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07/03/2022 | LUXEMBOURG | N°46871

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 07 mars 2022, 46871


Tribunal administratif Numéro 46871 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 6 janvier 2022 2e chambre Audience publique du 7 mars 2022 Recours formé par Monsieur … et consorts, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (2), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 46871 du rôle et déposée le 6 janvier 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Nathalie Barthélémy,

avocat à la Cour, assistée de Maître Sarah Benahmed, avocat, toutes les deux inscrites au...

Tribunal administratif Numéro 46871 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 6 janvier 2022 2e chambre Audience publique du 7 mars 2022 Recours formé par Monsieur … et consorts, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (2), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 46871 du rôle et déposée le 6 janvier 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Nathalie Barthélémy, avocat à la Cour, assistée de Maître Sarah Benahmed, avocat, toutes les deux inscrites au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Syrie), et de Madame …, née le … à … (Syrie), agissant tant en leur nom personnel qu’au nom et pour compte de leurs enfants mineurs …, né le … à …, …, né le … à … et …, né le … à …, tous de nationalité syrienne, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 22 décembre 2021 ayant déclaré irrecevable leur demande de protection internationale sur le fondement de l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire et leur ayant ordonné de quitter le territoire ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 9 février 2022 ;

Vu l’article 1er de la loi modifiée du 19 décembre 2020 portant adaptation temporaire de certaines modalités procédurales en matière civile et commerciale1 ;

Vu la communication du 10 février 2022 de Maître Sarah Benahmed, en remplacement de Maître Nathalie Barthélémy, suivant laquelle celle-ci marque son accord à ce que l’affaire soit prise en délibéré sans sa présence ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul Reiter en sa plaidoirie à l’audience publique du 21 février 2022.

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En date du 7 juin 2019, Monsieur … introduisit tant en son nom personnel qu’au nom et pour compte de Madame … et de leurs enfants mineurs … et …, ci-après désignés par « les consorts … », une demande de protection internationale auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », sur 1 « Les affaires pendantes devant les juridictions administratives, soumises aux règles de la procédure écrite et en état d’être jugées, pourront être prises en délibéré sans comparution des mandataires avec l’accord de ces derniers. »base de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi de 2015 ». Il s’avéra à cette occasion qu’ils avaient introduit une demande de protection internationale en Grèce en date du 2 avril 2018 et qu’un statut de protection internationale leur avait été accordé en date du 27 septembre 2018, tel que cela se dégage de la banque de données EURODAC.

Par décision du 18 juin 2019, le ministre déclara les demandes des consorts … irrecevables et leur ordonna de quitter le territoire.

Le 24 juin 2019, les autorités luxembourgeoises requirent des autorités grecques la réadmission de Monsieur …, de Madame … et de leurs enfants mineurs … et … sur le territoire grec sur base de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, ci-après désignée par « la directive 2008/115 », demande que les autorités grecques acceptèrent le 30 juin 2019.

Toujours le 24 juin 2019, ces derniers furent invités à se présenter au ministère pour le 3 juillet 2019 en vue de préparer leur retour en Grèce, rendez-vous auquel ils ne se présentèrent pas.

Le 5 juillet 2019, les consorts … introduisirent un recours contre la décision ministérielle du 18 juin 2019, dont ils furent déboutés par un jugement du 31 juillet 2019, portant le numéro 43229 du rôle.

Par courrier daté du 19 août 2019, les consorts … sollicitèrent un sursis à l’éloignement en raison de l’état de santé de Madame … et de celui de leur fils …, demande qui fut refusée par décision ministérielle du 17 octobre 2019.

En date du 2 juin 2021, Madame … donna naissance au Luxembourg à son fils ….

En date du 22 décembre 2021, les consorts … ont introduit leurs deuxièmes demandes de protection internationale, respectivement une première demande pour leur enfant ….

Le même jour, Monsieur … et Madame … ont été entendus par le service de police judiciaire, service …, puis par un agent du ministère sur les motifs sous-tendant leurs deuxièmes demandes de protection internationale.

Par décision du 22 décembre 2021, notifiée le jour même en mains propres aux consorts …, le ministre a déclaré irrecevables les deuxièmes demandes de protection internationale de Monsieur …, de Madame …, et des enfants … et …, et la première demande de protection internationale de l’enfant ….

Cette décision est libellée comme suit :

« (…) J’ai l’honneur de me référer à vos deuxièmes demandes en obtention d’une protection internationale que vous avez introduites le 22 décembre 2021 auprès du service compétent du Ministère des Affaires étrangères et européennes en votre nom et au nom de vos enfants mineurs …, né le … à …/Syrie, …, né le … à …/Syrie et …, né le … à …, tous de nationalité syrienne.

2 Il ressort de votre dossier que vous avez introduit des premières demandes de protection internationale le 7 juin 2019, qui ont été déclarées irrecevables par décision ministérielle du 18 juin 2019, alors que vous étiez bénéficiaires d’une protection internationale en Grèce.

Monsieur, vous aviez déclaré avoir vécu en Grèce où vous-même et votre famille auriez bénéficié d’une protection internationale. On vous aurait dit qu’on allait vous procurer un logement, que vos enfants pourraient aller à l’école et que l’Etat grec vous protégerait, mais en réalité vous auriez vécu dans des conditions précaires. Après avoir attendu six semaines pour recevoir un logement, vous auriez dû le quitter par la suite faute de pouvoir payer le loyer. Ainsi, vous vous seriez retrouvé dans une « vieille école occupée par des réfugiés. (…) Dans chaque pièce, on logeait 4 familles, avec des séparations en textile » (p. 2/6 de votre rapport d’entretien). Vous auriez essayé de quitter cette école, mais parce que les camps et « d’autres endroits » auraient été surpeuplés, vous auriez été obligé d’y rester. Vous auriez en outre voulu scolariser vos enfants à Athènes, mais cela n’aurait pas été possible parce que vos enfants n’auraient pas maîtrisé la langue grecque. Vous auriez pour le surplus eu du mal à trouver un emploi alors qu’« il n’y a pas de travail pour quiconque ». Vous aviez encore déclaré que vos enfants et votre épouse auraient « attrapé des maladies » dans cette vieille école et vous mentionnez qu’une « masse » au niveau de la poitrine de votre épouse aurait été détectée et qu’elle aurait été opérée. Elle souffrirait toujours de douleurs. Vous aviez finalement précisé être passé par la Belgique après avoir quitté la Grèce et avant de venir au Luxembourg. Vous auriez aussi rendu visite à votre frère en Allemagne après qu’on vous aurait annoncé au Luxembourg que vous n’y obtiendriez pas de protection internationale parce que vous bénéficiez déjà d’une protection internationale en Grèce. Vous seriez ensuite retourné au Luxembourg suite au conseil de votre frère de recourir aux services d’un avocat.

