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06/04/2022 | LUXEMBOURG | N°47188

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 06 avril 2022, 47188


Tribunal administratif N° 47188 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 15 mars 2022 3e chambre Audience publique du 6 avril 2022 Recours formé par Madame …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47188 du rôle et déposée le 15 mars 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Frank WIES, avocat à la Cour, inscrit au t

ableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, déclarant être née le … à...

Tribunal administratif N° 47188 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 15 mars 2022 3e chambre Audience publique du 6 avril 2022 Recours formé par Madame …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47188 du rôle et déposée le 15 mars 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Frank WIES, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, déclarant être née le … à … (Côte d’Ivoire), et être de nationalité ivoirienne, alias …, née le …, alias …, née le …, demeurant actuellement au Foyer … sis à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 1er mars 2022 de la transférer vers l’Espagne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 30 mars 2022 ;

Vu l’article 1er de la loi modifiée du 19 décembre 2020 portant adaptation temporaire de certaines modalités procédurales en matière civile et commerciale1 ;

Vu la communication de Maître Max LENERS, en remplacement de Maître Frank WIES, du 1er avril 2022 et celle de Madame le délégué du gouvernement Charline RADERMECKER du 4 avril 2022 suivant lesquelles ils marquent leur accord à ce que l’affaire soit prise en délibéré sans leur présence ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport à l’audience publique du 6 avril 2022.

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Le 5 janvier 2022, Madame …, déclarant être née le … à … (Côte d’Ivoire), et être de nationalité ivoirienne, alias …, née le …, alias …, née le …, ci-après désignée par « Madame … », introduisit auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, désigné ci-après par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par la « loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Madame … fut entendue par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section criminalité organisée - police des étrangers, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il s’avéra à cette occasion, suite à la comparaison 1 « Les affaires pendantes devant les juridictions administratives, soumises aux règles de la procédure écrite et en état d’être jugées, pourront être prises en délibéré sans comparution des mandataires avec l’accord de ces derniers. ».des empreintes digitales de l’intéressée avec la base de données EURODAC, ainsi que suivant ses propres déclarations, qu’elle avait irrégulièrement franchi la frontière espagnole en date du 7 octobre 2021.

Toujours le 5 janvier 2022, Madame … fut encore entendue par un agent du ministère, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

En date du 7 janvier 2022, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités espagnoles en vue de la prise en charge de l’examen de la demande de protection internationale de Madame … sur base de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, demande à laquelle les autorités espagnoles firent droit par un courrier du 4 février 2022.

Par décision du 15 mars 2022, notifiée à l’intéressée par courrier recommandé expédié le même jour, le ministre informa Madame … de sa décision de la transférer dans les meilleurs délais vers l’Espagne, sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit : « […] Vous avez introduit une demande de protection Internationale au Luxembourg en date du 5 janvier 2022 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 13(1) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII », le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférée vers l’Espagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale, datés du 5 janvier 2022.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 5 janvier 2022, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l’immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 7 octobre 2021.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 5 janvier 2022.

Sur cette base, la Direction de l’immigration a adressé en date du 7 janvier 2022 une demande de prise en charge aux autorités espagnoles sur base de l’article 13(1) du règlement 2 DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités espagnoles en date du 4 février 2022 sur cette même base.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du règlement DIII, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un Etat membre dans lequel il est entré en venant d’un Etat tiers, cet Etat membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, conformément à l’article 13(1) du règlement DIII.

Un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 5 janvier 2022 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 7 octobre 2021.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Côte d’Ivoire en janvier 2021. Vous auriez d’abord traversé le Mali et la Mauritanie en quelques jours. Ensuite, vous seriez restée au Maroc pendant environ dix mois avant de monter sur un bateau en direction de l’Espagne.

Vous auriez été déposée aux îles canaries et vous seriez arrivée en Espagne continentale au moyen d’un billet de vol pour Barcelone que la Croix Rouge vous aurait procuré. Vous seriez restée à Barcelone pendant une semaine avant de traverser la France pour arriver au Luxembourg en date du 3 janvier 2022.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 5 janvier 2022, vous avez fait mention de douleurs au cou, au dos et au pied. Dans ce contexte, vous affirmez avoir été frappée régulièrement par votre oncle en Côte d’Ivoire. Il y a cependant lieu de soulever que, vous n’avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé actuel ou fait état d’autres 3 problèmes généraux empêchant un transfert vers l’Espagne qui est l’Etat responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Madame, vous indiquez ne pas avoir introduit une demande de protection internationale en Espagne parce qu’il y aurait beaucoup de personnes dans le pays et vous n’auriez pas voulu y rester.

