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21/08/2020 | LUXEMBOURG | N°44690

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 21 août 2020, 44690


Tribunal administratif N° 44690 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 22 juillet 2020 chambre de vacation Audience publique extraordinaire du 21 août 2020 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 44690 du rôle et déposée le 22 juillet 2020 au greffe du tribunal administratif par Maître Franck GRE

FF, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, en l’étude ...

Tribunal administratif N° 44690 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 22 juillet 2020 chambre de vacation Audience publique extraordinaire du 21 août 2020 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 44690 du rôle et déposée le 22 juillet 2020 au greffe du tribunal administratif par Maître Franck GREFF, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, en l’étude duquel domicile est élu, au nom de Monsieur …, né le … à … (Erythrée), de nationalité érythréenne, étant actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK), sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 7 juillet 2020 de le transférer vers l’Italie, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 12 août 2020 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Franck GREFF et Madame le délégué du gouvernement Sarah ERNST en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de vacation du 19 août 2020.

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Le 27 janvier 2020, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, il fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée - police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Il s’avéra à cette occasion, par une consultation de la base de données EURODAC, que Monsieur … avait irrégulièrement franchi la frontière italienne en date du 23 novembre 2019.

Toujours le 27 janvier 2020, il fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Par arrêté du même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », assigna Monsieur … à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) pour une durée de trois mois.

Le 28 janvier 2020, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités italiennes en vue de la prise en charge de Monsieur … en exécution de l’article 13, paragraphe (1), du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par les autorités italiennes en date du 25 mars 2020.

Par arrêté du 24 avril 2020, notifié à l’intéressé le même jour, le ministre prorogea l’assignation à résidence à la SHUK de Monsieur … pour une nouvelle durée de trois mois.

Par décision du 7 juillet 2020, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée expédiée le même jour, le ministre informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Italie sur base de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 13, paragraphe (1), du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 27 janvier 2020 au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 13(1) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-

après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l’Italie qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 27 janvier 2020 et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 27 janvier 2020.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 27 janvier 2020, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l’immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez précédemment franchi irrégulièrement la frontière italienne en date du 24 novembre 2019.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 27 janvier 2020.

Sur cette base, la Direction de l’immigration a adressé en date du 28 janvier 2020 une demande de prise en charge aux autorités italiennes sur base de l’article 13(1) du règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités italiennes en date du 25 mars 2020.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du règlement DIII, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un État membre dans lequel il est entré en venant d’un État tiers, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale.

En application de l’article 3(2), alinéa 2, du règlement DIII, il y a lieu d’analyser s’il existe de sérieuses raisons de croire que la procédure de demande de protection internationale ou les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale présentent des défaillances systémiques susceptibles d’entraîner un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE ») ou de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH »).

Un Etat n’est pas non plus autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 CEDH.

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 27 janvier 2020 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez précédemment franchi irrégulièrement la frontière italienne en date du 24 novembre 2019.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté I’Erythrée en août 2015 en direction de l’Ethiopie où vous auriez vécu pendant trois mois dans un camp de réfugiés à Adi-Harush.

Ensuite, vous vous seriez rendu au Soudan où vous auriez vécu pendant six mois à Khartoum avant de partir pour la Libye où vous seriez resté trois ans et demi et où vous auriez subi des mauvais traitements. En date du 27 novembre 2019, vous auriez embarqué sur un bateau en direction de l’Italie. Vous n’auriez pas eu l’intention de rester en Italie puisque déjà en Libye vous auriez reçu « des bonnes informations » du Luxembourg. C’est pourquoi vous auriez continué votre voyage en direction du Grand-Duché où vous seriez arrivé en date du 24 janvier 2020.

Lors de votre entretien Dublin Ill en date du 27 janvier 2020, vous n’avez pas fait mention d’éventuelles particularités sur votre état de santé ou autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l’Italie qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que l’Italie est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l’Italie est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que l’Italie profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. S’il est notoire que les autorités italiennes connaissent des problèmes quant à leurs capacités d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui peuvent être confrontés à d’importantes difficultés sur le plan de l’hébergement, des conditions de vie, il n’y a toutefois aucune sérieuse raison de croire qu’il existe, en Italie, des défaillances systémiques dans la procédure de demandes de protection internationale et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte UE.

