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14/01/2021 | LUXEMBOURG | N°44166

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 14 janvier 2021, 44166


Tribunal administratif Numéro 44166 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 14 février 2020 2e chambre Audience publique du 14 janvier 2021 Recours formé par Monsieur … et consorts, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (1), L. 18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 44166 du rôle et déposée le 14 février 2020 au greffe du tribunal administratif par Maître Ibtihal El Bouyousfi, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg,

au nom de Monsieur …, né le … à … (Afghanistan), et de son épouse, Madame …, née le …...

Tribunal administratif Numéro 44166 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 14 février 2020 2e chambre Audience publique du 14 janvier 2021 Recours formé par Monsieur … et consorts, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (1), L. 18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 44166 du rôle et déposée le 14 février 2020 au greffe du tribunal administratif par Maître Ibtihal El Bouyousfi, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Afghanistan), et de son épouse, Madame …, née le … à … (Afghanistan), agissant en leur nom personnel ainsi qu’au nom et pour le compte de leurs enfants mineurs, …, né le …, …, née le … à …, …, née le … à … et …, né le … à …, tous de nationalité afghane, demeurant actuellement à L-…, tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 16 janvier 2020 portant refus de faire droit à leur demande de protection internationale et de l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 9 avril 2020 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Marc-Olivier Zarnowski, en remplacement de Maître Ibtihal El Bouyousfi, et Madame le délégué du gouvernement Christiane Martin en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 19 octobre 2020 ;

Vu le courrier électronique du délégué du gouvernement du 27 novembre 2020 demandant la rupture du délibéré ;

Vue l’avis du tribunal administratif du 2 décembre 2020 prononçant la rupture du délibéré ;

Le juge rapporteur entendu en son rapport complémentaire, ainsi que Maître Marc-

Olivier Zarnowski, en remplacement de Maître Ibtihal El Bouyousfi, et Monsieur le délégué du gouvernement Yannick Genot en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 11 janvier 2021.

Le 12 avril 2019, Monsieur … et son épouse, Madame …, agissant en leur nom personnel ainsi qu’au nom et pour le compte de leurs enfants mineurs, …, …, … et …, ci-après désignés par « les consorts … », introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, dénommé ci-après « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Les déclarations des consorts … sur leurs identités et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg furent actées par un agent de la police grand-ducale, section criminalité organisée/police des étrangers, dans un rapport du même jour.

En date du 21 juin 2019, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère sur sa situation et sur les motifs se trouvant à la base de sa demande de protection internationale, tandis que Madame … fut entendue pour les mêmes raisons en date du 27 juin 2019.

Par décision du 16 janvier 2020, notifiée aux intéressés en mains propres le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », informa les consorts … que leur demande de protection internationale avait été refusée comme étant non fondée tout en leur ordonnant de quitter le territoire dans un délai de trente jours. Cette décision est libellée dans les termes suivants :

« (…) J'ai l'honneur de me référer à vos demandes en obtention d'une protection internationale que vous avez introduites le 12 avril 2019 sur base de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après dénommée « la Loi de 2015 »).

Vous avez introduit vos demandes de protection internationale après avoir obtenu une autorisation de séjour temporaire dans le cadre d'une procédure de regroupement familial.

Votre fils … a obtenu une protection internationale en date du 27 juin 2017.

Vous êtes accompagnés de vos enfants mineurs …, né le … à … en Afghanistan, …, née le … à … en Afghanistan, …, née le … à … en Afghanistan et …, né le … à … en Afghanistan, tous de nationalité afghane.

Je suis malheureusement dans l'obligation de porter à votre connaissance que je ne suis pas en mesure de réserver une suite favorable à vos demandes pour les raisons énoncées ci-après.

1. Quant à vos déclarations En mains le rapport du Service de Police Judiciaire du 12 avril 2019 et les rapports d'entretien de l'agent du Ministère des Affaires étrangères et européennes des 21 et 27 juin 2019 sur les motifs sous-tendant vos demandes de protection internationale.

Monsieur, il résulte de vos déclarations que vous auriez vécu avec votre famille dans la ville de … jusqu'à votre premier départ d'Afghanistan en 2015. Vous y auriez géré une épicerie.

En ce qui concerne les motifs de votre départ, vous évoquez le manque de sécurité dans votre pays d'origine lié à la présence des Talibans. Vous précisez que les Talibans se seraient en 2015 approvisionnés sans payer dans votre magasin. Vous déplorez que la police ne serait pas intervenue malgré le dépôt d'une plainte. Craignant les Talibans et des difficultés économiques en raison de vols récurrents de marchandises vous auriez vendu votre propriété en Afghanistan pour pouvoir payer le départ de votre famille en direction de l'Iran.

Vous poursuivez votre récit en indiquant que votre famille aurait été séparée à la frontière irano-turque et que vous y auriez perdu de vue trois de vos fils. Après avoir été détenus pendant deux ans en Iran vous auriez été rapatriés en Afghanistan. Vous y auriez vécu chez votre beau-frère à … et auriez travaillé comme serveur dans un hôtel. Lors de votre retour en Afghanistan vous n'auriez pas eu de problèmes avec les Talibans.

Au moment où votre fils …, qui a obtenu le statut de réfugié au Luxembourg en date du 27 juin 2017, avait finalisé la procédure de « regroupement familial » vous auriez quitté votre pays d'origine pour rejoindre votre fils au Luxembourg. Deux autres fils seraient toujours en Afghanistan en attendant de pouvoir venir au Luxembourg.

Madame, vous confirmez les dires de votre mari quant au manque de sécurité en Afghanistan et mentionnez en outre le manque de perspectives économiques dans votre pays d'origine.

Vous présentez vos passeports et ceux de vos enfants ainsi que les cartes d'identité de vos quatre enfants mineurs.

2. Quant à la motivation du refus de vos demandes de protection internationale Suivant l'article 2 point h de la Loi de 2015, le terme de protection internationale désigne d'une part le statut de réfugié et d'autre part le statut conféré par la protection subsidiaire.

 Quant au refus du statut de réfugié Les conditions d'octroi du statut de réfugié sont définies par la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après dénommée « la Convention de Genève ») et par la Loi de 2015.