Rappelons à cet égard que l’Espagne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l’Espagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que l’Espagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, l’Espagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de I’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l’Espagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

Madame, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Espagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.

Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Espagne, d’introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités espagnoles ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes espagnoles, notamment judiciaires.

Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l’application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection 4 internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers l’Espagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers l’Espagne, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transférée. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers l’Espagne en informant les autorités espagnoles conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités espagnoles n’ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 15 mars 2022, inscrite sous le numéro 47188 du rôle, Madame … a fait introduire un recours en réformation contre la décision ministérielle, précitée, du 1er mars 2022.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours en réformation sous examen, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours et en fait, la demanderesse explique que depuis la mort de ses parents, elle aurait habité avec son oncle dans son pays d’origine, qui l’aurait régulièrement maltraitée et frappée. Elle aurait clandestinement quitté la Côte d’Ivoire en janvier 2021, traversé le Mali et la Mauritanie et aurait, ensuite, payé un passeur pour se rendre au Maroc, où elle serait restée pendant dix mois pour financer sa traversée vers les îles Canaries. Fin septembre ou début octobre 2021, elle aurait pris un petit bateau avec d’autres migrants pour rejoindre lesdites îles. Cette traversée aurait duré presque 10 jours et 12 personnes auraient perdu leur vie, dont un de ses enfants mineurs. Leur bateau aurait été sauvé par un navire des garde-côtes et tous les passagers auraient été déposés à Las Palmas de Grande Canarie. Après quelques jours dans un camp pour migrants sur cette île, la Croix Rouge lui aurait offert un billet d’avion pour qu’elle puisse se rendre à Barcelone. Après quelques jours dans cette ville, elle aurait continué son périple vers la France, puis serait arrivée en train au Luxembourg, où elle aurait déposé sa demande de protection internationale. Depuis son arrivée, la psychologue O. S. aurait constaté une grande vulnérabilité psychologique dans son chef, liée à son odysséeet la tragédie humaine qu’elle aurait subie en perdant son enfant mineur lors de la traversée vers la Grande Canarie.

En droit, la demanderesse invoque une violation, par la décision déférée, de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, en ce qu’elle risquerait, en cas de transfert en Espagne, d’une part, d’être refoulée vers son pays d’origine, en violation de l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statuts des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève ». Dans ce contexte, elle invoque (i) une note de l’agence des Nations unies pour les réfugiés, ci-après désignée par « l’UNHCR », du 23 août 1977 et intitulée « Note sur le non-refoulement EC/SCP/2 », traçant le cadre juridique du principe de non-refoulement, (ii) un rapport de l’Asylum Information Database (AIDA) du 31 décembre 2020, dans lequel il aurait été noté que l’Espagne serait le pays d’Europe ayant le plus refusé l’entrée sur son territoire et qu’il y aurait une certaine « Omerta » politique quant à cette violation du droit international, (iii) une pétition de la Commission espagnole pour les réfugiés (CEAR), intitulée « Signature pour mettre fin aux retours à chaud et éliminer la règle qui tente de leur donner une couverture juridique », qui exigerait que les groupes parlementaires réforment la loi sur la sécurité des citoyens, appelée la « loi du bâillon », pour mettre fin aux retours illégaux aux frontières de Ceuta et Melilla, (iv) ainsi qu’un rapport de l’année 2021 de la même commission, dénonçant la violation du principe de non-refoulement de la part des autorités espagnoles sur base de la prédite disposition législative, qui aurait été validée par la Cour constitutionnelle espagnole, et qui permettrait de légaliser ce que les autorités espagnoles appelleraient « le retour à chaud » aux frontières de Ceuta et de Melilla. Ce même cadre légal et pratique serait dénoncé dans un article de presse de l’organisation Amnesty International du 25 septembre 2018 et intitulé « Espagne. Il faut abroger la loi qui permet de procéder à des expulsions en dehors de toute procédure légale ».