Par conséquent, en l’absence d’une pratique actuelle avérée en Italie de violation systématique de ces normes minimales de l’Union européenne, cet Etat est présumé respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-

refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv.

torture, de même que les conditions minimales d’accueil fixées dans la directive Accueil. Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l’Italie sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Italie revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.

Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Italie, d’introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités italiennes ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes italiennes, notamment judiciaires.

Au vu de ce qui précède, l’application de l’article 3(2), alinéa 2, du règlement DIII ne se justifie pas.

Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l’application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers l’Italie, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers l’Italie, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers l’Italie en informant les autorités italiennes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités italiennes n’ont pas été constatées.

4. Quant aux voies de recours Contre la présente décision, un recours en annulation est ouvert devant le tribunal administratif en application de l’article 35(3) de la loi du 18 décembre 2015. Le recours doit être introduit moyennant requête signée d’un avocat à la Cour dans un délai de quinze jours à partir de la notification. Le jugement du tribunal administratif n’est pas susceptible d’appel.

Le recours prévu à l’article 35(3) n’a pas d’effet suspensif. Une requête en référé signée d’un avocat à la Cour peut être déposée devant le président du tribunal administratif afin d’obtenir le sursis à l’exécution ou une mesure de sauvegarde. La décision du ministre n’est pas exécutée tant que l’ordonnance de référé n’a pas été prononcée. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 22 juillet 2020, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 7 juillet 2020.

Aucune disposition légale ne prévoyant de recours au fond en la matière, l’article 35 (3) de la loi du 18 décembre 2015 prévoyant, par ailleurs, expressément un recours en annulation, seul un recours en annulation a pu être introduit contre la décision déférée du 7 juillet 2020, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours et en fait, le demandeur retrace en premier lieu son trajet parcouru pour se rendre en Europe. Ainsi, il explique que suite à son départ de son pays d’origine, il se serait rendu dans un premier temps en Ethiopie, pays dans lequel il aurait passé trois mois dans un camp de réfugié. Après un séjour subséquent de six mois au Soudan, il se serait rendu en Lybie où il aurait été non seulement témoin « d’atrocités », mais où il aurait lui-même été exposé à des actes de torture, à savoir des « coups avec des tuyaux en caoutchouc », lesquels lui causeraient encore à l’heure actuelle de fortes douleurs à la hanche.

Depuis la Lybie, il aurait rejoint l’Italie par voie maritime, le demandeur précisant encore que lors de cette traversée onze personnes se seraient noyées sous ses yeux. Arrivé en Italie, il aurait été obligé de passer la plupart des nuits dans la rue. Il se serait finalement rendu au Luxembourg en passant par la France et la Belgique.

En droit, le demandeur précise en premier lieu ne pas avoir déposé de demande de protection internationale en Italie. Il reproche ensuite au ministre d’avoir pris la décision de transfert litigieuse en ayant fait abstraction tant de son état de santé alarmant que de la situation des « Dublin returnees » en Italie, et ce notamment dans le contexte de la crise sanitaire actuelle.

En ce qui concerne plus particulièrement son état de santé, le demandeur explique souffrir d’une tuberculose, laquelle aurait été diagnostiquée au Luxembourg et qui nécessiterait un traitement médical, le demandeur se prévalant à cet égard d’une ordonnance médicale établie par le docteur C.M en date du 1er juillet 2020. Son état de santé se serait particulièrement dégradé au début du mois de juin, de sorte qu’il aurait nécessité une hospitalisation de 10 jours en chambre stérile. Il bénéficierait d’ailleurs d’un traitement spécial à la SHUK en raison de l’infection dont il souffrirait et sa vulnérabilité accrue, le demandeur en concluant que le ministre, en tant qu’autorité de la SHUK, aurait nécessairement été au courant de son état de santé précaire et aurait de ce fait dû solliciter des garanties individuelles aux autorités italiennes, notamment en ce qui concerne l’accès à un logement décent et aux soins médicaux. Faute d’avoir sollicité de telles garanties, le ministre aurait « violé » non seulement les droits fondamentaux, mais également les arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme, ci-après désignée par la « CourEDH » et de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par la « CJUE ».

