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07/03/2022 | LUXEMBOURG | N°47020

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 07 mars 2022, 47020


Tribunal administratif N° 47020 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 11 février 2022 1re chambre Audience publique du 7 mars 2022 Recours formé par Madame …, …, contre des décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L. 18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47020 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 11 février 2022 par Maître Shanez Aksil, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …

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Tribunal administratif N° 47020 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 11 février 2022 1re chambre Audience publique du 7 mars 2022 Recours formé par Madame …, …, contre des décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L. 18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47020 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 11 février 2022 par Maître Shanez Aksil, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … à … (Erythrée), de nationalité érythréenne, demeurant actuellement à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 26 janvier 2022 de la transférer vers l’Italie, l’Etat membre compétent pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 21 février 2022 ;

Vu l’article 1er de la loi modifiée du 19 décembre 2020 portant adaptation temporaire de certaines modalités procédurales en matière civile et commerciale1 ;

Vu la communication de Maître Shanez Aksil du 21 février 2022 suivant laquelle celle-

ci marque son accord à ce que l’affaire soit prise en délibéré sans sa présence ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge rapporteur entendu en son rapport et Monsieur le délégué du gouvernement Laurent Thyes en sa plaidoirie à l’audience publique du 23 février 2022.

Le 11 novembre 2021, Madame … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

1 « Les affaires pendantes devant les juridictions administratives, soumises aux règles de la procédure écrite et en état d’être jugées, pourront être prises en délibéré sans comparution des mandataires avec l’accord de ces derniers. ».

Le même jour, Madame … fut entendue par un agent du service de police judiciaire de la police grand-ducale, section criminalité organisée - police des étrangers, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Il s’avéra à cette occasion, tel que confirmé par une recherche dans la base de données EURODAC, que Madame … avait préalablement été appréhendée en Italie en date du 29 septembre 2021.

Encore le 11 novembre 2021, Madame … fut entendue par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Le 16 novembre 2021, les autorités luxembourgeoises contactèrent leurs homologues italiens en vue de la reprise en charge de l’intéressée sur base de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III. Restées sans réponse, elles renvoyèrent un courrier le 21 janvier 2022 dans lequel elles constatèrent l’acceptation tacite de la prise en charge.

Par décision du 26 janvier 2022, notifiée à l’intéressée par lettre recommandée expédiée le 27 janvier 2022, le ministre informa Madame … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de la transférer dans les meilleurs délais vers l’Italie sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des articles 13, paragraphe (1) et 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :

« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 11 novembre 2021 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions des articles 13(1) et 22(7) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférée vers l'Italie qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale, datés du 11 novembre 2021.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 11 novembre 2021, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l'immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez franchi irrégulièrement la frontière italienne en date du 29 septembre 2021.

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 11 novembre 2021.

Sur cette base, la Direction de l'immigration a adressé en date du 16 novembre 2021 une demande de prise en charge aux autorités italiennes sur base de l'article 13(1) du règlement DIII, demande qui fut tacitement acceptée par les autorités italiennes en date du 17 janvier 2022, sur base de l'article 22(7) du règlement DIII.

2.

Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Lorsqu'il est établi, sur la base de preuves ou d'indices tels qu'ils figurent dans les deux listes mentionnées à l'article 22, paragraphe 3, du règlement DIII, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d'un Etat membre dans lequel il est entré en venant d'un Etat tiers, cet Etat membre est responsable de l'examen de la demande de protection internationale, conformément à l'article 13(1) du règlement DIII.

La responsabilité de l'Italie est acquise suivant l'article 22(7) du règlement DIII en ce que l'absence de réponse à l'expiration d'un délai de deux mois équivaut à l'acceptation de la requête, et entraîne l'obligation de prendre en charge la personne concernée.

En application de l'article 3(2), alinéa 2, du règlement DIII,, il y a lieu d'analyser s'il existe de sérieuses raisons de croire que la procédure de demande de protection internationale ou les conditions d'accueil des demandeurs de protection internationale présentent des défaillances systémiques susceptibles d'entraîner un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE ») ou de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH»).