Madame, vous aviez confirmé les dires de votre époux en grande partie, en précisant toutefois que votre fils ainé aurait été accepté dans une école mais que vous auriez refusé de l’inscrire en 8ième année « alors qu’il n’avait rien acquis ».

Le 31 juillet 2019, vous avez été déboutés de vos premières demandes de protection internationale par jugement du Tribunal administratif (N° 43229).

Le 18 octobre 2019, votre demande d’un sursis à l’éloignement à cause de votre état de santé, Madame, et de celui de votre fils …, a été refusée.

Le Tribunal a retenu que « Si les demandeurs font état de difficultés de trouver une logement et un emploi rémunéré, ainsi qu’une école pour leurs enfants en Grèce, force est de constater qu’ils restent cependant en défaut de démontrer qu’en cas de retour dans ce pays, ils y seraient exposés à un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH, tels qu’interprétées par la CJUE dans son arrêt précité, ces dispositions nécessitant, en effet, des actes devant revêtir un certain seuil de gravité et entraînant des souffrances physiques ou psychologiques intenses. […] Le tribunal relève encore qu’il ressort des déclarations des demandeurs qu’ils ont bien été logés dans un premier temps et qu’après avoir dû quitter leur logement en raison de leur impossibilité de continuer à régler le loyer, ils ont pu trouver refuge, certes de manière précaire, dans une ancienne école. Il en ressort également qu’ils y avaient accès aux soins médicaux, étant donné que Madame … y a été opérée d’une tumeur suspectée, cette opération ayant également fait l’objet d’un suivi postopératoire.

3 A cet égard, il convient de relever que les difficultés rencontrées pour trouver un logement, respectivement un emploi rémunéré, ne peuvent être considérées comme étant contraires à l’article 4 de la Charte, dans la mesure où il n’existe a priori dans aucun pays une obligation de l’Etat de pourvoir un emploi à l’un de ses résidents, et, par extension, à un bénéficiaire d’une protection internationale, ou même de lui garantir l’accès à un logement. […] Finalement, le tribunal se doit de relever que si les demandeurs étaient effectivement d’avis que les autorités grecques avaient violé les droits garantis par l’article 4 de la Charte, il leur appartiendrait, en tout état de cause, de faire valoir leurs droits directement auprès des autorités grecques en usant des voies de droit adéquates, voire de saisir, par après, la Cour européenne des droits de l’Homme, dénommée ci-après la « CourEDH ». » Le 22 décembre 2021, vous avez introduit des nouvelles demandes de protection internationale au Luxembourg.

En mains le rapport du Service de Police Judiciaire du 22 décembre 2021, votre rapport d’entretien du Ministère des Affaires étrangères et européennes quant à la recevabilité de votre demande de protection internationale, Monsieur, et le vôtre, Madame, du 22 décembre 2021.

Il en ressort que vous avez introduit ces nouvelles demandes sur base des mêmes motifs qui vous ont poussés à introduire vos premières demandes de protection internationale au Luxembourg. En effet, Monsieur, il ressort uniquement de vos déclarations que vous ne regretteriez pas d’avoir quitté la Grèce, alors qu’ici, vos enfants apprendraient la langue française et anglaise à l’école. Madame, vous prétendez qu’en Grèce, vos droits n’auraient pas été respectés alors qu’au Luxembourg, vos enfants fréquenteraient l’école et vous disposeriez d’une maison.

Je suis au regret de vous informer qu’en vertu des dispositions de l’article 28 (2) a) de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, vos demandes de protection internationale, ainsi que celle de votre nouveau-né sont toujours irrecevables au motif qu’une protection internationale vous a été accordée par un autre Etat membre de l’Union européenne.

En effet, à l’instar des conclusions tirées dans le cadre de la décision ministérielle précitée du 18 juin 2019, il résulte toujours de vos propres déclarations et surtout des informations de la part du système d’identification EURODAC que vous et vos deux enfants … et … bénéficiez d’une protection internationale en Grèce depuis le 27 septembre 2018.

Je précise dans ce contexte qu’il est évidemment dans l’intérêt supérieur de l’enfant, et donc dans l’intérêt de votre fils …, de vivre et de grandir auprès de ses parents et frères, respectivement de maintenir l’unité familiale dans son chef. Il est également dans l’intérêt de votre enfant de voir sa situation administrative régularisée alors qu’il se trouve en séjour irrégulier au Luxembourg depuis sa naissance. Il apparait que vous n’avez effectué aucune démarche afin de régulariser la situation de cet enfant né il y a 6 mois.

Or, dans la mesure où vos demandes de protection internationale et celles de vos deux autres enfants mineurs sont irrecevables alors que vous disposez déjà du statut de réfugié en 4 Grèce, il est par conséquent clairement dans l’intérêt de … de rester auprès de sa famille et de vous accompagner dans le cadre de votre éloignement vers la Grèce.

