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18/08/2022 | LUXEMBOURG | N°47745

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 18 août 2022, 47745


Tribunal administratif N° 47745 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 25 juillet 2022 Chambre de vacation Audience publique extraordinaire du 18 août 2022 Recours formé par Monsieur A et consorts, Findel, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L. 18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47745 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 25 juillet 2022 par Maître Michel KARP, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats

à Luxembourg, au nom de Monsieur A, né le … à … (Erythrée), de nationalité éryt...

Tribunal administratif N° 47745 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 25 juillet 2022 Chambre de vacation Audience publique extraordinaire du 18 août 2022 Recours formé par Monsieur A et consorts, Findel, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L. 18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47745 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 25 juillet 2022 par Maître Michel KARP, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur A, né le … à … (Erythrée), de nationalité érythréenne, et de son épouse, Madame B, née le … à … (Ethiopie), de nationalité éthiopienne, agissant en leurs noms personnels et au nom et pour le compte de leurs enfants mineurs C, née le … à … (République fédérale d’Allemagne), D, née le … à … (République fédérale d’Allemagne) et E, né le … à … (République fédérale d’Allemagne), les trois de nationalité éthiopienne, tous actuellement assignés à résidence à la structure d’hébergement d’urgence Findel (SHUF), à L-1751 Findel, 12a, beim Haff, tendant à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 15 juillet 2022 de les transférer vers la République fédérale d’Allemagne, l’Etat membre compétent pour connaître de leur demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 10 août 2022 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport ainsi que Madame le délégué du gouvernement Charline RADEMECKER en sa plaidoirie à l’audience publique de vacation du 17 août 2022, en présence de Maître Elina FROLOVA, en remplacement de Maître Michel KARP.

Le 12 avril 2022, Monsieur A, de nationalité érythréenne, et son épouse, Madame B, de nationalité éthiopienne, accompagnés de leurs enfants mineurs C, D et E, tous de nationalité éthiopienne, introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur A fut entendu par un agent du service de police judiciaire de la police grand-ducale, section criminalité organisée - police des étrangers, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Il s’avéra à cette occasion, tel que confirmé par une recherche dans la base de données EURODAC, que Monsieur A et Madame B avaient préalablement introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 27 octobre 2015.

Le 13 avril 2022, Monsieur A et Madame B furent entendus séparément par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat membre responsable de l’examen de leur demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Le 3 mai 2022, les autorités luxembourgeoises contactèrent leurs homologues allemands en vue de la reprise en charge des intéressés sur base de l’article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par lesdites autorités allemandes en date du 6 mai 2022.

Par décision du 15 juillet 2022, notifiée aux intéressés par lettre recommandée expédiée le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », informa les intéressés que le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas leur demande de protection internationale et qu’ils seront transférés vers l’Allemagne, Etat membre responsable pour examiner leur demande de protection internationale, le ministre invoquant plus particulièrement l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe 1d), du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :

« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 12 avril 2022 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 18(1) d) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférés vers l’Allemagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 12 avril 2022 et les rapports d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 13 avril 2022.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 12 avril 2022, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l’immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 27 octobre 2015.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, des entretiens Dublin III ont été menés en date du 13 avril 2022.

Sur cette base, la Direction de l’immigration a adressé en date du 3 mai 2022 une demande de reprise en charge aux autorités allemandes sur base de l’article 18(1)d du règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités allemandes en date du 6 mai 2022.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 18(1), point d) du règlement DIII, l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 12 avril 2022 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 27 octobre 2015.

Par ailleurs, le document que vous avez fourni lors de l’introduction de votre demande de protection internationale au Luxembourg confirme que Monsieur A est actuellement bénéficiaire d’une suspension de la mesure d’éloignement, valable jusqu’au 14 septembre 2022.

