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10/08/2022 | LUXEMBOURG | N°47710

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 10 août 2022, 47710


Tribunal administratif N° 47710 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 19 juillet 2022 chambre de vacation Audience publique de vacation du 10 août 2022 Recours formé par Monsieur …, Findel contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47710 du rôle et déposée le 19 juillet 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Louis Tinti

, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de M...

Tribunal administratif N° 47710 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 19 juillet 2022 chambre de vacation Audience publique de vacation du 10 août 2022 Recours formé par Monsieur …, Findel contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47710 du rôle et déposée le 19 juillet 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Louis Tinti, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Syrie), de nationalité syrienne, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence au Findel (« SHUF »), sise à L-1751 Findel, 12A, Beim Haff, tendant à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 8 juillet 2022 de le transférer vers la Roumanie comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 4 août 2022 ;

Vu le courriel de Maître Louis Tinti du 8 aout 2022 informant le tribunal que l’affaire pouvait être prise en délibéré sans sa présence ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul Reiter en sa plaidoirie à l’audience publique de vacation du 10 août 2022, Maître Maître Louis Tinti étant excusé.

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Le 16 mars 2022, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par la « loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service criminalité organisée-

police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Il s’avéra à cette occasion que Monsieur … avait quitté la Syrie deux ans auparavant dans le but de rejoindre le Grand-Duché de Luxembourg et était entré de façon irrégulière sur le territoire de l’Union européenne par la Bulgarie après avoir traversé clandestinement l’Iraq 1et la Turquie. Une recherche effectuée, par ailleurs, dans la base de données Eurodac le même jour indiqua que Monsieur … avait introduit une demande de protection internationale en Roumanie en date du 1er mars 2022.

Toujours le 16 mars 2022, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».

Le 24 mars 2022, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités roumaines en vue de la reprise en charge de Monsieur … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par lesdites autorités en date du 29 mars 2022.

Par arrêté du 7 avril 2022, notifié à l’intéressé le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », ordonna l’assignation à résidence de Monsieur … à la SHUF pour une durée de trois mois, mesure prorogée par un arrêté du 6 juillet 2022, notifié à l’intéressé le lendemain, pour une durée de trois mois.

Par décision du 8 juillet 2022, expédiée à l’intéressé par courrier recommandé le même jour, le ministre informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers la Roumanie sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 16 mars 2022 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015»).

En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 18(1)b du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Roumanie qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale, datés du 16 mars 2022.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 16 mars 2022, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l’immigration.

2La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Roumanie en date du 1er mars 2022.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 16 mars 2022.

Sur cette base, la Direction de l’immigration a adressé en date du 24 mars 2022 une demande de prise en charge aux autorités roumaines sur base de l’article 18(1)b du règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités roumaines en date du 29 mars 2022.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette compétence revient à un autre Etat.

Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point b) du règlement DIII, l’Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le demandeur dont la demande est en cours d'examen et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE.»).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 16 mars 2022 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Roumanie en date du 1er mars 2022.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Syrie en début d'été 2019 à pied pour vous rendre en Iraq où vous auriez séjourné pendant 2 ans et demi. Par la suite vous seriez parti vers la Turquie où vous déclarez avoir séjourné à Istanbul pendant 6 jours. Ensuite, vous vous 3seriez rendu en Roumanie en passant par la Bulgarie, avant de continuer votre trajet vers le Luxembourg à bord d'un camion en passant par la Hongrie et l'Allemagne.

Vous déclarez être arrivé au Luxembourg en date du 13 mars 2022.

Monsieur, vous indiquez ne pas vouloir retourner en Roumanie au motif que votre objectif aurait été de venir au Luxembourg.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 16 mars 2022, vous n’avez pas fait mention d’éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Roumanie qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que la Roumanie est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la Roumanie est liée par la Directive (UE) n°2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que la Roumanie profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. Par conséquent, la Roumanie est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.

Il n’existe en outre aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Roumanie sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires roumaines.

Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Roumanie ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Roumanie revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.

4Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Or, il ne ressort d’aucun élément de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers la Roumanie, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers la Roumanie, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction de l’Immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers la Roumanie en informant les autorités roumaines conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités roumaines n’ont pas été constatées. […] ».