Dans ce contexte, la demanderesse affirme encore risquer de se voir priver de ses droits, notamment ceux issus des articles 17, paragraphes (1) et (2), ainsi que 18 de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale en cas de retour en Espagne, en s’appuyant, d’une part, sur un article de presse d’Amnesty International du 19 mai 2021 et intitulé « Espagne/Maroc. Des personnes « utilisées comme des pions » dans un jeu politique de plus en plus violent » faisant état d’expulsions forcées de la part des autorités espagnoles, notamment d’enfants et de demandeurs de protection internationale suite à leur arrivée irrégulière à Ceuta, et, d’autre part, sur un article de presse du CEAR du 18 juin 2021 et intitulé « Le rapport du CEAR dénonce les obstacles à la recherche d’un refuge pendant la pandémie » selon lequel 2000 personnes auraient été contraintes de dormir sur le sol à l’extérieur pendant plusieurs jours sur le quai d’Arguineguin en Grande Canarie, information qui serait confirmée par le rapport de l’AIDA du 31 décembre 2020, précité. Elle se réfère également à un courrier du 27 août 2020 de la Commissaire aux droits de l’Homme adressé au ministre espagnol de l’intérieur et de l’inclusion, de la sécurité sociale et des migrations, dans lequel celle-ci ferait part de sa grande inquiétude face aux conditions sanitaires dans lesquelles seraient hébergés de nombreux migrants et notamment de nombreux demandeurs d’asile suite à la fermeture prolongée du centre d’accueil pour migrants de Melilla. Le rapport de l’AIDA, précité, témoignerait d’une situation qui ne serait pas rassurante dans le camp de Cañada Real à Madrid.

Le Rapporteur spécial des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’Homme aurait déclaré, à propos de ce camp, dans un article du journal El País du 9 janvier 2021, intitulé « Dejar a familias en esta terrible situación es una violación de convenios que España ha ratificado », que les mauvaises conditions de vie auxquelles seraient confrontées les familles constitueraient une violation des conventions ratifiées par l’Espagne et il aurait également critiqué la politisation de la situation de ce camp. Il aurait ensuite réitéré ces critiques en février2021, dans un article du journal El País du 18 février 2021, intitulé « La ONU insiste: España incumple el derecho internacional en la Cañada Real », en relevant que l’Espagne violerait le droit international en n’agissant pas en matière de protection des droits de l’Homme.

La demanderesse conclut de l’ensemble de ces éléments que la décision litigieuse devrait être annulée sur base de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, pour erreur manifeste d’appréciation des faits, dans la mesure où le ministre n’aurait pas recherché auprès des autorités espagnoles des garanties qu’elle ne serait pas exposée au risque de faire l’objet de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après dénommée « la CEDH », respectivement de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », voire de l’article 3 de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ci-après désignée par « la Convention contre la torture ». Elle renvoie dans ce contexte à l’arrêt « Tarakhel contre Suisse » du 4 novembre 2014 de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », dans lequel celle-ci aurait retenu que l’expulsion d’un demandeur d’asile par un Etat contractant pourrait soulever un problème au regard de l’article 3 de la CEDH, et donc engager la responsabilité de l’Etat en cause, ce qui impliquerait, le cas échéant, l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays.

La demanderesse reproche finalement au ministre de ne pas avoir fait application de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, en renvoyant aux dispositions de l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que celles de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III. Elle reproche aux autorités luxembourgeoises d’avoir pris la décision de la transférer vers l’Espagne, alors même qu’elles auraient été au courant du risque de traitement dégradant et inhumain dans le prédit pays. A ce titre, elle fait valoir qu’elle souffrirait de sérieux problèmes de santé, à savoir une « grande vulnérabilité » en raison de la perte de son enfant lors de la traversée de la mer Méditerranée, et un rapport de son gynécologue qui aurait constaté que le test de dépistage du cancer du col de l’utérus serait anormal et qu’un examen complémentaire s’imposerait. Elle ajoute que la possibilité pour le ministre d’appliquer l’article 17 du règlement Dublin III relèverait de son pouvoir discrétionnaire, mais qu’il faudrait aussi, d’« un point de vue humanitaire et non juridique », tenir compte de son état de santé.

Le délégué du gouvernement, quant à lui, conclut au rejet du recours pour n’être fondé dans aucun de ses moyens.

Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités espagnoles pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Madame …, prévoit que : « Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du présent règlement, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un Etat membre dans lequel il est entré en venant d’un Etat tiers, cet Etat membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. Cette responsabilité prend fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière. ».

Il s’ensuit que l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale est obligé de prendre en charge le suivi de cette demande dans l’hypothèse où la personne en question, en provenance d’un Etat tiers, a franchi irrégulièrement la frontière dudit Etat membre.

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer la demanderesse vers l’Espagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale serait l’Espagne, en ce qu’elle avait irrégulièrement franchi la frontière espagnole en date du 7 octobre 2021 et que les autorités espagnoles avaient expressément accepté sa prise en charge le 4 février 2022, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de la transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.

Le tribunal relève ensuite que la demanderesse ne conteste ni la compétence de principe des autorités espagnoles, ni, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, mais reproche au ministre d’avoir décidé à tort de son transfert en Espagne en violation de l’article 3 paragraphe (2), alinéa 2 et de l’article 17 du règlement Dublin III.

Il y a tout d’abord lieu de relever que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre de ce faire.

L’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III dispose que « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable ».

Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH, respectivement de l’article 4 de la Charte.

Le tribunal est amené à constater que, dans le cadre de son argumentation ayant trait au prédit article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, la demanderesse, tout en dénonçant de manière générale l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Espagne, invoque surtout la violation des articles 3 de la CEDH et 4 de Charte, en soutenant que les autorités espagnoles seraient à l’origine de traitements inhumains et dégradants envers les demandeurs de protection internationale et que l’Espagne agirait en violation du principe de non-refoulement prévu à l’article 33 de la Convention de Genève.

A cet égard, le tribunal relève tout d’abord que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève et le Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2.C’est, en effet, précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3,4.

Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption - réfragable - que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées5. Dans son arrêt du 16 février 2017, la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par la « CJUE », a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile6, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

2 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.

3 Ibidem, point. 79.

4 Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

5 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

6 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, point 95.Le tribunal relève encore que la CJUE a, dans un arrêt du 19 mars 20197, confirmé ce principe selon lequel le droit de l’Union repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque Etat membre partage avec tous les autres Etats membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée. Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les Etats membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en œuvre, ainsi que dans le fait que leurs ordres juridiques nationaux respectifs sont en mesure de fournir une protection équivalente et effective des droits fondamentaux reconnus par la Charte, notamment aux articles 1er et 4 de celle-ci, qui consacrent l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses Etats membres, de sorte qu’il doit être présumé que le traitement réservé aux demandeurs d’une protection internationale dans chaque Etat membre est conforme aux exigences de la Charte, de la Convention de Genève, ainsi que de la CEDH.

Il résulte, par ailleurs, de cet arrêt du 19 mars 2019 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine8.

Partant, ce seuil de gravité ne saurait couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant : le seul fait que la protection sociale et/ou les conditions de vie sont plus favorables dans l’Etat membre requérant que dans l’Etat membre normalement responsable de l’examen de la demande de protection internationale n’est ainsi pas de nature à conforter la conclusion selon laquelle la personne concernée serait exposée, en cas de transfert vers ce dernier Etat membre, à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 4 de la Charte.

En l’espèce, la demanderesse remettant en question cette présomption du respect des droits fondamentaux, puisqu’elle fait état de défaillances systémiques en Espagne, il lui incombe de fournir des éléments concrets permettant de la renverser en présentant des éléments permettant de retenir que la situation en Espagne atteint le degré de gravité tel requis par la jurisprudence précitée de la CJUE et des principes dégagés ci-avant.

Or, force est de constater que pareilles défaillances systémiques atteignant un tel seuil particulièrement élevé de gravité et ayant, respectivement risquant d’affecter directement la demanderesse ne résultent pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal.

En effet, Madame … reste en défaut de faire valoir un problème concret étant susceptible d’affecter l’analyse future de sa demande de protection internationale, respectivement ses futures conditions d’accueil en Espagne. A cet égard, mis à part le fait que la demanderesse n’a pas eu la qualité de demandeur de protection internationale lors de son séjour en Espagne, de 7 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, C-163/17, points 80 à 82.

