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20/07/2022 | LUXEMBOURG | N°47643

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 20 juillet 2022, 47643


Tribunal administratif N° 47643 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 5 juillet 2022 chambre de vacation Audience publique du 20 juillet 2022 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47643 du rôle et déposée le 5 juillet 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Karima Hammouche, avocat

à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …...

Tribunal administratif N° 47643 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 5 juillet 2022 chambre de vacation Audience publique du 20 juillet 2022 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47643 du rôle et déposée le 5 juillet 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Karima Hammouche, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Guinée), de nationalité guinéenne, actuellement retenu au Centre de rétention au Findel, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 21 juin 2022 de le transférer vers la France comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 13 juillet 2022 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;

Le juge rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Karima Hammouche et Madame le délégué du gouvernement Charline Radermecker en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de ce jour.

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Le 25 avril 2022, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service police judiciaire de la police grand-ducale, section criminalité organisée - police des étrangers, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. A cette occasion et suite à une recherche dans la base de données EURODAC, il s’avéra que Monsieur … avait précédemment introduit des demandes de protection internationale en Allemagne en date du 19 septembre 2014, en Belgique en date des 10 octobre 2018, 2 décembre 2020 et 22 octobre 2021, en France en date des 19 juin 2019, 8 mars 2021 et 3 janvier 2022 et aux Pays-Bas en date du 12 juin 2021.

Le 25 avril 2022, Monsieur … fut encore entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Le 29 avril 2022, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par le « ministre », prit à l’encontre de Monsieur … un arrêté ordonnant son assignation à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Findel (SHUF) pour une durée de trois mois. Ledit arrêté ministériel fut notifié en mains propres à Monsieur … le même jour.

Le 24 mai 2022, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités françaises en vue de la reprise en charge de Monsieur … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces dernières suivant courrier du 8 juin 2022.

Par arrêté du 21 juin 2022, le ministre, en révoquant son assignation à résidence à la SHUF, ordonna encore le placement de Monsieur … au Centre de rétention pour une durée maximale de trois mois à partir de la notification de la décision en question sur base de l’article 22 de la loi du 18 décembre 2015, afin de préparer son transfert vers la France.

Par décision du 21 juin 2022, notifiée à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers la France sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :

« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 25 avril 2022 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 18(1)b du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la France qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judicaire et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale, datés du 25 avril 2022.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 25 avril 2022, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l’immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 19 septembre 2014, trois demandes de protection internationale en Belgique en date des 10 octobre 2018, 2 décembre 2020 et 22 octobre 2021, une demande aux Pays-Bas en date du 12 juin 2021 ainsi que trois demandes en France en date des 19 juin 2019, 8 mars 2021 et 3 janvier 2022.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 25 avril 2022.

Sur cette base, la Direction de l’immigration a adressé en date du 24 mai 2022 une demande de reprise en charge aux autorités françaises sur base de l’article 18(1)b du règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités françaises en date du 8 juin 2022.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 18(1), point b) du règlement DIII, l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 25 avril 2022 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 19 septembre 2014, trois demandes de protection internationale en Belgique en date des 10 octobre 2018, 2 décembre 2020 et 22 octobre 2021, une demande aux Pays-Bas en date du 12 juin 2021 ainsi que trois demandes en France en date des 19 juin 2019, 8 mars 2021 et 3 janvier 2022.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Guinée en 2006. Vous auriez traversé le Mali, le Niger et l’Algérie afin de vous rendre en Libye où vous auriez travaillé illégalement jusqu’en 2011. Vous seriez ensuite monté à bord d’une embarcation qui vous a amené en Italie. Dans les années suivantes, vous auriez fait le trajet entre l’Italie et la Suisse à trois reprises, mais les autorités suisses vous auraient transféré à chaque fois en Italie. En 2014, vous seriez parti en Allemagne et vous y auriez habité dans un foyer jusqu’en 2018. Votre demande de protection internationale aurait cependant été rejetée. Par la suite, vous avez introduit plusieurs demandes en Belgique, en France et aux Pays-Bas. Ces demandes auraient soit été rejetées soit vous auriez quitté le pays au cours de la procédure. En date du 3 janvier 2022, vous avez introduit une troisième demande de protection internationale en France et vous déclarez avoir quitté le pays sans attendre une réponse à votre demande.