Il ressort finalement d’un relevé du 15 juillet 2022 compris dans le dossier administratif que Monsieur … disparut de la SHUF le 14 juillet 2022 et que le ministre demanda, par un courrier du 18 juillet 2022, à la police grand-ducale de procéder au signalement national de Monsieur ….

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 19 juillet 2022, inscrite sous le numéro 47710 du rôle, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle précitée du 8 juillet 2022.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours en réformation sous examen.

Dans son mémoire en réponse, le délégué du gouvernement soulève l’irrecevabilité du recours sous analyse pour défaut d’intérêt à agir dans le chef de Monsieur … dans la mesure où celui-ci aurait disparu de la SHUF depuis le 14 juillet 2022, et ce en dépit de la décision 5d’assignation à résidence lui imposée par le ministre. Il ne serait dès lors plus à la disposition du gouvernement en vue de l’exécution de son transfert vers la Roumanie, le délégué du gouvernement ajoutant qu’en cas d’annulation de la décision querellée, les autorités luxembourgeoises seraient placées dans l’impossibilité soit de traiter au fond la demande d’asile de l’intéressé, soit de rechercher un autre Etat compétent pour le traitement de sa demande d’asile au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, de sorte que, par le fait de disparaître, Monsieur … rendrait toute exécution de la décision de transfert déférée, sinon du jugement à intervenir, impossible.

En se référant à une ordonnance du président du tribunal administratif du 26 juin 2019, inscrite sous le numéro 43151 du rôle, ainsi qu’à la jurisprudence1 de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par la « CourEDH », il fait valoir qu’il importerait que les contacts entre le requérant et son représentant soient maintenus tout au long de la procédure, alors que de tels contacts seraient essentiels à la fois pour approfondir la connaissance d’éléments factuels concernant la situation particulière du requérant et pour confirmer la persistance de l’intérêt du requérant à la continuation de l’examen de sa requête. La CourEDH aurait de même considéré que lorsqu’un requérant n’a pas maintenu le contact avec son avocat et qu’il a omis de le tenir informé de son lieu de résidence ou de lui fournir un autre moyen de le joindre, de telles circonstances permettraient de conclure que le requérant a perdu son intérêt pour la procédure et n’entendrait plus maintenir la requête, et ce indépendamment du fait que le représentant du requérant dispose le cas échéant d’un pouvoir l’autorisant à le représenter pour l’ensemble de la procédure devant la Cour, cette circonstance ne justifiant pas à elle seule la poursuite de la procédure. Par ailleurs, la CourEDH2 aurait relevé que les conditions de recevabilité, dont l’exigence d’un intérêt comme élément de recevabilité du recours en annulation, dans la mesure où elles poursuivent notamment pour objectif de prévenir l’engorgement de la juridiction administrative, poursuivraient un objectif que la Cour considérerait comme légitime pour viser la bonne administration de la justice.

En l’espèce, il serait très invraisemblable que Monsieur … soit encore en contact avec son conseil juridique depuis sa disparition de la SHUF le 14 juillet 2022 et que ledit conseil soit au courant de sa demeure actuelle, de sorte que Monsieur … aurait perdu tout intérêt pour le procès administratif en cause. Il souligne, enfin, que le tribunal3 aurait d’ores et déjà conclu, dans une affaire similaire, à l’irrecevabilité du recours pour défaut d’intérêt dans le chef du demandeur à poursuivre la procédure.

Force est de constater que les contestations de la partie étatique tournent, en substance, autour de la question de l’existence du mandat du litismandataire de Monsieur …, d’une part, et autour de l’intérêt à agir de Monsieur …, d’autre part, cela au regard de sa disparition.

A cet égard, le tribunal relève qu’au moment de l’introduction du recours sous analyse, le litismandataire avait mandat pour défendre les intérêts de Monsieur … et que dans la mesure où ledit litismandataire a, en vue de l’audience publique du 10 août 2022, informé le tribunal en date du 8 août 2022 qu’il entendait se rapporter à ses écrits et que la présente affaire pouvait être prise en délibéré en dehors de sa présence, il y a lieu de conclure qu’il a toujours mandat à poursuivre la procédure en cours et que celui-ci ne lui a pas été retiré, de sorte que les contestations étatiques par rapport à l’existence d’un mandat sont à rejeter.