8 Idem, point 92.sorte qu’elle n’est en tout état de cause pas en mesure de se prévaloir de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Espagne au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, le tribunal relève que cette dernière n’a ni dans le cadre de son entretien Dublin III ni dans le recours sous examen, fait état de problèmes particuliers qu’elle aurait personnellement rencontrés en Espagne. Si elle a expliqué, dans le cadre de son entretien, avoir quitté ledit pays car « Il y a beaucoup de personnes en Espagne. Je ne voulais pas y rester », que « [Son] but était de rejoindre le Luxembourg »9, et qu’à Barcelone, elle serait restée trois jours au motif que « […] je ne voulais pas demander l’asile car il y a beaucoup d’Africains et j’ai peur d’eux.

[…] »10, ces affirmations ne témoignent aucunement de l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile espagnole, ce d’autant plus qu’elle a déclaré avoir été hébergé pendant son séjour de trois mois en Espagne dans un foyer de la Croix-Rouge, alors même qu’elle n’avait pas déposé de demande de protection internationale dans le prédit pays.

Force est, ensuite, au tribunal de constater que l’ensemble des documents versés par la demanderesse à l’appui de son recours pour tenter de démontrer l’existence de défaillances systémiques en Espagne ont trait à des situations spécifiques liées à un afflux massif de personnes susceptibles de demander une protection internationale en Europe, à savoir, d’une part, à Ceuta et à Melilla, suite notamment à un incident politique entre le Maroc et l’Espagne ayant conduit les autorités marocaines à ouvrir leur frontière et à laisser passer plusieurs milliers de personnes, et entraîné en réponse des refoulements de la part des autorités espagnoles, et d’autre part, sur les îles Canaries dans un laps de temps très court provoquant la saturation temporaire des structures d’accueil existantes. Ces événements sont cependant complètement étrangers à la situation de la demanderesse et doivent partant être considérés comme dépourvus de pertinence, dans la mesure où Madame … est entrée sur le territoire espagnol via l’île de la Grande Canarie, a été accueillie et hébergée par les autorités espagnoles jusqu’à son départ d’Espagne, sans y déposer une demande de protection internationale.

Il ne se dégage pas davantage des éléments de la cause que les autorités espagnoles compétentes risquent de violer le droit de la demanderesse à l’examen, selon une procédure juste et équitable, de sa future demande de protection internationale ou qu’elles risquent de refuser de lui garantir une protection conforme au droit international et au droit européen, la demanderesse n’ayant, en effet, avancé aucun élément concret permettant de conclure que sa future procédure d’asile ne serait pas conduite conformément aux normes imposées par la directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

La demanderesse reste, encore, en défaut d’apporter la moindre preuve que les droits des demandeurs de protection internationale en Espagne ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore qu’elle n’aurait en Espagne aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités espagnoles en usant des voies de droit adéquates, étant encore rappelé que l’Espagne est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention contre la torture, de la Convention de Genève ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 et, à ce titre, devrait en appliquer les dispositions.

Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal est amené à retenir qu’il ne se dégage pas à suffisance des éléments lui soumis qu’il existe en Espagne des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale empêchant un transfert de la demanderesse vers ce pays.

9 Page 5 de son rapport d’entretien.

10 Page 3 du rapport de police.

En ce qui concerne la crainte mise en avant par Madame … de se voir renvoyer arbitrairement par les autorités espagnoles vers son pays d’origine, force est au tribunal de relever qu’elle reste en défaut d’étayer concrètement l’existence d’un tel risque dans son chef, la demanderesse ne fournissant pas d’éléments susceptibles de démontrer que l’Espagne ne respecterait pas le principe du non-refoulement et faillirait dès lors à ses obligations internationales en la renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient mises sérieusement en danger ou encore qu’elle risquerait d’être forcée de se rendre dans un tel pays.

Par ailleurs, il ne se dégage pas des éléments versés par la demanderesse que si les autorités espagnoles devaient néanmoins décider de la rapatrier dans son pays d’origine en violation des articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 33 de la Convention de Genève, alors même qu’elle y serait exposée à un risque concret et grave pour sa vie, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités espagnoles en usant des voies de droit adéquates.