Un Etat n'est pas non plus autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 CEDH ou 4 de la Charte UE.

3.

Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 11 novembre 2021 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez franchi irrégulièrement la frontière italienne en date du 29 septembre 2021.

Selon vos déclarations, votre mari serait emprisonné en Erythrée depuis quatre ans et vos deux enfants se trouveraient chez vos parents à …/Erythrée.

Vous auriez quitté l'Erythrée à pied vers le Soudan en septembre 2019 et vous y seriez restée pendant plus d'un an avant de partir en Libye. Vous racontez que les passeurs libyens vous auraient battue et violée à de nombreuses reprises. En date du 28 septembre 2021, vous auriez réussi à monter à bord d'une embarcation en direction de l'Italie et vous auriez été déposée à Lampedusa. Vous auriez passé environ un mois en Italie avant de partir en train au Luxembourg.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 11 novembre 2021, vous avez fait mention de douleurs aux parties intimes provenant des multiples viols subis en Libye. Vous indiquez également avoir mal aux reins. Dans ce contexte, vous n'avez cependant fourni aucun élément concret sur votre état de santé actuel ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Italie qui est l'Etat responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que l'Italie est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l'Italie est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que l'Italie profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. S'il est notoire que les autorités italiennes connaissent des problèmes quant à leurs capacités d'accueil des demandeurs de protection internationale, qui peuvent être confrontés à d'importantes difficultés sur le plan de l'hébergement et des conditions de vie, il n'y a toutefois aucune sérieuse raison de croire qu'il existe, en Italie, des défaillances systémiques dans la procédure de demandes de protection internationale et les conditions d'accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 4 de la Charte UE.

Notons dans ce contexte que l'Italie a adopté en date du 21 octobre 2020 le décret n° 130/2020 qui remplace la loi n° 132/2018 du 1er décembre 2018 et met en place le SAI (Sistema di accoglienza e integrazione). Ce nouveau système en matière d'accueil et d'intégration a réformé le système établi en 2018 et permet depuis lors d'améliorer l'accueil pour les demandeurs de protection internationale.

Par conséquent, en l'absence d'une pratique actuelle avérée en Italie de violation systématique de ces normes minimales de l'Union européenne, cet Etat est présumé respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-

refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture, de même que les conditions minimales d'accueil fixées dans la directive Accueil.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de I'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Italie sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

Madame, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Italie revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv. torture.

Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Italie, d'introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités italiennes ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes italiennes, notamment judiciaires.

Au vu de ce qui précède, l'application de l'article 3(2), alinéa 2, du règlement DIII ne se justifie pas.

Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.

Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l'exécution du transfert vers l'Italie, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers l'Italie, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transférée. Par ailleurs, si cela devait s'avérer nécessaire, la Direction de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers l'Italie en informant les autorités italiennes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités italiennes n'ont pas été constatées. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 11 février 2022, Madame … a fait introduire un recours tendant à la réformation sinon à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 26 janvier 2022.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) introduit par la loi du 16 juin 2021 portant modification de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions de transfert, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation dirigé contre la décision du ministre du 26 janvier 2022, telle que déférée.

Il s’ensuit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.

A l’appui de son recours et en fait, la demanderesse résume les rétroactes tels que relevés ci-avant.