S’il est certes vrai que … n’est pas encore officiellement bénéficiaire d’une protection internationale en Grèce alors que jusqu’à présent, les autorités grecques ont été dans l’impossibilité de lui accorder le statut de réfugié du seul fait qu’il se trouve au Luxembourg depuis sa naissance, ce constat ne signifie pas ipso facto que l’article 28 (2) a) n’est pas applicable dans son chef. En effet, … étant mineur, l’analyse de sa demande de protection internationale doit se faire en tenant compte des principes de l’intérêt supérieur de l’enfant et de l’unité familiale tels que prévus notamment le préambule de la Directive Qualification qui dispose que: « L’intérêt supérieur de l’enfant devrait être une considération primordiale des États membres lorsqu’ils mettent en œuvre la présente directive, conformément à la convention des Nations unies de 1989 relative aux droits de l’enfant. Lorsqu’ils apprécient l’intérêt supérieur de l’enfant, les États membres devraient en particulier tenir dûment compte du principe de l’unité familiale, du bien-être et du développement social du mineur, de considérations tenant à la sûreté et à la sécurité et de l’avis du mineur en fonction de son âge et de sa maturité ».

Il s’ensuit que, dans la mesure où vous bénéficiez déjà d’une protection internationale en Grèce, votre fils … est également en droit de bénéficier de la même protection, les enfants bénéficiant de facto de la même protection que celle dont bénéficient leurs parents, même ceux nés après l’octroi d’un statut de protection internationale.

Il ne ressort ensuite pas de vos déclarations que vous risquez en Grèce un traitement contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme respectivement à l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne alors que vous expliquez être venus au Luxembourg sur base de considérations matérielles, médicales et de convenance personnelle. En effet, vous auriez quitté la Grèce parce que vous n’auriez pas disposé de votre propre logement mais auriez dû partager « une vieille école » avec d’autres familles de réfugiés, parce que vous n’y auriez pas trouvé de travail et parce que vous n’auriez apparemment pas pu inscrire vos enfants à l’école, bien que vous, Madame, aviez prétendu que votre fils aurait fréquenté l’école mais que vous ne l’auriez plus inscrit pour l’année académique suivante. Vous avez par ailleurs fait état de soucis médicaux. Vous relevez de nouveau dans le cadre de vos deuxièmes demandes de protection internationale introduites au Luxembourg le fait que vous seriez satisfaits de l’enseignement offert à vos enfants au Luxembourg alors que vous n’auriez pas pu les inscrire à l’école en Grèce et vous ajoutez que vous disposeriez ici de votre logement.

Or, il convient de souligner que la finalité des procédures en matière de protection internationale est d’offrir une protection aux personnes contraintes de fuir leur pays d’origine car elles sont à risque de subir des persécutions ou atteintes graves en cas de retour. Il convient de constater qu’il n’est pas contesté que vous êtes bénéficiaires d’une telle protection et qu’un Etat membre européen a partant estimé que vous seriez à risque en cas de retour en Syrie.

Je soulève dans ce contexte qu’en tant que bénéficiaires d’une protection internationale en Grèce, vous y bénéficiez des mêmes droits et obligations que les citoyens grecs et il vous appartient désormais de construire vos vies en Grèce. En effet, on ne saurait attendre des autorités grecques qu’elles vous mettent à disposition un logement ou qu’elles vous trouvent un emploi. Le bénéficiaire d’une protection internationale dispose de certains droits mais il ne saurait exiger de son pays d’accueil qu’il lui construise une nouvelle vie et lui mette à 5 disposition tout ce dont il estime avoir besoin. Il appartient à chaque bénéficiaire de faire des efforts d’intégration et de chercher un emploi pour subvenir à ses besoins.

Je note encore que la Grèce, en tant qu’Etat membre de l’Union européenne est signataire de la CharteUE, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est présumée en appliquer les dispositions. En tout état de cause, vous n’apportez pas la preuve que, dans votre cas précis, vos droits n’auraient pas été respectés en Grèce ou encore que vous n’auriez eu aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités grecques. Il n’existe partant aucune raison objective ou individuelle valable qui justifie l’introduction et l’analyse au fond de ces nouvelles demandes de protection internationale par les autorités luxembourgeoises.

Introduire des nouvelles demandes de protection internationale en Europe pour faire face à des difficultés économiques ou de convenance personnelle est clairement opter pour la solution de facilité et surtout le non-respect des lois en vigueur en matière d’immigration qui prévoient des possibilités et procédures permettant à un ressortissant de pays tiers bénéficiaire d’une protection internationale dans un Etat membre de s’installer dans un autre Etat membre.

Il convient de souligner que ce constat a été entériné par les juridictions de l’ordre administratif dans le cadre de vos premières demandes de protection internationale.

En outre, la Grèce respecte le principe de non refoulement conformément à la Convention de Genève et l’interdiction de prendre des mesures d’éloignement contraires à l’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 6 janvier 2022, inscrite sous le numéro 46871 du rôle, Monsieur … et Madame …, agissant tant en leur nom personnel qu’au nom et pour compte de leurs enfants mineurs …, … et … ont introduit un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 22 décembre 2021.

Aucune disposition légale ne prévoyant de recours au fond contre une décision ayant déclaré irrecevable une demande de protection internationale sur le fondement de l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015 et l’article 35 (3) de la même loi prévoyant expressément un recours en annulation en la matière, seul un recours en annulation a pu être introduit contre la décision ministérielle précitée du 22 décembre 2021.