Vous seriez parti au Luxembourg en train en date du 21 avril 2022.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 25 avril 2022, vous avez mentionné avoir mal au ventre depuis longtemps. Cependant vous n’avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la France qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons que la France est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la France est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que la France profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. Par conséquent, la France est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la France sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires françaises.

Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la France ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en France revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers la France, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers la France, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers la France en informant les autorités françaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités françaises n’ont pas été constatées. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 5 juillet 2022, inscrite sous le numéro 47643 du rôle, Monsieur … a fait introduire un recours en réformation sinon en annulation contre la décision ministérielle précitée du 21 juin 2022.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation déposé contre la décision ministérielle déférée, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Il n’y a dès lors pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.

A l’appui de son recours, le demandeur invoque en premier lieu une violation des articles 4 et 5 du règlement Dublin III, en relevant qu’il n’aurait pas reçu les explications minimales prévues à l’article 4, paragraphe (1), points a) à f) et qu’il n’aurait pas bénéficié d’un entretien individuel tel que prévu par l’article 5 du règlement Dublin III, en ce que l’agent du ministère ayant mené l’entretien du 25 avril 2022 ne lui aurait pas fourni les « informations minimales négligeant par là-même les dispositions dirimantes minimales prévues par le [règlement Dublin III] ».

En deuxième lieu, le demandeur conclut que la France ferait face à des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III et qu’elle ne respecterait pas le système européen commun d’asile, en ce qu’elle ne disposerait pas de structures d’hébergement convenables pour accueillir dignement des demandeurs de protection internationale, le demandeur se réfère dans ce contexte aux enseignements de trois arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par la « CJUE » du 21 décembre 20111, du 16 février 20172 et du 19 mars 20193.

Aux fins de justifier que les défaillances systémiques en France atteindraient un seuil élevé de gravité contraire à l’interdiction de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, désignée ci-après par « la Charte », le demandeur invoque un « rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme » non versé en cause, un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par la « CourEDH » du 2 juillet 20204, des informations rapportées par le Défenseur des droits de la République française dans sa décision n°2020-100 du 28 avril 2020 adressée au juge des référés du Conseil d’Etat, suivant lesquelles les demandeurs de protection internationale en France vivraient dans des conditions matérielles d’hébergement inhumaines et dégradantes, le résumé d’un rapport publié par AIDA et intitulé « Rapport national : France » et sa mise à jour du 8 avril 2022, suivant lesquels le nombre des demandeurs d’asile hébergés reste largement en dessous du nombre de personnes ayant enregistré une demande d’asile.

Il en conclut que son transfert vers la France constituerait inéluctablement une violation des articles 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ci- après désignée par « la CEDH » et 4 de la Charte, alors qu’il n’y aurait pas accès à un logement, tout en soulignant qu’il se serait déjà vu refuser sa demande de protection internationale en France et y serait considéré comme « une personne devant faire l’objet d’un transfert Dublin », de sorte à ne pas pouvoir bénéficier d’une aide « logement » et à se retrouver dès lors sans abris dans l’attente de la décision d’un transfert éventuel vers son pays d’origine. Le demandeur souligne encore dans ce contexte qu’il 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. C/ Secretary of State for the Home Department et M. E., A.S. M., M.T., K.P., E.H. c. Refugee Applications Commissioner, Minister for Justice, Equality and Law Reform, n° C-411/10 et n° C-493/10.

2 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.

3 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, n° C-163/17.

4 CourEDH, 2 juillet 2020, N. H. et autres c. France, nos 28820/13, 75547/13, 13114/15.

n’aurait pas bénéficié d’une structure d’accueil appropriée lors du traitement de sa demande de protection internationale en France et qu’il se serait retrouvé dans la rue.

