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18/08/2022 | LUXEMBOURG | N°47796

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 18 août 2022, 47796


Tribunal administratif N° 47796 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 8 août 2022 chambre de vacation Audience publique extraordinaire du 18 août 2022 Recours formé par Monsieur …, alias …, Findel, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47796 du rôle et déposée le 8 août 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître S

anae Igri, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au no...

Tribunal administratif N° 47796 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 8 août 2022 chambre de vacation Audience publique extraordinaire du 18 août 2022 Recours formé par Monsieur …, alias …, Findel, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47796 du rôle et déposée le 8 août 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Sanae Igri, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être né le … à … (Syrie), de nationalité syrienne, alias …, né le …, de nationalité syrienne, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence Findel (SHUF), sise à L-1751 Findel, 12a, Beim Haff, tendant, suivant le dispositif de la requête introductive d’instance, à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 25 juillet 2022 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de le transférer vers l’Espagne, comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 11 août 2022 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Chloé Poncin en remplacement de Maître Sanae Igri, et Madame le délégué du gouvernement Charline Radermecker en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de vacation du 17 août 2022.

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Le 10 mai 2022, Monsieur …, alias …, ci-après désigné par « Monsieur … », introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, il fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée – police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que l’intéressé avait auparavant été appréhendé en Espagne en date du 22 avril 2022.

Toujours le 10 mai 2022, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu 1du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Lors de cet entretien, l’intéressé déclara que son état de santé était bon, qu’il ne suivait pas de traitement médical spécifique, qu’il aurait quitté l’Espagne alors que son frère lui aurait conseillé d’aller au Luxembourg et qu’il ne voudrait pas retourner en Espagne, souhaitant rester au Luxembourg, sans donner plus d’explications quant aux raisons de ce choix.

Par arrêté du 16 mai 2022, notifié à l’intéressé le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », ordonna l’assignation à résidence de Monsieur … à la SHUF pour une durée de trois mois.

Le 3 juin 2022, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues espagnols une demande de prise en charge de Monsieur … sur base de l’article 13 (1) du règlement Dublin III.

En date du 15 juin 2022, les autorités espagnoles acceptèrent expressément la prise en charge de Monsieur … sur base de l’article 13 (1) du règlement Dublin III, en précisant que ce dernier y serait connu sous l’alias ….

Par décision du 25 juillet 2022, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée envoyée en date du 26 juillet 2022, le ministre informa Monsieur … du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Espagne sur base de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 13 (1) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 10 mai 2022 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 13(1) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Espagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale, datés du 10 mai 2022.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 10 mai 2022, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l'immigration.

2La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 22 avril 2022.

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 10 mai 2022.

Sur cette base, la Direction de l'immigration a adressé en date du 3 juin 2022 une demande de prise en charge aux autorités espagnoles sur base de l'article 13(1) du règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités espagnoles en date du 15 juin 2022.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l'immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis, a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Lorsqu'il est établi, sur la base de preuves ou d'indices tels qu'ils figurent dans les deux listes mentionnées à l'article 22, paragraphe 3, du règlement DIII, notamment des données visées au règlement (UE) 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d'un Etat membre dans lequel il est entré en venant d'un Etat tiers, cet Etat membre est responsable de l'examen de la demande de protection internationale, conformément à l'article 13(1) du règlement DIII.

Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 10 mai 2022 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 22 avril 2022.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Syrie en 2018 pour vous rendre en Turquie et vous auriez habité à Istanbul pendant deux ans. Vous seriez ensuite parti en Iraq où vous auriez pris un vol vers la Libye. Vous auriez continué votre trajet vers l'Algérie et vous y seriez resté pendant environ un mois et demi avant de monter sur un bateau en direction de l'Espagne.

3Ensuite, vous seriez parti en bus vers le Luxembourg. Vous indiquez que le passeur aurait organisé tout le voyage et que vous seriez arrivé au Luxembourg en date du 5 mai 2022.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 10 mai 2022, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Espagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Monsieur, vous déclarez avoir quitté l'Espagne sans introduire une demande de protection internationale parce que votre frère vous aurait conseillé d'aller au Luxembourg.

Rappelons à cet égard que l'Espagne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l'Espagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que l'Espagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, l'Espagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Espagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Espagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.

torture.

Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité dès votre arrivée en Espagne, d'introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités espagnoles ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes espagnoles, notamment judiciaires.

Les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.

Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du 4règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l'exécution du transfert vers l'Espagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers l'Espagne, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers l'Espagne en informant les autorités espagnoles conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités espagnoles n'ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 8 août 2022, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle, précitée, du 25 juillet 2022.