Le recours est, en outre, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de leur recours et en fait, les demandeurs exposent être originaires de Syrie et avoir tous reçu le statut de réfugié en Grèce en date du 27 septembre 2018, à l’exception de l’enfant … né sur le territoire luxembourgeois le 2 juin 2021. Ils soutiennent avoir été confrontés en Grèce, en tant que bénéficiaires de protection internationale, à des conditions d’hébergement extrêmement rudimentaires. En outre, leurs enfants n’auraient pas été scolarisés. Durant leur séjour dans le prédit pays, ils auraient également eu des problèmes de santé, notamment des problèmes de peau, en raison du manque d’hygiène dans les lieux d’habitation fréquentés. Ils auraient été, de plus, délogés à plusieurs reprises par les forces de l’ordre, mais auraient continué à retourner dans les mêmes lieux, faute de logement adéquat. Ils auraient versé à l’appui de leurs dires un CD sur lequel aurait été gravée une vidéo de l’endroit où ils auraientété hébergés en Grèce, ainsi qu’un certificat médical renseignant l’état de santé de l’enfant …, qui aurait été atteint de la gale. L’état de santé de Madame … se serait aussi dégradé à cette période après qu’une masse au niveau de la poitrine lui aurait été diagnostiquée et en raison de laquelle elle aurait eu à subir une opération. Ils donnent encore à considérer que, depuis le jugement du tribunal administratif du 31 juillet 2019 les déboutant de leurs premières demandes de protection internationale, ils demeureraient sur le territoire luxembourgeois sans pouvoir bénéficier d’une reconnaissance légale. Ils n’auraient pas, non plus, pu rejoindre la Grèce, craignant de se retrouver dans une situation similaire à celle de 2018, à savoir une situation indigne, inhumaine, insoutenable et sans issue qui les aurait poussés à fuir ledit pays accompagnés de leurs deux enfants mineurs. Ils font valoir que ces problématiques auraient été documentées par de nombreuses organisations non gouvernementales. Ainsi, elles auraient été dénoncées par le Haut-Commissariat des Réfugiés aux Nations Unies (UNHCR) qui aurait recommandé aux différents pays de « considérer avec bienveillance le désir compréhensible de s’établir ailleurs (…) et si un réfugié qui a déjà obtenu l’asile dans un état demande l’asile dans un autre état parce qu’il a des raisons impérieuses de quitter le pays d’asile où il se trouve, par exemple parce que sa sécurité ou sa liberté y sont menacées, les autorités du second état devraient examiner favorablement sa demande. ». Ils ajoutent qu’au Luxembourg, ils seraient logés, les enfants seraient scolarisés, et l’état de santé des membres de la famille se serait amélioré. Enfin, ils précisent que l’enfant …, né le … sur le territoire luxembourgeois, serait, en l’état actuel des choses, privé de tout statut juridique, alors qu’aucune démarche ne serait vraisemblablement possible en Grèce et que le Luxembourg refuserait d’analyser sa demande de protection internationale.

En droit, les demandeurs semblent reprocher, en premier lieu, au ministre de ne pas avoir motivé sa décision en soutenant qu’il aurait fait une analyse trop superficielle des éléments qui les auraient poussés à déposer une deuxième demande de protection internationale au Luxembourg. Le ministre aurait ainsi fait une présentation très embellie de la situation en dépit de la réalité flagrante des faits auxquels ils auraient été confrontés et risqueraient d’être confrontés à nouveau en cas de renvoi en Grèce. En conséquence, la solution proposée par le ministre tendant à expliquer que des procédures autres que le dépôt d’une demande de protection internationale seraient envisageables pour s’installer en qualité de bénéficiaires de protection internationale dans un autre pays membre de l’Union Européenne montrerait que leur réelle problématique aurait été totalement méconnue par le ministre.

Après avoir cité l’article 28 (2) de la loi du 18 décembre 2015 qui transposerait l’article 33 (2) a) de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, ci-après dénommée « directive 2013/32 », les demandeurs s’appuient sur un arrêt du 19 mars 2019 de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) qui aurait retenu l’interprétation du prédit article 33 (2) a) de la directive susmentionnée comme étant celle ne s’opposant pas à ce qu’un État membre exerce la faculté offerte par cette disposition pour rejeter une demande d’octroi du statut de réfugié à une personne bénéficiant d’une protection subsidiaire dans un autre Etat membre lorsque les conditions de vie prévisibles que ledit demandeur rencontrerait en tant que bénéficiaire d’une protection subsidiaire dans cet autre Etat membre ne l’exposeraient pas à un risque sérieux de subir un traitement inhumain ou dégradant, au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après dénommée « la Charte ». Ils font en outre valoir que le principe de confiance mutuelle que les Etats membres s’accordent serait une présomption qui pourrait être renversée lorsque des difficultés majeures de fonctionnement dans un Etat membre déterminé seraient rapportées par lesdemandeurs, de telle sorte qu’il existerait un risque sérieux qu’ils soient traités, dans cet Etat membre, d’une manière incompatible avec leurs droits fondamentaux.

En s’appuyant sur le chapitre VII de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection, relatif au contenu de la protection internationale, ci-après dénommée « directive 2011/95 », les demandeurs font valoir que les articles 26, 27, 29 et 30 de cette directive prévoiraient l’accès des bénéficiaires de protection internationale respectivement à l’emploi, à l’éducation, à la protection sociale et aux soins de santé, de manière identique à celui réservé aux ressortissants de l’Etat membre en question. A cet égard, ils affirment avoir été en Grèce dans un état de désœuvrement le plus total, ce qui permettrait de les qualifier de personnes vulnérables, les réfugiés étant par essence des personnes se trouvant dans une position de fragilité et de faiblesse. Ils ajoutent, à ce sujet, en prenant en considération les conditions dans lesquelles ils auraient vécu, additionnées au contexte économique de la Grèce, que la solution ministérielle résidant dans le fait de « rechercher du travail et de faire un effort d’intégration » serait inenvisageable, alors que les autorités grecques auraient elles-mêmes procédé à leur expulsion du logement précaire qu’ils occupaient en ignorant leur détresse et leur absence de ressources.

Ils renvoient, dans ce contexte, à des informations compilées sur le site « https://euromedrights.org/fr/migrants-et-refugies-en-grece/ » pendant la période du 30 novembre au 14 décembre 2021 et en concluent que celles-ci démontreraient les lacunes des autorités grecques dans la prise en charge des réfugiés présents sur son territoire, de telle sorte qu’il en résulterait des violations des droits fondamentaux de ces personnes.

