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21/08/2020 | LUXEMBOURG | N°44671

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 21 août 2020, 44671


Tribunal administratif Numéro 44671 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 17 juillet 2020 Chambre de vacation Audience publique extraordinaire du 21 août 2020 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 44671 du rôle et déposée le 17 juillet 2020 au greffe du tribunal administratif par Maître Ibtih

al El Bouyousfi, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembour...

Tribunal administratif Numéro 44671 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 17 juillet 2020 Chambre de vacation Audience publique extraordinaire du 21 août 2020 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 44671 du rôle et déposée le 17 juillet 2020 au greffe du tribunal administratif par Maître Ibtihal El Bouyousfi, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Arabie saoudite), de nationalité yéménite, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK), tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 3 juillet 2020 de le transférer vers la France, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 30 juillet 2020 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Marc-Olivier Zarnowski, en remplacement de Maître Ibtihal El Bouyousfi, et Madame le délégué du gouvernement Sarah Ernst en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de vacation du 19 août 2020.

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Le 21 février 2020, Monsieur … introduisit auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, désigné ci-après par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après dénommée la « loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée – police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il s’avéra à cette occasion, suite à une recherche dans la base de données VIS qu’il avait obtenu un visa de la part des autorités françaises valable du 24 janvier 2020 au 29 février 2020.

Le 4 mars 2020, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande deprotection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, dénommé ci-après « le règlement Dublin III ».

Par arrêté du même jour, notifié à l’intéressé à cette même date, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », assigna Monsieur … à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) pour une durée de trois mois. Ladite assignation à résidence fut prorogée par arrêté ministériel du 3 juin 2020 pour trois mois supplémentaires.

En date du 5 mars 2020, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités françaises aux fins de la prise en charge de Monsieur … sur base de l’article 12, paragraphe 2 du règlement Dublin III, demande à laquelle les autorités françaises firent droit par un courrier du 17 avril 2020.

Par courrier du 30 juin 2020, le demandeur sollicita par le biais de son mandataire l’application des dispositions de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III au motif qu’il serait à considérer comme une personne vulnérable en raison de son état de santé et sa situation personnelle.

Par décision du 3 juillet 2020, notifié à l’intéressé par courrier recommandé envoyé le 6 juillet 2020, le ministre informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas sa demande de protection internationale et qu’il sera transféré vers la France, Etat membre responsable pour examiner sa demande de protection internationale, le ministre invoquant plus particulièrement l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et l’article 12, paragraphe (2) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :

« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 21 février 2020 au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 12(2) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la France qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 2 mars 2020 et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 4 mars 2020, ainsi que la télécopie de votre mandataire du 30 juin 2020 par laquelle elle sollicite pour votre compte l’application de l’article 17(1) du règlement DIII.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 21 février 2020, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l’immigration.

2 Il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que la France vous a délivré un visa valable du 24 janvier au 29 février 2020 vous ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un Etat membre.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 4 mars 2020.

Sur cette base, la Direction de l’immigration a adressé en date du 5 mars 2020 une demande de prise en charge aux autorités françaises sur base de l’article 12(2) du règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités françaises en date du 17 avril 2020.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

La responsabilité de la France est acquise suivant l’article 12(2) du règlement DIII en ce que le demandeur est titulaire d’un visa en cours de validité au moment de l’introduction de la demande de protection internationale au Luxembourg et que l’État membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale.

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que la France vous a délivré un visa valable du 24 janvier au 29 février 2020 vous ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un Etat membre.