Selon vos déclarations, vous vous seriez rencontrés au Soudan et vous vous seriez rendus ensemble en Libye en 2013. En 2015, vous seriez montés à bord d’une embarcation en direction de l’Italie. Vous auriez quitté l’Italie après seulement une semaine afin de vous rendre en Allemagne. Vous y auriez vécu pendant sept ans et vos trois enfants y seraient nés. Votre demande de protection internationale aurait finalement été rejetée après que vous auriez fait plusieurs recours. En date du 10 avril 2022, vous seriez partis en train vers le Luxembourg.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 13 avril 2022, Madame, vous avez fait mention de souffrir du diabète depuis votre grossesse. Vous avez également indiqué avoir des problèmes dentaires. Cependant vous n’avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l’Allemagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que l’Allemagne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l’Allemagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que l’Allemagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, l’Allemagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l’Allemagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires allemandes.

Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que l’Allemagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d’analyser les risques d’être soumis à des traitements inhumains au sens de l’article 3 CEDH dans votre pays d’origine, mais dans l’Etat de destination, en l’occurrence l’Allemagne. Vous ne faites valoir aucun indice que l’Allemagne ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l’article 13 CEDH ou que vous n’aviez ou n’auriez pas la possibilité de faire valoir-vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions allemandes, notamment en vertu de l’article 46 de la directive « Procédure ».

Madame, Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Allemagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv.

torture.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers l’Allemagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers l’Allemagne, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau aptes à être transférés. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers l’Allemagne en informant les autorités allemandes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités allemandes n’ont pas été constatées. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 25 juillet 2022, Monsieur A et Madame B, agissant en leurs noms personnels et au nom et pour le compte de leurs enfants mineurs, ci-après « les consorts AB », ont fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle précitée du 15 juillet 2022.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4), introduit par la loi du 16 juin 2021 portant modification de la loi du 18 décembre 2015, prévoit un recours en réformation contre les décisions de transfert, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation introduit, qui est encore recevable pour avoir été introduit selon les formes et délai de la loi.

A l’appui de leur recours et en fait, les demandeurs résument en substance les rétroactes tels que relevés ci-avant.

En droit, ils reprochent au ministre d’avoir tiré des conclusions hâtives concernant leur situation, les demandeurs affirmant que leur demande de protection internationale en Allemagne aurait été rejetée à tort, alors que les autorités allemandes auraient jugé que Monsieur A serait de nationalité éthiopienne, alors qu’il serait érythréen.

Les demandeurs affirment qu’en conséquence ils risqueraient d’être expulsés vers l’Éthiopie, alors que Monsieur A serait pourtant originaire d’Érythrée, et qu’ils y seraient en danger de mort, sans qu’ils n’aient par ailleurs un quelconque lien avec l’Éthiopie.

Les demandeurs soulèvent encore que Madame B serait enceinte et qu’elle souffrirait de divers problèmes médicaux nécessitant un traitement au Luxembourg.

Au vu de ces circonstances, les demandeurs estiment que le ministre aurait dû appliquer la clause de souveraineté prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.

Ils concluent partant à la réformation de la décision du 15 juillet 2022 en ce sens que le Grand-Duché de Luxembourg devrait être déclaré compétent pour le traitement de leur demande de protection internationale ; subsidiairement ils demandent à voir appliquer la clause de souveraineté.

Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours.

Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte formellement ou tacitement, la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités allemandes pour le traitement de la demande de protection internationale de la demanderesse, respectivement de ses suites, prévoit que « L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de (…) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer les demandeurs vers l’Allemagne et de ne pas examiner leur demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale des demandeurs, respectivement de ses suites serait l’Allemagne, en ce qu’ils y avaient introduit une demande de protection internationale, le 27 octobre 2015 et que les autorités allemandes avaient accepté leur reprise en charge le 6 mai 2022, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de les transférer vers ledit Etat et de ne pas examiner leur demande de protection internationale.

Force est ensuite de constater que les demandeurs ne contestent pas la compétence de principe de l’Allemagne, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais soutiennent, en substance, que leur transfert vers l’Allemagne violerait l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, seule disposition concrètement invoquée par les demandeurs.

Il y a à cet égard lieu de relever que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

En l’espèce, seule une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III est invoquée par les requérants.