Dans ce contexte, les consorts … reprochent encore au ministre de ne pas avoir réalisé une nouvelle analyse de la situation en Grèce depuis sa première décision de juin 2019, à la lumière de ces informations, alors que les deux dernières années auraient mis en avant de nouvelles problématiques pour les réfugiés accueillis par ce pays.

Après avoir souligné qu’ils étaient titulaires d’un titre grec en 2019 leur reconnaissant un statut de réfugié lors de leur première demande de protection internationale au Luxembourg, ils font valoir que ce titre aurait été valable jusqu’en septembre 2021. Ils seraient dès lors actuellement dans une impasse, étant donné qu’ils ne pourraient les faire renouveler et faire reconnaître leurs droits en Grèce. L’absence de titre valide les empêcherait ainsi de regagner le territoire grec. A ce titre, ils font valoir, en s’appuyant sur un article publié par Amnesty International en date du 3 décembre 2021, intitulé « Grèce, des demandeurs d’asile sont détenus illégalement dans un camp », que les personnes arrivant en Grèce sans documents valides seraient placées dans des camps fermés et feraient l’objet de mesures de détention, et ce, depuis une décision récente du ministre grec des Migrations et de l’Asile du 17 novembre 2021. Cet article dénoncerait l’absence de fourniture d’eau et de nourriture aux réfugiés depuis octobre 2021 par les autorités grecques. Ils en concluent qu’il existerait un risque réel pour eux d’être exposés, en cas de retour en Grèce, à des traitements inhumains et dégradants.

Les demandeurs affirment, ensuite, que le ministre n’aurait pas tenu compte des intérêts des mineurs, et notamment le fait que les enfants … et … seraient désormais scolarisés au Luxembourg, auraient progressé dans les langues usuelles du pays et seraient attachés à leur environnement. La décision ministérielle attaquée porterait dès lors une atteintedisproportionnée aux intérêts de … et …, alors que leur situation personnelle n’aurait pas été prise en considération, contrairement à ce que préconiserait le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugiés des demandeurs et les Principes directeurs n° 8 établi par l’UNHCR. Cette atteinte serait encore plus flagrante concernant les droits du mineur …. Ils font valoir, à ce propos, que le ministre n’aurait pas tenu compte du jugement du tribunal administratif du 1er mars 2021, inscrit sous le numéro 45437 du rôle, dans lequel, pour une affaire qui serait similaire, le tribunal aurait sursis à statuer et aurait posé une question préjudicielle à la CJUE concernant l’interprétation de l’article 33 (2) a) de la directive 2013/32 comme permettant de déclarer irrecevable la demande de protection internationale introduite par des parents au nom de leur enfant mineur dans un autre Etat membre que celui ayant préalablement accordé une protection internationale aux parents. Ils en concluent que le tribunal devrait également surseoir à statuer dans l’attente de la solution de la CJUE.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé. Il soutient en premier lieu que le ministre aurait bien procédé à une instruction complète et suffisante et à un examen approprié des demandes de protection internationale des demandeurs en accomplissant toutes les diligences en la matière au regard de la loi de 2015 et que la décision litigieuse serait motivée tant en fait qu’en droit.

Quant à l’irrecevabilité des demandes de protection internationale des consorts …, le délégué du gouvernement indique que ces derniers n’invoqueraient aucun élément nouveau permettant de pouvoir infirmer le jugement rendu par le tribunal administratif en date du 31 juillet 2019, portant le numéro 43229 du rôle et dans lequel il a été retenu que le ministre avait à bon droit déclaré irrecevables leurs demandes de protection internationale, d’autant plus que ces derniers n’avaient pas démontré risquer des traitements inhumains ou dégradants au sens des articles 4 de la Charte et 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après dénommée « la CEDH », en cas de retour en Grèce.

En ce qui concerne le fait que les demandeurs ne pourraient plus retourner en Grèce, faute de titre valide, le délégué du gouvernement renvoie à un jugement du tribunal administratif du 6 mars 2019, inscrit sous le numéro 42224 du rôle, dans lequel il a retenu que le seul fait qu’un titre de séjour fourni par un pays ait expiré est sans conséquence sur la validité du statut de protection subsidiaire dont bénéficiait le demandeur dans ledit pays, le renouvellement dudit titre consistant en une simple formalité.

Quant au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant et de l’unité familiale, le délégué du gouvernement soutient que s’il est vrai que l’enfant … n’est pas encore officiellement bénéficiaire d’une protection internationale en Grèce, ce dernier n’aurait pas pu bénéficier de l’octroi du statut de réfugié au même moment que ses parents puisqu’il serait né au Luxembourg. Il ajoute qu’il aurait appartenu aux parents de régulariser la situation administrative de leur enfant auprès des autorités grecques au lieu de déposer une demande de protection internationale, qui serait, selon lui, un abus de procédure de la part des consorts … dans le but de se maintenir sur le territoire luxembourgeois. Dans la mesure où le ministre aurait à bon droit déclaré irrecevables les deuxièmes demandes de protection internationale des consorts …, le délégué du gouvernement estime que, dans l’intérêt supérieur de … de vivre et de grandir auprès de ses parents et frères et de rester dans la même procédure que ces derniers, le ministre aurait également déclaré irrecevable la demande de cet enfant. Il ajoute que déclarer sa demande irrecevable au même titre que ses parents et sa fratrie aurait été la seule possibilité afin de respecter le principe de l’unité familiale.

Le délégué du gouvernement poursuit en affirmant, à ce propos, être conscient qu’une question préjudicielle aurait été posée à la CJUE quant à l’interprétation de l’article 28 (2) a) de la loi de 2015, correspondant à l’article 33 (2) a) de la directive 2013/32, et qu’il ne s’oppose pas à une mise en suspens de l’affaire en attendant la solution.