L’article 35 (4) de la loi du 18 décembre 2015, introduit par la loi du 16 juin 2021 portant modification de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, publiée au Mémorial en date du 1er juillet 2021, prévoit dorénavant un recours en réformation, suspensif de plein droit, contre les décisions visées à l’article 28 (1) de la même loi.

Le tribunal constate, à cet égard, que Monsieur … a introduit, suivant le dispositif de la requête introductive d’instance auquel le tribunal est en principe seul tenu, un recours en annulation contre la décision ministérielle du 25 juillet 2022, alors que la loi du 18 décembre 2015, telle que modifiée, prévoit désormais un recours en réformation.

L’introduction d’un recours en annulation dans une matière prévoyant un recours au fond n’est pas de nature à entraîner l’irrecevabilité du recours, alors qu’il est de jurisprudence constante que si, dans une matière dans laquelle la loi a institué un recours en réformation, le demandeur conclut à la seule annulation de la décision attaquée, le recours est néanmoins 5recevable dans la mesure où le demandeur se borne à invoquer des moyens de légalité et à condition d’observer les règles de procédure spéciales pouvant être prévues et des délais dans lesquels le recours doit être introduit1.

Le recours en annulation est partant recevable dans la mesure des moyens d’annulation soulevés, ledit recours ayant été, par ailleurs, introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours, le demandeur expose les faits et rétroactes précités gisant à la base de la décision déférée.

En droit, il reproche aux autorités luxembourgeoises de ne pas avoir fait application de l’article 17 (1) du règlement Dublin III, à savoir de la clause discrétionnaire, alors qu’il serait originaire d’une zone qui se trouverait en guerre et dans laquelle il ne se trouverait ni en sécurité, ni en lieu paisible, alors qu’il souhaiterait « maintenant avoir une vie paisible et sans crainte pour sa sécurité ».

Il relève qu’il y aurait eu des attentats terroristes en Espagne, effectués par des personnes ayant la même idéologie que celles présentes sur le sol syrien.

Le demandeur estime qu’il serait plus en sécurité au Luxembourg « avec la possibilité de mener une vie paisible », alors que le Luxembourg n’aurait jamais connu de telles attaques.

Etant donné qu’il aurait déjà été victime de bombardements en Syrie et souffrirait tant physiquement de leurs conséquences en ayant des problèmes aux jambes, que psychologiquement, il saurait personnellement à quel point ce genre d’attentats pourraient avoir des conséquences désastreuses. L’idée même de devoir à nouveau se rendre dans un pays où il ne serait pas en sécurité totale, lui causerait des souffrances psychologiques.

Il en déduit que, face à ce constat et en présence d’un « certificat et autres informations prouvant [s]a vulnérabilité », le ministre aurait commis une erreur manifeste en n’appliquant pas l’article 17 (1) du règlement Dublin III, alors que les conséquences de ce refus pèseraient sur son intégrité physique et psychique et feraient en sorte que la décision déférée serait manifestement disproportionnée dans ses effets comparés au but recherché.

Le demandeur fait encore valoir que ses sœurs résideraient en Allemagne, raison pour laquelle il aurait choisi d’introduire une demande de protection internationale au Luxembourg, afin de se rapprocher de sa famille.

Il serait en attente de consulter un médecin pouvant établir des certificats relatifs à ses souffrances psychologiques en raison d’un éventuel retour en Espagne, certificats qui seraient versés au tribunal en temps utile.

Son état de santé l’empêcherait, dès lors, de voyager et le transfert en Espagne devrait donc à tout le moins être suspendu, dans le cas où le « tribunal n’accèderait pas à [s]a demande […] d’examiner la demande de protection internationale ».

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours.

1 Trib. adm., 3 mars 1997, n° 9693 du rôle, Pas. adm. 2021, V° Recours en réformation, n° 2 et les autres références y citées.

6 Le tribunal relève qu’en vertu de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 13 (1) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités espagnoles pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur …, prévoit que « Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du présent règlement, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un État membre dans lequel il est entré en venant d’un État tiers, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. Cette responsabilité prend fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière. ».

Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui dont le demandeur a franchi irrégulièrement la frontière en provenance d’un pays tiers, cette responsabilité prenant fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière.

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers l’Espagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 13 (1) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait l’Espagne, en ce qu’il avait franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 22 avril 2022 et que les autorités espagnoles avaient accepté sa prise en charge le 15 juin 2022, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.