A cet égard, ledit article dispose que « (1) Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. (…). ». Aussi, il échet de rappeler que s’il est vrai que, lorsqu’en application des critères dudit règlement, l’Etat luxembourgeois n’est pas responsable de l’examen de la demande de protection internationale, il peut malgré tout décider d’examiner une demande de protection internationale en vertu de ladite clause discrétionnaire, cette possibilité relève cependant du pouvoir discrétionnaire du ministre, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres1. Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge2, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée3, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu de sanctionner la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal.

Il appartient dès lors aux demandeurs de démontrer qu’il existe une disproportion dans la décision du ministre de ne pas faire application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III et de les transférer vers l’Allemagne sans examiner leur demande de protection internationale au Luxembourg.

Il échet de rappeler à cet égard que les demandeurs reprochent au ministre de ne pas avoir fait application de la clause discrétionnaire, d’une première part, en raison du traitement prétendument inadéquat de leur demande de protection internationale par les autorités allemandes, lesquelles se seraient basées à tort sur le fait que Monsieur A serait de nationalité éthiopienne, de seconde part, en raison du risque que les demandeurs encourraient de faire l’objet d’un éloignement vers l’Ethiopie, et, de troisième part, du fait de la grossesse de Madame B et de son état de santé.

En ce qui concerne le traitement prétendument erroné de leur demande de protection internationale en Allemagne, il ne ressort d’aucune pièce du dossier que les autorités allemandes compétentes auraient violé le droit des intéressés à l’examen, selon une procédure juste et équitable, de leur demande de protection internationale ou auraient refusé de leur garantir une protection conforme au droit international et au droit européen, les consorts AB n’ayant en effet avancé aucun élément concret qui permettrait de conclure que leur procédure d’asile n’y aurait pas été conduite conformément aux normes imposées par la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale.

Bien au contraire, le tribunal constate que les consorts AB ont bien vu leur demande de protection internationale examinée en Allemagne, puisque les autorités allemandes ont explicitement accepté de les reprendre en charge sur base de l’article 18, paragraphe 1, d), du règlement Dublin III, disposition qui vise le cas d’un demandeur de protection internationale « dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».

En second lieu, toujours à supposer cette erreur établie, il ne résulte d’aucun élément soumis au tribunal que les intéressés n’auraient pas pu faire remédier au vice dénoncé en Allemagne même ; ainsi, les consorts AB n’ont avancé aucun élément concret qui permettrait de conclure qu’ils n’auraient pas disposé en Allemagne, théoriquement et pratiquement, de voies de recours idoines devant les juridictions allemandes pour redresser l’erreur dénoncée.

Au contraire, il résulte du rapport d’entretien de Monsieur A que les demandeurs ont bien pu interjeter en Allemagne des recours à l’encontre de la décision de refus de protection internationale.

2 « Les limites du pouvoir discrétionnaire des autorités administratives », in Rapports belges du VIIe Congrès international de Droit comparé, Bruxelles, CIDC, 1966, p.449.

3 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.

En ce qui concerne ensuite le refoulement allégué vers l’Ethiopie, force est de constater à cet égard que l’Allemagne respecte a priori - les demandeurs ne fournissant aucun indice tangible permettant au tribunal d’en douter - en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions les droits et libertés prévus par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH), le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ainsi que plus particulièrement le respect du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés et que l’Allemagne dispose d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés, le règlement Dublin III considérant d’ailleurs explicitement en son considérant 3 l’Allemagne, en tant qu’Etat membre, comme pays sûr respectant le principe de non-refoulement (« À cet égard, et sans affecter les critères de responsabilité posés par le présent règlement, les États membres, qui respectent tous le principe de non-

refoulement, sont considérés comme des pays sûrs par les ressortissants de pays tiers ») :

partant, les demandeurs pouvaient et pourraient encore le cas échéant se prévaloir des risques prétendument encourus en Ethiopie devant la justice allemande afin d’éviter leur éloignement.

Il n’appert encore pas que la mise en œuvre d’une décision définitive de refus de protection internationale et de renvoi vers le pays d’origine constituerait en soi une violation du principe de non-refoulement, le règlement Dublin III visant précisément à lutter contre les demandes d’asile multiples (« asylum shopping ») en retenant le principe de l’examen de la demande par un seul Etat membre (« one chance only ») : le règlement Dublin III cherche en effet à pallier aux mouvements secondaires des demandeurs d’asile qui souhaitent, pour différentes raisons, notamment au vu d’une jurisprudence nationale plus favorable, faire leur demande dans l’Etat membre de leur choix.