Enfin, quant au moyen ayant trait à la violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, la partie étatique renvoie principalement à la solution retenue par le tribunal administratif dans son jugement du 31 juillet 2019 concernant les premières demandes de protection internationale des consorts … au Luxembourg. Concernant les motivations matérielles, financières ou de convenance personnelle, le délégué du gouvernement fait valoir que le fait de bénéficier d’une protection internationale engendrerait des droits, mais également des obligations. Ainsi, il estime que les bénéficiaires d’une protection internationale ne sauraient exiger de leur pays d’accueil qu’il leur mette à disposition tout ce dont ils pourraient avoir besoin et qu’il leur appartiendrait de faire des efforts d’intégration et de chercher un emploi pour subvenir à leurs besoins, ce que les consorts … auraient dû faire en Grèce. Dans ce contexte, il ajoute que la Grèce, en tant qu’Etat membre de l’Union européenne serait signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et serait, à ce titre, présumée en appliquer les dispositions, ainsi que celles ayant trait au principe de non-

refoulement.

Il conclut que les demandeurs n’apporteraient pas la preuve d’un risque de mauvais traitement en Grèce, et qu’en conséquence leurs deuxièmes demandes de protection internationale seraient irrecevables. Il soutient que cette conclusion s’imposerait pour le fils …, d’autant plus qu’ils ne fourniraient aucun argument sérieux pouvant faire croire que ce dernier serait personnellement à risque de subir un traitement inhumain et dégradant en cas de retour en Grèce.

Il appartient en premier lieu au tribunal d’analyser la légalité externe de la décision sous analyse, avant de se livrer, par le biais de l’examen de la légalité des motifs, au contrôle de la légalité interne de la décision déférée.

En ce qui concerne, tout d’abord, le défaut de motivation dont les demandeurs semblent se prévaloir à l’égard de la décision ministérielle, il échet de relever qu’en vertu de l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, toute décision administrative doit reposer sur des motifs de fait et de droit juridiquement admissibles et indiquer formellement les motifs par l’énoncé au moins sommaire de la cause juridique qui lui sert de fondement et des circonstances de fait à sa base, lorsqu’elle rentre dans une des hypothèses énumérées de manière limitative à l’alinéa 2 de l’article 6 précité, à savoir les décisions refusant de faire droit à la demande de l’intéressé, celles révoquant ou modifiant une décision antérieure sauf si elle intervient à la demande de l’intéressé et qu’elle y fait droit, celles qui interviennent sur recours gracieux, hiérarchique ou de tutelle ou encore celles qui interviennent après procédure consultative lorsqu’elles diffèrent de l’avis émis par l’organisme consultatif ou lorsqu’elles accordent une dérogation à une règle générale, dans les autres cas, l’administré ayant le droit d’exiger la communication des motifs.

En l’espèce, il échet de constater que l’acte déféré indique suffisamment les éléments de droit et de fait sur lesquels il se fonde, à savoir le fait que les consorts … seraient bénéficiaires du statut de réfugié et que leurs deuxièmes demandes de protection internationale seraient en conséquence irrecevables sur base de l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015. Pour l’enfant …, le ministre a fait valoir que sa demande de protection internationale suivrait le même sort que celui réservé à la demande de ses parents, dans la mesure où les enfants de bénéficiaires de protection internationale se verraient de facto attribuer le même statut que leurs parents, même s’ils sont nés après l’octroi d’un statut.

De plus, il est de jurisprudence que la sanction de l’absence de motivation ne consiste pas dans l’annulation de l’acte visé, mais dans la suspension des délais de recours et que celui-

ci reste a priori valable, l’administration pouvant produire ou compléter les motifs postérieurement et même pour la première fois pendant la phase contentieuse2. Ainsi, un acte n’est susceptible d’encourir l’annulation qu’au cas où la motivation le sous-tendant ne ressort d’aucun élément soumis au tribunal au moment où l’affaire est prise en délibéré, étant donné qu’une telle circonstance rend tout contrôle de la légalité des motifs impossible.

Or, force est de constater que le délégué du gouvernement a utilement complété cette motivation par les explications selon lesquelles l’enfant …, étant né hors du territoire grec, n’aurait pas pu bénéficier automatiquement à sa naissance du statut octroyé à ses parents et qu’il pourrait en bénéficier à son retour en Grèce, lorsque ses parents procéderaient à la régularisation de sa situation.

Il s’ensuit que le moyen fondé sur un défaut de motivation est à rejeter comme étant non fondé.

Quant à la légalité interne de la décision, le tribunal est de prime abord amené à constater que, pour l’enfant … dont le statut juridique est contesté par les parties, l’article 5 de la loi du 18 décembre 2015 dispose que « (…) (3) Le mineur non émancipé a le droit de présenter une demande de protection internationale par l’intermédiaire de ses parents ou de tout autre membre adulte de sa famille, ou d’une personne adulte exerçant l’autorité parentale sur lui, ou par l’intermédiaire d’un administrateur ad hoc. (…) ».

Etant donné que l’enfant … est un mineur non émancipé, ses parents pouvaient présenter en son nom une demande de protection internationale au Luxembourg, demande qui, même si, selon le délégué du gouvernement, suit en pratique le sort réservé à celle de ses parents, n’en est pas moins distincte.

En ce qui concerne l’irrecevabilité des demandes de protection internationale des membres de la famille …, il y a lieu de rappeler qu’aux termes de l’article 28 (2) de la loi du 18 décembre 2015, « (…) le ministre peut prendre une décision d’irrecevabilité, sans vérifier si les conditions d’octroi de la protection internationale sont réunies, dans les cas suivants: a) une protection internationale a été accordée par un autre Etat membre de l’Union européenne (…) ».