Selon vos déclarations vous auriez quitté le Yémen au début de 2020 par voie aérienne en direction du Caire. Après un séjour de trois semaines, vous auriez pris un avion en direction de la France, muni d’un visa valable. Vous n’y auriez pas introduit de demande de protection internationale parce que vous auriez eu l’intention d’aller à Londres. Après deux jours en France, vous vous seriez rendu aux Pays-Bas où vous auriez acheté un billet d’avion en direction de Londres, mais quand vous seriez arrivé à l’aéroport, les autorités vous auraient dit que vous ne pourriez pas aller à Londres avec un visa français. Vous auriez donc décidé de venir au Luxembourg où vous seriez arrivé en date du 20 février 2020.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 4 mars 2020, vous n’avez pas fait mention d’éventuelles particularités sur votre état de santé ou autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la France qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

3 Monsieur, vous indiquez ne pas avoir introduit de demande de protection internationale en France parce que vous auriez eu l’intention d’aller à Londres. Vous ne voudriez pas retourner en France parce que les conditions de vie seraient meilleures au Luxembourg.

Rappelons à cet égard que la France est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la France est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive. (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que la France profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, la France est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture, de même que les conditions minimales d’accueil fixées dans la directive Accueil.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la France sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l’application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait 4 amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de vos demandes.de protection internationale.

Au regard de votre état de santé, il n’existe aucune raison de croire que l’exécution du transfert-même vers la France rendrait les autorités luxembourgeoises responsables d’une violation de l’article 3 CEDH, plus particulièrement votre état de santé n’est pas d’une gravité telle que tout transfert dans les délais prévus par le règlement DIII serait d’ares et déjà voué à échec.

Pour l’exécution du transfert vers la France, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers la France, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous soyez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avérait nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte votre état de santé, lors de l’organisation du transfert vers la France en informant les autorités françaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités françaises n’ont pas été constatées (…) ».

Par courrier du 6 juillet 2020, le ministre s’adressa au service de police judiciaire, section criminalité organisée – police des étrangers, afin d’organiser le transfert de Monsieur … vers la France.

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 17 juillet 2020, inscrite sous le numéro 44671 du rôle, Monsieur … a fait introduire un recours en annulation contre la décision ministérielle précitée du 3 juillet 2020.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (3) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en annulation contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, seul un recours en annulation a pu être introduit à l’encontre de cette dernière, qui est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai prévus par la loi.

A l’appui de son recours et en fait, après avoir résumé les rétroactes, le demandeur expose qu’il a dû quitter le Yémen pour avoir été personnellement persécuté pour son refus de rejoindre la milice rebelle houthiste qui combattrait les forces régulières yéménites ainsi que toutes les institutions du pays. Il aurait fait l’objet de menaces de mort, d’arrestation et d’emprisonnement arbitraires par la milice houthie qui l’aurait soumis à des actes de tortures dont il garderait toujours les cicatrices sur le corps. Le demandeur fait observer qu’il aurait porté plainte auprès de la police pour agression et détention arbitraire en date du 9 janvier 2020 et explique qu’il présenterait actuellement des syndromes psychotraumatiques en raison desquels il serait soumis à un traitement médicamenteux. Il indique dans ce contexte avoir pris contact avec le service de santé mentale de l’inspection sanitaire afin de pouvoir bénéficier d’une prise en charge appropriée.

En droit, le demandeur soutient d’abord que le ministre aurait violé l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III en se bornant à effectuer une application automatiquede l’article 12, paragraphe (2) du règlement Dublin III sans avoir pris soin d’examiner la situation prévalant en France en la matière. Il insiste sur le fait qu’en dépit du principe de confiance mutuelle, le risque de mauvais traitement contraire à l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ci-après désignée par « la Charte », existerait néanmoins en France, renvoyant plus particulièrement, dans ce contexte, à un arrêt du 2 juillet 2020 de la Cour européenne des droits de l’homme, ci-après désignée par « la CourEDH », dans l’affaire N.H. et Autres c. France, suivant lequel la France aurait été condamnée pour violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », ainsi qu’à une décision du 28 avril 2020 du Défenseur des droits de la République française dénonçant la situation de personnes vivant à la rue en France.