Aux termes de l'article 2 point f de la Loi de 2015, qui reprend l'article 1A paragraphe 2 de la Convention de Genève, pourra être qualifiée de réfugié : « tout ressortissant d'un pays tiers ou apatride qui, parce qu'il craint avec raison d'être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner et qui n'entre pas dans le champ d'application de l'article 45 ».

L'octroi du statut de réfugié est soumis à la triple condition que les actes invoqués soient motivés par un des critères de fond définis à l'article 2 point f de la Loi de 2015, que ces actes soient d'une gravité suffisante au sens de l'article 42 paragraphe 1 de la prédite loi, et qu'ils émanent de personnes qualifiées comme acteurs aux termes de l'article 39 de la loi susmentionnée.

En l'espèce, il ressort à suffisance de votre dossier administratif que les raisons qui vous ont amenés à quitter votre pays d'origine n'ont pas été motivées par un des critères de fond définis par lesdites Convention et loi.

Madame, Monsieur, quant à vos déclarations que vous auriez quitté l'Afghanistan à cause de problèmes avec les Talibans qui auraient volé des marchandises dans votre épicerie à …, ce qui aurait engendré des difficultés financières, notons que ces faits ne sont pas liés à un des critères de fond définis par la Convention de Genève alors que vous ne faites état d'aucune persécution respectivement d'aucune crainte de persécution dans votre pays d'origine en raison de votre race, de votre religion, de votre nationalité, de votre appartenance à un groupe social ou de vos opinions politiques. En effet, il convient de souligner que les Talibans auraient eu comme unique volonté de se servir gratuitement dans votre stock de denrées alimentaires.

A cela s'ajoute que le fait que des prétendus Taliban se seraient servis gratuitement dans votre stock de denrées alimentaires n'est pas d'une gravité suffisante pour être considérée comme persécution au sens de la prédite Convention.

Notons par ailleurs que vous avez n'rencontré aucun problème concret avec les Talibans depuis votre réinstallation chez votre beau-frère à … depuis votre retour de l'Iran en 2017, de sorte que l'autorité ministérielle est d'avis qu'il n'existe dans votre chef aucun risque de persécutions futures. Ceci est corroboré par le fait que la « EASO — Country Guidance Afghanistan » souligne que la province de « […] … is reportedly one of Afghanistan's most stable provinces […] ». Cette amélioration de la situation sécuritaire dans les grands centres urbains peut être expliquée selon le rapport du Secrétaire Général des Nations Unies du 15 juin 2017 par la décision du gouvernement afghan « to focus its resources on defending population centres and disrupting the consolidation of Taliban control over strategic areas. ».

Le fait que vous avez attendu le lancement d'une procédure de regroupement familial par votre fils au Luxembourg avant de préparer votre départ définitif d'Afghanistan en 2019 confirme le constat que votre situation sécuritaire n'a pas été d'une gravité suffisante pour être considérée comme persécution au sens de la prédite Convention.

Eu égard à tout ce qui précède, il échet de relever que vous n'apportez aucun élément de nature à établir qu'il existerait de sérieuses raisons de croire que vous auriez été persécutés, que vous auriez pu craindre d'être persécutés respectivement que vous risquez d'être persécutés en cas de retour dans votre pays d'origine, de sorte que le statut de réfugié ne vous est pas accordé.

 Quant au refus du statut conféré par la protection subsidiaire Aux termes de l'article 2 point g de la Loi de 2015 « tout ressortissant d'un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d'origine ou, dans le cas d'un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l'article 48, l'article 50, paragraphes 1 et 2, n'étant pas applicable à cette personne, et cette personne ne pouvant pas ou, compte tenu de ce risque, n'étant pas disposée à se prévaloir de la protection de ce pays » pourra obtenir le statut conféré par la protection subsidiaire.

L'octroi de la protection subsidiaire est soumis à la double condition que les actes invoqués soient qualifiés d'atteintes graves au sens de l'article 48 de la Loi de 2015 et que les auteurs de ces actes puissent être qualifiés comme acteurs au sens de l'article 39 de cette même loi.

L'article 48 définit en tant qu'atteinte grave « la peine de mort ou l'exécution », « la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d'origine » et « des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d'un civil en raison d'une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ».

Notons dans ce contexte que vous ne faites pas état au cours de vos entretiens de faits qui seraient à qualifier d'atteinte grave au sens des articles précités.

Il convient en outre de soulever que la situation en Afghanistan n'est pas telle que tout ressortissant afghan serait à risque d'un traitement inhumain et dégradant. Monsieur, Madame, notons en effet que vous ne faites depuis votre déménagement à … état d'aucun fait concret qui permettrait de conclure que vous êtes soumis à un risque de traitement inhumain et dégradant. Le fait que vous auriez attendu le lancement d'une procédure de regroupement familial par votre frère au Luxembourg avant de quitter votre pays d'origine permet de conclure que votre situation n'est pas d'une gravité à établir l'existence dans votre chef d'une crainte de devenir victime d'un traitement inhumain. Si cela était le cas vous auriez pris la fuite immédiatement et n'auriez pas attendu que votre frère lance une procédure de regroupement familial.

Eu égard à tout ce qui précède, il échet de relever que vous n'apportez aucun élément crédible de nature à établir qu'il existerait de sérieuses raisons de croire que vous encouriez, en cas de retour dans votre pays d'origine, un risque réel et avéré de subir des atteintes graves au sens de l'article 48 précité, de sorte que le statut conféré par la protection subsidiaire ne vous est pas accordé.

3. Quant à la fuite interne En vertu de l'article 41 de la Loi de 2015, le Ministre peut estimer qu'un demandeur n'a pas besoin de protection internationale lorsque, dans une partie du pays d'origine, il n'y a aucune raison de craindre d'être persécuté ni aucun risque réel de subir des atteintes graves et qu'il est raisonnable d'estimer que le demandeur peut rester dans cette partie du pays.

Ainsi, la conséquence d'une fuite interne présume que le demandeur puisse mener, dans une autre partie de son pays d'origine, une existence conforme à la dignité humaine.

