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14/11/2019 | LUXEMBOURG | N°43602

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 14 novembre 2019, 43602


Tribunal administratif N° 43602 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 30 septembre 2019 2e chambre Audience publique du 14 novembre 2019 Recours formé par Monsieur … et consorts, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 43602 du rôle et déposée le 30 septembre 2019 au greffe du tribunal administratif par Maître Nour E. Hellal,

avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, en l’étude du...

Tribunal administratif N° 43602 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 30 septembre 2019 2e chambre Audience publique du 14 novembre 2019 Recours formé par Monsieur … et consorts, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 43602 du rôle et déposée le 30 septembre 2019 au greffe du tribunal administratif par Maître Nour E. Hellal, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, en l’étude duquel domicile est élu, au nom de Monsieur …, né le … à …(Emirats Arabes Unis), et de Madame …, née le … à … (Liban) agissant en leur nom personnel et au nom et pour le compte de leurs enfants mineurs …, né le … à …, et …, née le … à …, se déclarant tous apatrides, demeurant actuellement à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 17 septembre 2019 de les transférer vers l’Espagne, l’Etat membre responsable de l’examen de leur demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 14 octobre 2019 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Nour E. Hellal et Monsieur le délégué du gouvernement Yannick Genot en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 21 octobre 2019.

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Le 27 août 2019, Monsieur … et son épouse Madame …, accompagnés de leurs deux enfants mineurs … et …, ci-après désignés par « les consorts … », introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, ils furent entendus par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée - police des étrangers, de la police grand-ducale, sur leur identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Il s’avéra à cette occasion, par une consultation de la base de données VIS, que Monsieur … et Madame … avaient obtenu un visa émis par les autorités espagnoles le 31 juillet 2019, valable du 8 août 2019 au 6 septembre 2019.

Le 28 août 2019, ils furent entendus séparément par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de leur demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Le 29 août 2019, les autorités luxembourgeoises contactèrent leurs homologues espagnols en vue de la prise en charge des consorts …, ce qu’ils acceptèrent le 5 septembre 2019.

Par décision du 17 septembre 2019, notifiée aux intéressés par lettre recommandée expédiée le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, désigné ci-après par « le ministre », les informa que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de les transférer dans les meilleurs délais vers l’Espagne sur base de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 12 (2) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« (…) Vous avez introduit des demandes de protection internationale au Luxembourg en date du 27 août 2019 au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 12(2) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Espagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter ces demandes.

Les faits concernant vos demandes, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 27 août 2019 et les rapports d'entretien Dublin III sur vos demandes de protection internationale du 28 août 2019.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 27 août 2019, vous avez introduit des demandes de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l'immigration.

Il résulte des recherches effectuées dans le cadre de vos demandes de protection internationale que l'Espagne vous a délivré des visas valables du 8 août 2019 au 6 septembre 2019 vous ayant effectivement permis d'entrer légalement sur le territoire d'un Etat membre.

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, des entretiens Dublin III ont été menés en date du 28 août 2019.

Sur cette base, la Direction de l'immigration a adressé en date du 29 août 2019 des demandes de prise en charge aux autorités espagnoles sur base de l'article 12(2) du règlement DIII, demandes qui furent acceptées par lesdites autorités espagnoles en date du 5 septembre 2019.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette compétence revient à un autre Etat.

La responsabilité de l'Espagne est acquise suivant l'article 12(2) du règlement DIII en ce que les demandeurs sont titulaires de visas en cours de validité au moment de l’introduction des demandes de protection internationale au Luxembourg et que l’Etat membre qui les a délivrés est responsable de l’examen des demandes de protection internationale.

En application de l'article 3(2), alinéa 2, du règlement DIII, il y a lieu d'analyser s'il existe de sérieuses raisons de croire que la procédure de demande de protection internationale ou les conditions d'accueil des demandeurs de protection internationale présentent des défaillances systémiques susceptibles d'entraîner un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE ») ou de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH »).

Un Etat n'est pas non plus autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 CEDH ou 4 de la Charte UE.