Après avoir encore mis en exergue la situation sanitaire critique qui régnerait en Italie suite à la pandémie liée au virus SARS-Cov-2, laquelle aurait, dans un premier temps, conduit les autorités italiennes à s’adresser, par circulaire du 24 février 2020, aux autres Etats membres afin de suspendre les transferts « Dublin », le demandeur précise que la question de la migration referait actuellement surface dans ce même pays et l’exposerait à des difficultés immenses compte tenu des arrivées massives de migrants, le demandeur se prévalant à cet égard de divers articles de presse, de trois rapport de l’organisation suisse d’aide aux réfugiés « OSAR » datant respectivement de mai et de septembre 2019, ainsi que de janvier 2020, d’un rapport de l’organisation « Médecins sans frontières » de février 2018, intitulé « Out of sight - Informal settlements social marginality, obstacles to access to healthcare and basic needs for migrants, asylum seekers and refugees », d’un rapport du Danish Refugee Council ensemble avec l’OSAR de décembre 2018, ainsi que d’un rapport de mission d’observation de l’association luxembourgeoise « PASSERELL » de janvier 2019. Il en déduit que les personnes ayant fait l’objet d’une décision de transfert « Dublin » vers l’Italie se retrouveraient sans logement, sans nourriture, sans assistance sanitaire et sans soutien médical.

Le demandeur réitère ainsi son constat que compte tenu de son état vulnérable, il aurait appartenu au ministre de s’adresser aux autorités italiennes afin de solliciter des garanties quant à son accès aux soins médicaux nécessaires, lui permettant de continuer son traitement médical, et quant à son accès à un logement décent. Or, faute d’avoir été en possession de ces informations, le ministre n’aurait pas pu prendre la décision de transfert litigieuse, laquelle violerait partant l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après dénommée « la CEDH », ainsi que l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ci-après désignée par « la Charte ». Dans ce contexte, il rappelle encore que la CJUE aurait, dans son arrêt du 19 mars 2019 « Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland », portant le numéro C-163/17 du rôle, décidé que si l’article 4 de la Charte ne s’opposait pas à un transfert d’un demandeur de protection internationale, il appartiendrait toutefois à la juridiction saisie, et partant au tribunal de céans, de vérifier si ce même demandeur de protection internationale ne risque pas de subir un mauvais traitement atteignant un seuil minimal de gravité, le demandeur mettant à cet égard en exergue les conséquences graves auxquelles il devrait faire face en cas d’une interruption de son traitement médical et en cas d’infection au virus SARS-Cov-2, laquelle pourrait, dans son chef, conduire à une hospitalisation lourde, voire à la mort.

Le demandeur en conclut qu’en cas de transfert vers l’Italie, il se retrouverait indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême et aurait, compte tenu du fait pour le ministre de ne pas avoir sollicité les garanties nécessaires aux autorités italiennes, à subir des conséquences significatives et irrémédiables en ce qui concerne son état de santé, de sorte que la décision ministérielle litigieuse devrait encourir l’annulation.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.

Si à titre de remarque préliminaire, le demandeur semble contester la compétence de principe de l’Etat italien, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, au motif de ne pas avoir déposé de demande de protection internationale en Italie, force est de constater qu’il ne donne aucune indication quant à la base légale sur laquelle il se fonde. En tout état de cause. Il échet de rappeler qu’aux termes de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale. ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 13, paragraphe (1), du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités italiennes pour prendre en charge Monsieur … prévoit que « Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du présent règlement, notamment des données visées au règlement (UE) n°603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un Etat membre dans lequel il est entré en venant d’un Etat tiers, cet Etat membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. Cette responsabilité prend fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière. ».

Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui dont le demandeur a franchi irrégulièrement la frontière en provenance d’un pays tiers, cette responsabilité prenant fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière.

Le tribunal constate qu’en l’espèce, à la lecture de la décision ministérielle déférée, celle-ci est motivée, d’une part, par le fait que le demandeur a irrégulièrement franchi la frontière italienne le 23 novembre 2019 et, d’autre part, par le fait que les autorités italiennes ont accepté de le prendre en charge le 25 mars 2020.

