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08/02/2022 | LUXEMBOURG | N°46892

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 08 février 2022, 46892


Tribunal administratif N° 46892 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 12 janvier 2022 3e chambre Audience publique du 8 février 2022 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 46892 du rôle et déposée le 12 janvier 2022 au greffe du tribunal administratif par la société à responsabilité limitée

NCS AVOCATS SARL, établie et ayant son siège social à L-1475 Luxembourg, 7, rue du St. Espri...

Tribunal administratif N° 46892 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 12 janvier 2022 3e chambre Audience publique du 8 février 2022 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 46892 du rôle et déposée le 12 janvier 2022 au greffe du tribunal administratif par la société à responsabilité limitée NCS AVOCATS SARL, établie et ayant son siège social à L-1475 Luxembourg, 7, rue du St. Esprit, immatriculée au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro B225706, inscrite sur la liste V du tableau de l’Ordre des avocats de Luxembourg, représentée par son gérant actuellement en fonctions, Maître Aline CONDROTTE, avocat à la Cour, assistée de Maître Vedrana RISTIC, avocat, toutes deux inscrites au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être né le … à … (Monténégro) et être de nationalité monténégrine, ayant été assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) sise à L-…, tendant à la réformation sinon à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 30 décembre 2021 de le transférer vers l’Allemagne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 19 janvier 2022 ;

Vu l’article 1er de la loi du 19 décembre 2020 portant adaptation temporaire de certaines modalités procédurales en matière civile et commerciale1 ;

Vu la communication de NCS AVOCATS SARL du 28 janvier 2022 et celle de Madame le délégué du gouvernement Tara DESORBAY du 31 janvier 2022 suivant lesquelles elles marquent leur accord à ce que l’affaire soit prise en délibéré sans leur présence ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport à l’audience publique du 1er février 2022.

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Le 21 octobre 2021, Monsieur … introduisit auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, désigné ci-après par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la 1 « Les affaires pendantes devant les juridictions administratives, soumises aux règles de la procédure écrite et en état d’être jugées, pourront être prises en délibéré sans comparution des mandataires avec l’accord de ces derniers. ».

1protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par la « loi du 18 décembre 2015 ».

Le 25 octobre 2021, Monsieur … fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section criminalité organisée - police des étrangers, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Le 4 novembre 2021, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère sur les motifs se trouvant à la base de sa demande de protection internationale.

Il se dégage d’une recherche effectuée par le Centre de coopération policière et douanière de Luxembourg (CCPD) en date du 9 novembre 2021, que Monsieur … était en possession d’un visa allemand, valable du 10 mars 2020 au 9 septembre 2020, et qu’il était titulaire d’une autorisation de séjour délivrée par les autorités allemandes, valable du 28 août 2020 au 27 août 2021.

Le 17 novembre 2021, Monsieur … fut encore entendu par un agent du ministère, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Par arrêté du même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par le « ministre », assigna l’intéressé à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg pour une durée de trois mois.

En date du 30 novembre 2021, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités allemandes en vue de la prise en charge de l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur … sur base de l’article 12, paragraphe (4), du règlement Dublin III, demande à laquelle les autorités allemandes firent droit par un courrier du 1er décembre 2021.

Par décision du 30 décembre 2021, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé expédié le même jour, le ministre informa Monsieur … de sa décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Allemagne, sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 12, paragraphe (4), du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit : « […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 21 octobre 2021 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 12(4) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Allemagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

2En mains le rapport de Police Judiciaire du 25 octobre 2021 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 17 novembre 2021.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 21 octobre 2021, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l'immigration.

Il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que les autorités allemandes vous ont délivré un visa valable du 10 mars 2020 jusqu'au 9 septembre 2020 et que vous étiez en possession d'un titre de séjour allemand valable du 28 août 2020 jusqu'au 27 août 2021.

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 17 novembre 2021.