Partant, il ne ressort pas des éléments versés par la demanderesse que son transfert vers l’Espagne l’exposerait à un retour forcé en Côte d’Ivoire, qui serait contraire au principe de non-refoulement ancré dans l’article 33 de la Convention de Genève ou découlant des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

Enfin, en ce qui concerne son état de santé et notamment « sa grande vulnérabilité », force est au tribunal de constater que la demanderesse fait valoir pour la première fois, dans le cadre de sa requête introductive d’instance, qu’un de ses enfants mineurs serait décédé lors de la traversée de la mer Méditerranée. Or, ni lors de son entretien devant la police luxembourgeoise ni lors de son entretien Dublin III, Madame … n’a mentionné qu’un de ses enfants mineurs serait décédé lors de cette traversée, cette dernière ayant au contraire affirmé que ses enfants … et… se trouvaient en Côte d’Ivoire chez son oncle11.

En tout état de cause, il ne ressort ni du dossier administratif ni du document établi par la psychologue O.S. du 9 mars 2022, dans lequel elle indique que Madame … a bénéficié « d’un suivi psychologique au foyer en raison de sa grande vulnérabilité », ni du rapport de la gynécologue T.A. du 8 mars 2022 constant l’anormalité du test du dépistage du cancer du col de l’utérus et préconisant un examen complémentaire par colposcopie, ni d’un quelconque autre élément que l’état de santé de la demanderesse serait tel qu’il constituerait un obstacle à son transfert en Espagne ou qu’il existerait, dans son chef, un risque suffisamment réel de traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte du fait de son transfert vers l’Espagne.

En outre, le tribunal relève qu’il ne se dégage de toute façon d’aucun élément tangible soumis à son appréciation que, de manière générale, les demandeurs de protection internationale, voire les personnes en situation irrégulière en Espagne n’auraient aucun accès à des traitements médicaux en cas de besoin.

Dans ces circonstances et au vu de toutes les considérations qui précèdent, le moyen fondé sur une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ensemble les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte est à rejeter pour ne pas être fondé.

11 Page 5 de son rapport d’entretien. En ce qui concerne finalement le moyen de la demanderesse selon lequel il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, notamment en raison de son état de santé, celui-ci dispose que « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».

A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres12, le caractère facultatif du recours à la disposition en question, suite à l’invocation de l’état de santé de l’intéressé dans le cadre d’un transfert en application dudit règlement, ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201713.

Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge14, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration15.

Dans le prédit arrêt du 16 février 2017, la CJUE a retenu qu’il était nécessaire de vérifier si l’état de santé de l’intéressé présentait une gravité telle qu’il y a de sérieux doutes de croire que le transfert de celui-ci entraînerait pour lui un risque réel de traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte, et que dans l’affirmative, il y aurait lieu d’éliminer ces doutes en s’assurant que les précautions visées aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III seront prises avant le transfert ou, si nécessaire, que le transfert de cette personne soit suspendu jusqu’à ce que son état de santé le permette16.

Or, étant donné que le tribunal vient de rejeter les moyens tirés d’une violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III et des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte et dans la mesure où, par ailleurs, il ne ressort d’aucun élément soumis à son appréciation que l’état de santé de la demanderesse serait tel que son transfert engendrerait un risque réel de traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte, le tribunal n’entrevoit pas d’éléments de nature à justifier dans le cas de la demanderesse le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III.

Il échet dès lors de constater que c’est à bon droit et sans commettre d’erreur d’appréciation, ni excéder ses pouvoirs, que le ministre a décidé de ne pas faire application de l’article 17 du règlement Dublin III et de transférer la demanderesse vers l’Espagne, l’Etat 12 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

13 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 88 et 97.

14 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2021, V° Recours en annulation, n° 55 et les autres références y citées.

15 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2021, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.

16 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, point 90.membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, de sorte que le moyen sous analyse est à rejeter.

Au vu de toutes ces considérations, et à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour être non fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit en la forme le recours en réformation dirigé à l’encontre de la décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 1er mars 2022 ;

au fond, déclare le recours non justifié, partant en déboute ;

condamne la demanderesse aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 6 avril 2022 par :

Thessy Kuborn, vice-président, Géraldine Anelli, premier juge, Benoît Hupperich, attaché de justice délégué, en présence du greffier Marc Warken.

s.Marc Warken s.Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 6 avril 2022 Le greffier du tribunal administratif 14


Synthèse
Formation : Troisième chambre
Numéro d'arrêt : 47188
Date de la décision : 06/04/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 21/04/2022
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2022-04-06;47188 ?

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