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12/08/2020 | LUXEMBOURG | N°43866

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 12 août 2020, 43866


Tribunal administratif N° 43866 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 5 décembre 2019 Chambre de vacation Audience publique de vacation du 12 août 2020 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du Premier Ministre, Ministre d’Etat, Ministre des Communications et des Médias en matière d’accès aux documents

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 43866 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 5 décembre 2019 par la société à

responsabilité limitée MOYSE BLESER SARL, inscrite au barreau de Luxembourg, établie et ayant s...

Tribunal administratif N° 43866 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 5 décembre 2019 Chambre de vacation Audience publique de vacation du 12 août 2020 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du Premier Ministre, Ministre d’Etat, Ministre des Communications et des Médias en matière d’accès aux documents

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 43866 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 5 décembre 2019 par la société à responsabilité limitée MOYSE BLESER SARL, inscrite au barreau de Luxembourg, établie et ayant son siège social à L-2680 Luxembourg, 10, rue de Vianden, immatriculée auprès du Registre de Commerce et des Sociétés de Luxembourg sous le numéro B.211295, représentée aux fins de la présente par Maître Gabriel BLESER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom et pour le compte de Monsieur …, député, demeurant à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision de refus en date du 12 novembre 2019 du Premier Ministre, Ministre d’Etat, Ministre des Communications et des Médias relative à la communication des contrats et conventions liant l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg à … SA ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé le 4 mars 2020 au greffe du tribunal administratif ;

Vu le mémoire en réplique déposé le 16 mars 2020 au greffe du tribunal administratif par la société à responsabilité limitée MOYSE BLESER SARL au nom et pour le compte du requérant ;

Vu le mémoire en duplique du délégué du gouvernement déposé le 13 mai 2020 au greffe du tribunal administratif ;

Vu la constitution de nouvel avocat à la Cour déposée au greffe du tribunal administratif le 30 juillet 2020 par Maître François MOYSE, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom et pour le compte de Monsieur … ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Laurent HEISTEN, en remplacement de Maître François MOYSE, et Monsieur le délégué du gouvernement Daniel RUPPERT en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 27 juillet 2020.

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Par courrier du 10 octobre 2019, Monsieur … sollicita en sa qualité de député et de 1représentant de « … » la convocation du Premier Ministre, Ministre d’Etat, Ministre des Communications et des Médias, ci-après « le ministre », sur la base de l’article 23, paragraphe 3, du Règlement de la Chambre des Députés, pour assister à une réunion de la Commission de la Digitalisation, des Médias et des Communications de la Chambres de Députés, afin d’y aborder le sujet de la restructuration décidée par …, affectant des collaborateurs de son … à …, ceci dans l’optique d’une opération de relocalisation à … en Allemagne, ledit courrier demandant plus particulièrement la communication des contrats et conventions liant l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg à … dans lesquels il est question de l’ancrage du groupe à Luxembourg (« de Minister soll den Deputéierten Asiicht an all dëi fir den Ancrage vun … zu Lëtzebuerg relevant Kontrakter a Konventioune bidden »).

Il ressort du procès-verbal de la réunion du 5 novembre 2019 de la Commission de la Digitalisation, des Médias et des Communications de la Chambres des Députés que le requérant rappela la demande de sa sensibilité politique, tandis que le ministre expliqua qu’il ne s’agirait pas d’une décision unilatérale de fournir aux membres de la Commission de la Digitalisation, des Médias et des Communications un droit d’accès aux documents dans lesquels l’ancrage d’… au Grand-Duché de Luxembourg serait consigné, mais qu’il s’agirait d’un accord liant l’Etat luxembourgeois à une société privée tombant sous le secret des affaires, tout en promettant de faire de son mieux pour réserver une suite favorable à la demande des « … ».

Lors de la réunion suivante de la Commission de la Digitalisation, des Médias et des Communications du 12 novembre 2019, le ministre informa le représentant présent de la sensibilité politique « … », Monsieur … - Monsieur … ayant été absent - du refus de communiquer les documents sollicités, refus motivé par la clause de confidentialité incluse dans ces documents, le ministre ayant expliqué que rompre une telle clause de confidentialité, même dans le cadre d’un huis clos, exposerait, judiciairement parlant, l’Etat luxembourgeois à des poursuites et serait néfaste pour toutes autres relations d’affaires liant l’Etat à des groupes privés tels que ….