Selon le demandeur, il ressortirait du rapport publié par AIDA (Asylum Information Database) et intitulé « Country Report : France, 2018 Update » que les demandes des personnes ayant fait l’objet d’un transfert Dublin III vers la France seraient en principe traitées comme toutes les autres demandes de protection internationale, de sorte qu’après sa remise aux autorités françaises, Monsieur … devrait suivre la procédure complexe de pré-enregistrement auprès des plateformes d’accès à la demande d’asile afin de pouvoir s’inscrire à l’un des 34 guichets de demande d’asile. Il ne ferait donc aucun doute qu’à la suite de son transfert vers la France, Monsieur … serait confronté à de sérieuses difficultés d’accès à la procédure d’asile afin de pouvoir présenter sa demande de protection internationale, ainsi qu’à des problèmes d’hébergements. Le demandeur en conclut qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’en cas de transfert vers la France, il subirait des traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 4 de la Charte en se retrouvant à la rue.

Il fait ensuite valoir, en renvoyant à deux arrêts, notamment l’arrêt de la CJUE du 16 février 2017 dans l’affaire C.K., H.F., A.S. c. Slovénie et l’arrêt de la CourEDH du 27 mai 2008 dans l’affaire N. c. Royaume-Uni, que l’exécution de la décision ministérielle déférée pourrait emporter une violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte pris isolément et ce, notamment dans les circonstances très exceptionnelles tenant au fait qu’en France, il serait un demandeur de protection international primo-arrivant souffrant de syndromes posttraumatiques.

Troisièmement, le demandeur invoque ensuite une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, alors que le ministre aurait dû se déclarer compétent pour connaître de sa demande de protection internationale en raison de sa situation de particulière vulnérabilité. Le ministre aurait été informé de son état de santé avant la prise de sa décision et le fait que la France décide de le prendre en charge ne signifierait pas qu’il bénéficierait immédiatement après son transfert des conditions matérielles d’accueil nécessaires au rétablissement ou à la protection de son état de santé. Ceci serait d’autant plus vrai qu’il aurait démontré les conditions matérielles d’accueil particulièrement indignes pour lesquel la France aurait été condamnée par la CourEDH.

En quatrième lieu, le demandeur s’empare d’une violation de l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et le Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par le règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, ci-après désigné par « la Convention de Genève » et de l’article 19, paragraphe (2) de la Charte, alors que son transfert vers la France serait à considérer comme un refoulement en violation desdites dispositions. Il précise dans ce contexte qu’en raison de la situation déplorable des conditions matérielles d’hébergement inhumaines et dégradantes dans lesquelles les demandeurs de protectioninternationale vivraient en France, son transfert dans ce pays serait à considérer comme un refoulement en dépit des interdictions visées aux dispositions précitées.

Finalement, il invoque encore la violation des articles 31 et 32 du règlement Dublin III et fait valoir à ce titre que le ministre n’aurait pas obtenu des autorités françaises des garanties pour s’assurer de leur capacité à prendre effectivement en charge l’examen de sa demande eu égard à la crise sanitaire du COVID-19 sur leur territoire.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.

L’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de l’examen de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 12 du règlement Dublin III dispose que « 1. Si le demandeur est titulaire d’un titre de séjour en cours de validité, l’État membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. (…) 2. Si le demandeur est titulaire d’un visa en cours de validité, l’État membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, sauf si ce visa a été délivré au nom d’un autre État membre en vertu d’un accord de représentation prévu à l’article 8 du règlement (CE) no 810/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas (1). Dans ce cas, l’État membre représenté est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. » Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers la France et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 12, paragraphe (2) du règlement Dublin III.

S’il est effectivement constant que le demandeur n’a pas déposé de demande de protection internationale en France, la responsabilité des autorités françaises se base sur le fait, vérifié par la police grand-ducale dans la base de données VIS, qu’au moment de l’introduction de sa demande de protection internationale au Luxembourg le 21 février 2020, le demandeur était titulaire d’un visa en cours de validité lui délivré par la France et valable du 24 janvier 2020 au 29 février 2020, ayant permis son entrée sur le territoire des Etats Schengen. Les autorités françaises ayant en outre accepté de le prendre en charge à partir du 17 avril 2020, c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers la France et de ne pas examiner sa demande de protection internationale déposée au Luxembourg.