Le tribunal constate ensuite que le bien-fondé de la décision ressort des recherches effectuées dans la base de données EURODAC, de même que du récit du demandeur.

C’est dès lors a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers l’Italie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.

Il y a ensuite lieu de relever que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1), du même règlement, non invoqué en l’espèce, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

L’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III dispose que « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable ».

Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH, respectivement de l’article 4 de la Charte.

S’agissant de prime abord des obligations découlant pour le ministre de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, le tribunal relève que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève et le protocole de 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard1. C’est, en effet, précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants2,3. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur d’asile de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans son arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.

2 Ibidem, point. 79.

3 Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur : www.jurad.etat.lu 4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.

l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il y existe des défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que ces défaillances systémiques requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de la Charte.

Le tribunal relève encore que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens des articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans un arrêt du 16 février 20178.

A cet égard, dans un arrêt du 19 mars 2019, portant le numéro C-163/17 du rôle, arrêt dont se prévaut d’ailleurs également le demandeur, la CJUE a retenu que des défaillances ne sont contraires à l’interdiction de traitements inhumains ou dégradants que lorsqu’elles atteignent un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause, ce seuil étant atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un État membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine9, une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie n’atteignant toutefois pas ce seuil lorsqu’elles n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant10.

Etant donné que le demandeur remet en question cette présomption du respect des droits fondamentaux par l’Italie, en affirmant risquer des traitements inhumains et dégradants en cas de transfert vers ledit pays, il lui appartient de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.

En l’espèce, il est certes exact qu’il ressort des articles et rapports invoqués par le demandeur, tels qu’énumérés ci-avant dans le cadre de l’exposé de ses moyens, que les autorités italiennes ont connu et connaissent toujours de sérieux problèmes quant à leur capacité d’accueil des demandeurs d’asile, ce qui implique que ceux-ci risquent de se voir 6 Trib. adm. 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur : www.jurad.etat.lu 7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.

8 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.

9 CJUE, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland., C-163/17, point 92.

10 Ibidem, point 93.

confrontés à des difficultés plus ou moins importantes suivant le cas de figure dans lequel ils se trouvent au niveau de l’accès à l’hébergement, aux soins et des conditions de vie en général, et que la situation régnant en Italie semble inquiétante. Il en ressort également que la politique migratoire italienne actuelle se caractérise par un certain durcissement, concrétisé par l’adoption, en date du 24 septembre 2018, d’un décret-loi mettant en place, notamment, une réorganisation du système d’accueil des demandeurs d’asile, qui seront regroupés dans de grands centres d’accueil, les efforts de répartition sur le territoire pour favoriser l’intégration étant désormais réservés aux mineurs isolés et aux réfugiés reconnus.

Cependant, si un tel durcissement peut être sujet à critique, force est de constater que les documents versés par le demandeur sont insuffisants pour permettre de retenir de manière générale l’existence de défaillances systémiques en Italie, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale en Italie seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 3 de la CEDH et par l’article 4 de la Charte.

Par ailleurs, si le projet de décret-loi permettant au ministre de l’Intérieur italien d’interdire les eaux territoriales italiennes pour l’accostage de certains navires, notamment ceux d’organisations non gouvernementales engagées à sauver des vies humaines en mer et transportant des migrants, et d’infliger des amendes aux contrevenants est certes critiquable, force est néanmoins de constater que celui-ci n’est pas pertinent par rapport à la situation du demandeur qui est transféré sur base du règlement Dublin III et qui n’est de ce fait pas à considérer comme primo arrivant par voie maritime. Par ailleurs, le demandeur n’ayant pas abandonné un logement dans le cadre d’une première demande de protection internationale en Italie, il en est de même du rapport OSAR de mai 2019 et du rapport PASSEREL.