Cet article transpose en droit national l’article 33 (2) a) de la directive 2011/95, qui prévoit que :

2 Cour adm., 20 octobre 2009, n° 25738C du rôle, Pas. adm. 2021, V° Procédure administrative non contentieuse, n° 90 et les autres références y citées.

« Les États membres peuvent considérer une demande de protection internationale comme irrecevable uniquement lorsque :

a) une protection internationale a été accordée par un autre État membre ; (…) ».

Il échet encore de relever que l’article 23 de la directive 2011/95, transposée en droit national par l’article 56 de la loi du 18 décembre 20153, dispose que :

« Maintien de l’unité familiale 1. Les États membres veillent à ce que l’unité familiale puisse être maintenue.

2. Les États membres veillent à ce que les membres de la famille du bénéficiaire d’une protection internationale qui, individuellement, ne remplissent pas les conditions nécessaires pour obtenir cette protection puissent prétendre aux avantages visés aux articles 24 à 35, conformément aux procédures nationales et dans la mesure où cela est compatible avec le statut juridique personnel du membre de la famille. ».

Dans ce contexte, dans un arrêt du 4 octobre 2018, portant le numéro C-652/16 du rôle, la CJUE a retenu que : « Il y a lieu de relever que la directive 2011/95 ne prévoit pas une telle extension du statut de réfugié ou du statut conféré par la protection subsidiaire aux membres de la famille de la personne à laquelle ce statut est octroyé. Il découle, en effet, de l’article 23 de cette directive que celle-ci se limite à imposer aux États membres d’aménager leur droit national de manière à ce que les membres de la famille, au sens visé à l’article 2, sous j), de ladite directive, du bénéficiaire d’un tel statut puissent, s’ils ne remplissent pas individuellement les conditions pour l’octroi du même statut, prétendre à certains avantages, qui comprennent notamment la délivrance d’un titre de séjour, l’accès à l’emploi ou l’accès à l’éducation et qui ont pour objet de maintenir l’unité familiale. »4 Il en découle que les membres de la famille d’un bénéficiaire d’une protection internationale n’obtiennent pas automatiquement le même statut, bien qu’en pratique, ils aient accès aux mêmes avantages que ceux auxquels le bénéficiaire de la protection internationale a droit en vertu du maintien de l’unité familiale, de sorte que l’enfant … n’a pas pu obtenir automatiquement du fait de sa naissance le statut de réfugié auparavant accordé à ses parents et sa fratrie par les autorités grecques, contrairement à ce que soutient la partie étatique.

S’il ressort de l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015 que le ministre peut déclarer irrecevable une demande de protection internationale, sans vérifier si les conditions d’octroi en sont réunies, dans le cas où le demandeur s’est vu accorder une protection internationale dans un autre pays membre de l’Union européenne, et que, de ce fait, il pouvait 3 Article 56 de la loi du 18 décembre 2015 : « (1) Le ministre veille à ce que l’unité familiale puisse être maintenue.

Il peut décider que les dispositions du présent article s’appliquent aux autres parents proches qui vivaient au sein de la famille du bénéficiaire à la date du départ du pays d’origine et qui étaient alors entièrement ou principalement à sa charge.

(2) Le ministre veille à ce que les membres de la famille du bénéficiaire du statut de réfugié ou du statut conféré par la protection subsidiaire qui, individuellement, ne remplissant pas les conditions nécessaires pour obtenir ce statut puissent prétendre aux avantages visés aux articles 57 à 66, dans la mesure où cela est compatible avec le statut juridique personnel du membre de la famille.

(3) Les paragraphes (1) et (2) ne sont pas applicables lorsque le membre de la famille est ou serait exclu du bénéfice de la protection internationale.

(4) Nonobstant les paragraphes (1) et (2), le ministre peut refuser, limiter ou retirer les avantages qui y sont visés pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public. » 4 CJUE, 4 octobre 2018, Ahmedbekova, C-652/16, ECLI:EU:C:2018:801, point 68.a priori valablement déclarer irrecevables les deuxièmes demandes de protection internationale de Monsieur …, de Madame … et de leurs enfants … et … en raison du statut de réfugié leur reconnu par les autorités grecques le 27 septembre 2018, il n’en est pas de même pour l’enfant ….

En effet, par une application stricte des termes de l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015, précité, transposant en droit national les dispositions de l’article 33 (2) a) de la directive 2013/32, le ministre ne pourrait prendre une décision d’irrecevabilité à l’encontre de la demande de protection internationale de l’enfant … en se basant sur le statut de réfugié qui a été accordé à ses parents et sa fratrie. Par ailleurs, force est de constater qu’aucun des éléments du dossier administratif ne renseigne que les autorités grecques auraient automatiquement accordé le statut de réfugié à l’enfant … : (i) aucune demande afférente ne pouvait leur être soumise, puisque l’enfant est né sur un territoire étranger après que la famille a quitté la Grèce et (ii) les autorités grecques n’ont, en outre, pas connaissance de son existence, étant donné que dans le courrier de ces dernières daté du 30 juin 2019, soit avant la naissance de l’enfant …, elles accordaient évidemment la réadmission sur le territoire grec des parents et de la fratrie de ce dernier uniquement.

Dans ce contexte, il échet de relever que, par jugement du 14 décembre 2020, le tribunal administratif de Cottbus (Allemagne) a sursis à statuer pour poser quatre questions préjudicielles à la CJUE, demande enregistrée sous le numéro C-720/20, dans une affaire similaire à la présente, dont la quatrième question, ayant pour libellé : « (…) un enfant mineur ayant introduit une demande de protection internationale dans un État membre peut-il se voir opposer une décision d’irrecevabilité en vertu d’une application par analogie de l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive 2013/32/UE, même si ce n’est pas cet enfant lui-même, mais ses parents, qui bénéficient d’une protection internationale dans un autre État membre ? », a des liens plus étroits que les trois premières avec l’affaire dont le tribunal de céans est saisi.