Selon les lignes directrices de I'UNHCR, l'alternative de la fuite interne s'applique lorsque la zone de réinstallation est accessible sur le plan pratique, sur le plan juridique, ainsi qu'en termes de sécurité.

En l'espèce, il ressort à suffisance de vos dires que vous vous seriez réinstallé votre beau-frère à … et vous, Monsieur, y auriez travaillé comme serveur dans un hôtel. D'après vos dires vous y auriez rencontré aucun problème avec les Talibans jusqu'à votre départ en direction du Luxembourg.

En tenant compte du fait que « […] … is reportedly one of Afghanistan's most stable provinces […] », que vous y auriez eu un emploi et des liens familiaux, l'autorité ministérielle est d'avis que vous auriez pu rester à … au lieu de quitter votre pays d'origine en direction du Luxembourg. En tenant compte de ce qui précède, l'autorité ministérielle est d'autant plus d'avis que vous pourriez y retourner.

Vos demandes de protection internationale sont dès lors refusées comme non fondées au sens des articles 26 et 34 de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire.

Votre séjour étant illégal, vous êtes dans l'obligation de quitter le territoire endéans un délai de 30 jours à compter du jour où la présente décision sera devenue définitive, à destination de l'Afghanistan, ou de tout autre pays dans lequel vous êtes autorisés à séjourner. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 14 février 2020, les consorts … ont fait introduire un recours tendant à la réformation sinon à l’annulation de la décision du ministre du 16 janvier 2020 portant refus de faire droit à leur demande en obtention d’une protection internationale et de l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte.

1) Quant au recours visant la décision portant rejet de la demande de protection internationale des consorts … Etant donné que l’article 35, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions de refus d’une demande de protection internationale, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation dirigé contre la décision du ministre du 16 janvier 2020, telle que déférée, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Il n’y a partant pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.

A l’appui de leur recours et en fait, les consorts … rappellent les faits tels qu’ils ressortent de leurs auditions respectives des 21 et 27 juin 2019.

En droit, quant au refus du ministre de leur octroyer le statut de réfugié, ils lui reprochent d’avoir commis une erreur manifeste d’appréciation en méconnaissant le fait que Monsieur … aurait été la cible des Talibans en raison du fait qu’il aurait été commerçant détenant son propre magasin à …. En se référant à un rapport de l’UNHCR du 30 août 2018 intitulé « Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-

Seekers from Afghanistan » ayant retenu une liste de profils de personnes à risque de faire l’objet de persécutions, dont la catégorie des « Business people », ils font valoir que Monsieur … serait à classer dans ce groupe social. Dans la mesure où Monsieur … aurait fait l’objet à plusieurs reprises d’actes d’extorsion de la part des Talibans qui seraient venus dans son magasin emporter des marchandises et des vivres sans payer et où il aurait en vain porté plainte à ce sujet auprès de la police nationale afghane pour faire dans la suite l’objet de violences de la part des Talibans, les consorts … concluent que ces actes seraient de par leur nature et de leur caractère répété suffisamment graves au sens de l’article 42 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et que les autorités afghanes seraient incapables d’assurer leur sécurité. Ils se réfèrent à cet égard encore à une publication de l’Organisation suisse d’Aide aux Réfugiés (OSAR) du 12 septembre 2019 intitulé « Afghanistan : les conditions de sécurité actuelles » pour souligner que ce serait à tort que le ministre leur aurait reproché de ne pas avoir cherché l’aide des autorités afghanes pour assurer leur protection contre les Talibans. Quant à une éventuelle fuite interne, les demandeurs font valoir que partout en Afghanistan il y aurait la guerre, de sorte qu’il n’existerait aucune sécurité. Ils reprochent au ministre d’avoir à tort affirmé qu’ils auraient pu rester à … qui serait l’une des provinces les plus stables du pays en lui reprochant plus particulièrement de n’avoir cité qu’un bout d’une phrase d’un rapport de l’EASO intitulé « Country Gudance : Afghanistan » de juin 2019, qui, cité intégralement, recevrait une coloration différente par rapport à celle retenue par le ministre, à savoir que certes la province de … serait la province la plus stable de l’Afghanistan, mais que néanmoins des forces antigouvernementaux seraient actives dans la province et qu’il y aurait eu plusieurs incidents entre 2018 et 2019. Ils en concluent que le ministre leur aurait à tort refusé le statut de réfugié.

Quant au refus du ministre de leur octroyer le statut conféré par la protection subsidiaire, les demandeurs renvoient à la situation sécuritaire, humanitaire et des droits fondamentaux dans les villes de … et de … qu’ils ont quittées depuis 2015, respectivement avant leur venue au Luxembourg, en se référant au rapport précité de l’EASO, à un rapport du 7 décembre 2018 de la Croix Rouge autrichienne et du Austrian Centre for Country of Origin & Asylum Research and Documentation (ACCORD) intitulé « Afghanistan :

Entwicklung der wirtschaftlichen Situation, der Versorgungs- und Sicherheitslage in Herat, … (Provinz …) und Kabul 2010-2018 » ainsi qu’à un article publié le 17 décembre 2019 sur le site internet www.lefigaro.fr intitulé « Afghanistan : 10 membres d’une famille en route pour des funérailles tués par une bombe ». Ils concluent que la situation de … et de … devrait être regardée comme une situation de violence aveugle résultant d’un conflit armé interne opposant l’armée nationale afghane et les multiples acteurs armés non gouvernementaux, dont les Talibans et l’Etat islamique. Les demandeurs se basent à cet égard sur un rapport du 7 juin 2018 de l’UNHCR Deutschland intitulé « UNHCR warnt vor Pauschalurteil bei Enschätzung der Lage in Afghanistan » et concluent qu’il existerait des motifs sérieux et avérés de croire que s’ils étaient renvoyés en Afghanistan, ils courraient du seul fait de leur présence sur le territoire un risque réel de subir des atteintes graves au sens de l’article 48, b) de la loi du 18 décembre 2015.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé. Ainsi, il soutient qu’il ressortirait des déclarations des demandeurs que les Talibans auraient eu comme seule volonté de se servir gratuitement dans le stock de denrées alimentaires de Monsieur …, sans que ces incidents seraient liés à la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un certain groupe social ou les opinions politiques des consorts …. Il ajoute que les actes d’extorsion, respectivement l’unique altercation lors de laquelle Monsieur … aurait été frappé par les Talibans ne seraient pas suffisamment graves au sens de l’article 42 (1) de la loi du 18 décembre 2015. Il souligne par ailleurs que les demandeurs n’auraient plus eu de problème concret avec les Talibans depuis leur réinstallation à … à la suite de leur retour en Afghanistan en 2017. Le délégué du gouvernement estime encore qu’il n’y aurait aucun risque futur de persécution dans le chef des demandeurs et insiste sur le fait qu’ils auraient attendu le lancement d’une procédure de regroupement familial par leur fils au Luxembourg avant de préparer leur départ définitif d’Afghanistan en 2019, de sorte à confirmer que la gravité de leur situation dans leur pays d’origine n’aurait pas été celle qu’ils tenteraient de dépeindre.