Force est en outre de constater que le demandeur ne fait pas état de difficultés particulières qu’il aurait rencontrées pour le dépôt d’une demande de protection internationale en Italie, mais qu’il ressort tant de son rapport d’audition que des développements fournis dans le cadre de sa requête introductive d’instance qu’il aurait quitté l’Italie avant d’en déposer une. Par ailleurs, même s’il ressort des différents rapports de l’OSAR, tels qu’invoqués par le demandeur, que la situation des demandeurs de protection internationale en Italie est préoccupante, celui-ci reste cependant en défaut d’apporter la preuve que les droits des demandeurs de protection internationale en Italie ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que ceux-ci n’auraient en Italie aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités italiennes en usant des voies de droit adéquates, étant encore rappelé que l’Italie est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, devrait en appliquer les dispositions.

Dans ces circonstances, le tribunal retient que le moyen tiré d’une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III encourt le rejet.

Néanmoins, dans ce cadre, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable11.

Il échet dès lors d’analyser le moyen du demandeur tiré de la violation par le ministre de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.

Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’État membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte12, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant13.

Le transfert d’un demandeur de protection internationale par le Grand-Duché de Luxembourg vers l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en application du règlement Dublin III ne pourrait constituer une violation de l’article 3 de la CEDH ou 4 de la Charte, qu’à la condition que l’intéressé démontre qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’il encourt un risque réel de subir la torture ou des traitements inhumains ou dégradants dans cet Etat.

Il appartient dès lors au tribunal de procéder à la vérification de l’existence d’un risque de mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de sévérité, l’examen de ce seuil minimum étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce, tels que la durée du traitement et ses conséquences physiques et mentales et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de l’intéressé14.

A cet égard, il convient de prime abord de relever que si dans le cadre du présent recours, le demandeur verse certes trois ordonnances médicales du docteur C.M. datant du 1er, du 23 et du 30 juillet 2020 et desquelles il résulte qu’il suit un traitement médical spécifique en raison d’une tuberculose, et qu’il nécessiterait « un suivi médical régulier », il ressort toutefois tant du dossier administratif que des explications de la partie étatique, que 11 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.

12 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.

13 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, point 88.

14 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.

d’une part, le demandeur n’a pas fait état d’un quelconque problème de santé dans le cadre de son entretien Dublin III du 27 janvier 2020 et que, d’autre part, lesdites ordonnances médicales ne sont parvenues qu’en date du 21 juillet 2020, respectivement du 31 juillet 2020 au ministre, c’est-à-dire postérieurement à la décision litigieuse. Or, et dans la mesure où la légalité d’une décision administrative s’apprécie, dans le cadre d’un recours en annulation, en considération de la situation de droit et de fait ayant prévalu au jour où elle a été prise, des pièces postérieures à la décision déférée ne sauraient, en principe, être prises en considération dans le cadre d’un tel recours. S’il est vrai qu’il en va autrement dans l’hypothèse où ces pièces se rapportent à une situation de fait ayant existé au jour de la prise de la décision en question15, force est toutefois de constater, tel que relevé à juste titre par la partie étatique, qu’il ne ressort pas desdites ordonnances médicales que Monsieur … souffrait, à la date de la prise de la décision litigieuse, d’une tuberculose active contagieuse.

A cet égard, il convient encore de relever que s’il ressort certes d’un échange électronique du 29 juillet 2020 entre le service d’encadrement psychosocial de la SHUK et l’autorité ministérielle que le demandeur avait été hospitalisé entre le 25 mai 2020 et le 3 juin 2020 pour une tuberculose, suite à quoi il bénéficia en effet d’un certain isolement dans la SHUK pendant un mois, cette isolation partielle ayant été conseillée afin de permettre aux médicaments prescrits de produire leurs effets. Il ressort encore du même échange de courrier électronique que le demandeur ne bénéficie plus de ces avantages et qu’il doit uniquement prendre un traitement quotidien pour une « tuberculose latente ». Or, et tel que relevé à juste titre par la partie étatique, une telle tuberculose latente signifie uniquement « qu’une personne a été, une fois ou l’autre dans sa vie, en contact avec des bacilles de la tuberculose.