Contrairement aux autorités allemandes qui ont pris une décision sur base du règlement Dublin III, les autorités luxembourgeoises ont pris, dans la présente affaire, une décision d’irrecevabilité de la demande de protection internationale de l’enfant mineur sur base de l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015, précité, transposant en droit national les dispositions de l’article 33 (2) a) de la directive 2013/32.

A cet égard, par jugement du 1er mars 2021, inscrit sous le numéro 45437, le tribunal de céans a saisi, dans une autre affaire comparable à la présente, la CJUE d’une question préjudicielle plus spécifique que celle posée par le tribunal administratif de Cottbus, dont les termes sont les suivants : « L’article 33 (2) a) de la directive 2013/32/UE relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, lu en combinaison avec l’article 23 de la directive 2011/95/UE concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection, ainsi qu’avec l’article 24 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, peut-

il être interprété comme permettant de déclarer irrecevable la demande de protection internationale introduite par des parents au nom et pour le compte de leur enfant mineur dans un autre Etat membre (en l’espèce le Luxembourg) que celui ayant préalablement accordé une protection internationale aux seuls parents, ainsi qu’aux frères et sœurs de l’enfant (en l’espèce la Grèce) au motif que les autorités du pays ayant accordé une protection 13 internationale à ces derniers, avant leur départ et la naissance de l’enfant, garantissent qu’à l’arrivée de l’enfant et au retour des autres membres de la famille, cet enfant pourra bénéficier d’un titre de séjour et des mêmes avantages que ceux octroyés aux bénéficiaires d’une protection internationale, sans qu’elles n’affirment pour autant qu’il se verra octroyer à titre personnel un statut de protection internationale ? ».

Force est de constater que se pose, en l’espèce, la même problématique que dans les jugements allemand et luxembourgeois saisissant la CJUE d’une question préjudicielle, à savoir celle de savoir si l’article 33 (2) a) de la directive 2013/32, transposé en droit national par l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015 sur lequel s’appuie le ministre dans la décision litigieuse pour déclarer irrecevable la demande de protection internationale de l’enfant …, peut être interprété comme permettant de déclarer irrecevable la demande de protection internationale introduite par des parents au nom et pour le compte de leur enfant mineur dans un autre Etat membre que celui ayant préalablement accordé une protection internationale seulement aux parents et à la fratrie de cet enfant.

A cet égard, il y a lieu de préciser que la CJUE consacre la primauté du droit européen en retenant de manière constante que le juge national a l’obligation d’assurer le plein effet des normes de droit communautaire, en écartant au besoin toute disposition de droit national, qu’il s’agisse de lois5, de la Constitution ou d’actes individuels.

Ainsi, aux termes de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) : « La Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour statuer, à titre préjudiciel : a) sur l’interprétation des traités, b) sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l’Union. Lorsqu’une telle question est soulevée devant une juridiction d’un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur cette question. Lorsqu’une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour. Si une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale concernant une personne détenue, la Cour statue dans les plus brefs délais ».

Il en résulte qu’une juridiction nationale dispose de la possibilité de saisir la CJUE lorsque ses décisions sont susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, mais elle est tenue de saisir la CJUE lorsque ses décisions ne sont pas susceptibles d’un tel recours, et lorsqu’il s’agit d’une question d’interprétation nouvelle présentant un intérêt général pour l’application uniforme du droit de l’Union dans l’ensemble des Etats membres, ou lorsque la jurisprudence existante ne paraît pas applicable à un cadre factuel inédit. Cette faculté se trouve néanmoins, aux termes de la jurisprudence de la CJUE, conditionnée, entre autres, par le caractère pertinent de la question, la solution de la question relevant du droit communautaire devant être nécessaire à la décision à prendre par la juridiction nationale.

En l’espèce, le tribunal administratif statue en dernier ressort en la matière, ses décisions n’étant en effet pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne.

5 Cour de Justice des Communautés européennes, arrêt du 9 mars 1978, Simmenthal, n° 106/77, Rec., 629 cité par Michel Leroy, Contentieux administratif, 4e édition Bruylant Bruxelles 2008, p. 481.Dans la mesure où, toutefois, par un jugement rendu par le tribunal administratif de Cottbus en date du 14 décembre 2020, inscrit auprès de la CJUE sous le numéro C-720/20 du rôle, et par un jugement rendu par le tribunal administratif de céans en date du 1er mars 2021, inscrit sous le numéro 45437 du rôle, la CJUE a été saisie de questions préjudicielles similaires à celle qui se pose dans la présente affaire et afin d’éviter de saisir la CJUE une nouvelle fois de la même question, le tribunal décide de surseoir à statuer en attendant la réponse à réserver par la CJUE qui permettrait la résolution de la problématique soulevée par le cas d’espèce.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;

reçoit en la forme le recours en annulation introduit contre la décision ministérielle du 22 décembre 2021 ;

quant au fond, avant tout autre progrès en cause, sursoit à statuer en attendant la réponse de la CJUE à fournir à une question préjudicielle posée par un jugement du tribunal administratif de Cottbus en date du 14 décembre 2020, inscrit auprès de la CJUE sous le numéro C-720/20 du rôle, sinon à la question préjudicielle du tribunal administratif de Luxembourg posée par jugement du 1er mars 2021 dans une affaire inscrite sous le numéro 45437 du rôle ;

réserve les frais et dépens ;

fixe l’affaire au rôle général.

Ainsi jugé par :

Alexandra Castegnaro, vice-président, Daniel Weber, premier juge, Annemarie Theis, attaché de justice délégué, et lu à l’audience publique du 7 mars 2022 par le premier juge, en remplacement du vice-président, en présence du greffier Paulo Aniceto Lopes.

s. Paulo Aniceto Lopes p. Alexandra Castegnaro, emp.

s. Daniel Weber Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 7 mars 2022 Le greffier du tribunal administratif 15


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 46871
Date de la décision : 07/03/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 12/03/2022
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2022-03-07;46871 ?

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