Il en conclut que le ministre aurait dû faire application de la clause de souveraineté inscrite à l’article 17 du règlement Dublin III, sinon de l’article 3, paragraphe (2) du même règlement.

Le délégué du gouvernement, quant à lui, conclut au rejet du recours sous analyse pour n’être fondé dans aucun de ses moyens.

A titre liminaire, le tribunal relève que le recours en réformation dans le cadre duquel il est amené à statuer en la présente matière depuis l’entrée en vigueur de la loi du 16 juin 2021 portant modification de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, publiée au Mémorial en date du 1er juillet 2021, est l’attribution légale au juge administratif de la compétence spéciale de statuer à nouveau, en lieu et place de l’administration, sur tous les aspects d’une décision administrative querellée. Le jugement se substitue à la décision litigieuse en ce qu’il la confirme ou qu’il la réforme. Cette attribution formelle de compétence par le législateur appelle le juge de la réformation à ne pas seulement contrôler la légalité de la décision que l’administration a prise sur base d’une situation de droit et de fait telle qu’elle s’est présentée au moment où elle a été appelée à statuer, voire à refaire - indépendamment de la légalité - l’appréciation de l’administration, mais elle l’appelle encore à tenir compte des changements en fait et en droit intervenus depuis la date de la prise de la décision litigieuse et, se plaçant au jour où lui-

même est appelé à statuer, à apprécier la situation juridique et à fixer les droits et obligations respectifs de l’administration et des administrés concernés5.

L’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit ce qui suit : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

L’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités françaises pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur …, prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de (…) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre (…) ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

5 Trib. adm., 17 septembre 2018, n° 40026 du rôle, Pas. adm. 2021, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.

Le tribunal constate de prime abord qu’en l’espèce, la décision ministérielle déférée est motivée par les considérations que Monsieur … a déposé trois demandes de protection internationale en France en date des 19 juin 2019, 8 mars 2021 et 3 janvier 2022 et que les autorités françaises ont accepté de le reprendre en charge le 8 juin 2022 sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, de sorte qu’il y a d’ores et déjà lieu de rejeter les développements du demandeur selon lesquels il aurait été débouté de sa demande de protection internationale introduite en France, le demandeur ayant, en effet, affirmé lui-même lors de son entretien en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale du 25 avril 2022 que sa troisième demande est toujours en cours d’examen en France et qu’il a quitté le territoire français sans attendre une réponse6.

C’est dès lors a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers la France et de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg, étant souligné que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de l’Etat français, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais se prévaut d’une violation, par le ministre, des articles 3, paragraphe (2), 4, 5 et 17 du règlement Dublin III, ainsi que des dispositions de l’article 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

Quant au moyen du demandeur basé sur une violation des articles 4 et 5 du règlement Dublin III, le tribunal relève que ledit article 4 prévoit ce qui suit : « 1. Dès qu’une demande de protection internationale est introduite au sens de l’article 20, paragraphe 2, dans un État membre, ses autorités compétentes informent le demandeur de l’application du présent règlement, et notamment:

a) des objectifs du présent règlement et des conséquences de la présentation d’une autre demande dans un État membre différent ainsi que des conséquences du passage d’un État membre à un autre pendant les phases au cours desquelles l’État membre responsable en vertu du présent règlement est déterminé et la demande de protection internationale est examinée;

b) des critères de détermination de l’État membre responsable, de la hiérarchie de ces critères au cours des différentes étapes de la procédure et de leur durée, y compris du fait qu’une demande de protection internationale introduite dans un État membre peut mener à la désignation de cet État membre comme responsable en vertu du présent règlement même si cette responsabilité n’est pas fondée sur ces critères;

c) de l’entretien individuel en vertu de l’article 5 et de la possibilité de fournir des informations sur la présence de membres de la famille, de proches ou de tout autre parent dans les États membres, y compris des moyens par lesquels le demandeur peut fournir ces informations;

d) de la possibilité de contester une décision de transfert et, le cas échéant, de demander une suspension du transfert;

e) du fait que les autorités compétentes des États membres peuvent échanger des données le concernant aux seules fins d’exécuter leurs obligations découlant du présent règlement;