Quant au statut conféré par la protection subsidiaire, le délégué du gouvernement souligne que les demandeurs ne risqueraient ni une condamnation à la peine de mort au sens de l’article 48 a) de la loi du 18 décembre 2015 ni d’être victime d’atteintes graves au sens de l’article 48 b) de la même loi en précisant qu’aucun fait invoqué par les demandeurs à la base de leur demande de protection internationale serait d’une gravité suffisante. Il fait finalement valoir, après avoir précisé que la Country Guidance de l’EASO ne lierait pas les Etats membres qui garderaient leur compétence de décider individuellement sur chaque demande de protection internationale, que la situation en Afghanistan ne serait plus d’une gravité telle que chaque individu y risquerait sa vie, voire risquerait de subir une atteinte grave du fait de sa seule présence sur le territoire, de sorte que chaque demandeur de protection internationale afghan devrait être en mesure de démontrer qu’il est spécifiquement visé en raison d’éléments propres à sa situation personnelle. Il souligne que les demandeurs ne rapporteraient aucun élément personnel qui démontrerait qu’ils seraient spécifiquement visés en cas de retour en Afghanistan et qui pourrait justifier l’application de l’article 48 c) de la loi du 18 décembre 2015.

Le délégué du gouvernement conclut finalement que les demandeurs auraient pu rester à … au lieu de quitter leur pays d’origine, alors que Monsieur … y aurait travaillé comme serveur dans un hôtel sans rencontrer des problèmes.

Il y a lieu de relever qu’en vertu de l’article 2, point h) de la loi du 18 décembre 2015, la notion de « réfugié » se définit comme correspondant au statut de réfugié et à celui conféré par la protection subsidiaire.

La notion de « réfugié » est définie par l’article 2, point f) de ladite loi comme étant « (…) tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner (…) », tandis que celle de « personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire » est définie par l’article 2, point g) de la même loi comme « tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir des atteintes graves définies à l’article 48, l’article 50, paragraphe (1) et (2), n’étant pas applicable à cette personne, et cette personne ne pouvant pas ou, compte tenu de ce risque, n’étant pas disposée à se prévaloir de la protection de ce pays ».

Force est au tribunal de constater que tant la notion de « réfugié » que celle de « personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire » impliquent nécessairement des persécutions ou des atteintes graves, ou à tout le moins un risque de persécution ou d’atteintes graves dans le pays d’origine.

Par ailleurs, l’article 42 de la loi du 18 décembre 2015 dispose que « (1) Les actes considérés comme une persécution au sens de l’article 1 A de la Convention de Genève doivent :

a) être suffisamment graves du fait de leur nature ou de leur caractère répété pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme, en particulier des droits auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de l’article 15, paragraphe 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

ou b) être une accumulation de diverses mesures, y compris des violations des droits de l’homme, qui soit suffisamment grave pour affecter un individu d’une manière comparable à ce qui est indiqué au point a). (…) ».

Quant aux atteintes graves, l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015 les définit comme :

« a) la peine de mort ou l’exécution ; ou b) la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine ; ou c) des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ».

Dans les deux hypothèses, les faits dénoncés doivent être perpétrés par un acteur de persécutions ou d’atteintes graves au sens de l’article 39 de la loi du 18 décembre 2015, lesquels peuvent être :

« (…) a) l’Etat ;

b) des partis ou organisations qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci ;

c) des acteurs non étatiques, s’il peut être démontré que les acteurs visés aux points a) et b), y compris les organisations internationales, ne peuvent pas ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions ou les atteintes graves. », et aux termes de l’article 40 de la même loi : « (1) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves ne peut être accordée que par:

a) l’Etat, ou b) des partis ou organisations, y compris des organisations internationales, qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci, pour autant qu’ils soient disposés à offrir une protection au sens du paragraphe (2) et en mesure de le faire.

(2) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves doit être effective et non temporaire. Une telle protection est généralement accordée lorsque les acteurs visés au paragraphe (1) points a) et b) prennent des mesures raisonnables pour empêcher la persécution ou des atteintes graves, entre autres lorsqu’ils disposent d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave, et lorsque le demandeur a accès à cette protection. (…) ».

Il se dégage des articles précités de la loi du 18 décembre 2015 que l’octroi du statut de réfugié est notamment soumis aux conditions que les actes invoqués sont motivés par un des critères de fond définis à l’article, point 2, point f) de la loi du 18 décembre 2015, à savoir la race, la religion, la nationalité, les opinions politiques ou l’appartenance à un certain groupe social, que ces actes sont d’une gravité suffisante au sens de l’article 42, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015, et qu’ils émanent de personnes qualifiées comme acteurs aux termes des articles 39 et 40 de la loi du 18 décembre 2015, étant entendu qu’au cas où les auteurs des actes sont des personnes privées, elles sont à qualifier comme acteurs seulement dans le cas où les acteurs visés aux points a) et b) de l’article 39 de la loi du 18 décembre 2015 ne peuvent ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions et, enfin, que le demandeur ne peut ou ne veut pas se réclamer de la protection de son pays d’origine.

Cette dernière condition s’applique également au niveau de la demande de protection subsidiaire, conjuguée avec les exigences liées à la définition de l’atteinte grave reprises à l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015 et rappelées précédemment.