A ce stade-là, la personne n’est ni malade ni contagieuse »16. Par ailleurs et en ce qui concerne la prétendue vulnérabilité particulière du demandeur face au virus SARS-Cov-2, lequel toucherait particulièrement l’Italie, force est de constater qu’il ressort des explications circonstanciées de la partie étatique, appuyées par des rapports de la Ligue pulmonaire suisse et du BC Centre for Disease Control que « les patients qui ont été traités pour une tuberculose ou une infection tuberculeuse latente ou qui le sont actuellement n’appartiennent pas au groupe de personnes particulièrement à risque.17 » et que « Currently, there is no evidence to suggest that latent TB infection (LTBI) puts you at higher risk of getting COVID-

19. If you are generally in good health, it is unlikely that LTBI influences the symptoms associated with COVID-19 »18. Il convient encore de relever que si, en termes de plaidoiries à l’audience publique du 19 août 2020 le litismandataire du demandeur semblait contester que Monsieur … souffre d’une tuberculose latente, force est toutefois de constater qu’il ne ressort d’aucune pièce versée en cause qu’il s’agirait d’une tuberculose active, étant encore précise à cet égard que si tel devait être le cas, il se trouverait nécessairement en isolation, ce qui n’est, au vu du courrier électronique prémentionné du 29 juillet 2020 du service d’encadrement psychosocial de la SHUK, toutefois pas le cas en l’espèce, ce dernier constatant, au contraire, que Monsieur … se sentait en bonne en bonne santé.

Ainsi, et en ce qui concerne le moyen du demandeur selon lequel il aurait appartenu au ministre de s’assurer préalablement auprès des autorités italiennes qu’en cas de transfert, il aurait accès à un hébergement dès sa prise en charge et aux soins médicaux dont il aurait 15 Trib. adm., 8 juin 2015, n° 35102 du rôle, Pas. adm. 2019, V° Recours en annulation, n° 26 et les autres références y citées.

16 Informations actualisées pour les personnes avec une maladie des poumons et des voies respiratoires de la Ligue pulmonaire suisse du 12 mai 2020.

17 Ibidem.

18 http://www.bccdc.ca/health-info/diseases-condtions/covid-19/priority-populations/tuberculosis-and-covid-19 besoin, force est de constater que le demandeur reste en défaut d’expliquer quels seraient concrètement ses besoins et de démontrer que l’absence d’une prise en charge spécifique desdits besoins serait telle qu’elle entraînerait une violation de l’article 3 de la CEDH, respectivement 4 de la Charte, la seule affirmation du demandeur et réitérée dans l’ordonnance médicale du 30 juillet 2020, selon laquelle il nécessiterait un suivi médical régulier, étant insuffisante à cet égard.

Il s’ensuit que le ministre n’était pas, et n’est d’ailleurs toujours pas, confronté à des éléments suffisants qui lui auraient imposé de s’assurer auprès des autorités italiennes des conditions de logement du demandeur ou encore des conditions d’accès aux soins médicaux.

Par ailleurs, et au vu des conclusions qui précèdent, le demandeur n’est pas non plus à qualifier de personne particulièrement vulnérable, de sorte que son argumentation fondée a priori sur l’article 31, paragraphe (2), du règlement Dublin III, aux termes duquel « L’Etat membre procédant au transfert transmet à l’Etat membre responsable les informations qu’il juge indispensables à la protection des droits de la personne à transférer et à la prise en compte des besoins particuliers immédiats, dans la mesure où l’autorité compétente conformément au droit national dispose de ces informations, […] » est encore à rejeter, ledit article concernant en outre l’échange d’informations pertinentes ayant trait notamment à la santé de l’intéressé avant l’exécution d’un transfert, de sorte qu’il n’affecte a priori pas la légalité de la décision de transfert en elle-même.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours sous examen est à rejeter pour ne pas être fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en annulation en la forme ;

au fond le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique extraordinaire du 21 août 2020 à 11.30 heures, par :

Thessy Kuborn, vice-président, Olivier Poos, premier juge, Emilie Da Cruz De Sousa, attaché de justice délégué, en présence du greffier Marc Warken.

s.Marc Warken s.Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 21 août 2020 Le greffier du tribunal administratif 14


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 44690
Date de la décision : 21/08/2020

Origine de la décision
Date de l'import : 23/09/2020
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2020-08-21;44690 ?

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