Sur cette base, la Direction de l'immigration a adressé en date du 30 novembre 2021 une demande de prise en charge aux autorités allemandes sur base de l'article 12(4) du règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités allemandes en date du 1er décembre 2021.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

L'article 12(4) du règlement DIII dispose que, si le demandeur est titulaire d'un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans, l'Etat membre qui l'a délivré est responsable de l'examen de la demande de protection internationale.

Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

33. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale, notamment par l'intermédiaire du Centre de coopération policière et douanière, que les autorités allemandes vous ont délivré un visa valable du 10 mars 2020 jusqu'au 9 septembre 2020 et que vous étiez en possession d'un titre de séjour allemand valable du 28 août 2020 jusqu'au 27 août 2021.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté le Monténégro en date du 20 mars 2020 afin de vous rendre en bus en Allemagne, à l'aide de votre visa allemand. Vous auriez habité dans une maison à … qui vous aurait été mise à disposition par la société pour laquelle vous avez travaillé. En août 2021 vous auriez fait un retour au Monténégro avant de reprendre un bus vers l'Allemagne en date du 18 octobre 2021. Vous seriez arrivé à Coblence et vous auriez décidé de continuer votre voyage vers le Luxembourg où vous seriez arrivé en date du 20 octobre 2021.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 17 novembre 2021, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Allemagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Monsieur, vous indiquez avoir quitté l'Allemagne parce que votre titre de séjour était expiré et parce que vous auriez quitté votre travail.

Rappelons à cet égard que l'Allemagne est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l'Allemagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que l'Allemagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, l'Allemagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 de la Conv. torture, de même que les conditions minimales d'accueil fixées dans la directive Accueil.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de I'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Allemagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

4Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Allemagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.

torture.

Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Allemagne, d'introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités allemandes ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes allemandes, notamment judiciaires.

Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.

Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l'exécution du transfert vers l'Allemagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers l'Allemagne, l'exécution du transfert sera suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers l'Allemagne en informant les autorités allemandes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités allemandes n'ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 12 janvier 2022, inscrite sous le numéro 46892 du rôle, Monsieur … a fait introduire un recours en réformation sinon en annulation contre la décision ministérielle, précitée, du 30 décembre 2021 décidant de le 5transférer vers l’Allemagne, l’Etat membre responsable du traitement de sa demande de protection internationale.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours principal en réformation sous examen, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Il n’y a dès lors pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.

A l’appui de son recours et en fait, le demandeur reprend les faits et rétroactes tels qu’exposés ci-dessus.

En droit, il fait plaider que le ministre aurait dû faire application de l’article 17 du règlement Dublin III et examiner sa demande de protection internationale même si cet examen ne lui incomberait pas en vertu des critères fixés par ce même règlement.

A cet égard, il reproche au ministre de ne pas avoir retenu l’existence, dans son chef, d’un risque de traitements inhumains au sens des articles 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », et 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », en cas de transfert vers l’Allemagne, en mettant en exergue son état de santé psychologique et plus particulièrement le fait qu’il aurait été hospitalisé suite à une prise de médicaments trop importante, le demandeur insistant également sur le fait que, depuis cette hospitalisation, il devrait suivre un traitement médical journalier qu’il serait judicieux de continuer au Grand-Duché de Luxembourg.

En admettant que l’article 17 du règlement Dublin III relèverait du pouvoir discrétionnaire du ministre et qu’il s’agirait d'une disposition facultative accordant à celui-ci un pouvoir d'appréciation étendu, il soutient que cette disposition trouverait son application dans des situations particulières humanitaires qui ne rentreraient pas « dans les clous des autres moyens prévus par le règlement Dublin, tel que l'absence d'entretien ou entretien sans interprète prévu par l'article 5 dudit règlement ou encore en cas de non prise en compte de membres de famille prévu par les articles 9, 10 et 11 du règlement ».