Aussi, par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 5 décembre 2019, Monsieur … a fait introduire en sa qualité de député un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la décision de refus de communication du 12 novembre 2019 du ministre.

A l’appui de son recours, il se prévaut d’abord de sa qualité de député qui l’appellerait à procéder à un contrôle des actes et des activités du gouvernement, de sorte qu’il disposerait d’un intérêt à disposer des documents sollicités afin de pouvoir vérifier et apprécier les décisions du gouvernement en ce qui concerne les relations avec …, acteur principal dans le domaine des médias au Luxembourg.

Il insiste ensuite sur son droit à obtenir communication des documents sollicités, en se basant notamment sur l’article 23, paragraphe 3 du Règlement de la Chambre des Députés, pour soutenir qu’une sensibilité politique, telle que les « … », aurait le droit de solliciter la convocation d’une réunion de la Commission de la Digitalisation, des Médias et des Communications et d’entendre les explications du Premier Ministre par rapport à la problématique en cause, ce qui relèverait du contrôle du travail gouvernemental par les membres de la Chambre des Députés, élément constitutif de toute démocratie libérale.

Monsieur … se prévaut à cet égard encore des articles 1er et 50 de la Constitution, pour soutenir qu’en tant que représentant du pays, la Chambre de Députés exercerait un pouvoir de 2contrôle sur le gouvernement, qui, dans l’exercice de la puissance souveraine, devrait respecter aussi bien la Constitution que les lois du pays, ce qui résulterait d’ailleurs de l’article 32, paragraphe 1er, de la Constitution, le requérant exposant encore que dans un Etat démocratique, le parlement serait l’organe étatique qui surveille les actes du gouvernement afin d’éviter que ce dernier agisse arbitrairement et contrairement à la Constitution et aux lois du pays, le principe de la séparation des pouvoirs se déterminant non seulement par une stricte séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, mais il impliquerait aussi un contrôle mutuel entre les principaux organes de l’Etat.

Aussi, dans l’objectif de maintenir l’équilibre entre les trois pouvoirs, le parlement devrait avoir la possibilité de contrôler le gouvernement, alors qu’en l’absence d’un tel contrôle, le gouvernement pourrait procéder à des actes arbitraires et abuser de son pouvoir.

Or, afin de pouvoir exercer ce pouvoir de contrôle sur le gouvernement, les députés doivent avoir le droit d’accéder à l’ensemble de contrats que le gouvernement a conclu au nom et pour le compte de l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg. Plus précisément, afin de pouvoir exercer efficacement leur pouvoir de contrôle sur le gouvernement, les députés devraient avoir non seulement le simple droit de pouvoir solliciter la communication des contrats signés par le gouvernement, mais aussi celui d’avoir un accès effectif à ces documents.

Le requérant estime par conséquent que le refus de communiquer un contrat signé par le gouvernement au nom et pour le compte de l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg s’opposerait à l’exercice efficace du contrôle parlementaire sur le gouvernement et conduirait à un dysfonctionnement de l’organisation générale des pouvoirs publics, qui s’analyserait en une violation des principes de l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs : aussi, en refusant la communication des contrats et conventions liant l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg à … dans lesquels il serait question de l’ancrage du groupe à Luxembourg, le ministre l’aurait empêché d’exercer correctement son mandat de député et aurait ainsi violé les principes de l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs, ainsi que les dispositions constitutionnelles applicables.

Monsieur … critique ensuite la décision de refus déférée pour manquer de base légale.

En effet, il donne à considérer que le Premier Ministre n’aurait pas révélé la teneur exacte de ces clauses de confidentialité, de manière qu’il serait impossible d’évaluer leur portée exacte et de déterminer si l’Etat luxembourgeois s’expose effectivement à des poursuites judiciaires.

Après avoir relevé que les contrats et conventions ont été signés entre … et l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg, il rappelle que la Chambre des Députés, représentant le pays et étant l’un des organes constituant l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg, représenterait l’un des cocontractants des contrats et conventions dont la communication a été sollicitée. Il estime que pour cette raison, les membres de la Chambre des Députés devraient avoir accès à l’ensemble des contrats et conventions conclus par le gouvernement au nom et pour le compte de l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg, sans que cela ne puisse exposer l’Etat luxembourgeois à des poursuites judiciaires.