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des recherches effectuées dans le cadre de vos demandes de protection internationale que l'Espagne vous a délivré des visas valables du 8 août 2019 au 6 septembre 2019 vous ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un Etat membre.

Monsieur, selon vos déclarations, vous auriez quitté les Emirats Arabes unis en 2015 et le Liban en date du 16 août 2019 par voie aérienne en direction de l’Espagne. Vous auriez été accompagné par votre épouse et vos enfants et vous auriez tous été en possession d’un passeport et d’un visa délivré par les autorités espagnoles. Vous auriez continué votre voyage en direction du Luxembourg où vous seriez arrivé en date du 24 août 2019. Votre passeur vous aurait accompagné jusqu’au Luxembourg et vous aurait retiré vos passeports et cartes d’identité.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 28 août 2019, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Espagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Monsieur, vous indiquez avoir quitté l’Espagne parce que vous auriez constaté que la langue espagnole serait assez compliquée et qu’il serait difficile de trouver un travail en Espagne. Vous auriez décidé de venir au Luxembourg afin de protéger votre famille et de pouvoir vivre en prospérité.

Madame, vous confirmez les dires de votre époux. De même, vous n’avez pas fait mention, lors de votre entretien Dublin III en date du 28 août 2019, d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Espagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que l'Espagne est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l'Espagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que l'Espagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. De plus, il n'y a aucune sérieuse raison de croire qu'il existe, en Espagne, des défaillances systémiques dans la procédure de demandes de protection internationale et les conditions d'accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 4 de la Charte UE.

Par conséquent, l'Espagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture, de même que les conditions minimales d'accueil fixées dans la directive Accueil.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Espagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

Madame, Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans vos cas concrets, vos conditions d'existence en Espagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.

torture.

Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Espagne, d'introduire des demandes de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités espagnoles ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes espagnoles, notamment judiciaires.

Au vu de ce qui précède, l'application de l'article 3(2), alinéa 2, du règlement DIII ne se justifie pas.

Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers l’Espagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers l'Espagne, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau aptes à être transférés. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte vos états de santé respectifs lors de l’organisation du transfert vers l'Espagne en informant les autorités espagnoles conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités espagnoles n'ont pas été constatées. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 30 septembre 2019, les consorts … ont fait introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle du 17 septembre 2019, précitée.

Aucune disposition légale ne prévoyant de recours au fond en la matière, l’article 35 (3) de la loi du 18 décembre 2015 prévoyant, par ailleurs, expressément un recours en annulation, seul un recours en annulation a pu être introduit contre la décision déférée du 17 septembre 2019, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de leur recours et en fait, les demandeurs retracent les évènements qui les auraient poussés à quitter le Liban. Ils seraient Palestiniens et auraient la qualité de réfugiés, telle qu’elle serait reconnue par l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche Orient. Ils auraient d’ailleurs à cet effet remis une carte de recensement « bleue » aux autorités luxembourgeoises lors de leur arrivée. Monsieur … aurait vécu la plus grande partie de sa vie aux Emirats arabes unis, où il aurait occupé un poste de documentaliste dans une clinique privée et y aurait par la suite vécu de façon confortable avec sa famille. En 2015, il aurait été expulsé, avec son épouse et ses enfants, vers le camp de « … » dans le sud du Liban, sans en connaître les raisons. Cette expulsion démontrerait que les Emirats arabes unis ne respecteraient pas les normes essentielles en matière de protection des réfugiés, notamment le principe de non-refoulement. Au Liban, les demandeurs n’auraient pas pu mener une existence normale en raison de leur apatridie et ils auraient alors décidé de se rendre en Europe pour y requérir une protection internationale. Cependant, ils auraient été contraints de respecter un plan de voyage et seraient arrivés en Espagne, sans avoir eu la possibilité de choisir. Durant leur voyage jusqu’au Luxembourg, ils auraient été exploités par « les réseaux » et les enfants en auraient particulièrement souffert. Ces derniers aspireraient à plus de stabilité, ce qu’ils auraient trouvé au Luxembourg, où ils seraient inscrits à l’école depuis le 16 septembre 2019. Les demandeurs précisent que les enfants seraient particulièrement contents de leur nouvel apprentissage scolaire qui participerait à leur bien-être et à leur équilibre et regrettent que le ministre n’ait pas pris leur situation en compte dans sa décision.

