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03/02/2022 | LUXEMBOURG | N°46886

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 03 février 2022, 46886


Tribunal administratif N° 46886 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 11 janvier 2022 2e chambre Audience publique du 3 février 2022 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28(1), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 46886 du rôle et déposée le 11 janvier 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Louis Tinti, avocat à la Cour,

inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … ...

Tribunal administratif N° 46886 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 11 janvier 2022 2e chambre Audience publique du 3 février 2022 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28(1), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 46886 du rôle et déposée le 11 janvier 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Louis Tinti, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Syrie), de nationalité syrienne, tendant à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 28 décembre 2021 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de le transférer vers l’Autriche, comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 24 janvier 2022 ;

Vu l’article 1er de la loi modifiée du 19 décembre 2020 portant adaptation temporaire de certaines modalités procédurales en matière civile et commerciale1 ;

Vu la communication de Maître Louis Tinti du 28 janvier 2022 informant le tribunal que l’affaire pouvait être prise en délibéré en dehors de sa présence ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport ainsi que Madame le délégué du gouvernement Sarah Ernst en sa plaidoirie à l’audience publique du 31 janvier 2022.

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Le 16 novembre 2021, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, il fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section …, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que l’intéressé avait déposé une demande de protection internationale en Autriche le 7 octobre 2021.

Toujours le 16 novembre 2021, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue 1 « Les affaires pendantes devant les juridictions administratives, soumises aux règles de la procédure écrite et en état d’être jugées, pourront être prises en délibéré sans comparution des mandataires avec l'accord de ces derniers. » 1de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Par arrêté du 23 novembre 2021, notifié le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, désigné ci-après par « le ministre », ordonna l’assignation à résidence de Monsieur … à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg, ci-après dénommée « SHUK », pour une durée de trois mois.

Le 19 novembre 2021, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités autrichiennes en vue de la reprise en charge de Monsieur … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces dernières le 30 novembre 2021 sur base dudit article du règlement Dublin III.

Par décision du 28 décembre 2021, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé envoyé le même jour, le ministre informa Monsieur … de sa décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer vers l’Autriche, sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :

« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 16 novembre 2021 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »).

En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)b du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Autriche qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale, datés au 16 novembre 2021.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 16 novembre 2021, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l'immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Autriche en date du 7 octobre 2021.

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 16 novembre 2021.

Sur cette base, la Direction de l'immigration a adressé en date du 19 novembre 2021 une 2demande de reprise en charge aux autorités autrichiennes sur base de l'article 18(1)b du règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités autrichiennes en date du 30 novembre 2021.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point b) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge — dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 — le demandeur dont la demande est en cours d'examen et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers I'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 16 novembre 2021 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Autriche en date du 7 octobre 2021.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté …/Syrie en juillet 2021 à pied pour vous rendre à Istanbul/Turquie. Après un séjour d'un mois à Istanbul, vous vous seriez rendu en Grèce à pied, où vous auriez vécu sans logement à Thessalonique pendant quinze jours. Ensuite vous seriez parti en voiture en Autriche en passant par l'Albanie, le Kosovo, la Serbie et la Hongrie. En Autriche, où vous déclarez avoir passé trois jours dans un centre pour réfugiés, vous auriez été forcé à donner vos empreintes digitales.

Vous auriez quitté l'Autriche en train en direction du Luxembourg afin d'y rejoindre deux de vos enfants, demandeurs de la protection internationale au Luxembourg.

Vous déclarez être arrivé au Luxembourg en date du 25 octobre 2021.

3 Monsieur, vous indiquez ne pas vouloir quitter le Luxembourg au motif que vous êtes « un père qui ne veut que retrouver ses enfants et vivre avec eux. » (p.7 du rapport d'entretien) Lors de votre entretien Dublin III en date du 16 novembre 2021, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Autriche qui est I'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons que l'Autriche est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l'Autriche est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que l'Autriche profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. Par conséquent, l'Autriche est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de I'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Autriche sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que l'Autriche ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Autriche revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv. torture.

Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une 4obligation.

Notons dans ce contexte que bien qu'il soit compréhensible que vous voudriez rejoindre vos enfants qui résident ici au Luxembourg, il y a lieu de constater que tous les intéressés sont majeurs d'âge et capables de vivre seul sans l'assistance d'un membre de famille. Ainsi, rien n'empêche votre transfert en Autriche.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l'exécution du transfert vers l'Autriche, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers l'Autriche, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers l'Autriche en informant les autorités autrichiennes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités autrichiennes n'ont pas été constatées. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 11 janvier 2022, Monsieur … a fait introduire un recours en réformation contre la décision ministérielle, précitée, du 28 décembre 2021 décidant de le transférer vers l’Autriche, l’Etat membre responsable du traitement de sa demande de protection internationale.