En ce qui concerne le secret d’affaires à proprement parler, il se réfère tant à la loi du 26 juin 2019 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués qu’à la loi modifiée du 15 juin 2004 relative à la classification des pièces et aux habilitations de sécurité, pour soutenir que ces deux législations ne sauraient trouver 3application en l’espèce pour motiver le refus de communication ; pour autant que de besoin, il se réfère encore à l’article 37, alinéa 3, de la Constitution, aux termes duquel les traités secrets sont abolis, pour soutenir qu’il serait possible que les contrats conclus pour le compte de l’Etat ne doivent pas rester secrets et, au moins, les organes étatiques doivent avoir accès à ces documents.

Enfin, il donne à considérer que le ministre aurait violé le principe de proportionnalité dans la mesure où il aurait refusé la communication des contrats et conventions sollicités, le requérant rappelant qu’il avait proposé de procéder par huis clos afin d’analyser les documents en question, de sorte que la confidentialité des contrats et conventions en cause aurait pu être conservée, puisqu’aucune information relative au contenu des prédits documents ne serait sortie en public, le requérant rappelant à nouveau que la Chambre des Députés serait un organe représentant l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg, et partant l’un des cocontractants.

La partie gouvernementale, de son côté, après avoir soulevé l’irrecevabilité du recours principal en réformation, au motif que la loi ne prévoit pas la possibilité d’un tel recours en réformation dans cette matière, conteste l’intérêt du requérant à introduire un recours en annulation.

En effet, le requérant, en sa qualité de député, devrait représenter l’intérêt de la Nation qui élit ses députés lors d’élections législatives, autrement dit l’intérêt général et non représenter ses intérêts personnels.

Le délégué du gouvernement soulève ensuite l’inexistence d’une décision administrative susceptible d’un recours devant le juge administratif.

A cet égard, il expose qu’un acte susceptible d’un recours devant le juge administratif devrait produire par lui-même des effets juridiques qui affectent la situation personnelle ou patrimoniale de celui qui réclame. Or, ces conditions ne seraient pas remplies pour le requérant alors que la décision de refus de communiquer les contrats conclus entre l’Etat et …, … et … n’affecterait aucunement la situation personnelle ou patrimoniale du requérant qui fait valoir la défense de l’intérêt général pour justifier la recevabilité de son recours : la décision que le requérant entend attaquer ne constituerait partant pas une décision administrative susceptible d’un recours devant le juge administratif, mais il s’agirait au contraire d’une décision prise dans la sphère politique par un membre du gouvernement en dehors de tout contexte administratif.

Quant au fond, la partie gouvernementale soutient d’abord que si l’article 23, paragraphe 3 du Règlement de la Chambre des Députés permet certes au requérant de faire convoquer une commission parlementaire pour traiter d’un sujet spécifique, cette disposition ne lui fournirait pas de base légale pour justifier sa demande de communication de documents à caractère contractuel.

En ce qui concerne le contrôle parlementaire sur le pouvoir exécutif, tel qu’invoqué par le requérant, le gouvernement fait exposer que ce contrôle se déclinerait en un contrôle du respect de la loi fondamentale par le gouvernement, à savoir contrôler au jour le jour si celui-

ci agit en conformité avec les principes fondamentaux inhérents à un Etat démocratique. Il s’agirait avant tout d’un contrôle politique qui s’exercerait à travers plusieurs instruments de contrôle prévus au règlement de la Chambre, à savoir les questions, les motions et 4résolutions, les interpellations et les droits d’enquête et d’accusation, le Parlement disposant en effet d’un pouvoir de contrôle qui se limiterait aux instruments prévus dans son règlement.

La partie gouvernementale en conclut que le principe de la séparation des pouvoirs n’aurait pas pour corollaire un pouvoir de contrôle illimité du Parlement sur les activités du gouvernement, alors que le pouvoir de contrôle ne permettrait pas au Parlement de s’ingérer dans toute mesure d’exécution prise par le gouvernement, puisque le contrôle juridique des actes posés et conclus par le gouvernement appartiendrait au pouvoir judiciaire et non au Parlement.

Concrètement et dans la présente espèce, la partie gouvernementale soutient que si le requérant entend obtenir connaissance du contenu des contrats et conventions conclus entre l’Etat luxembourgeois et des sociétés afin de juger si les engagements contractuels entre les parties seraient respectés, un tel contrôle appartiendrait tout d’abord et avant tout aux parties contractantes elles-mêmes et ce ne serait qu’au cas où une des parties estimerait que les dispositions contractuelles ne sont pas respectées par l’autre partie, respectivement en cas de doute sur l’interprétation de dispositions du contrat, qu’il appartiendrait à cette partie de saisir les tribunaux pour trancher ces questions. Ainsi, le contrôle parlementaire sur le gouvernement ne serait pas assimilable au contrôle juridique exercé par les cours et tribunaux : en conséquence, le principe de la séparation des pouvoirs et surtout le principe du contrôle parlementaire sur le pouvoir exécutif ne saurait justifier légalement la demande d’un député, ni même du Parlement dans son intégralité, de prendre connaissance de documents à caractère contractuel que l’Etat a conclu avec des sociétés de droit privé.