1 CEDH, grande chambre, 17 novembre 2016, V.M. et autres c. Belgique, req. n° 60125/11.

2 CEDH, grande chambre, 17 juillet 2018, Ronald Vermeulen c. Belgique, req. n° 5475/06.

3 Trib. adm., 10 juin 2020, n° 44171 du rôle.

6S’agissant de l’intérêt à agir, il échet de relever que celui-ci est considéré comme l’utilité que présente pour le demandeur la solution du litige qu’il demande au juge d’adopter4, étant souligné que l’intérêt à agir n’est pas à confondre avec le fond du droit en ce qu’il se mesure non au bien-fondé des moyens invoqués à l’appui d’une prétention, mais à la satisfaction que la prétention est censée procurer à une partie, à supposer que les moyens invoqués soient justifiés5. En matière de contentieux administratif portant sur des droits objectifs, l’intérêt ne consiste pas dans un droit allégué, mais dans le fait vérifié qu’une décision administrative affecte négativement la situation en fait et en droit d’un administré qui peut partant tirer un avantage corrélatif de la sanction de cette décision par le juge administratif6.

A cet égard, il convient de souligner que si stricto sensu l’intérêt à agir est à apprécier au moment de l’introduction du recours, il n’en reste pas moins que le maintien d’un intérêt à agir, ou plus précisément d’un intérêt à poursuivre une action, doit être vérifié au jour du jugement sous peine de vider ce dernier de tout effet utile, d’encombrer le rôle des juridictions administratives et d’entraver la bonne marche des services publics en imposant à l’autorité compétente de devoir se justifier inutilement devant les juridictions administratives, exposant, le cas échéant, ses décisions à la sanction de l’annulation ou de la réformation, sans que l’administré ayant initialement introduit le recours ne soit encore intéressé par l’issue de ce dernier7.

Or, la première personne à pouvoir justifier s’il existe effectivement dans son chef un intérêt concret et personnel suffisant pour intenter un procès et pour le poursuivre ensuite, est le justiciable lui-même qui a saisi le tribunal administratif d’une demande, et ce, en établissant qu’il a été porté atteinte à ses droits ou que ses intérêts ont été lésés et que le redressement obtenu au moyen d’une décision juridictionnelle apportera à sa situation une amélioration qui compense les frais qu’entraîne et les désagréments que comporte un procès. La volonté du justiciable, manifestée par l’introduction d’une demande en justice, de défendre ce qu’il considère comme un intérêt le concernant est donc le premier élément qui est nécessaire pour rendre possible la constatation que ce justiciable justifie effectivement de l’intérêt concret et personnel requis en droit pour être recevable à intenter un procès.

En l’espèce, la décision déférée consiste à transférer Monsieur … vers la Roumanie, pays dont le ministre estime qu’il est l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale et des suites de celle-ci. Etant donné que par sa requête introductive d’instance, Monsieur … tend à marquer son opposition à un tel transfert et vu qu’il ne ressort d’aucun élément en cause qu’il serait retourné volontairement en Roumanie ou même dans son pays d’origine, en l’occurrence la Syrie, ce dernier est censé avoir conservé son intérêt à agir dans le présent litige, d’autant plus que le tribunal a retenu ci-avant que son litismandataire avait toujours un mandat à poursuivre la présente procédure pour le compte de Monsieur ….

Au vu de ces éléments, le tribunal ne saurait conclure à une perte d’un intérêt à agir dans le chef de Monsieur …, étant relevé que le simple fait de disparaître de la SHUF n’est pas suffisant pour établir à lui seul et à défaut de tout autre élément qu’il ne témoigne plus le 4 Voir Encyclopédie Dalloz, Contentieux administratif, V° Recours pour excès de pouvoir (Conditions de recevabilité), n°247.

5 Trib. adm. prés., 27 septembre 2002, n° 15373 du rôle, Pas. adm. 2021, V° Procédure contentieuse, n° 4 et les autres références y citées.

6 Cour adm., 14 juillet 2009, nos 23857C et 23871C du rôle, Pas. adm. 2021, V° Procédure contentieuse, n° 3 et les autres références y citées.

7 Trib. adm., 11 mai 2016, n°35579 du rôle, Pas. adm. 2021, V° Procédure contentieuse, n°34 et les autres références y citées.