En droit, elle se prévaut d’une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, au motif que le ministre aurait fait abstraction des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et dans les conditions d’accueil des demandeurs d’asile en Italie. En effet, les capacités d’accueil des demandeurs de protection internationale seraient largement dépassées, de sorte que le respect des conditions d’hébergement, de nourriture, d’hygiène, de santé et de sécurité n’y serait plus garanti. Les demandeurs d’asile ayant fait l’objet d’un transfert seraient particulièrement concernés par ces conditions. A l’appui de son argumentaire, la demanderesse se base sur un article publié sur le site internet blogs.letemps.ch en date du 11 février 2018, intitulé « MSF dénonce les conditions de vie abjectes des requérants d’asile et des réfugiés en Italie », en affirmant qu’elle présenterait une vulnérabilité en raison de son traumatisme vécu en Erythrée et en Lybie, sur un rapport de l’association Médecins sans frontières de février 2018, intitulé « Out of sight », dans lequel il serait relevé qu’au moins 10.000 personnes, parmi lesquelles des personnes bénéficiant d’une protection internationale et des demandeurs de protection internationale, ne pourraient avoir accès aux soins et services de base, sur un rapport du 28 janvier 2019 de l’association Passerell, sur un article de la plateforme d’information « www.humarights.ch » du 12 octobre 2017, intitulé « L’asile selon Dublin III : les renvois vers l’Italie sont problématiques », et sur un rapport de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés, ci-après dénommée « l’OSAR », du 22 janvier 2022, intitulé « Transferts Dublin vers l’Italie : juges et experts sonnent l’alarme », selon lequel les personnes transférées en Italie dans le cadre du règlement Dublin III n’auraient ni accès à un hébergement ni une garantie du respect de leurs droits fondamentaux. Elle renvoie encore à un article publié en date du 17 juin 2021 dans lequel l’OSAR souligne que les conditions d’accueil en Italie ne se seraient guère améliorées.

La demanderesse soutient ensuite que l'accès à la procédure d'asile en Italie nécessiterait d'avoir une adresse, alors que les personnes transférées vers l’Italie ne bénéficieraient d'aucun logement. Elle explique s’être rendue à différents endroits en Italie, dont notamment Milan, sans avoir été logée, et que si la dénonciation aux autorités judiciaires italiennes était théoriquement possible, celle-ci serait rendue matériellement impossible.

Dans ces conditions, il serait évident qu'elle ne pourrait pas faire venir ses enfants de l'Erythrée, étant donné qu'ils dormiraient, comme elle, dans la rue et qu’un transfert vers l’Italie les empêcherait d'être réunies.

La demanderesse fait encore valoir que la garantie de la prise en charge psychologique et psychiatrique serait insuffisante en Italie et qu'une hospitalisation ne serait très souvent pas possible faute de places, respectivement de possibilités de traduction, alors que pour pouvoir déceler et classifier un traumatisme, une maladie psychique ou une autre cause du trouble psychique, il serait essentiel de pouvoir bien communiquer avec le patient.

En Italie, l'accès aux soins médicaux serait rendu difficile par le fait que la plupart des demandeurs d'asile et bénéficiaires d'une protection internationale ne seraient pas informés de leurs droits et de la procédure administrative en vue de l'obtention d'une carte sanitaire.

Elle renvoie à cet égard à un rapport de l'OSAR et du Danish Refugee Council du 12 décembre 2018, selon lequel l'accès à des soins médicaux et à un conseil juridique serait limité voire, dans certains cas, inexistant.

Elle fait ensuite valoir que le système d'asile italien connaîtrait des défaillances graves dans ses procédures de traitement des demandes d'asile, alors que de nombreux demandeurs d'asile feraient l’objet d'un premier examen superficiel de leur demande par des agents de police non formés, sans passer d'entretiens et sans avoir obtenu les informations nécessaires à la procédure d'asile, ni d'assistance d'un avocat préalablement à cette analyse sommaire de leur demande et que suite à ces examens succincts de demande de protection internationale, de nombreuses expulsions seraient ordonnées.

En l’espèce, les défaillances du système d'examen des demandes d'asile seraient flagrantes, alors que les autorités italiennes auraient manqué de répondre aux autorités luxembourgeoises dans le délai leur imparti, ce qui démontrerait à suffisance la surcharge de travail.

Faute de moyens de subsistance, les seuls services minimaux offerts par des ONG telle que Caritas seraient à disposition des demandeurs de protection internationale. Même à supposer qu’elle puisse se faire loger dans un foyer étatique, ces derniers seraient surpeuplés et la violence y règnerait tant parmi les demandeurs d'asile sans que les forces de l'ordre ne puissent les protéger, que par les forces de l'ordre elles-mêmes qui souvent les maltraiteraient.