Il échet également de relever que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de la France, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais soutient, en substance, que la décision déférée violerait les articles 3, paragraphe (2), 17, paragraphe (1), 31 et 32 du règlement Dublin III, 3 de la CEDH et 4 de la Charte, ainsi que le principe de non refoulement prévu aux articles 33, paragraphe (1) de la Convention de Genève et 19 de la Charte.

Il y a tout d’abord lieu de relever que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

En premier lieu, l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, invoqué par le demandeur dans le cadre de son moyen ayant trait à la violation de l’article 4 de la Charte et de l’article 3 de la CEDH dispose que « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable ».

Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé.

A cet égard, il convient de souligner que la France est tenue, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de la CEDH, au respect des dispositions de celle-ci et de celles du Pacte international des droits civils et politiques et de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984, ainsi que des dispositions de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés.

Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard1. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants2 3.

Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées. Dans son arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile4, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte, et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

Le tribunal relève encore que la CJUE, a, dans un arrêt du 19 mars 20195, confirmé ce principe selon lequel le droit de l’Union repose sur la prémisse fondamentale que chaque Etat membre partage avec tous les autres Etats membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée. Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les Etats membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en œuvre, ainsi que dans le fait que leurs ordres juridiques nationaux respectifs sont en mesure de fournir une protection équivalente et effective des droits fondamentaux reconnus par la Charte, notamment aux articles 1er et 4 de celle-ci, qui consacrent l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses Etats membres, de sorte qu’il doit être présumé que le traitement réservé aux demandeurs d’une protection internationale dans chaque Etat membre est conforme aux exigences de la Charte, de la Convention de Genève ainsi que de la CEDH.

Quant à la preuve à rapporter par le demandeur à l’appui de son moyen tiré de la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, le tribunal précise qu’il se dégage de l’arrêt précité de la CJUE du 19 mars 20196 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel ladite disposition du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.

2 Ibidem., point 79.

3 trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, Pas. adm. 2019, V° Etrangers, n° 977, et les autres références y citées.

4 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, point. 95.

5 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, n° C-163/17, point 80.

6 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, n° C-163/17, point 91. particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un État membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine7. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant8.

En l’espèce, le demandeur invoque plusieurs documents à l’appui de son moyen, à savoir (i) une décision n°2020-100 du Défenseur des droits de la République française du 28 avril 2020, dans laquelle il ferait état des conditions matérielles d’hébergement inhumaines et dégradantes dans lesquelles les demandeurs de protection internationale vivraient dans la région Ile-de-France, (ii) un arrêt de la CourEDH du 2 juillet dans l’affaire N.H. et Autres c.

France, ainsi qu’un rapport publié par AIDA (Asylum Information Database) et intitulé « Country Report : France, 2018 Update ».

Or, force est de constater que, dans le cadre de son argumentation ayant trait au prédit article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, le demandeur invoque surtout la violation des articles 3 de la CEDH et 4 de Charte, en soutenant qu’en cas de transfert vers la France il risquerait de subir des traitements inhumains et dégradants. Si le demandeur se prévaut de la situation en général des primo-arrivants en France, force est toutefois de constater qu’en l’espèce, le demandeur n’apporte aucun élément concret de nature à établir qu’il risquerait personnellement des mauvais traitements en cas de retour en France. En effet, il n’affirme pas que, personnellement et concrètement, ses droits ne seraient pas garantis en France, ni que, de manière générale, les droits des demandeurs de protection internationale en France ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que les demandeurs de protection internationale n’auraient en France aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir, étant encore relevé que la France est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève - comprenant le principe de non-

refoulement y inscrit à l’article 33 - ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, devrait en appliquer les dispositions. Dans ce contexte, il est d’ailleurs relevé que l’arrêt du 2 juillet 2020 de la CourEDH condamnant la France sous le couvert de l’article 3 de la CEDH est de nature à démontrer que les demandeurs de protection internationale détiennent des voies de recours en France, tant nationales qu’internationales, contre les violations dont ils peuvent être victime.