Dans la mesure où les conditions sus-énoncées doivent être réunies cumulativement, le fait que l’une d’entre elles ne soit pas valablement remplie est suffisant pour conclure que le demandeur de protection internationale ne saurait bénéficier du statut de réfugié ou de celui conféré par la protection subsidiaire.

Force est encore de relever que la définition du réfugié contenue à l’article 2, point f) de la loi du 18 décembre 2015 retient qu’est un réfugié une personne qui « craint avec raison d’être persécutée », tandis que l’article 2, point g) de la même loi définit la personne pouvant bénéficier du statut de la protection subsidiaire comme étant celle qui avance « des motifs sérieux et avérés de croire que », si elle était renvoyée dans son pays d’origine, elle « courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 48 », de sorte que ces dispositions visent une persécution, respectivement des atteintes graves futures sans qu’il n’y ait nécessairement besoin que le demandeur ait été persécuté ou qu’il ait subi des atteintes graves avant son départ dans son pays d’origine. Par contre, s’il s’avérait que tel avait été le cas, les persécutions ou atteintes graves antérieures d’ores et déjà subies instaurent une présomption réfragable que de telles persécutions ou atteintes graves se reproduiront en cas de retour dans le pays d’origine aux termes de l’article 37, paragraphe (4), de la loi du 18 décembre 2015, de sorte que, dans cette hypothèse, il appartient au ministre de démontrer qu’il existe de bonnes raisons que de telles persécutions ou atteintes graves ne se reproduiront pas. L’analyse du tribunal devra porter en définitive sur l’évaluation, au regard des faits que le demandeur avance, du risque d’être persécuté ou de subir des atteintes graves qu’il encourrait en cas de retour dans son pays d’origine.

Le tribunal, statuant en tant que juge du fond en matière de demandes de protection internationale, doit procéder à l’évaluation de la situation personnelle du demandeur de protection internationale, tout en prenant en considération la situation générale, telle qu’elle se présente à l’heure actuelle dans le pays de provenance.

Il résulte des explications des demandeurs, fournies tant lors de la phase précontentieuse que lors de la phase contentieuse, qu’ils justifient leurs craintes de persécutions, d’un côté, par le fait qu’ils seraient ciblés par les Talibans du fait d’avoir entretenu un commerce dans lequel ces derniers se seraient servis dans le stock de denrées alimentaires et, de l’autre côté, par le fait que les Talibans auraient blessé Monsieur … pour avoir dénoncé les extorsions à la police.

Selon l’article 43 (1), point d) de la loi du 18 décembre 2015 « un groupe est considéré comme un certain groupe social lorsque, en particulier :

- ses membres partagent une caractéristique innée ou une histoire commune qui ne peut être modifiée, ou encore une caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l’identité ou la conscience qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y renonce ; et - ce groupe a son identité propre dans le pays en question parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante. (…) ».

Ainsi, un certain groupe social est un groupe de personnes qui partagent une caractéristique commune autre que le risque d’être persécutées, et qui sont perçues comme un groupe par la société. Cette caractéristique sera souvent innée, immuable, ou par ailleurs fondamentale pour l’identité, la conscience ou l’exercice des droits humains1. Dans la mesure où les demandeurs n’établissent pas que la caractéristique d’être commerçant est essentielle pour l’identité ou la conscience de Monsieur …, étant rappelé que les deux conditions de l’article 43 (1), point d) de la loi du 18 décembre 2015 doivent être remplies cumulativement2, les motifs à la base de leur demande de protection internationale ne sauraient être rangés parmi les critères de l’article 2, point f) de la loi du 18 décembre 2015.

C’est dès lors à juste titre que le ministre a refusé de leur accorder le statut de réfugié.

Quant au volet du recours ayant trait au statut conféré par la protection subsidiaire, il échet tout d’abord de retenir que les demandeurs n’allèguent ni n’établissent qu’ils risqueraient une peine de mort ou l’exécution dans leur pays d’origine, de sorte que le tribunal ne procèdera pas à l’analyse de l’article 48, a) de la loi du 18 décembre 2015.

Il échet ensuite de constater que ni le fait que les Talibans ont pris des marchandises dans le magasin du demandeur à « 4 ou 5 reprises »3 sans payer ni le fait que Monsieur … a été blessé par ces derniers, en raison du caractère isolé de cet incident, n’atteignent le minimum de gravité, tel que requis par l’article 48 b) de la loi du 18 décembre 2015.

S’il est vrai que les demandeurs n’invoquent pas expressément l’article 48 c) dans le cadre de leur requête introductive d’instance en se bornant à soutenir qu’en cas de retour en Afghanistan ils courraient « un risque réel de subir la menace grave au sens de l’article 48, b) de la loi du 18 décembre 2015 », il n’en reste pas moins qu’ils invoquent que « la situation de … et celle de … doivent (…) être regardées comme une situation de violence aveugle de haute intensité, laquelle doit être admise comme résultant d’un conflit armé interne (…), de sorte à avoir fait référence au libellé dudit article 48 c) et à avoir donc implicitement fondé le recours sur ladite disposition ».

Afin qu’un statut de protection subsidiaire puisse être octroyé aux demandeurs conformément à l’article 48 c) de la loi du 18 décembre 2015, il doit être question, dans leur chef, d’une menace grave contre leur vie ou leur personne, en tant que civils, en raison de la violence aveugle dans le cadre d’un conflit armé interne ou international. Cette disposition législative constitue la transposition de l’article 15 c) de la directive 2011/95/UE du 1 HCR, Principes directeurs sur la protection internationale no 2: « L’appartenance à un certain groupe social » dans le cadre de l’article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou son Protocole de 1967 relatifs au Statut des réfugiés, 7 mai 2002, doc. NU HCR/GIP/02/02.

2 CJUE, arrêt du 7 novembre 2013, Minister voor Immigratie en Asiel/X et Y, et Z/Minister voor Immigratie en Asiel, affaires jointes C-199/12 à C-201/12, EU:C:2013:720, point 45.