Or, en l’espèce, force est de constater que les demandeurs, confrontés à un refus définitif d’asile leur opposé par les autorités allemandes, tentent, dans les faits, de faire réexaminer leur demande de protection internationale par les autorités luxembourgeoises, en soumettant en quelque sorte au juge luxembourgeois à nouveau la question de leur refoulement et des risques de persécution en Ethiopie : il s’agit dans les faits d’un exemple type de « forum shopping ».

Dans ces circonstances et compte tenu des éléments soumis au tribunal, le transfert des intéressés vers l’Allemagne ne semble pas les exposer à un refoulement en cascade qui serait contraire au principe du non-refoulement, ancré à l’article 33 de la Convention de Genève ou découlant de l’article 4 de la Charte ou encore de l’article 3 de la CEDH.

Enfin, si par impossible les autorités allemandes devaient néanmoins décider d’éloigner les demandeurs, même le cas échéant, comme soutenu, en violation des articles 3 et 33 de la CEDH, à supposer que les demandeurs soient effectivement exposés à un risque concret et grave en cas de retour en Ethiopie, s’agissant toutefois en l’état actuel du dossier d’une simple affirmation non autrement circonstanciée et étayée, il leur appartiendrait, tous recours internes éventuellement épuisés -les demandeurs devant d’abord faire valoir leurs droits directement auprès des autorités allemandes compétentes en usant des voies de droit adéquates4 - de saisir la Cour européenne des droits de l’Homme et lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de prier les autorités allemandes de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.

4 Voir article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

Enfin, s’agissant de l’état de santé physique de Madame B, que ce soit du fait de sa grossesse ou du fait d’autres problèmes non concrètement indiqués par les demandeurs, cet état n’est, à défaut d’autres éléments, pas de nature à justifier l’application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, les demandeurs ne fournissant d’ailleurs aucun élément ou que le voyage en tant que tel exposerait Madame B à de quelconques conséquences, ou que son état de santé ne puisse pas être traité en Allemagne.

Plus particulièrement, aucune pièce ne vient documenter une raison médicale dirimante justifiant soit un report du transfert, soit une suspension de ce dernier, telle qu’une intervention programmée, ce qui, en tout état de cause, ne constituerait qu’un problème d’exécution du transfert. Par ailleurs, les demandeurs n’ont pas établi, ni même allégué, que les autorités allemandes leur refuseraient en cas de transfert l’accès aux soins médicaux nécessaires. Plus particulièrement, rien n’indique que les demandeurs ne puissent trouver en Allemagne une aide spécifique au vu des besoins particuliers en matière d’accueil requis le cas échéant par leur état de santé en sa qualité de « demandeur ayant des besoins particuliers en matière d’accueil », et tels qu’exigés par les articles 21 et 22 de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale ; bien au contraire, il résulte des pièces versées en cause par les demandeurs eux-mêmes que Monsieur A avait eu accès en Allemagne à des soins et traitements médicaux pour ses besoins spécifiques, besoins non invoqués à l’appui du présent recours.

Partant le moyen tiré de la violation par le ministre de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III est à rejeter.

Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut de tout autre moyen, le recours est à rejeter pour être non fondé, cette conclusion s’imposant a fortiori et pour autant que de besoin également à l’égard de la demande formulée au dispositif et tendant à l’annulation d’un « ordre de transfert » non prévu par la décision déférée, citée in extenso ci-avant.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond, déclare le recours non justifié, partant en déboute ;

condamne les demandeurs aux frais et dépens.

Ainsi jugé par :

Marc Sünnen, président, Olivier Poos, premier juge, Annemarie Theis, attaché de justice délégué, et lu à l’audience publique extraordinaire du 18 août 2022 par le président, en présence du greffier Luana Poiani.

s. Luana Poiani s. Marc Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 18 août 2022 Le greffier du tribunal administratif 11


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 47745
Date de la décision : 18/08/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 23/08/2022
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2022-08-18;47745 ?

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