A titre subsidiaire, le gouvernement expose que les contrats que l’Etat conclut avec des personnes morales de droit privé seraient opposables aux tiers en tant que fait juridique, avec pour effet que l’Etat, tout comme son cocontractant privé, pourrait invoquer une clause de confidentialité du contrat à l’encontre d’un tiers qui entend obtenir des informations sur son contenu. Aussi, les clauses de confidentialité figurant aux contrats conclus entre l’Etat luxembourgeois et …, … et … étant belles et bien opposables aux tiers, elles le seraient par conséquent également à l’égard d’un député, voire au Parlement dans son intégralité. Par ailleurs, même si ces contrats ne contenaient pas de clauses de confidentialité expresses entre parties, l’article 1134 du Code civil imposerait une obligation de loyauté entre parties à un contrat, ce qui inclurait la confidentialité sur les stipulations contractuelles entre parties, à défaut de quoi un cocontractant qui divulguerait les stipulations de son contrat à un tiers au contrat engagerait sa responsabilité contractuelle envers son cocontractant, voire le cas échéant une responsabilité sous l’égide de la loi du 26 juin 2019 sur la protection des savoir-

faire et des informations commerciales non divulgués.

Enfin, en ce qui concerne l’allégation d’un excès de pouvoir, la partie étatique manifeste son fort étonnement face aux développements du requérant consistant à dire que la Chambre des députés représenterait l’Etat cocontractant des contrats avec …, … et …, puisqu’une telle argumentation reviendrait à violer le principe de la séparation des pouvoirs, alors que le pouvoir législatif ne saurait en aucun cas représenter le pouvoir exécutif ni pour la conclusion ni pour l’exécution d’un contrat.

Quant à la question de la proportionnalité de la décision de refus, le gouvernement estime qu’une telle question ne se poserait pas, alors qu’une décision de refus aurait été la seule décision légale que le ministre ait pu prendre sans violer la confidentialité des contrats, puisque même une consultation des contrats et conventions en question par la commission 5parlementaire à huis clos n’aurait pas permis de préserver leur confidentialité, laquelle s’imposerait à tout tiers au contrat, ce qui inclurait tous les députés membres de la commission parlementaire en question.

Monsieur …, à travers son mémoire en réplique, entend s’opposer à cette argumentation, en soutenant d’abord l’existence d’un intérêt à agir dans son chef, puisque que l’annulation de la décision attaquée lui permettrait d’exercer adéquatement son mandat de député en pouvant contrôler le travail du gouvernement, de sorte à présenter une utilité indéniable dans son chef. Il rappelle que les députés disposent d’un mandat public qu’ils doivent exercer dans l’intérêt public, ce qui signifierait qu’ils ont une responsabilité importante vis-à-vis de l’Etat et des citoyens. Aussi, afin de pouvoir exercer leur mandat adéquatement, les députés devraient avoir accès aux informations qui intéressent l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg. Or, dès lors que le gouvernement leur refuse l’accès à ces informations, les députés ne pourraient exercer leur mandat en conformité avec la Constitution et les lois du pays.

Le requérant estime encore que le fait de lui dénier un intérêt à agir serait contraire au droit d’accès à la justice et au principe constitutionnel de l’Etat de droit. En effet, dénier à un requérant tout intérêt à agir du fait de sa qualité de député impliquerait qu’il n’aurait jamais accès à la justice et les juridictions luxembourgeoises ne pourraient jamais se prononcer par rapport à une décision du gouvernement relativement à une demande d’un député, ce qui permettrait au gouvernement de saboter le travail des députés sans qu’il ne coure le risque d’une annulation de ses décisions par les juridictions de l’ordre administratif. Une telle approche mettrait en cause l’équilibre entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, qui, selon le principe de la séparation des pouvoirs, devraient être en mesure de se contrôler mutuellement.