Elle se base encore sur l’arrêt Tarakhel2 de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », sur un rapport du représentant spécial du Secrétaire 2 CourEDH, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, requête n° 29217/12.

Général sur les migrations et les réfugiés du Conseil de l’Europe d’octobre 2016 et sur rapport d’Amnesty International du 3 novembre 2016 intitulé « Italie : coups, décharges électriques et humiliations sexuelles contre réfugiés », un communiqué de presse du Conseil de l’Europe du 18 mars 2017, pour faire valoir que les places disponibles dans les structures d’accueil seraient épuisées, étant donné que celles-ci ne seraient pas libérées tant que la demande de protection internationale ne serait pas traitée, et qu’il faudrait parfois attendre plusieurs années avant qu’elle ne le soit, ce qui entraînerait une pénurie de logements pour les demandeurs de protection internationale.

En ce qui concerne plus particulièrement les défaillances systémiques dans la procédure d’asile en Italie, la demanderesse fait valoir, en se basant sur le rapport d’Amnesty International du 3 novembre 2016 précité, que les demandes de protection internationale y seraient examinées de façon superficielle par des agents de police non formés.

Elle conclut que son transfert vers l’Italie serait impossible, au vu des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil, lesquelles entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée « la Charte ». Elle renvoie à cet égard à des jugements de tribunaux administratifs français et à un arrêt de la Cour administrative d’appel de Paris dans lesquels l’existence de défaillances systémiques en Italie aurait été retenue. Elle ajoute encore que le ministre aurait lui-même avoué dans un entretien avec la chaîne RTL en date du 25 janvier 2019 qu’il douterait de l’existence d’une prise en charge des demandeurs d’asile en Italie conforme à la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève ».

A titre subsidiaire, la demanderesse fait valoir que les autorités luxembourgeoises auraient méconnu leur obligation de s’assurer préalablement auprès des autorités italiennes qu’elle serait hébergée dès sa prise en charge par ces dernières et qu’elle aurait accès aux soins médicaux. Elle se prévaut à cet égard, de nouveau, de l’arrêt Tarakhel de la CourEDH précité, suivant lequel il y aurait violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », par l’Etat requérant s’il omet d’obtenir au préalable auprès de l’Etat requis une garantie individuelle de prise en charge adaptée aux besoins de la personne transférée.

A titre plus subsidiaire, en faisant référence au prédit entretien accordé par le ministre à la chaîne RTL, elle fait valoir que ce dernier aurait avoué qu’il utiliserait l’article 17 du règlement Dublin III lorsque l’Italie serait compétente pour l’examen d’une protection internationale d’un demandeur si celui-ci avait un vécu traumatisant lors de son passage en Europe, notamment en Lybie. Elle estime de ce fait que le ministre aurait également dû appliquer l’article 17 du règlement Dublin III dans son cas et qu’en ne le faisant pas, il aurait violé l’article 10bis de la Constitution, raison pour laquelle elle réclame l’annulation de la décision litigieuse.

Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours.

Le tribunal relève que l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

L’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III sur le fondement duquel la décision litigieuse a été également prise dispose, quant à lui, que « Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du présent règlement, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un État membre dans lequel il est entré en venant d’un État tiers, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. Cette responsabilité prend fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière».

Enfin, l’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III prévoit que « L’absence de réponse à l’expiration du délai de deux mois [à compter de la date de réception de la requête de prise en charge] et du délai d’un mois [lorsque l’Etat membre requérant a invoqué l’urgence] équivaut à l’acceptation de la requête et entraîne l’obligation de prendre en charge la personne concernée, y compris l’obligation d’assurer une bonne organisation de son arrivée. ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte, même tacitement, la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

Il est constant en l’espèce que la décision litigieuse a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, de l’article 13, paragraphe (1) et de l’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III, au motif que ce ne serait pas le Luxembourg qui serait compétent pour le traitement de la demande de protection internationale présentée par Madame …, mais l’Italie, qui a accepté tacitement de la prendre en charge à partir du 17 janvier 2022, en raison de l’absence de réponse à la demande luxembourgeoise envoyée le 16 novembre 2021, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de la transférer vers l’Italie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale déposée au Luxembourg.