Cette conclusion n’est pas énervée par l’argumentation du demandeur selon laquelle la France a été condamnée le 2 juillet 2020 par la CourEDH pour violation de l’article 3 CEDH, étant précisé que le contexte de cette condamnation était bien particulier, à savoir celui du retard dans l’enregistrement de demandes de protection internationale de primo-arrivants, empêchant de bénéficier des droits liés au statut de demandeur de protection internationale. Or, Monsieur Bahhou n’a pas établi qu’il risquerait d’être exposé à une telle pratique en cas de 7 Ibidem., point 92.

8 Ibidem., point 93.transfert en France. En effet, sa situation est différente de celle dans laquelle se trouvaient les migrants dans l’affaire toisée par la CourEDH, dans la mesure où il ne devrait pas être considéré comme un primo-arrivant entrant de manière illégale en France, mais qu’il est entré légalement sur le territoire français par le biais d’un visa lui accordé par les autorités françaises, qui ont en outre explicitement accepté la prise en charge de sa demande de protection internationale en application de l’article 12, paragraphe (2) du règlement Dublin III. Si l’arrêt précité de la CourEDH et le rapport AIDA sur la situation en France, font certes état de difficultés au niveau de la procédure de demande de protection internationale en France, notamment en ce qui concerne l’enregistrement des demandes et l’hébergement des migrants, ces problématiques tournent essentiellement autour du primo-accueil des migrants et sont étrangères à la situation concrète de prise en charge du demandeur, qui laisse d’établir qu’il se trouverait dans une situation comparable à celle des personnes ayant fait l’objet de l’arrêt en question. En effet, il ressort de cet arrêt que ce n’est pas le retard dans l’enregistrement des demandes de protection internationale en lui-même qui est constitutif d’une violation de l’article 3 de la CEDH, mais seulement un retard excessif.

Le même constat s’impose concernant la décision du Défenseur des droits de la République française, alors que s’il est fait état de difficultés enregistrement des migrants en région d’Ile-de-France, et ce dans un contexte sanitaire lié au COVID-19, il n’en ressort néanmoins pas que, de manière générale, cette situation se répande sur tout le territoire français, sachant que le demandeur sera transféré vers le département des Alpes-Maritimes.

Le moyen du demandeur fondé sur la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, notamment ayant trait à la violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, est, par conséquent, à rejeter pour ne pas être fondé, dans la mesure où le demandeur n’apporte aucun élément concret, permettant de remettre en question la présomption selon laquelle la France respecterait les prescriptions du règlement Dublin III dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, respectivement qu’il n’aurait pas accès au système judiciaire pour faire valoir ses droits.

Quant au moyen basé sur une violation du principe de non-refoulement visé par les articles 19 de la Charte et 33 de la Convention de Genève, en ce que le demandeur allègue risquer des traitements inhumains ou dégradants interdits par les articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH en cas de transfert vers la France, le tribunal est amené à rappeler que le système européen commun d’asile, tel que relevé ci-avant, a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève ainsi que dans la CEDH, de même que dans la Charte, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard.

C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants.

Au vu des conclusions prises ci-avant relatif au risque d’une violation de l’article 3 de la CEDH, respectivement 4 de la Charte, le simple transfert en France dans le cadre de la prise en charge de sa demande de protection internationale ne saurait être considéré comme une refoulement au sens des dispositions invoquées.

En effet, la décision attaquée n’implique pas un retour vers le pays d’origine du demandeur, mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de la demande de protection internationale, étant relevé qu’en l’espèce, ledit Etat membre, en l’occurrence la France, a reconnu être compétente pour prendre en charge le demandeur.