Il soutient ensuite que contrairement à l’appréciation du gouvernement, la décision attaquée ne relèverait pas de la sphère politique, puisqu’elle pourrait être soumise à un contrôle de légalité visant à vérifier si le ministre avait le droit de refuser la communication des documents en cause, question portant sur la compétence et le pouvoir du ministre concerné, le requérant estimant que la communication des documents visés ne relèverait pas d’un choix politique quelconque, mais serait strictement encadrée par le droit et contrôlée par le tribunal administratif.

Quant au fond, il réitère en substance ses moyens d’annulation, en soulignant notamment la nécessité d’un contrôle parlementaire sur le gouvernement afin de veiller au respect de la Constitution et des principes fondamentaux inhérents à un Etat démocratique, ceci dans l’objectif d’empêcher des actes arbitraires de la part des membres du pouvoir exécutif, ce contrôle impliquant que chacun des membres de la Chambre des Députés, agissant individuellement, puisse procéder à un contrôle du gouvernement, ce qui comporterait le droit d’accéder aux documents signés par le gouvernement pour le compte de l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg.

Dans ce contexte, il précise ne pas avoir l’intention de procéder à un contrôle juridique du contrat en cause, dans le sens où il voudrait vérifier la bonne exécution du contrat, mais vouloir prendre connaissance du contenu du contrat en cause afin de déterminer si les engagements pris par le gouvernement au nom et pour le compte de l’Etat du Grand-

Duché de Luxembourg sont conformes à la Constitution et aux principes fondamentaux inhérents à un Etat démocratique, ceci dans l’objectif d’empêcher des actes arbitraires de la 6part du ministre compétent.

Il s’interroge encore si l’interprétation donnée par la partie gouvernementale à l’article 1134 du Code civil, selon laquelle cette disposition légale ne permettrait pas au gouvernement de communiquer à la Chambre des Députés les contrats qu’il a signés et qui comportent une clause de confidentialité, serait conforme au principe de l’Etat de droit, tel que consacré par la Cour constitutionnelle. Par ailleurs, il estime que ce serait l’Etat lui-

même, et non pas le gouvernement, qui serait l’un des cocontractants aux contrats en cause :

par conséquent, les autres cocontractants, en l’occurrence …, … et …, devraient avoir pris en considération que non seulement le gouvernement dispose d’un accès aux informations contenues dans les contrats en cause, mais aussi le parlement en tant qu’organe de contrôle.

Enfin, en ce qui concerne la violation alléguée du principe de proportionnalité, il maintient que présenter les contrats en cause aux membres de la commission parlementaire lors d’une séance à huit clos aurait permis de préserver le caractère confidentiel des contrats en cause, puisque le grand public n’aurait pas eu accès à ces informations.

La partie gouvernementale réitère dans son mémoire en duplique ses moyens en défense.

Concernant la question de la recevabilité du recours, elle souligne que le requérant, en sa qualité de député, disposerait de toute une panoplie de moyens d’action prévus dans le Règlement de la Chambre des Députés pour exercer le contrôle de et sur l’action gouvernementale en vue d’obtenir des informations sur le travail du Gouvernement, ledit Règlement précisant les moyens d’action du pouvoir législatif pour contrôler le Gouvernement : ce contrôle s’exercerait par une série d’instruments tels que les questions parlementaires, les interpellations ou encore les motions invitant le Gouvernement à prendre certaines initiatives. Plus précisément, une demande d’obtention des contrats conclus entre l’Etat et des sociétés de droit privé faisant l’objet de clauses de confidentialité ne constituerait pas l’unique moyen du requérant pour contrôler le travail du gouvernement : s’il estimait dans le cadre de l’exercice de son contrôle de nature politique que le contrat litigieux en question contiendrait des éléments graves de nature à mettre en cause l’Etat de droit, il devrait avoir recours au mécanisme du droit d’enquête, prérogative de la Chambre des Députés, prévue par l’article 64 de la Constitution et précisé par la loi modifiée du 27 février 2011 sur les enquêtes parlementaires, les commissions d’enquête, dont la mission serait déterminée par une résolution de la Chambre des Députés, disposant en effet de pouvoirs d’enquête très larges, correspondant à celles d’un juge d’instruction.

Or, en l’espèce, le requérant aurait uniquement fait valoir son droit de convoquer une réunion de la commission parlementaire compétente et aurait posé une question au sein de celle-ci, question qui n’aurait connu aucun suivi de la part de la Chambre des Députés. Le requérant n’aurait, par ailleurs, utilisé aucun autre moyen lui permettant de contrôler l’action gouvernementale, il n’aurait par exemple pas déposé de motion ou de résolution qui aurait pu donner lieu à un vote de la Chambre.