3 Rapport d’audition de Monsieur …, page 7.

Parlement et du Conseil européen du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection, ci-après désignée par « la directive 2011/95/UE ». Son contenu est distinct de celui de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après dénommée la « CEDH », et son interprétation doit, dès lors, être effectuée de manière autonome tout en restant dans le respect des droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la CEDH4.

Il convient par conséquent de tenir compte des enseignements de l’arrêt Elgafaji de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par la « CJUE », qui distingue deux situations: (i) celle où il « existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’un civil renvoyé dans le pays concerné ou, le cas échéant, dans la région concernée courrait, du seul fait de sa présence sur le territoire de ceux-ci, un risque réel de subir les menaces graves visées par l’article 15, sous c), de la directive »5 et (ii) celle qui prend en compte les caractéristiques propres du demandeur, la CJUE précisant que « (…) plus le demandeur est éventuellement apte à démontrer qu’il est affecté spécifiquement en raison d’éléments propres à sa situation personnelle, moins sera élevé le degré de violence aveugle requis pour qu’il puisse bénéficier de la protection subsidiaire »6.

Dans la première hypothèse, le degré atteint par la violence aveugle est tel que celle-ci affecte tout civil se trouvant sur le territoire où elle sévit, en sorte que s’il est établi qu’un demandeur est un civil originaire de ce pays ou de cette région, il doit être considéré qu’il encourrait un risque réel de voir sa vie ou sa personne gravement menacée par la violence aveugle s’il était renvoyé dans cette région ou ce pays, du seul fait de sa présence sur le territoire de ceux-ci, sans qu’il soit nécessaire de procéder, en outre, à l’examen d’autres circonstances qui lui seraient propres. La seconde hypothèse concerne des situations où il existe une violence aveugle, ou indiscriminée, c’est-à-dire une violence qui frappe des personnes indistinctement, sans qu’elles ne soient ciblées spécifiquement, mais où cette violence n’atteint pas un niveau tel que tout civil courrait du seul fait de sa présence dans le pays ou la région en question un risque réel de subir des menaces graves pour sa vie ou sa personne. La CJUE a jugé que dans une telle situation, il convenait de prendre en considération d’éventuels éléments propres à la situation personnelle du demandeur aggravant dans son chef le risque lié à la violence aveugle.

Dans son arrêt Elgafaji précité, la CJUE a également jugé que, lors de l’évaluation individuelle d’une demande de protection subsidiaire, prévue à l’article 4 paragraphe 3, de la directive, il peut notamment être tenu compte de l’étendue géographique de la situation de violence aveugle ainsi que de la destination effective du demandeur en cas de renvoi dans le pays concerné, ainsi qu’il ressort de l’article 8, paragraphe 1, de la directive 2011/95/UE7.

L’article 41 de la loi du 18 décembre 2015 constitue la transposition, en droit luxembourgeois, de l’article 8, paragraphe 1, de la directive 2011/95/UE. A cet égard, il ressort clairement du prescrit de l’article 41 de la loi du 18 décembre 2015 qu’il n’y a pas lieu d’accorder la protection internationale si, dans une partie du pays d’origine, le demandeur de protection internationale n’a pas de crainte fondée de persécution ou ne risque pas réellement 4 CJUE, 17 février 2009, … et … c. Staatssecretaris van Justitie, C-465/07, paragraphe 28.

5 Op.cit., paragraphe 35.

6 Op.cit., paragraphe 39.

7 Op.cit. paragraphe 40.

de subir des atteintes graves, ou s’il a accès à une protection contre la persécution ou les atteintes graves, et qu’il peut voyager en toute sécurité et légalité vers cette partie du pays, et obtenir l’autorisation d’y pénétrer et que l’on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il s’y établisse. Il ressort dès lors d’une lecture combinée de l’article 48 c) et de l’article 41 de la loi du 18 décembre 2015, qu’une analyse par région de la situation sécuritaire s’impose pour pouvoir apprécier l’existence, dans le chef d’un demandeur, d’un risque réel au sens de l’article 15, paragraphe c), de la directive 2011/95/UE8.

S’il est vrai que par arrêt du 4 janvier 2018, inscrit sous le numéro 40256C du rôle, la Cour administrative avait retenu que l’Afghanistan serait en proie à un conflit armé interne au sens de l’article 48 c) de la loi du 18 décembre 2015, il n’en reste pas moins qu’entretemps un document intitulé « Country Guidance : Afghanistan » publié par l’European Asylum Support Office (EASO) en juin 2019, tel que cité par la partie gouvernementale, a retenu que la situation sécuritaire en Afghanistan différerait largement en fonction des différentes provinces. Ainsi, il y est spécifié que « According to …, in 2018 fighting intensified particularly in the east, southeast and in some areas within the south. The Taliban ‘made territorial gains in sparsely populated areas, and advanced their positions in areas that had not seen fighting in years’ (…). As of December 2018, it was reported that all provincial centres were under the control or influence of the Afghan government, however, throughout 2018, the Taliban had succeeded in temporarily capturing several district centres (…) »9.

Ainsi, la plupart des violences et le cœur du conflit en Afghanistan sont localisés dans le sud, le sud-est et l’est du pays. Seules certaines provinces sont confrontées à des combats incessants et ouverts opposant des groupes anti-gouvernementaux et services de sécurité afghans, ou des combats entre les différents groupes anti-gouvernementaux. Dans ces provinces, la mort de nombreux civils est à déplorer, ces violences contraignant les civils à quitter leurs habitations. Dans d’autres provinces par contre, il n’est pas question de combats ouverts, ou d’affrontements persistants ou ininterrompus. On assiste davantage à des incidents dont l’ampleur et l’intensité de la violence sont largement moindres que dans les provinces où se déroulent des combats ouverts. Les conditions de sécurité qui prévalent dans les villes sont divergent également de celles qui prévalent dans les zones rurales en raison des différences de typologie et d’ampleur de la violence entre les villes et la campagne. De telles différences régionales apparaissent clairement à l’examen de la carte intitulée « Level of indiscriminate violence in a situation of armed conflict in Afghanistan »10 qui classe les provinces afghanes en cinq catégories en fonction de la gravité du conflit. Au terme d’une évaluation de la situation sécuritaire prévalant actuellement en Afghanistan, au regard de l’ensemble des documents versés en cause, le tribunal constate donc que le niveau de violence, l’étendue de la violence aveugle et l’impact du conflit sévissant en Afghanistan présentent de fortes différences régionales. La seule invocation de la nationalité afghane d’un demandeur d’asile ne peut dès lors plus suffire à établir la nécessité de lui accorder une protection internationale.