6 Entretien Dublin III du 25 avril 2022, p.11.

f) de l’existence du droit d’accès aux données le concernant et du droit de demander que ces données soient rectifiées si elles sont inexactes ou supprimées si elles ont fait l’objet d’un traitement illicite, ainsi que des procédures à suivre pour exercer ces droits, y compris des coordonnées des autorités visées à l’article 35 et des autorités nationales chargées de la protection des données qui sont compétentes pour examiner les réclamations relatives à la protection des données à caractère personnel.

2. Les informations visées au paragraphe 1 sont données par écrit, dans une langue que le demandeur comprend ou dont on peut raisonnablement supposer qu’il la comprend.

Les États membres utilisent la brochure commune rédigée à cet effet en vertu du paragraphe 3. (…) 3. La Commission rédige, au moyen d’actes d’exécution, une brochure commune ainsi qu’une brochure spécifique pour les mineurs non accompagnés, contenant au minimum les informations visées au paragraphe 1 du présent article. Cette brochure commune comprend également des informations relatives à l’application du règlement (UE) n° 603/2013 et, en particulier, à la finalité pour laquelle les données relatives à un demandeur peuvent être traitées dans Eurodac. La brochure commune est réalisée de telle manière que les États membres puissent y ajouter des informations spécifiques aux États membres. Ces actes d’exécution sont adoptés en conformité avec la procédure d’examen visée à l’article 44, paragraphe 2, du présent règlement. ».

L’article 5 du règlement Dublin III, relatif à l’audition du demandeur de protection internationale en vue de déterminer l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande, est libellé comme suit : « (1) Afin de faciliter le processus de détermination de l’État membre responsable, l’État membre procédant à cette détermination mène un entretien individuel avec le demandeur. Cet entretien permet également de veiller à ce que le demandeur comprenne correctement les informations qui lui sont fournies conformément à l’article 4.

(…) (4) L’entretien individuel est mené dans une langue que le demandeur comprend ou dont on peut raisonnablement supposer qu’il la comprend et dans laquelle il est capable de communiquer. Si nécessaire, les États membres ont recours à un interprète capable d’assurer une bonne communication entre le demandeur et la personne qui mène l’entretien individuel.

(…) (6) L’État membre qui mène l’entretien individuel rédige un résumé qui contient au moins les principales informations fournies par le demandeur lors de l’entretien. Ce résumé peut prendre la forme d’un rapport ou d’un formulaire type. L’État membre veille à ce que le demandeur et/ou le conseil juridique ou un autre conseiller qui représente le demandeur ait accès en temps utile au résumé. ».

En l’espèce, le tribunal constate d’abord qu’il ressort du dossier administratif, et plus particulièrement de deux certificats du 25 avril 2022, signés par Monsieur …, qu’à cette dernière date, l’intéressé « (…) a reçu en mains propres et a pris connaissance [d’une] (…) Brochure d’informations Dublin partie B en langue française (…) et, « (…) a reçu en mains propres et a pris connaissance [d’une] (…) Brochure d’informations sur le règlement Dublin pour les demandeurs d’une protection internationale « Partie A » en langue française (…) et, d’autre part, que Monsieur … a déclaré sur la fiche de données personnelles, qu’il a remplie au moment du dépôt de la demande de protection internationale, qu’il parle la langue française. Dans la mesure où il ne ressort, par ailleurs, d’aucun élément du dossier administratif que le demandeur aurait connu des problèmes de compréhension et qu’aucune réserve n’a été formulée à ce titre et que le demandeur n’établit pas que les brochures précitées ne seraient pas conformes aux dispositions de l’article 4 du règlement Dublin III, il y a lieu de conclure qu’il avait connaissance de l’application dudit règlement, de ses objectifs et des critères de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande.