7moindre intérêt pour le déroulement et le maintien de son recours intenté le 19 juillet 2022, et qu’à la différence de la solution retenue par le tribunal administratif dans son jugement, précité, du 10 juin 2020 auquel le délégué du gouvernement s’est expressément référé dans son mémoire en réponse, il ne ressort pas des éléments soumis en l’espèce au tribunal que Monsieur … ait introduit une nouvelle demande de protection internationale dans un autre Etat membre, élément-clé ayant dans ladite affaire amené le tribunal à déclarer le recours irrecevable pour défaut d’intérêt dans le chef du demander à maintenir l’instance qu’il a mue.

Concernant les critiques étatiques relatives à une impossibilité d’exécuter la décision déférée, voire de se conformer au jugement à intervenir en cas de disparition de Monsieur …, force est de souligner que ces considérations ont trait justement à l’exécution de la décision respectivement du jugement à intervenir et ne sauraient justifier un défaut d’intérêt à agir dans le chef de Monsieur ….

Le moyen d’irrecevabilité est dès lors à rejeter.

A défaut de tout autre moyen d’irrecevabilité, le recours en réformation est à déclarer recevable pour avoir, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours et en fait, le demandeur reprend les faits et rétroactes repris ci-avant.

Il explique que l’introduction de sa demande de protection internationale en Roumanie en date du « 29 mars 2022 » s'inscrirait dans un contexte particulier de privation de liberté tenant au caractère irrégulier de son séjour sur le sol roumain l’ayant obligé à signer des documents pour recouvrer sa liberté, documents dont le demandeur explique ne pas avoir compris la portée et plus particulièrement qu’il s’agissait de documents ayant trait à une demande de protection internationale en Roumanie.

En droit, le demandeur invoque l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III pour contester le bien-fondé de la décision entreprise en expliquant que cette disposition relèverait certes du seul pouvoir souverain du ministre, mais que l'exercice de ce pouvoir n'échapperait pas au contrôle de légalité du juge administratif qui devrait notamment veiller au respect des principes de droit tel que celui de la proportionnalité.

Il explique que la Roumanie serait un pays limitrophe à l'Ukraine qui serait actuellement engagée dans un conflit armé avec la Russie dont certaines des attaques se situeraient à seulement 20 kilomètres de la frontière ukrainienne et roumaine. Il fait valoir que la Roumanie accueillerait un nombre considérable de réfugiés ukrainiens liés à ce conflit armé en cours, dont le nombre ne cesserait de croître et dont l’état de vulnérabilité serait aggravé par les conditions de vie en Ukraine. Il se prévaut dans ce contexte d’un article de presse du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, ci-après désigné par l’« UNHCR », du 9 avril 2022, intitulé « Le Haut Commissaire assistant du HCR chargé des opérations salue la solidarité de la Roumanie et de la Moldavie envers les réfugiés d’Ukraine », ainsi que d’un article publié par « Action contre la Faim » du 24 mars 2022, intitulé « Témoignages, Ukraine, Plus le temps passe et plus les personnes qui arrivent sont vulnérables » pour conclure que la Roumanie serait actuellement soumise à une forte pression en termes de capacité à traiter les demandes de protections internationales.

8Il se prévaut ensuite de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-

après désignée par la « Charte », et plus particulièrement du principe de solidarité qui aurait acquis, à travers de son préambule, un statut de valeur fondatrice indivisible et universelle pour l’Union européenne et qui serait encore consacré par l’article 6 du Traité sur l’Union européenne et par l’article 80 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Le principe de solidarité serait, par ailleurs, essentiel dans le cadre du régime d’asile européen commun, tel que le rappellerait le considérant 22 du règlement Dublin III.

Le demandeur estime que les Etats membres de l’Union européenne devraient exprimer leur solidarité à l’égard des réfugiés ukrainiens trouvant refuge notamment en Roumanie dont les structures d'accueil seraient débordées. Il ajoute que lui-même n’aurait pas intérêt à être transféré vers un Etat limitrophe à une zone de conflit, de sorte qu’il est reproché au ministre de ne pas avoir décidé d’appliquer l’article 17 du règlement Dublin III et d’accepter de traiter sa demande de protection internationale.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours.