Etant donné que l’article 35 (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions de transfert visées à l’article 28 (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours en réformation sous examen, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours, le demandeur expose les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, en expliquant, plus particulièrement, avoir quitté son pays d’origine, afin de rejoindre ses enfants, Monsieur … et Monsieur …, au Luxembourg et de se voir reconnaître, à l’instar de ces derniers, le statut de réfugié. Le demandeur fait valoir tout d’abord qu’il aurait quitté son pays d’origine avec l’intention de déposer sa demande de protection internationale au Luxembourg où résideraient ses fils et non pas en Autriche où il aurait été « contraint » de déposer ses empreintes digitales, et ensuite, qu’il présenterait des problèmes de santé mentale qui feraient l’objet d’investigations plus approfondies, le demandeur précisant que le médecin délégué lui aurait prescrit du Diazepam. Il ajoute qu’il ferait régulièrement des crises d’épilepsie, même avant d’arriver au Luxembourg, et que ses enfants seraient toujours intervenus lors de telles crises.

En droit, il reproche aux autorités luxembourgeoises de ne pas avoir fait application de 5l’article 17 (1) du règlement Dublin III, à savoir de la clause discrétionnaire, en rappelant que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre n’échapperait pas au contrôle de légalité du juge administratif qui devrait notamment veiller au respect des principes généraux du droit tels que celui de la proportionnalité. Le demandeur se base également sur un jugement du tribunal administratif du 10 décembre 20032, confirmé par arrêt du 2 mars 20043.

Le demandeur précise que l’autorité nationale serait tenue de ménager « un juste équilibre entre les considérations d'ordre public qui sous-tend[raient] la réglementation de l'immigration et celles non moins importantes relatives notamment à la protection de vie familiale » telle que consacrée notamment par l'article 11 de la Constitution, sinon encore par l’article 7 de la Charte des Droits Fondamentaux de l'Union Européenne, ci-après dénommée « la Charte » et par l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après dénommée « la CEDH ». En effet, la notion de vie familiale ne se résumerait pas uniquement à l'existence d'un lien de parenté, mais requerrait un lien réel et suffisamment étroit entre les différents membres dans le sens d'une vie familiale effective, c'est-

à-dire caractérisée par des relations réelles et suffisamment étroites parmi ses membres, et existantes, voire préexistantes à l'entrée sur le territoire national, que le refus de titre de séjour perturberait de façon disproportionnée.

Le demandeur précise qu’il aurait toujours vécu avec ses enfants dans son pays d'origine et que seules des circonstances indépendantes à leur volonté tenant à la situation de guerre en Syrie auraient perturbé cette vie commune de sorte à avoir rompu l'unité familiale ainsi constituée depuis de longues années durant lesquelles ses fils seraient intervenus lorsqu'il aurait fait des crises épileptiques.

Compte tenu de problèmes de santé et de l’unité familiale, le demandeur estime que la décision de le transférer vers l’Autriche serait disproportionnée « dès lors qu'il en résulterait une altération substantielle au principe du respect de sa vie familiale et que par ailleurs il [aurait] besoin de la présence de ses enfants lors de ses crises épileptiques récurrentes ».

Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours.

A titre liminaire, le tribunal relève que le recours en réformation dans le cadre duquel il est amené à statuer en la présente matière, est l’attribution légale au juge administratif de la compétence spéciale de statuer à nouveau, en lieu et place de l’administration, sur tous les aspects d’une décision administrative querellée. Le jugement se substitue à la décision litigieuse en ce qu’il la confirme ou qu’il la réforme. Cette attribution formelle de compétence par le législateur appelle le juge de la réformation à ne pas seulement contrôler la légalité de la décision que l’administration a prise sur base d’une situation de droit et de fait telle qu’elle s’est présentée au moment où elle a été appelée à statuer, voire à refaire - indépendamment de la légalité -

l’appréciation de l’administration, mais elle l’appelle encore à tenir compte des changements en fait et en droit intervenus depuis la date de la prise de la décision litigieuse et, se plaçant au jour où lui-même est appelé à statuer, à apprécier la situation juridique et à fixer les droits et obligations respectifs de l’administration et des administrés concernés4.

Le tribunal relève qu’en vertu de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est 2 Numéro du rôle 16118.

3 Numéro du rôle 17363 C.

4 Trib. adm. 17 septembre 2018, n° 40026 du rôle, Pas. adm. 2021, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.

6responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18 (1), point b) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités autrichiennes pour procéder à la demande de protection internationale de Monsieur …, prévoit que : « 1. L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de: (…) b) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre; (…) ».

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers l’Autriche et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18 (1) point b) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait l’Autriche, en ce qu’il y avait introduit une demande de protection internationale le 7 octobre 2021 et que les autorités autrichiennes avaient accepté sa reprise en charge le 30 novembre 2021, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale, étant souligné que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de l’Etat autrichien, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois.

Le tribunal constate ensuite que le demandeur reproche au ministre de ne pas avoir fait application de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 (1) du règlement Dublin III et d’avoir violé l’article 11 de la Constitution, l’article 7 de la Charte et l’article 8 de la CEDH.

Les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17 (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

Le demandeur n’invoquant pas de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs en Autriche, il n’y a pas lieu d’examiner l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ni l’existence d’un risque de violation, par l’Autriche, de l’article 3 de la CEDH, similaire à l’article 4 de la Charte, ni un risque de traitements inhumains et 7dégradants dans ce même pays.

Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17 (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. (…) ».