Le tribunal rappelle ensuite que le demandeur a été auditionné par un agent du ministère le 25 avril 2022 en vue de déterminer l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, en application de l’article 5, précité, du règlement Dublin III, audition à l’occasion de laquelle il s’est vu adresser les informations suivantes de la part de l’agent ministériel en charge de son entretien : « (…) L’objet de notre entretien est de déterminer l’Etat membre responsable de l’examen de votre demande de protection internationale. En vertu du Règlement Dublin III, une demande de protection internationale est examinée par un seul Etat européen, ainsi votre demande peut relever de la compétence d’un autre Etat membre en application du prédit Règlement. Si le Luxembourg n’est pas responsable de l’examen de votre demande, vous serez en principe transféré vers le pays responsable. Les questions porteront notamment sur votre trajet, sur d’autres demandes antérieures de protection internationale, sur la présence de membres de famille dans d’autres pays européens, sur l’éventuelle obtention de visa ou d’autorisation de séjour.

Il est très important que vous coopériez dans l’établissement du rapport d’entretien. Il est dans votre intérêt de répondre honnêtement et le plus clairement possible à ces questions et de ne rien omettre. Veuillez-vous tenir à la stricte vérité.

Pour le cas où un interprète assiste au présent entretien, sachez qu’il est tenu au secret professionnel.

Je tiens enfin à préciser que vous pouvez parler sans crainte, la confidentialité de votre récit étant assurée. ».

Il suit de ce qui précède que lors de son audition, Monsieur … a été mis au courant tant de l’objet de ladite audition – à savoir la détermination de l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande, sur base des critères prévus au règlement Dublin III, dont il avait préalablement été informé par le biais de la susdite brochure – que du fait que le constat de la responsabilité d’un autre Etat membre aura, en principe, pour conséquence, son transfert vers cet Etat membre.

Dans ces circonstances, il y a lieu de retenir que le demandeur avait la possibilité de s’exprimer en connaissance de cause dans le cadre de la détermination de l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande, de sorte que les moyens basés sur une violation des articles 4 et 5 du règlement Dublin III sont à rejeter pour ne pas être fondés.

Il convient ensuite de souligner que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

En ce qui concerne tout d’abord la violation alléguée de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, celui-ci prévoit ce qui suit : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable.

Lorsqu’il est impossible de transférer le demandeur en vertu du présent paragraphe vers un État membre désigné sur la base des critères énoncés au chapitre III ou vers le premier État membre auprès duquel la demande a été introduite, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable devient l’État membre responsable. ».

Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.

La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé7.

A cet égard, le tribunal relève tout d’abord que l’Etat français est tenu en tant que membre de l’Union européenne et signataire de la CEDH, au respect des dispositions de celle-ci et de celles du Pacte international des droits civils et politiques et de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et dispose d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés.

Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard8.

C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des 7 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.

8 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S, c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.

demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants9. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption - réfragable - que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées10.

Dans son arrêt du 19 mars 2019, la CJUE a confirmé ce principe selon lequel le droit de l’Union repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque Etat membre partage avec tous les autres Etats membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée11. Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les Etats membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en œuvre, ainsi que dans le fait que leurs ordres juridiques nationaux respectifs sont en mesure de fournir une protection équivalente et effective des droits fondamentaux reconnus par la Charte, notamment par les articles 1er et 4 de celle-ci, qui consacrent l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses Etats membres, de sorte qu’il doit être présumé que le traitement réservé aux demandeurs d’une protection internationale dans chaque Etat membre est conforme aux exigences de la Charte, de la Convention de Genève ainsi que de la CEDH.

Il résulte, par ailleurs, de l’arrêt, précité, du 19 mars 2019, que pour relever de l’article 4 de la Charte, similaire à l’article 3 de La CEDH et auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine12.

Partant, ce seuil de gravité ne saurait couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant : le seul fait que la protection sociale et/ou les conditions de vie sont plus favorables dans l’Etat membre requérant que dans l’Etat membre normalement responsable de l’examen de la demande de protection internationale n’est ainsi pas de nature à conforter la conclusion selon laquelle la personne concernée serait exposée, en cas de transfert vers ce 9 Ibidem, point. 79 ; Voir également : Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

10 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

11 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, n° C-163/17.