Le délégué du gouvernement en conclut que le requérant n’aurait partant pas d’intérêt à agir en justice dès lors qu’il n’aurait pas fait usage des, ni épuisé les nombreux outils à sa disposition pour exécuter sa mission de député au sein de la sphère politique, pour ensuite souligner le fait que le requérant serait ainsi mal venu de faire croire au tribunal que son action en justice permettrait de garantir le contrôle du Parlement sur les activités du 7gouvernement, alors que la mission du tribunal administratif ne serait pas d’aider un député, voire la Chambre des Députés en tant qu’institution indépendante, à porter son action de nature politique, aux fins d’exercer le contrôle sur l’action du gouvernement, devant une instance juridictionnelle.

Le délégué du gouvernement réitère ensuite son argumentation relative à l’inexistence d’une décision administrative susceptible d’un recours devant le juge administratif en exposant que la décision litigieuse prise par le ministre à l’égard du requérant ne constituerait pas une décision administrative née d’une demande formulée par un administré à l’administration en se basant sur une législation spécifique, mais qu’il s’agirait d’une décision prenant son origine non pas dans une relation administration-administré, mais dans le cadre politique du contrôle du Parlement sur le travail du gouvernement, le député n’étant dans ce cadre pas à considérer comme un simple administré qui se trouve face à l’administration, respectivement au pouvoir exécutif. Partant, une décision du ministre à son encontre dans le cadre du travail de la Chambre des Députés ne saurait être qualifiée de décision administrative susceptible d’un recours devant les juridictions administratives, mais relèverait d’une décision intervenue dans le cadre des rapports du gouvernement avec le pouvoir législatif, partant d’un acte de gouvernement inattaquable devant les juridictions administratives.

En ce qui concerne le fond du litige, le délégué du gouvernement souligne à nouveau le caractère confidentiel des contrats conclus avec …, … et …, caractère confidentiel garanti par une clause de confidentialité.

Au-delà de cette clause de confidentialité, il se réfère encore à la loi modifiée du 14 septembre 2018 relative à une administration transparente et ouverte qui pose comme principe l’accès aux documents détenus par les administrations et services de l’Etat, tout en exceptant les documents contenant des informations commerciales et industrielles à caractère confidentiel, qui pour cette raison ne seraient pas communicables.

Il en déduit que le droit de contrôle du député s’arrêterait partant là où il heurte le droit légitime des cocontractants de l’Etat de garder les informations commerciales les concernant secrètes ; toutefois, un refus de communication d’un document confidentiel et partant le refus pour le député de voir le contenu concret de ce document ne signifierait pas pour autant que certains actes du gouvernement ne seraient pas soumis au contrôle parlementaire, le requérant demeurant libre de poser toute question et d’utiliser tous les outils à sa disposition conformément au Règlement de la Chambre des Députés pour exercer son contrôle sur l’action du gouvernement. Du moment que la demande d’informations ne concerne pas des éléments couverts par le sceau de la confidentialité, le gouvernement serait tenu de fournir une réponse circonstanciée et motivée, alors que les pouvoirs du pouvoir exécutif ne seraient pas absolus ; il en serait de même de ceux du pouvoir parlementaire.

Il convient à titre liminaire de rappeler que dans le contentieux administratif l’analyse de l’instance n’est pas focalisée sur les personnes à l’instance, mais sur l’acte administratif par rapport auquel nécessairement une personne, physique ou morale introduit un recours1.

De ce point de vue, il appartient au tribunal administratif d’analyser en premier lieu la question de sa compétence matérielle pour connaître de la décision de refus lui déférée.

1 Voir Cour adm. 13 février 2007, n° 22241C, Pas. adm. 2019, V° Procédure contentieuse, n° 2, et les autres références y citées.

8 En ce qui concerne ainsi la question de la compétence matérielle du tribunal administratif, l’article 2 de la loi du 7 novembre 1996 limite l’ouverture d’un recours devant les juridictions administratives notamment aux conditions cumulatives que l’acte litigieux doit constituer une décision administrative, c’est-à-dire émaner d’une autorité administrative légalement habilitée à prendre des décisions unilatérales obligatoires pour les administrés et qu’il doit s’agir d’une véritable décision, affectant les droits et intérêts de la personne qui la conteste.