Il y a tout d’abord lieu de relever que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

L’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III invoqué par la demanderesse dispose que « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable ».

Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », respectivement de l’article 4 de la Charte.

Dans ce contexte, il y a lieu de rappeler que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard3. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union euopéenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants4.

Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption - réfragable - que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient aux demandeurs de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées5.

Le tribunal est encore amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il y existe des défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que ces défaillances 3 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.

4 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 79 ; trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

5 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

systémiques requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de la Charte6.

Dans ce contexte, dans un arrêt du 19 mars 2019, portant le numéro C-163/17 du rôle, la CJUE a retenu que des défaillances ne sont contraires à l’interdiction de traitements inhumains ou dégradants que lorsqu’elles atteignent un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause, ce seuil étant atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un État membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine7, une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie n’atteignant toutefois pas ce seuil lorsqu’elles n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant8.

Etant donné que Madame … remet en question cette présomption du respect des droits fondamentaux par l’Italie, en affirmant risquer des traitements inhumains et dégradants en cas de transfert vers ledit pays, il lui appartient de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.

En ce qui concerne les défaillances systémiques qui existeraient dans la procédure d’asile en Italie, il échet de prime abord de constater que l’article d’Amnesty International du 3 novembre 2016, intitulé « Italie : coups, décharges électriques et humiliations sexuelles contre les réfugiés » cité par la demanderesse, fait état du fonctionnement et du but des centres de crise organisés à cette époque en Italie suite à l’augmentation du nombre des migrants, ainsi que des difficultés rencontrées par les autorités italiennes dans leur mise en œuvre. Or, les observations y relatives tournent autour du primo-accueil des migrants et sont étrangères à la situation concrète de prise en charge de la demanderesse, cette dernière n’étant plus à considérer comme primo-arrivante en Italie dans la mesure où ses empreintes ont d’ores et déjà été enregistrées par les autorités italiennes et qu’elle y est transférée sur le fondement du règlement Dublin III.

Dans ce même contexte, si l’article publié sur la plateforme d’information www.humanrights.ch, précité, l’extrait du rapport de l’association « Médecins sans frontières » de février 2018 et celui de l’OSAR du 17 juin 2021, cités par la demanderesse dans sa requête introductive d’instance, font certes état de difficultés d’accueil des migrants ainsi que de problèmes croissants en ce qui concerne l’accès à des traitements médicaux, difficultés qui ont encore augmenté en raison de la pandémie, il n’en ressort néanmoins pas que, de manière générale, tous les centres d’accueil d’Italie ne répondent pas aux critères minimaux quant aux conditions d’accueil.

Il ne découle, par ailleurs, pas des documents versés en cause par la demanderesse que les conditions matérielles d'accueil des demandeurs de protection internationale en Italie sont caractérisées par des carences structurelles d'une ampleur telle qu'il y aurait lieu de conclure d'emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d'espèce, à l'existence de risques 6 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.

7 CJUE, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland., C-163/17, point 92.

8 Ibidem, point 93.

suffisamment réels et concrets, pour les demandeurs, d'être systématiquement exposés à une situation de précarité et de dénuement matériel et psychologique au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 3 de la CEDH.

En effet, contrairement aux affirmations de Madame …, la CourEDH a retenu dans son arrêt Tarakhel que la structure et la situation générale du dispositif d’accueil en Italie ne constitue pas en soi un obstacle à tout renvoi de demandeurs d’asile vers ce pays9, de sorte qu’une analyse de la situation individuelle de ce dernier s’impose.