L’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit ce qui suit : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

L’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités roumaines pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale du demandeur, prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre […] ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

Le tribunal constate de prime abord qu’en l’espèce, la décision ministérielle déférée est motivée par les considérations que le demandeur a déposé une demande de protection internationale en Roumanie en date du 1er mars 2022 et que les autorités roumaines ont accepté de le reprendre en charge le 29 mars 2022 sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers la Roumanie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

Il échet ensuite de constater que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de l’Etat roumain, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais avance la situation d’accueil des réfugiés ukrainiens en Roumanie et sa situation personnelle 9pour se prévaloir d’une violation, par le ministre, de l’article 17 du règlement Dublin III.

Il convient à cet égard de souligner que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

En ce qui concerne tout d’abord la situation d’accueil des réfugiés ukrainiens en Roumanie ainsi que la situation personnelle du demandeur, et pour autant que ce dernier a entendu conclure à une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, celui-ci prévoit ce qui suit : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable.

Lorsqu’il est impossible de transférer le demandeur en vertu du présent paragraphe vers un État membre désigné sur la base des critères énoncés au chapitre III ou vers le premier État membre auprès duquel la demande a été introduite, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable devient l’État membre responsable. ».

Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.

La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé8.

A cet égard, le tribunal relève tout d’abord que l’Etat roumain est tenu en tant que membre de l’Union européenne et signataire de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après dénommée la « CEDH», au respect des dispositions de celle-ci et de celles du Pacte international des droits civils et politiques de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements 8 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.

10cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984, ci-après désigné par le « Pacte international », ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par la « Convention de Genève », et dispose d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés.

Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard9. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants10. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption - réfragable - que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées11.

Dans son arrêt du 19 mars 2019, la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par la « CJUE », a confirmé ce principe selon lequel le droit de l’Union repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque Etat membre partage avec tous les autres Etats membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée12. Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les Etats membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en œuvre, ainsi que dans le fait que leurs ordres juridiques nationaux respectifs sont en mesure de fournir une protection équivalente et effective des droits fondamentaux reconnus par la Charte, notamment par les articles 1er et 4 de celle-ci, qui consacrent l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses Etats membres, de sorte qu’il doit être présumé que le traitement réservé aux demandeurs d’une protection internationale dans chaque Etat membre est conforme aux exigences de la Charte, de la Convention de Genève ainsi que de la CEDH.

Il résulte, par ailleurs, de l’arrêt, précité, du 19 mars 2019, que pour relever de l’article 4 de la Charte auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint 9 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S, c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.

10 Ibidem, point. 79 ; Voir également : Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

11 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

12 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, n° C-163/17.

11lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine13.

Partant, ce seuil de gravité ne saurait couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant : le seul fait que la protection sociale et/ou les conditions de vie sont plus favorables dans l’Etat membre requérant que dans l’Etat membre normalement responsable de l’examen de la demande de protection internationale n’est ainsi pas de nature à conforter la conclusion selon laquelle la personne concernée serait exposée, en cas de transfert vers ce dernier Etat membre, à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 4 de la Charte.

En l’espèce, force est de constater que l’article de presse de l’UNHCR, prémentionné, se limite à indiquer que la Roumanie a mis en place une « solide réponse d’urgence aux frontières et à l’intérieur du pays » et à mettre en avant « les mesures rapides prises par le gouvernement roumain pour garantir l’accès aux droits et aux services par le biais d’une protection temporaire, ainsi que la forte coordination de la réponse par la cellule nationale d’urgence », le reste dudit article de presse ayant trait à la situation en Moldavie et à l’esprit de solidarité constaté par le Haut-Commissaire assistant présent sur les lieux. Le tribunal relève ensuite que l’article publié par « Action contre la Faim », prémentionné, porte sur l’évaluation par une personne membre de ce collectif, des besoins des réfugiés ukrainiens en Roumanie en termes d’accès à l’eau, à l’hygiène et à l’assainissement, ainsi que des enjeux opérationnels dudit collectif en Roumanie, et ne contient que des informations sommaires et générales qui sont sans rapport avec la procédure d’asile et les conditions d’accueil en général des demandeurs d’asile en Roumanie, étant précisé que l’article en question précise que le collectif entend « soutenir les structures d’accueil déjà mises en place par les autorités roumaines ou les points de distributions dans les gares routières ou ferroviaires où les réfugiés peuvent se réapprovisionner en bien de première nécessité et en produits d’hygiène avant de continuer leur voyage ».