A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres5, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », du 16 février 20176.

Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge7, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration8.

En l’espèce, le demandeur invoque qu’il souffre de crises d’épilepsie lors desquelles interviendraient ses fils et ainsi également la présence, sur le territoire luxembourgeois, de ses enfants. Or, hormis l’ordonnance médicale du 9 décembre 2021, prescrivant le médicament Diazepam pour le demandeur, ce dernier n’a pas versé de pièces probantes quant à son état de santé, telles qu’un certificat médical, qui permettraient au tribunal d’apprécier la réalité, la nature exacte et la gravité de ses prétendus problèmes de santé, de sorte que ses développements afférents sont restés à l’état de pures allégations.

Dans ces circonstances et en l’absence d’autres éléments, le tribunal conclut qu’il n’est pas établi que compte tenu des conditions d’accueil en Autriche, non critiquées par le demandeur, et de l’état de santé de celui-ci – non documenté par une quelconque pièce probante, tel que relevé ci-avant –, le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 (1), précité, du règlement Dublin III.

S’agissant de la prise en considération de la descendance dans le cadre du pouvoir d’appréciation du ministre en vertu de l’article 17 (1) du règlement Dublin III, lu en combinaison avec l’article 7 de la Charte, correspondant à l’article 8 de la CEDH, suivant lequel « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

(…) », et avec l’article 11 de la Constitution aux termes duquel « (1) L’Etat garantit les droits 5 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

6 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.

7 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2021, V° Recours en annulation, n° 55 et les autres références y citées.

8 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2021, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.

8naturels de la personne humaine et de la famille. (…) (3) L’Etat garantit la protection de la vie privée, sauf les exceptions fixées par la loi », tels qu’invoqués par le demandeur, le tribunal relève que la notion de vie familiale ne se résume pas uniquement à l’existence d’un lien de parenté, mais requiert un lien réel et suffisamment étroit entre les différents membres dans le sens d’une vie familiale effective, c’est-à-dire caractérisée par des relations réelles et suffisamment étroites parmi ses membres, et existante, voire préexistante à l’entrée sur le territoire national.9 Or, le demandeur reste en défaut de prouver qu’il existerait entre lui-même et ses fils un lien allant au-delà du simple lien de parenté, qui serait suffisamment réel et étroit pour pouvoir être qualifié de vie privée et familiale effective. En effet, si certes ses fils témoignent ce qui suit :

« je suis venu vous informer par cette lettre la mauvaise santé et l’état psychologique difficile de mon père, car il souffre de plusieurs problèmes de santé, il y a un rapport médical ci-joint qui explique sa cituation et montre qu’il est incapable de prendre soin de lui-même et il a besoin que nous soyons à ses cotés et prenions soin de lui et en plus il n’a personne en Autriche, et son état va empirer, sainement et psychologiquement seul, loin de ses enfants », ces déclarations, non datées, – d’ailleurs écrites exactement de la même manière et avec la même écriture – sont insuffisantes à cet égard.

En tout état de cause, la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par « la CourEDH » a considéré que les rapports familiaux entretenus par des adultes avec leurs parents ou avec leurs frères ou sœurs bénéficiaient d’une protection moindre, à moins que ne fût démontrée l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance autres que les liens affectifs normaux.10 Or, de tels éléments supplémentaires de dépendance laissent d’être établis en l’espèce, l’argumentation du demandeur selon laquelle il aurait besoin de l’assistance de ses fils, compte tenu de ses problèmes de santé, étant insuffisante à cet égard, alors que le tribunal vient ci-avant de constater que les développements de l’intéressé quant à ses prétendus problèmes de santé sont restés à l’état de pures allégations, pour ne pas être étayés par des pièces probantes, telles qu’un certificat médical, permettant d’apprécier la réalité, la nature exacte et la gravité desdits problèmes de santé.

Ainsi, il n’est pas établi qu’en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 (1), précité, du règlement Dublin III, le ministre aurait porté une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée et familiale du demandeur, de sorte que l’argumentation afférente de ce dernier encourt le rejet.

Compte tenu des développements faits ci-avant, le moyen tiré d’une violation de l’article 17 (1) du règlement Dublin III est à rejeter.

En l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours en réformation est à rejeter pour ne pas être fondé.

Par ces motifs, 9 Cour adm., 12 octobre 2004, n° 18241C du rôle, Pas. adm. 2021, V° Etrangers, n° 462 et les autres références y citées.

10 Voir par exemple : CourEDH, 10 juillet 2003, Benhebba / France, n° 53441/99 § 36, de même que CourEDH, 15 juillet 2003, Mokrani c. France, n° 52206/99, § 33.

9 le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé par :

Alexandra Castegnaro, vice-président, Daniel Weber, premier juge, Annemarie Theis, attaché de justice délégué, et lu à l’audience publique du 3 février 2022 par le vice-président, en présence du greffier Paulo Aniceto Lopes.

s. Paulo Aniceto Lopes s. Alexandra Castegnaro Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 3 février 2022 Le greffier du tribunal administratif 10


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 46886
Date de la décision : 03/02/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 06/02/2022
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2022-02-03;46886 ?

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