Or, force est de constater qu’en l’espèce, Madame … ne peut faire valoir des difficultés particulières qu’elle aurait rencontrées pour le dépôt de sa demande de protection internationale, étant donné qu’il ressort, dans ce cadre, de son rapport d’audition qu’elle a refusé d’en déposer une car elle avait « entendu en cours de route que le Luxembourg était/est l’Eldorado pour tout ce qui est regroupement familial »10. Si elle affirme à travers sa requête introductive d’instance avoir vécu dans la rue en Italie, le fait qu’elle a refusé d’introduire une demande de protection internationale en bonne et due forme peut expliquer que les autorités italiennes ne lui aient pas fourni d’hébergement, ces dernières n’étant pas dans l’obligation de fournir un logement ou une aide financière aux personnes qui se trouvent irrégulièrement sur leur territoire.

Par ailleurs, la demanderesse reste en défaut d’apporter la preuve que, personnellement, ses droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Italie, ni que, de manière générale, les droits des demandeurs de protection internationale en Italie ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que ceux-ci n’auraient en Italie aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités italiennes en usant des voies de droit adéquates11, étant encore relevé que l’Italie est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et devrait, à ce titre, en appliquer les dispositions.

Par ailleurs, contrairement à ce que la demanderesse soutient, le fait que la décision déférée a été prise en l’absence d’une réponse expresse de la part des autorités italiennes à la demande de prise en charge leur adressée par leurs homologues luxembourgeois, n’est pas de nature à établir l’existence de défaillances systémiques en Italie, étant donné que l’hypothèse d’une acceptation tacite d’une demande de prise en charge est expressément prévue par l’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III, sur base duquel la décision litigieuse a été adoptée.

Le tribunal relève encore que la demanderesse n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers l’Italie, voire à une demande en ce sens de la part de l’UNHCR. La demanderesse ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Italie dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile italienne qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.

9 CourEDH, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, requête n° 29217/12, § 115.

10 Page 6 du rapport d'audition Dublin III.

11 Voir article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

Quant aux différentes jurisprudences françaises invoquées, le tribunal ne saurait les prendre en compte, étant donné le jugement du tribunal administratif de Rennes du 5 janvier 2018, ayant le numéro de rôle 1705747, et celui du tribunal administratif de Paris du 25 juin 2018, ayant le numéro de rôle 1807362/8, ont été rendus dans un contexte particulier, alors qu’il y est précisé que les autorités italiennes étaient à l’époque confrontées à un afflux massif et sans précédent de demandeurs d’asile et qu’elles refusaient d’accueillir des navires au motif qu’ils transportaient des personnes susceptibles de demander une protection internationale, situation qui n’est plus invocable actuellement. Par ailleurs, dans son arrêt du 31 mai 2018, ayant le numéro de rôle 17PA01941, la Cour administrative d’appel de Paris ne constate pas l’existence de défaillances systémiques en Italie, mais rejoint les juges de première instance qui ont annulé une décision du préfet de transférer le demandeur vers l’Italie, celui-ci ayant à tort, aux yeux de la Cour, considéré qu’un accord implicite pour la prise en charge de ce dernier par les autorités italiennes existait.

S’agissant du jugement du tribunal de céans du 3 août 2018, inscrit au numéro 41401 du rôle, le tribunal relève de prime abord que contrairement à ce que la demanderesse semble soutenir, le tribunal dans cette affaire n’a pas annulé la décision de transfert en raison de l’existence avérée d’un risque de traitement inhumain et dégradant, mais a retenu qu’il aurait appartenu au ministre de vérifier que les conditions matérielles d’accueil de l’intéressé en Italie, en raison des circonstances spécifiques de l’espèce, et en sa qualité de demandeur de protection internationale, étaient de nature à respecter les garanties fondamentales prévues par la Convention de Genève, de sorte que Madame … n’est pas fondée à invoquer cette jurisprudence pour conclure ipso facto à l’existence d’un risque de traitement inhumain et dégradant.