Il convient donc d’évaluer la situation qui prévaut dans la région de provenance des demandeurs et de vérifier s’ils courent, dans cette région ou sur la route pour l’atteindre, un risque réel de subir les atteintes graves visées à l’article 48 c) de la loi du 18 décembre 2015.

8 Conseil du Contentieux des Etrangers, arrêt du 13 août 2020, n° 239678 du rôle, disponible sur www.rvv-

cce.be.

9 Country Guidance: Afghanistan, EASO, pp. 86 et 87.

10 Op cit., p. 89.

En l’espèce, les demandeurs sont originaires de …, alors qu’ils y ont demeuré entre 2017 et leur départ vers le Luxembourg en avril 2019.

Dans la note intitulée « Country Guidance : Afghanistan », précitée, qui couvre la période du 1er janvier 2018 au 28 février 2019, l’EASO relevait au sujet de la ville de … les éléments qui suivent : « While … is reportedly one of Afghanistan’s most stable provinces, anti-government elements are active in the province and security incidents have been reported in 2018 and early 2019. Taliban fighters have attacked ALP personnel, members of pro-government militias, and security posts in the districts of …, …, … and … throughout 2018 and early 2019. The ANSF conducted several clearing operations in …. Furthermore, the US air force carried out an airstrike in … district in April 2018. Other examples of incidents include a roadside bomb blast in … district, kidnapping of travellers by the Taliban, abduction and killing of polling observers. »11. L’EASO concluait en ces termes : « Looking at the indicators, it can be concluded that indiscriminate violence is taking place in the province of …, however not at a high level and, accordingly, a higher level of individual elements is required in order to show substantial grounds for believing that a civilian, returned to the territory, would face a real risk of serious harm within the meaning of Article 15(c) QD. In the provincial capital of …, indiscriminate violence is taking place at such a low level that in general there is no real risk for a civilian to be personally affected by reason of indiscriminate violence within the meaning of Article 15(c) QD. However, individual elements always need to be taken into account as they could put the applicant in risk-

enhancing situations. »12. Il en ressort que, le niveau de violence prévalant globalement pour la province de … n’est pas très élevé et encore moins pour la ville de …. Une situation équivalente est décrite dans le rapport plus récent de l’EASO intitulé « Country of Origin Information Report : Afghanistan – Security Situation », publié en septembre 2020, selon lequel « The conflict pattern in … district, which includes the provincial capital, was different from the general pattern in … province and in its different districts. Also … was one of the districts in … province where a lower number of incidents were reported. ACLED registered 19 violent incidents in … district between 1 March 2019 and 30 June 2020 representing around 2 % of all violent events recorded by ACLED in … province in that period. While ACLED categorised at least 65 % of the violent incidents in the different districts of … province as battles, in … this event type represented 37 % of all violent incidents. (…) Sources consulted by Landinfo during its fact-finding mission at the end of October 2019, were of the opinion that the security situation in … had worsened in 2019, compared to 2018, but attributed this mainly to crime and to a small extent to conflict-related violence.

Residents of … complained to … in 2019 and 2020 about a worsening security situation and increasing crime in the city, mentioning the presence of illegal armed men who were involved in robberies, murders and chaos.13” Il résulte encore du rapport de l’EASO intitulé « Afghanistan: Key Socio-Economic Indicators. Focus on …, … and Herat City », publié en août 2020, que « … has been known as the economic hub of the north, attracting economic migrants from rural areas with its work opportunities and relative safety. Being ‘the regional magnet of attraction in the north’, … province received migrants especially from the northern provinces of …, …, …, …. Like in …,…,… and …, an important number of IDPs and refugees live in informal settlements located in and around …. According to a 2015 CSO survey, about 38 % of …’s population are migrants, mostly descending from other Afghan provinces and 11 Op cit., p. 92.

12 Op cit., p.93 13 EASO,« Country of Origin Information Report : Afghanistan – Security Situation », septembre 2020, p. 98 et 99.

only 17 % are returnees from abroad. As of 30 June 2019, IOM recorded an inflow of 294 618 returnees and IDPs in … province, 76 670 of which in …. »14 Par conséquent, le tribunal se doit d’examiner la question de savoir si les demandeurs se trouvent dans les conditions de la seconde hypothèse visée dans l’arrêt Elgafaji et s’ils sont dès lors « apte[s] à démontrer qu’il[s] [sont] affecté[s] spécifiquement en raison d’éléments propres à [leur] situation personnelle » par un risque réel résultant de la violence aveugle régnant dans la province de …, respectivement la ville de …, tenant compte du degré de celle-

ci15. La CJUE n’a pas précisé la nature de ces « éléments propres à la situation personnelle du demandeur » qui pourraient être pris en considération dans cette hypothèse. Toutefois, il doit se comprendre du principe de l’autonomie des concepts affirmé par la CJUE, tout comme d’ailleurs de la nécessité d’interpréter la loi de manière à lui donner une portée utile, que ces éléments ne peuvent pas être de la même nature que ceux qui interviennent dans le cadre de l’évaluation de l’existence d’une crainte avec raison d’être persécuté au sens de l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015 ou du risque réel visé par l’article 2 g), de la même loi. Les éléments propres à la situation personnelle des demandeurs au sens de l’article 48 c) de la loi du 18 décembre 2015 sont donc des circonstances qui ont pour effet qu’ils encourent un risque plus élevé qu’une autre personne d’être victimes d’une violence indiscriminée, alors même que celle-ci ne les cible pas pour autant plus spécifiquement que cette autre personne. Tel pourrait ainsi, par exemple, être le cas lorsqu’une vulnérabilité accrue, une localisation plus exposée ou une situation socio-économique particulière ont pour conséquence que le demandeur encourt un risque plus élevé que d’autres civils de voir sa vie ou sa personne gravement menacée par la violence aveugle16. La question qui se pose est dès lors celle de savoir si les demandeurs peuvent démontrer qu’il existe dans leur chef des circonstances personnelles minimales ayant pour effet d’augmenter la gravité de la menace résultant de la violence indiscriminée qui règne à …, en sorte que bien que cette violence n’atteigne pas un degré tel que tout civil encourrait du seul fait de sa présence sur place un risque réel de subir une menace grave pour sa vie ou sa personne, il faudrait considérer qu’un tel risque réel existe néanmoins dans leur chef.

