de prix sur lesquels le Conseil s’est basé sont insuffisants pour retenir à eux seuls la preuve d’une acceptation par les sociétés B-C et partant celle d’un accord illicite.
Le tribunal constate ensuite qu’il se dégage des explications concordantes des sociétés B-C133 que pour 3 des 6 produits de l’échantillon retenu par le Conseil, à savoir les produits « … », « … » et « … », le PVC des sociétés A n’a pas évolué pendant la période infractionnelle, alors que les prix pratiqués en magasin ont évolué environ tous les ans sur base d’une méthode de calcul dont les sociétés B-C ont donné des explications détaillées. Les sociétés B-C ont par ailleurs donné dans leur requête introductive d’instance des explications chiffrées d’un exemple concret, à savoir le produit « … », dont il se dégage que le PVC est resté constant, alors que le prix pratiqué a varié chaque année pour augmenter de façon constante.
131 Point 233 de la requête introductive d’instance, pièce E.
132 Annexe 6 aux observations écrites.
133 Point 265 de la requête introductive d’instance.
71Ces exemples sont de nature à conforter la thèse des sociétés B-C d’une évolution indépendante des prix appliqués par rapport au PVC, le seul fait que durant une année, à savoir 2013, le prix pratiqué a effectivement été égal au PVC n’étant pas de nature à invalider cette conclusion.
Afin d’être complet, le tribunal relève encore que dans l’affaire dite des Parfums, sur laquelle le Conseil s’est appuyé, la Cour d’appel de Paris a retenu que des relevés de prix peuvent constituer, avec d'autres éléments, une partie du faisceau d'indices graves, précis et concordants visant à déterminer le respect effectif par les distributeurs des prix conseillés et que si les relevés des prix à eux seuls s’avèrent insuffisants pour prouver un suivi significatif des prix, ils peuvent être corroborés par tout moyen, ce qui a amené la Cour d’appel à analyser, pour chaque fournisseur, les éléments à sa disposition pour conclure que nonobstant les contestations des parties sur la représentativité des relevés de prix et le constat que ceux-ci n’avaient été opérés que sur 4 mois, que d’autres éléments du dossier permettaient de prouver un suivi significatif des prix et partant un acquiescement des distributeurs. Or, en l’espèce de tels éléments n’ont pas été apportés par la partie étatique, tel que cela a été retenu ci-avant par rapport à la conclusion du Conseil de l’existence de preuve documentaires d’un accord illicite.
L’ensemble des considérations qui précèdent amènent le tribunal à retenir que le Conseil, au lieu de conclure que le critère du suivi significatif des prix se trouve vérifié sur base des seuls relevés des prix opérés par les sociétés A, et au lieu d’écarter purement et simplement les chiffres produits par les sociétés B-C, aurait dû intégrer ceux-ci dans son analyse. L’emploi des données plus complètes disponibles aurait, en effet, en l’espèce permis d’aboutir à des résultats plus complets et pertinents que ceux résultant de l’approche choisie par le Conseil, à savoir celle de limiter son analyse sur un échantillon réduit de produits, sur base de relevés de prix opérés de façon sporadiques au cours de l’année et ce uniquement en 2011, 2013 et 2015.
6.1.3. Conclusion générale par rapport au recours inscrit sous le numéro 45635 du rôle Face au constat que le Conseil n’a pas à suffisance fait état de preuves directes d’un accord illicite sur les prix, de sorte à avoir dû opérer son analyse destinée à vérifier l’existence d’un tel accord illicite à travers le triple test, et eu égard à l’ensemble des vices retenus ci-avant au niveau du triple test et ce tant en ce qui concerne la régularité de la procédure qu’en ce qui concerne la méthodologie employée par le Conseil, à savoir (i) une violation des droits de la défense dans la mesure où les sociétés B-C, de même que les sociétés A n’ont pas eu l’occasion de prendre position sur la modification de l’échantillon des produits retenu par le Conseil au niveau de l’analyse du suivi significatif des prix, ni entièrement sur la méthode de calcul du taux suivi et (ii) l’emploi d’une méthodologie critiquable pour l’examen du critère du suivi significatif des PVC pour avoir pris en compte un échantillon de produits non représentatif et les seuls relevés de prix des sociétés A, nonobstant la disponibilité de données plus complètes, tant au niveau quantitatif qu’au niveau qualitatif, et l’application d’une marge excessive de 4% pour l’examen des prix égaux aux PVC, le tribunal est amené à retenir, indépendamment de la question de savoir si ces vices pris isolément sont susceptibles d’entraîner l’annulation de la décision déférée, que pris globalement, ils conduisent, dans le cadre du recours en réformation, à son annulation, sans qu’il n’y ait lieu d’examiner plus en avant les autres moyens présentés.
La décision du Conseil du 18 novembre 2020 est dès lors annulée et le dossier est 72renvoyé devant le Conseil, étant relevé qu’il appartiendra en tout état de cause au Conseil de tenir compte des exigences quant au respect du délai raisonnable - applicable en la présente matière - au regard de la considération que les faits reprochés ont cessé en 2015, la procédure ayant débuté en janvier 2015.
6.2. Quant au recours inscrit sous le numéro 45685 du rôle Dans la mesure où le tribunal vient de retenir que la décision du Conseil est à annuler dans son ensemble, la même conclusion est à retenir dans le cadre du recours introduit sous le numéro 45685, sans qu’il n’y ait lieu d’examiner la demande principale des sociétés A tendant à bénéficier de la clémence, une telle demande présupposant qu’une infraction ait été retenue à leur charge, de sorte que cet examen devient surabondant.
Il en est de même de leurs contestations subsidiaires quant à l’existence d’une infraction, y compris leur demande tendant à voir soumettre à la CJUE une question préjudicielle.
Il en est encore de même de l’examen de la demande de voir mettre hors cause les sociétés allemandes A, celles-ci contestant leur responsabilité solidaire avec les sociétés luxembourgeoises A, une telle demande n’ayant un objet que dans l’hypothèse où une infraction avait été retenue.
7. Quant aux indemnités de procédure Les sociétés A réclament dans le recours inscrit sous le numéro 45685 du rôle une indemnité de procédure d’un montant de 5.000 euros sur base de l’article 33 de la loi du 21 juin 1999.
Dans le recours inscrit sous le numéro 45635 du rôle, les sociétés B-C réclament pareillement une indemnité de procédure d’un montant de 5.000 euros sur base du même fondement.
Ces demandes sont toutefois rejetées en ce qu’il n’est pas justifié en quoi il serait inéquitable de laisser à leur charge les frais non compris dans les dépens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;
joint les affaires inscrites sous les numéros 45635 et 45685 du rôle ;
reçoit en la forme le recours en réformation inscrit sous le 45635 du rôle ;
reçoit en la forme le recours principal en réformation inscrit sous le 45685 du rôle ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation inscrit sous le 45685 du rôle ;
au fond, déclare les deux recours en réformation fondés ;
73partant, dans le cadre des recours en réformation, annule la décision du Conseil de la concurrence du 18 novembre 2020, n° …, et renvoie le dossier devant le Conseil ;
rejette les demandes au paiement d’une indemnité de procédure de l’ordre de 5.000 euros, chacune, formulées par les sociétés A et B-C dans les affaires inscrites sous les numéros 45635 et 45685 du rôle ;
condamne l’Etat aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 14 décembre 2022 par :
Annick Braun, vice-président, Michèle Stoffel, premier juge, Annemarie Theis, juge, en présence du greffier Luana Poiani.
s. Poiani s. Braun Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 14 décembre 2022 Le greffier du tribunal administratif 74