A la différence de la législation belge, au Luxembourg, la loi qui confère au juge administratif le pouvoir d’annuler les actes administratifs ne vise pas les autorités administratives en tant que telles, mais les actes administratifs, ce qui appelle l’application de critères matériel ou fonctionnel plutôt qu’organique pour la détermination de l’existence d’un acte administratif2.

En l’espèce, il est constant en cause que la décision de refus de communication déférée a été opposée par le ministre compétent à une demande de communication formulée, d’après le requérant, dans le cadre précis de l’article 23 (4) du Règlement de la Chambre des Députés.

A cet égard, force est d’abord de constater que ladite disposition, aux termes de laquelle les commissions parlementaires peuvent inviter les membres du gouvernement pour les entendre dans leurs exposés, ne prévoit ni la possibilité de poser une question précise à un membre du gouvernement, ni encore moins, l’obligation pour ledit membre du gouvernement d’y répondre, ladite disposition ne prévoyant que la possibilité pour la commission en question d’inviter - et non de convoquer - un membre du pouvoir exécutif - ce qui sous-

entend le cas échéant le droit pour celui-ci de ne pas y donner suite - pour fournir des explications dans le cadre principal du travail législatif, à savoir, essentiellement l’examen des projets et propositions de loi et de certains projets de règlements grand-ducaux.

Le droit de poser des questions, tel qu’invoqué par le requérant, se retrouve en revanche à l’article 82 (1) du Règlement de la Chambre des Députés, ledit article prévoyant que chaque député a le droit de poser des questions au Gouvernement ; ce droit n’est toutefois pas absolu, mais est soumis à l’assentiment du Président de la Chambre, qui, aux termes de l’article 82 (4) du Règlement de la Chambre des Députés est seul juge de la recevabilité des questions, sans que sa décision ne soit susceptible d’un recours devant un autre organe parlementaire.

L’article 83 (5) du Règlement de la Chambre des Députés, pour sa part, précise qu’à défaut de réponse du ministre à une question dans le délai d’un mois, cette question pourra être posée oralement lors de la première séance publique de la semaine suivant l’expiration du délai de réponse accordé au gouvernement par le Président de la Chambre.

Enfin, l’article 91 (1) du Règlement de la Chambre des Députés encadre le droit de chaque député d’interpeller le gouvernement.

Par ailleurs, la loi modifiée du 27 février 2011 sur les enquêtes parlementaires, prise 2 Cour adm. 13 janvier 2009, n° 24616C, Pas. adm. 2019, V° Actes administratifs, n° 2, et les autres références y citées.

9en application de l’article 64 de la Constitution, instaure les commissions d’enquête, stade ultime du contrôle parlementaire.

Trois constats s’imposent en premier lieu au vu de ces différentes dispositions, lesquelles encadrent toutes le droit de contrôle de l’Exécutif par la Chambre des Députés, droit dont le requérant entend s’emparer pour justifier son recours.

Force est ainsi d’abord de constater que le requérant n’a fait usage d’aucune de ces possibilités de contrôle, alors qu’il justifie pourtant le recours sous analyse par la nécessité de pouvoir exercer sa fonction de contrôle des actes et des activités du gouvernement, qu’il estime entravée par le refus de communication du ministre.

Force est ensuite de constater que l’application de ces dispositions ne dépend pas de la seule initiative d’un député isolé, voire d’une sensibilité politique ou même d’un parti politique, mais repose sur un mécanisme interne de la Chambre des Députés.

Ainsi, tel que relevé ci-avant, une question parlementaire ne peut être posée qu’avec l’aval du Président de la Chambre des Députés qui doit d’abord examiner la recevabilité de la question ; en cas de contestation des motifs d’irrecevabilité, le Président consulte la Conférence des Présidents pour avis, mais il demeure seul compétent pour prendre la décision finale.

Enfin, l’ensemble des dispositions citées ci-avant, de même que la situation factuelle à la base du présent litige, s’inscrivent dans le cadre des rapports du pouvoir exécutif avec la Chambre des Députés : les actes pris dans ce contexte par le gouvernement relèvent de ce que la doctrine désigne par « actes de gouvernement ».

De tels « actes de gouvernement », s’ils émanent certes d’autorités exécutives, ne sont toutefois pas pris dans l’exercice de la fonction administrative, mais dans celui de la fonction gouvernementale : ils relèvent de la seule responsabilité politique du gouvernement. Ainsi, des dysfonctionnements se manifestant sur ce terrain doivent trouver leur sanction, en théorie du moins, sur le plan politique, c’est-à-dire, en dernière analyse, lors d’élections générales où le citoyen est appelé à juger et à sanctionner l’action des gouvernants3.