Au vu des développements des demandeurs à l’appui de leur demande de protection internationale, il échet de constater que tel n’est pas le cas en l’espèce. En effet, les demandeurs sont restés en défaut d’avoir soumis au tribunal des éléments qui permettraient de conclure qu’ils courraient un risque plus élevé qu’une autre personne afghane d’être victime d’atteintes graves en Afghanistan, alors qu’ils ont pu vivre à … avant leur venue au Luxembourg sans être importunés par les Talibans et que Monsieur … y a pu travailler dans un hôtel.

Il s’ensuit que les demandeurs ne remplissent pas les critères prévus à l’article 48 c) de la loi du 18 décembre 2015.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que c’est à bon droit que le ministre a déclaré la demande de protection internationale sous analyse comme non justifiée, de sorte que le recours en réformation est à rejeter comme non fondé.

2) Quant au recours dirigé contre l’ordre de quitter le territoire 14 EASO, « Afghanistan: Key Socio-Economic Indicators. Focus on Kabul City, …. and …», p. 20.

15 CJUE, Elgafaji, arrêt cité, paragraphe 39.

16 Conseil du Contentieux des Etrangers, arrêt du 13 août 2020, n° 239678 du rôle, disponible sur www.rvv-

cce.be.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre l’ordre de quitter le territoire, un recours sollicitant la réformation de pareil ordre contenu dans la décision déférée a valablement pu être dirigé contre la décision ministérielle déférée. Le recours en réformation, introduit à titre principal, ayant, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai prévus par la loi, est recevable.

Il n’y a partant pas lieu de statuer sur le recours en annulation introduit à titre subsidiaire.

Les demandeurs critiquent l’ordre de quitter le territoire en se prévalant de l’article 33, paragraphe (1) de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et de l’article 19, paragraphe (2) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », tout en citant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », suivant laquelle l’Etat doit veiller à ce que les expulsions n’exposent pas les personnes concernées à des risques de torture ou d’autres formes de mauvais traitements dans le pays de renvoi. En effet, ils encouraient, en cas de retour en Afghanistan, un risque sérieux et réel, d’être soumis à des traitements inhumains et dégradants « sous forme de torture, de victime collatéral de combats armés, d’enlèvement, ou d’autres formes de traitements inhumains et dégradants ».

Les demandeurs estiment que l’exécution de l’ordre de quitter le territoire impliquant leur retour vers l’Afghanistan emporterait une violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, tout en insistant sur le fait que contrairement à la Convention de Genève qui n’accorderait une protection qu’à un groupe restreint de personnes, la protection accordée par les articles 3 CEDH et 4 de la Charte ne serait assortie d’aucune restriction, de sorte qu’elle serait absolue.

Le délégué du gouvernement conclut au rejet de ce volet du recours.

Aux termes de l’article 34, paragraphe (2), de la loi du 18 décembre 2015, « une décision du ministre vaut décision de retour. (…) ». En vertu de l’article 2, point q) de la loi du 18 décembre 2015, la notion de « décision de retour » se définit comme « la décision négative du ministre déclarant illégal le séjour et imposant l’ordre de quitter le territoire ».

Si le législateur n’a pas expressément précisé que la décision du ministre visé à l’article 34, paragraphe (2), précité, de la loi du 18 décembre 2015 est une décision négative, il y a lieu d’admettre, sous peine de vider la disposition légale afférente de tout sens, que sont visées les décisions négatives du ministre.

Il suit dès lors des dispositions qui précèdent que l’ordre de quitter le territoire est la conséquence automatique du refus de protection internationale.

Dans la mesure où le tribunal vient de retenir que c’est à juste titre que le ministre a rejeté la demande de protection internationale des demandeurs, il a valablement pu assortir cette décision d’un ordre de quitter le territoire.

En ce qui concerne la violation du principe de non-refoulement, ainsi que des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte invoqués par les demandeurs, il échet de constater en ce qui concerne précisément les risques prétendument encourus par les demandeurs en cas de retour en Afghanistan, que le tribunal a conclu ci-avant qu’aucune protection internationale ne peut être accordée aux demandeurs, de sorte que le tribunal ne saurait actuellement pas se départir à ce niveau-ci de son analyse de cette conclusion.

Au vu de ce qui précède, le tribunal n’estime pas qu’il existe un risque suffisamment réel pour que le renvoi des demandeurs en Afghanistan soit dans ces circonstances incompatible avec les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, voire avec le principe de non-

refoulement.

Il s’ensuit que le recours dirigé contre l’ordre de quitter le territoire est également à rejeter pour ne pas être fondé.

Par ces motifs le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;

reçoit en la forme le recours principal en réformation dirigé à l’encontre de la décision ministérielle du 16 janvier 2020 portant refus d’une protection internationale ;

au fond le déclare non justifié, partant en déboute ;

dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;

reçoit en la forme le recours en réformation dirigé à l’encontre de la décision ministérielle 16 janvier 2020 portant ordre de quitter le territoire ;

au fond le déclare non justifié, partant en déboute ;

dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;

condamne les demandeurs aux frais et dépens.

Ainsi jugé par :

Françoise Eberhard, vice-président, Daniel Weber, premier juge, Michèle Stoffel, premier juge, et lu à l’audience publique du 14 janvier 2021 par le vice-président, en présence du greffier Lejila Adrovic.

s.Lejila Adrovic s.Françoise Eberhard Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 14 janvier 2021 Le greffier du tribunal administratif 18


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 44166
Date de la décision : 14/01/2021

Origine de la décision
Date de l'import : 16/01/2021
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2021-01-14;44166 ?

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