12 Idem, point 92.

dernier Etat membre, à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 4 de la Charte.

En l’espèce, le demandeur invoque plusieurs documents à l’appui de ses prétentions, à savoir, une décision n°2020-100 du Défenseur des droits de la République française du 28 avril 2020, dans laquelle ce dernier ferait état des conditions matérielles d’hébergement inhumaines et dégradantes des demandeurs de protection internationale dans la région d’Ile-de-France, un arrêt de la CourEDH du 2 juillet 202013, ainsi qu’un rapport publié par AIDA et intitulé « Rapport national : France » ainsi que sa mise à jour du 8 avril 2022.

Concernant la condamnation de la France le 2 juillet 2020 par la CourEDH pour violation de l’article 3 de la CEDH, il y a tout d’abord lieu de préciser que le contexte de cette condamnation était bien particulier, à savoir celui du retard dans l’enregistrement de demandes de protection internationale de primo-arrivants, empêchant de bénéficier des droits liés au statut de demandeur de protection internationale. Or, Monsieur … n’a ni établi qu’il risquerait d’être exposé à une telle pratique en cas de transfert en France ni que sa situation serait comparable à celle dans laquelle se trouvaient les migrants dans l’affaire toisée par la CourEDH. En effet, et si l’arrêt précité de la CourEDH, tout comme le rapport AIDA invoqué, font certes état de difficultés au niveau de la procédure de demande de protection internationale en France, notamment en ce qui concerne l’enregistrement des demandes et l’hébergement des demandeurs de protection internationale, ces problématiques tournent essentiellement autour du primo-accueil de ces derniers et sont étrangères à la situation concrète de prise en charge du demandeur. De plus, il ressort de l’arrêt en question que ce n’est pas le retard dans l’enregistrement des demandes de protection internationale en lui-

même qui a été jugé constitutif d’une violation de l’article 3 de la CEDH, mais seulement le retard excessif particulier de l’espèce.

Le même constat s’impose concernant la décision du Défenseur des droits de la République française, alors que s’il y est certes fait état de difficultés d’enregistrement des migrants en région d’Ile-de-France en avril 2020, il en ressort également que ces difficultés ont eu lieu dans le contexte sanitaire particulier lié au COVID-19, et ne sauraient dès lors témoigner ni de la situation se présentant sur l’ensemble du territoire français ni de la situation actuelle plus de deux ans plus tard.

Dans ces circonstances, et en l’absence de rapports pertinents publiés par des organisations non gouvernementales ou autres agences accréditées dans le domaine de l’immigration qui seraient de nature à corroborer la thèse des défaillances systémiques dans le cadre de la procédure de demande d’asile, le tribunal est amené à retenir que le demandeur reste en défaut d’établir l’existence de défaillances systémiques en France de nature à être qualifiées de traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.

Le moyen fondé sur une violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, ensemble l’article 4 de la Charte, encourt, dès lors, le rejet pour ne pas être fondé.

Néanmoins, il convient encore de relever dans ce cadre que si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants 13 CourEDH, 2 juillet 2020, N. H. et autres c. France, nos 28820/13, 75547/13, 13114/15.

respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable14.

Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’État membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte15, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant16.

En l’espèce, le demandeur soutient qu’en cas de transfert vers la France il risquerait de subir des traitements inhumains et dégradants en se prévalant plus particulièrement du risque de se retrouver à la rue.

Or, à cet égard, force est d’abord de constater que le demandeur n’affirme pas que, personnellement et concrètement il aurait fait l’objet de traitements inhumains et dégradants lors de son séjour en France. En effet, et si le demandeur a certes indiqué lors de son entretien en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale du 25 avril 2022 qu’il se serait trouvé à la rue de janvier à juin 202117 et serait resté dans une tente de décembre 2021 à avril 202218, il reste cependant en défaut d’avancer concrètement les circonstances à la base de cette situation, étant encore souligné, en ce qui concerne plus particulièrement le dernier séjour du demandeur en France dans une tente de décembre 2021 à avril 2022, qu’il ne saurait être exclu que cette situation résulte de sa propre volonté, ce dernier ayant, en effet, indiqué lors de son entretien du 25 avril 2022 d’avoir durant cette période essentiellement essayé d’entrer irrégulièrement au Royaume-Uni à partir de Calais19.