Il fait valoir que son état de santé psychique constituerait un obstacle à son transfert et que celui-ci risquerait de s’empirer en cas d’exécution de la décision déférée, tout en soulignant qu'il appartiendrait dans un tel cas aux autorités luxembourgeoises de ne prendre aucun risque en le renvoyant en Allemagne, mais de se déclarer compétentes et d’examiner sa demande de protection internationale.

Au vu de tout ce qui précède, le demandeur conclut à la réformation de la décision ministérielle du 30 décembre 2021.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour n’être fondé dans aucun de ses moyens.

A titre liminaire, le tribunal relève que le recours en réformation dans le cadre duquel il est amené à statuer en la présente matière depuis l’entrée en vigueur de la loi du 16 juin 2021 6portant modification de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, publiée au Mémorial en date du 1er juillet 2021, est l’attribution légale au juge administratif de la compétence spéciale de statuer à nouveau, en lieu et place de l’administration, sur tous les aspects d’une décision administrative querellée. Le jugement se substitue à la décision litigieuse en ce qu’il la confirme ou qu’il la réforme. Cette attribution formelle de compétence par le législateur appelle le juge de la réformation à ne pas seulement contrôler la légalité de la décision que l’administration a prise sur base d’une situation de droit et de fait telle qu’elle s’est présentée au moment où elle a été appelée à statuer, voire à refaire - indépendamment de la légalité - l’appréciation de l’administration, mais elle l’appelle encore à tenir compte des changements en fait et en droit intervenus depuis la date de la prise de la décision litigieuse et, se plaçant au jour où lui-même est appelé à statuer, à apprécier la situation juridique et à fixer les droits et obligations respectifs de l’administration et des administrés concernés2.

L’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 prévoit ce qui suit : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 12 du règlement Dublin III dispose que « 1. Si le demandeur est titulaire d’un titre de séjour en cours de validité, l’Etat membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale.

2. Si le demandeur est titulaire d’un visa en cours de validité, l’Etat membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, sauf si ce visa a été délivré au nom d’un autre Etat membre en vertu d’un accord de représentation prévu à l’article 8 du règlement (CE) no 810/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas. Dans ce cas, l’Etat membre représenté est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. […] 4. Si le demandeur est seulement titulaire d’un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans ou d’un ou de plusieurs visas périmés depuis moins de six mois lui ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un Etat membre, les paragraphes 1, 2 et 3 sont applicables aussi longtemps que le demandeur n’a pas quitté le territoire des Etats membres. […] ».

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers l’Allemagne et de ne pas examiner sa demande de protection 2 Trib. adm., 17 septembre 2018, n° 40026 du rôle, Pas. adm. 2021, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.

7internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III.

S’il est encore constant que le demandeur n’a pas déposé de demande de protection internationale en Allemagne, la responsabilité des autorités allemandes est basée sur le fait, vérifié par le CCPD le 9 novembre 2021, qu’au moment de l’introduction de sa demande de protection internationale au Luxembourg en date du 21 octobre 2021, le demandeur était titulaire d’un visa lui délivré par l’Allemagne, valable du 10 mars 2020 au 9 septembre 2020, ainsi que d’une autorisation de séjour allemande, valable du 28 août 2020 au 27 août 2021, lui ayant permis son entrée dans l’espace Schengen. Les autorités allemandes ayant, en outre, accepté le 1er décembre 2021 de le prendre en charge, c’est dès lors a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers l’Allemagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale déposée au Luxembourg, étant relevé que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de l’Etat allemand, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais soutient que son transfert serait contraire à l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, en raison de ses problèmes de santé.

Il y a, à cet égard, tout d’abord lieu de relever que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre et d’examiner, le cas échéant, sa demande, sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, non invoqué en l’espèce, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

Aux termes de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement.

[…] ».

A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », du 16 février 20173. Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge4, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, 3 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.

4 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2021, V° Recours en annulation, n° 55 et les autres références y citées.

8mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration5.