Or, mis à part ces documents, le demandeur ne fournit aucun autre élément objectif tangible permettant de retenir que les droits des demandeurs de protection internationale ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés en Roumanie, ou encore que ceux-ci n’auraient en Roumanie aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités roumaines, étant rappelé que la Roumanie est signataire de la Charte et de la CEDH et qu’elle est, en tant que membre de l’Union européenne, tenue au respect des dispositions de celles-ci et de celles du Pacte international et de la Convention de Genève.

De plus, en l’absence d’une jurisprudence révisée par la CEDH ou d’un rapport actuel d’une institution supranationale déconseillant des transferts vers la Roumanie en raison de défaillances systémiques qui auraient pu être constatées dans cet Etat, le tribunal n’est pas en mesure, en l’état actuel du dossier, de retenir de telles déficiences systématiques pour la Roumanie.

13 Idem, point 92.

12Concernant ensuite la situation personnelle du demandeur, force est de constater que s’il explique en substance avoir été forcé de signer des documents pour recouvrer sa liberté dont il aurait été privé par les autorités roumaines en raison du caractère irrégulier de sa présence sur le territoire roumain et qu’il n’aurait pas été en mesure de comprendre qu’il s’agissait de documents faisant office de demande de protection internationale, le demandeur n’a pas soumis le moindre élément permettant d’étayer cette affirmation qui reste à l’état de pure allégation, le demandeur ayant, par ailleurs, aussitôt quitté la Roumanie sans intention d’y voir traiter sa demande de protection internationale, de sorte qu’il n’est pas non plus à même d’établir sur base de son vécu personnel, l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile en Roumanie.

Le moyen fondé sur une violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III encourt, dès lors, le rejet pour ne pas être fondé.

Néanmoins, il convient encore de relever dans ce cadre que si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable14.

Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’État membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte15, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant16.

Or en l’espèce, tel que relevé ci-avant, le demandeur est resté en défaut de soumettre au tribunal un quelconque élément lui permettant d’arriver à la conclusion qu’en cas de transfert vers la Roumanie, il risquerait de subir des traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3 de la CEDH et à l’article 4 de la Charte, encore que le demandeur n’ait en l’espèce pas spécialement invoqué ces dispositions.

En ce qui concerne le moyen du demandeur selon lequel il aurait appartenu au ministre de faire preuve de solidarité, partant de faire usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement.

[…] », le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du 14 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09 15 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96 16 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, n° C-163/17.

13règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres17, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans un arrêt de la CJUE du 16 février 2017 à la lumière de l’article 4 de la Charte18.

Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge19, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée20, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu de sanctionner la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal.

Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de la légalité de la décision attaquée par rapport à l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, ensemble les articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH que les prétentions du demandeur ne sont pas fondées, et que c’est sur base de cette même argumentation que le demandeur semble estimer que le ministre aurait dû appliquer la clause discrétionnaire, il y a lieu de retenir qu’il ne saurait pas davantage être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III d’examiner sa demande de protection internationale, alors même que cet examen incombe aux autorités roumaines.

Il s’ensuit que c’est à bon droit que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers la Roumanie, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, sans faire application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen fondé sur une violation de cette disposition est également rejeté.

En l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours sous analyse est à rejeter pour ne pas être fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

17 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

18 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, points 88 et 97 ; voir également :

Trib. adm., 6 avril 2022, n° 47188 du rôle, disponible sur le site www.jurad.etat.lu.

19 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2021, V° Recours en annulation, n° 55 et les autres références y citées.

20 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.

14Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique de vacation du 10 août 2022 par:

Olivier Poos, premier juge, Annemarie Theis, attaché de justice délégué, Benoît Hupperich, attaché de justice délégué, en présence du greffier en chef Xavier Drebenstedt.

s. Xavier Drebenstedt s. Olivier Poos Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 10 août 2022 Le greffier du tribunal administratif 15


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 47710
Date de la décision : 10/08/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 17/08/2022
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2022-08-10;47710 ?

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