Ensuite, il convient de souligner que le demandeur n’a pas non plus avancé d’éléments concrets et individuels susceptibles de démontrer qu’en cas de transfert en France, il serait personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits, et ce de manière durable, sans perspective d’amélioration, la documentation versée par le demandeur à cet égard n’étant pas suffisante pour concrétiser ce risque dans son chef. A cela s’ajoute qu’il ressort des propres déclarations du demandeur auprès du ministère qu’il a quitté la France en raison de son échec de se rendre au Royaume-Uni, le demandeur ayant, en effet, déclaré que « Il n’y a rien en France. Je suis allé à Calais pour tenter ma chance à aller en UK mais cela n’a pas fonctionné, c’est pour ça que je suis venu ici au Luxembourg 20». Or, ces déclarations sont non seulement de nature à laisser conclure à un 14 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09 15 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96 16 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.

88 17 Entretien Dublin III du 25 avril 2022, p. 5.

18 Entretien Dublin III du 25 avril 2022, p. 5.

19 Entretien Dublin III du 25 avril 2022, p.11.

20 Entretien Dublin III du 25 avril 2022, p.11.

défaut de traitements inhumains et dégradants subis par le demandeur pendant son séjour en France, mais sont, par ailleurs, susceptibles de relativiser ses craintes de se retrouver à la rue.

Il échet encore de constater que le demandeur n’affirme pas non plus que de manière générale, les droits des demandeurs de protection internationale en France ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que les demandeurs de protection internationale n’auraient en France aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir, étant encore relevé que la France est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, devrait en appliquer les dispositions. Dans ce contexte, il est d’ailleurs relevé que l’arrêt du 2 juillet 2020 de la CourEDH, duquel le demandeur se prévaut et condamnant la France sous le couvert de l’article 3 de la CEDH, est de nature à démontrer concrètement que les demandeurs de protection internationale détiennent des voies de recours en France, tant nationales qu’internationales, contre les violations dont ils peuvent être victime.

Dans ces circonstances et dans la mesure où le demandeur n’a pas fait état d’autres éléments dont il se dégagerait que compte tenu de sa situation personnelle, il serait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, en France, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, le tribunal retient que le moyen tiré de la violation de l’article 3 de la CEDH encourt le rejet.

En ce qui concerne finalement le moyen du demandeur selon lequel il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. (…) », le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201721. Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge22, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration23.

Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de la 21 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n°C-578/16, pts 88 et 97.

22 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2021, V° Recours en annulation, n° 55 et les autres références y citées.

23 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2021, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.

légalité de la décision attaquée par rapport à l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ensemble les articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH que les prétentions du demandeur ne sont pas fondées, et que c’est sur base de cette même argumentation que le demandeur semble estimer que le ministre aurait dû appliquer la clause discrétionnaire, il y a lieu de retenir qu’il ne saurait pas davantage être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale de Monsieur … alors même que cet examen incombe aux autorités françaises.

Il s’ensuit que c’est à bon droit que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers la France, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, sans faire application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen fondé sur une violation de cette disposition est également rejeté.

En l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours sous analyse est à rejeter pour ne pas être fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant à l’égard de toutes les parties ;

reçoit le recours principal en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé par :

Françoise Eberhard, premier vice-président, Michèle Stoffel, premier juge, Géraldine Anelli, premier juge, et lu à l’audience publique de vacation du 20 juillet 2022 par le premier vice-président, en présence du greffier Marc Warken.

s. Marc Warken s. Françoise Eberhard Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 20 juillet 2022 Le greffier du tribunal administratif 16


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 47643
Date de la décision : 20/07/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 27/07/2022
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2022-07-20;47643 ?

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