En l’espèce, le demandeur invoque son état de santé pour affirmer qu’il existerait des motifs qui auraient dû amener le ministre à décider la prise en charge de sa demande de protection internationale par le Luxembourg nonobstant la compétence de principe de l’Allemagne.

A cet égard, s’il ressort certes de la lettre de sortie (« Vorläufiger Arztbrief »), ainsi que de l’ordonnance médicale datés du 27 décembre 2021 que Monsieur … a été hospitalisé du 19 au 27 décembre 2021 suite à une perte de conscience due à une prise de médicaments trop importante et qu’il doit suivre un traitement médicamenteux journalier pendant un mois, il ne se dégage toutefois pas desdits documents ni d’aucun autre document soumis à l’appréciation du tribunal que le demandeur devrait suivre son traitement au Luxembourg ni qu’il existerait une éventuelle contre-indication pour transférer l’intéressé vers l’Allemagne. Il ressort, au contraire, des conclusions retenues par le docteur A. en date du 23 décembre 2021 que Monsieur … n’est pas suicidaire et que sa sortie peut être autorisée d’un point de vue psychiatrique.

Au vu de ces éléments et dans la mesure où le demandeur est resté en défaut de verser au tribunal une quelconque autre pièce de nature à justifier la gravité particulière de son état de santé - notamment mental - et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les allégations y afférentes sont rejetées.

En outre, le tribunal relève qu’il ne se dégage d’aucun élément soumis à son appréciation, ni même d’ailleurs des explications du demandeur lui-même, qu’il ne pourrait pas bénéficier en Allemagne des soins médicaux dont il pourrait le cas échéant avoir besoin.

Enfin, et même à admettre que le demandeur ne puisse pas accéder, en tant que demandeur de protection internationale, au système de santé allemand, quod non, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droits internes, voire devant les instances européennes adéquates.

A toutes fins utiles, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1) premier alinéa une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin il pourra être tenu compte de l’état de santé du demandeur lors de l’organisation du transfert vers l’Allemagne par le biais de la communication aux autorités allemandes des informations adéquates, pertinentes et raisonnables le concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que l’intéressé exprime son consentement explicite à cet égard.

5 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2021, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.

9Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal retient dès lors que les problèmes de santé tels qu’allégués par le demandeur ne sauraient s’analyser en des raisons humanitaires ou exceptionnelles justifiant le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférant encourt le rejet, pour ne pas être fondé.

En ce qui concerne le reproche au ministre de ne pas avoir retenu l’existence dans son chef d’un risque de traitements inhumains au sens des articles 4 de la Charte et 3 la CEDH en cas de transfert vers l’Allemagne eu égard à son état de santé, ce moyen non autrement développé est à écarter, le demandeur étant, en effet, resté en défaut de préciser en quoi ces dispositions seraient violées en l’espèce, ni ne tire-t-il une quelconque conclusion en droit, étant, à cet égard, encore relevé qu’il n’appartient pas au tribunal de suppléer à la carence de la partie demanderesse et de rechercher lui-même les moyens juridiques qui auraient pu se trouver à la base de ses conclusions.

Il s’ensuit que la décision du ministre de ne pas examiner la demande de protection internationale de Monsieur … et de le transférer vers l’Allemagne n’encourt aucune critique et qu’en l’absence d’autres moyens, le recours est à rejeter pour ne pas être fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours principal en réformation en la forme ;

au fond le dit non justifié, partant en déboute ;

dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 8 février 2022 par :

Thessy Kuborn, vice-président, Géraldine Anelli, premier juge, Alexandra Bochet, juge, en présence du greffier Judith Tagliaferri.

s.Judith Tagliaferri s.Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 8 février 2022 Le greffier du tribunal administratif 10


Synthèse
Formation : Troisième chambre
Numéro d'arrêt : 46892
Date de la décision : 08/02/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 12/02/2022
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2022-02-08;46892 ?

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