De tels actes échappent au contrôle du juge administratif4, auquel il n’appartient pas de s’immiscer dans les relations entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, sous peine de violer le principe de la séparation des pouvoirs. Ainsi, ces rapports ne relèvent que du contrôle parlementaire, en marge duquel il n’y a pas de place pour un contrôle contentieux de la légalité ; ils mettent en jeu la seule responsabilité politique du gouvernement et les juridictions administratives, en s’immisçant dans ces rapports constitutionnels, auraient incontestablement violé les limites de leur compétence5.

En effet, permettre à un parlementaire, membre du pouvoir législatif, de contester au moyen d’un recours en annulation un acte politique du pouvoir exécutif, revient à faire trancher par le juge administratif un conflit entre organes constitutionnels. Telle n’est pas, 3 Trib. adm. prés. 5 juillet 2005, n° 20035, Pas. adm. 2019, V° Procédure contentieuse, n° 163, et les autres références y citées.

4 CE fr., 12 mars 1853, Prince de Wagram, Rec. p. 329.

5 M. Virally, L’introuvable « acte de gouvernement », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 58e année, 1952, p.352.

10cependant, la raison d’être du recours en annulation qui a pour objet d’offrir à ceux dont les intérêts sont froissés par une décision administrative le moyen de faire vérifier par le juge la légalité de celle-ci : il n’a en revanche pas pour finalité la continuation, par d’autres moyens, du débat parlementaire6. Admettre le contraire fausserait ainsi l’équilibre de la séparation des pouvoirs et ferait du recours en annulation « une arme aux mains du Parlement contre le Gouvernement »7.

Ainsi, plus particulièrement, les réponses faites par les ministres aux questions écrites des parlementaires ne constituent pas des actes susceptibles de faire l’objet d’un recours contentieux8.

En l’espèce, le tribunal retient dès lors, en application de ces principes, que la décision lui déférée, consistant en un refus de communication, respectivement de consultation de contrats déterminés opposé par un membre du gouvernement au requérant en sa qualité de député, respectivement à la sensibilité politique « … », échappe au contrôle du tribunal administratif.

Il convient à cet égard de relever que la requête de Monsieur … revient non seulement à inviter les juridictions administratives, faisant partie du pouvoir judiciaire, à s’immiscer dans les relations entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, mais qu’elle vise encore, éventuellement, à contourner les règles internes de la Chambre de Députés, en cherchant à permettre à un député à contourner le cas échéant le pouvoir de vérification de la recevabilité de la question du président de la Chambre des Députés et d’éviter tout débat parlementaire conséquent : de ce point de vue, le recours vise également à court-circuiter tout débat démocratique interne à la Chambre des Députés, le requérant ayant en effet, comme relevé ci-

dessus, renoncé à tout débat politique auquel une question parlementaire, formulée dans les règles instaurées par le Règlement de la Chambre des Députés, une interpellation voire une motion, auraient donné lieu.

Le tribunal est dès lors amené à se déclarer incompétent ratione materiae pour connaître du recours dirigé contre la décision déférée, celle-ci n’étant pas constitutive d’une décision administrative susceptible d’un recours contentieux.

Le requérant réclame encore l’allocation d’une indemnité de procédure d’un montant de 3.000.- euros, demande qui, au vu de l’issue du litige, est à rejeter.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

se déclare incompétent pour connaître du recours principal en réformation ainsi que du recours subsidiaire en annulation ;

rejette la demande en allocation d’une indemnité de procédure ;

6 Véronique Bertile, L’intérêt pour agir des parlementaires devant le juge administratif, Revue française de droit constitutionnel, 2006/4 n° 68., p.828.

7 Idem.

8 CE fr. 16 décembre 2005, Société Friadent France, AJDA 13/2006 p.712-724.

11 condamne le requérant aux frais et dépens.

Ainsi jugé par :

Marc Sünnen, président, Annick Braun, vice-président, Michèle Stoffel, juge, et lu à l’audience publique de vacation du 12 août 2020 par le président, en présence du greffier Luana Poiani.

s. Marc Sünnen s. Luana Poiani Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 12 août 2020 Le greffier du tribunal administratif 12


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 43866
Date de la décision : 12/08/2020

Origine de la décision
Date de l'import : 21/10/2021
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2020-08-12;43866 ?

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