Force est ensuite de constater que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de l’Espagne, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois pour connaître de sa demande de protection internationale, mais se prévaut de l’existence, en Espagne, d’attentats terroristes et de la présence de membres de la famille en Allemagne, de sorte qu’il reproche au ministre de ne pas avoir fait application de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 (1) du règlement Dublin III.

Les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et 7d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17 (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

Le demandeur n’invoquant pas de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs en Espagne, il n’y a pas lieu d’examiner l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ni l’existence d’un risque de violation, par l’Espagne, de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », similaire à l’article 4 de la Charte, ni un risque de traitements inhumains et dégradants dans ce même pays.

Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17 (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».

A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres2, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », du 16 février 20173.

Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge4, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée5, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu de sanctionner la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal.

Il appartient dès lors aux demandeurs de démontrer qu’il existe une disproportion dans la décision du ministre de ne pas faire application de l’article 17 (1) du règlement Dublin III et de le transférer vers l’Espagne sans examiner sa demande de protection internationale au Luxembourg.

2 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

3 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.

4 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2021, V° Recours en annulation, n° 55 et les autres références y citées.

5 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.

8 Le demandeur affirme en substance que le ministre aurait dû faire application de l’article 17 du règlement Dublin III en raison du danger qui existerait en Espagne au vu des différents attentats terroristes qui y auraient eu lieu et sa situation de vulnérabilité dans laquelle il se trouverait, de même qu’en raison de la présence de membres de sa famille en Allemagne, pays limitrophe du Luxembourg.

En ce qui concerne la situation en Espagne, force est de constater que le demandeur reste en défaut de démontrer l’existence de tels attentats terroristes, qui seraient de nature à le mettre à ce point en danger qu’il ne puisse pas être transféré en Espagne, d’autant plus que, dans le cadre de son entretien auprès de l’agent ministériel, le demandeur ne fait d’ailleurs aucunement état d’une telle situation en Espagne. En effet, il fournit comme unique raison pour laquelle il aurait quitté l’Espagne, que son frère lui aurait conseillé d’aller au Luxembourg.

S’agissant de son état de santé, que ce soit son état physique en ce qu’il aurait des problèmes aux jambes ou son état psychologique en raison de son vécu et de la peur de subir à nouveau des attentats, cet état n’est, à défaut d’autres éléments, pas non plus de nature à justifier l’application de l’article 17 (1) du règlement Dublin III, le demandeur ne fournissant d’ailleurs, contrairement à ce qu’ il annonçait dans sa requête introductive d’instance, aucun élément afin de prouver tant son état physique que psychologique, étant relevé qu’il indique dans le cadre de son entretien auprès de l’agent ministériel que son état de santé est bon et qu’il ne suit aucun traitement médical spécifique.

Le demandeur ayant volontairement limité son recours à l’annulation, comme retenu ci-avant, il doit se borner à invoquer des moyens de légalité.

A ce titre, comme relevé ci-dessus, le demandeur reproche au ministre d’avoir commis une erreur manifeste. Or, il ne saurait être reproché une telle erreur au ministre que par rapport à des éléments dont l’autorité ministérielle avait connaissance ou aurait dû avoir connaissance au moment où elle statue. En effet, il ne saurait être reproché à l’autorité administrative de ne pas avoir tenu compte d’éléments qui ne lui ont pas été présentés en temps utile. Dès lors, le tribunal étant saisi d’un recours en annulation, il relève que dans le cadre de son entretien auprès de l’agent ministériel auquel il est seul tenu dans le cadre de ce contentieux, le demandeur indiqué que son état de santé est bon et qu’il ne suit aucun traitement médical spécifique.

Le tribunal retient encore que le fait que des membres de sa famille résideraient dans un Etat frontalier, à savoir en Allemagne, raison pour laquelle il aurait choisi d’introduire sa demande de protection internationale au Luxembourg n’est, à défaut d’autres éléments, non plus de nature à justifier l’application de l’article 17 (1) du règlement Dublin III.

Partant le moyen tiré de la violation par le ministre de l’article 17 (1) du règlement Dublin III est à rejeter.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, que le recours est à rejeter pour être non fondé.

9Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en la forme dans la limite des moyens de légalité y invoqués ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé par :

Marc Sünnen, président, Olivier Poos, premier juge, Annemarie Theis, attaché de justice délégué, et lu à l’audience publique extraordinaire du 18 août 2022 par le président, en présence du greffier Luana Poiani.

s. Luana Poiani s. Marc Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 18 août 2022 Le greffier du tribunal administratif 10


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 47796
Date de la décision : 18/08/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 23/08/2022
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2022-08-18;47796 ?

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