Ainsi, comme relevé ci-avant, le demandeur reste en défaut de mettre en échec la présomption selon laquelle la France respecte les droits fondamentaux prévus par la Charte, la CEDH, la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, la Convention de Genève - comprenant le principe de non-

refoulement y inscrit à l’article 33 - ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés. Il reste en défaut de fournir un quelconque élément susceptible de démontrer que la France ne respecterait systématiquement pas le principe du non-refoulement et faillirait dès lors à ses obligations internationales en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’il risquerait d’être forcé de se rendre dans un tel pays.

Le tribunal relève encore que le demandeur ne fournit pas de précisions quant à la situation générale des personnes transférées vers la France dans le cadre du règlement Dublin III, ni n’invoque-t-il une jurisprudence de la CourEDH ou de la CJUE relative à une suspension générale des transferts vers la France, voire une demande en ce sens de la part du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, ci-après dénommée « l’UNHCR ». Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis de l’UNHCR interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la France dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile française ou du renvoi des demandeurs d’asile déboutés yéménites qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte. Cette conclusion n’est pas énervée par l’arrêt de la CourEDH du 2 juillet 2020 qui ne saurait être interprété comme retenant l’existence de défaillances systémiques généralisées en France.

Il ne se dégage dès lors pas non plus des éléments soumis au tribunal que le transfert du demandeur en France l’exposerait à un refoulement en cascade qui serait contraire au principe de non-refoulement ancré aux articles 33 de la Convention de Genève et 19 de la Charte ou découlant des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

Même à supposer que les autorités françaises devaient décider de procéder à son éloignement vers le Yémen en violation du principe de non-refoulement, force est de relever qu’il ne se dégage pas des éléments soumis au tribunal qu’il ne serait pas permis au demandeur de faire valoir ses droits directement auprès des autorités françaises et internationales, en usant des voies de droit adéquates telle que cette possibilité ressort implicitement de l’arrêt de la CourEDH du 2 juillet 2020.

Il s’ensuit que les moyens du demandeur fondés sur une violation par la décision ministérielle attaquée des articles 33 de la Convention de Genève, 19 de la Charte, ainsi que des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte sont rejetés pour ne pas être fondés.

En ce qui concerne une prétendue violation par le ministre de la clause discrétionnaire instaurée par l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, celui-ci prévoit que : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement (…) ».

S’il est vrai que, lorsqu’en application des critères du règlement Dublin III, l’Etat luxembourgeois n’est pas responsable de l’examen de la demande de protection internationale, il peut malgré tout décider d’examiner une demande de protection internationale en vertu de ladite clause discrétionnaire, cette possibilité relève cependant du pouvoir discrétionnaire du ministre, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres9. Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge10, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée11, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu d’annuler la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal. Par ailleurs, dans le cadre du contrôle d’un pouvoir discrétionnaire, le tribunal est amené à sanctionner une disproportion si celle-ci est manifeste.

Il appartient dès lors aux demandeurs de démontrer qu’il existe une disproportion manifeste dans la décision du ministre de les transférer vers la France et de ne pas examiner leur demande de protection internationale au Luxembourg.

Dans ce cadre, le demandeur invoque ses problèmes psychologiques et verse une ordonnance médicale, ainsi que la confirmation d’un rendez-vous auprès du Service de santé mentale de l’inspection sanitaire selon lesquels il suivrait un traitement médicamenteux au Luxembourg en raison des traumatismes qu’il aurait subis dans le passé. Il souligne encore que les conditions matérielles d’accueil seraient particulièrement indignes en France.

Or, force est de constater que le demandeur n’a relevé son état de santé fragilisé ni lors de son entretien devant la police, ni lors de son audition auprès de la direction de l’immigration, où il a, au contraire, affirmé être « en bonne santé », de sorte que, tel que souligné à juste titre par le délégué du gouvernement, il échet de retenir qu’à défaut, pour le demandeur de verser une pièce concluante sur la gravité de son état de santé, ses allégations y relatives exprimées pour la première fois en date du 30 juin 2020, sont sujettes à caution. Il y a partant lieu de conclure que le demandeur ne saurait, au vu des éléments présentés à l’appui de son recours, être considéré comme une personne vulnérable, d’autant plus qu’il n’établit pas qu’il ne pourrait pas avoir accès à un suivi médical en cas de transfert en France.