Enfin, en ce qui concerne l’entretien du ministre sur la chaîne RTL, le fait que le ministre ait des doutes sur la prise en charge des demandeurs de protection internationale par les autorités italiennes n’amène pas à conclure qu’il existe des défaillances systémiques telles qu’elles induiraient que tous les transferts vers l’Italie pourraient entraîner un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

Dans ces circonstances, le tribunal est amené à retenir que la demanderesse reste en défaut d’établir l’existence de défaillances systémiques de la procédure d’asile en Italie de nature à être qualifiées de traitement inhumain et dégradant au sens de la CEDH, de la Charte et de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III.

Quant au moyen tiré de la violation par le ministre de l’article 3 de la CEDH et de son corollaire, l’article 4 de la Charte, dans la mesure où elle n’aurait pas obtenu au préalable auprès des autorités italiennes une garantie individuelle de prise en charge adaptée à ses besoins, le tribunal relève qu’étant donné que Madame … reste en défaut d’expliquer quels seraient ses besoins et de démontrer que l’absence d’une prise en charge spécifique desdits besoins serait telle qu’elle entraînerait une violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, le tribunal est amené à écarter ledit moyen pour ne pas être fondé.

Enfin, en ce qui concerne la violation de l’article 10bis de la Constitution, la demanderesse reproche dans ce contexte au ministre de ne pas avoir fait application de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 du règlement Dublin III, alors qu’il le ferait pour d’autres demandeurs de protection internationale qui devraient être transférés vers l’Italie et qui seraient dans la même situation qu’elle, à savoir une personne vulnérable qui aurait subi des tortures en Lybie, le tribunal rappelle que l’article 10bis de la Constitution dispose que :

« (1) Les Luxembourgeois sont égaux devant la loi.

(2) Ils sont admissibles à tous les emplois publics, civils et militaires; la loi détermine l’admissibilité des non-Luxembourgeois à ces emplois. ».

L’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III prévoit que : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement.

(…). ».

S’il est vrai que, lorsqu’en application des critères dudit règlement, l’Etat luxembourgeois n’est pas responsable de l’examen de la demande de protection internationale, il peut malgré tout décider d’examiner une demande de protection internationale en vertu de ladite clause discrétionnaire, cette possibilité relève cependant du pouvoir discrétionnaire du ministre, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres12. Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge13, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée14, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu d’annuler la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal.

Il appartient dès lors à la demanderesse de démontrer qu’il existe une disproportion dans la décision du ministre de ne pas faire application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III et de la transférer vers l’Italie sans examiner sa demande de protection internationale au Luxembourg.

Or, le tribunal est amené à constater que bien que les violences et tortures subies par la demanderesse en Lybie sont d’une gravité incontestable, il n’en reste pas moins qu’elles n’obligent pas ipso facto le ministre à faire application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, étant encore précisé que la demanderesse n’apporte pas d’élément concret permettant de démontrer que des personnes étant dans une situation comparable auraient pu bénéficier de l’application de l’article 17 du règlement Dublin III.

Il échet dès lors de constater que c’est à bon droit et sans commettre d’erreur d’appréciation, ni excéder ses pouvoirs, ni violer l’article 10bis de la Constitution, que le ministre a décidé de ne pas faire application de l’article 17 du règlement Dublin III et de la transférer vers l’Italie, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale.

Le moyen sous analyse est, partant, à rejeter.

12 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

13 « Les limites du pouvoir discrétionnaire des autorités administratives », in Rapports belges du VIIe Congrès international de Droit comparé, Bruxelles, CIDC, 1966, p.449.

14 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.

Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour être non fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours principal en réformation en la forme ;

au fond, déclare le recours non justifié, partant en déboute ;

dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 7 mars 2022 par :

Annick Braun, vice-président, Michèle Stoffel, premier juge, Benoît Hupperich, attaché de justice délégué, en présence du greffier Luana Poiani.

s. Luana Poiani s. Annick Braun Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 7 mars 2022 Le greffier du tribunal administratif 15


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : 47020
Date de la décision : 07/03/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 12/03/2022
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2022-03-07;47020 ?

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