Ceci est d’autant plus vrai que dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de la légalité de la décision attaquée que la France est l’Etat membre 9 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

10 « Les limites du pouvoir discrétionnaire des autorités administratives », in Rapports belges du VIIe Congrès international de Droit comparé, Bruxelles, CIDC, 1966, p.449.

11 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.responsable de la demande de protection internationale du demandeur, qu’il n’existe pas de risque de traitement inhumains et dégradants en cas de transfert vers la France et que c’est uniquement en raison de considérations purement personnelles que le demandeur estime que le ministre aurait dû appliquer la clause discrétionnaire, à savoir « Je ne veux pas retourner en France parce que les conditions de vie sont meilleures au Luxembourg », il y a lieu de retenir qu’il ne saurait pas être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17 du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale du demandeur, alors même que cet examen incombe aux autorités françaises, le contraire constituant, en effet, une façon de procéder qui relèverait du « forum shopping » que le règlement Dublin III vise justement à éviter.

Dès lors, et au vu des développements faits ci-avant, il échet de constater que c’est à bon droit et sans commettre d’erreur d’appréciation, ni excéder ses pouvoirs, que le ministre a décidé de ne pas faire application de l’article 17 du règlement Dublin III et de transférer le demandeur vers la France, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale.

Finalement, concernant la violation des articles 31 et 32 du règlement Dublin III, dont le demandeur se prévaut pour reprocher au ministre de ne pas avoir pris les mesures nécessaires afin de s’assurer de leur capacité à prendre en charge l’examen de sa demande de protection internationale, il échet de constater que l’article 31 a trait à l’échange d’informations pertinentes pour que l’Etat membre responsable du demandeur soit en mesure de lui apporter une assistance suffisante, y compris les soins de santé urgents indispensables à la sauvegarde de ses intérêts essentiels, et de garantir la continuité de la protection et des droits conférés par le règlement Dublin III et par d’autres instruments juridiques pertinents en matière d’asile, et que l’article 32 a trait à l’échange de données concernant plus particulièrement la santé du demandeur. L’échange de ces données devant avoir lieu avant l’exécution matérielle d’un transfert, il n’affecte pas la légalité de la décision de transfert en elle-même.

En effet, l’article 31 prévoit expressément que « Ces données sont communiquées à l’État membre responsable dans un délai raisonnable avant l’exécution d’un transfert, afin que ses autorités compétentes conformément au droit national disposent d’un délai suffisant pour prendre les mesures nécessaires », de sorte qu’aucune obligation ne pèse sur le ministre de communiquer ces données au jour de la prise de décision de transférer un demandeur de protection internationale vers l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande.

Par ailleurs, dans la décision ministérielle attaquée, il était précisé que « Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers la France, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous soyez à nouveau apte à être transférés. Par ailleurs, si cela s’avérait nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte votre état de santé, lors de l’organisation du transfert vers la France en informant les autorités françaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin », consentement que Monsieur Bahhou n’a pas donné au ministre.

Dès lors, le moyen tiré d’une violation des articles 31 et 32 du règlement Dublin III est également à rejeter pour être non fondé.

Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, le recours est àrejeter pour être non fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en annulation en la forme ;

au fond le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé par :

Thessy Kuborn, vice-président, Olivier Poos, premier juge, Emilie Da Cruz De Sousa, attaché de justice délégué, et lu à l’audience publique extraordinaire du 21 août 2020 à 10.00 heures, par le vice-

président, en présence du greffier Marc Warken.

s.Marc Warken s.Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 21 août 2020 Le greffier du tribunal administratif 15


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 44671
Date de la décision : 21/08/2020

Origine de la décision
Date de l'import : 23/09/2020
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2020-08-21;44671 ?

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