En droit, les demandeurs reprochent au ministre d’avoir violé leurs droits fondamentaux et renvoient à cet effet à un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 16 février 2017, portant le numéro de rôle C-578/16 PPU, dans lequel celle-ci aurait retenu que le transfert dans le cadre du règlement Dublin III ne pourrait être réalisé si celui-ci entraînerait un risque réel pour le concerné de subir des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte ».

Ils invoquent ensuite une violation de l’article 3 de la Convention Internationale relative aux droits de l’Enfant adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le …, et entrée en vigueur le …, ci-après désignée par la « Convention Internationale relative aux droits de l’Enfant », qui prévoirait que l’intérêt supérieur de l’enfant devrait être une considération primordiale dans toutes les décisions les concernant. Le Comité des droits de l’enfant auprès de l’organisation des Nations Unies aurait ainsi précisé que l’intérêt supérieur des enfants comprendrait trois éléments essentiels, à savoir un droit substantiel de voir son intérêt primer sur tous les autres intérêts en balance, un principe juridique fondamental et interprétatif qui consisterait à interpréter les dispositions légales de manière à être effectivement mises au service de l’intérêt supérieur de l’enfant, et une règle de procédure consistant à ce qu’une analyse de l’impact sur l’enfant concerné soit effectuée avant qu’une décision pouvant avoir une influence sur lui ne soit prise. Les demandeurs regrettent dans ce contexte que le ministre n’ait pas pris en compte les intérêts supérieurs des enfants dans sa décision de les transférer vers l’Espagne. Il aurait ainsi ignoré le bien-être des enfants.

Les demandeurs font encore plaider qu’en ne tenant pas compte de l’intérêt supérieur des enfants, la décision ministérielle violerait l’article 24 de la Charte, ainsi que l’article 6 du règlement Dublin III. Celle-ci enfreindrait également les articles 3, 8 et 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après dénommée « la CEDH », les consorts … expliquant à cet égard que le système mis en place par le règlement Dublin III pourrait être remis en cause par l’existence de défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui devraient, pour être de nature à s’opposer à un transfert, être qualifiées de traitements inhumains et dégradants. Ils avancent à cet égard ne plus vouloir vivre en Espagne afin de protéger les enfants des défaillances « notoires » dans le prédit pays.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.

L’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de l’examen de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale. ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 12 (2) du règlement Dublin III, sur le fondement duquel la décision litigieuse a été également prise, dispose, quant à lui, que : « (…) Si le demandeur est titulaire d’un visa en cours de validité, l’État membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, sauf si ce visa a été délivré au nom d’un autre État membre en vertu d’un accord de représentation prévu à l’article 8 du règlement (CE) no 810/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas (1). Dans ce cas, l’État membre représenté est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. » Il est constant en l’espèce que la décision litigieuse a été adoptée par le ministre en application de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 12 (2) du règlement Dublin III, au motif que ce ne serait pas le Luxembourg qui serait compétent pour le traitement des demandes de protection internationale présentées par Monsieur … et Madame …, mais l’Espagne. Ledit pays leur a délivré en date du 31 juillet 2019 un visa valable du 8 août 2019 au 6 septembre 2019, soit encore en cours de validité au jour du dépôt de leurs demandes de protection internationale au Luxembourg, de sorte que l’Espagne était effectivement responsable de l’examen de leur demande. Les autorités espagnoles ayant en outre accepté de les prendre en charge à partir du 5 septembre 2019, c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de les transférer vers l’Espagne et de ne pas examiner leurs demandes de protection internationale déposées au Luxembourg.

Il y a tout d’abord lieu de relever que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3 (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17 (1), du même règlement, non invoqué en l’espèce, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

L’article 3 (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, invoqué par les demandeurs dans le cadre de leur moyen ayant trait à la violation de l’article 4 de la Charte et des articles 3, 8 et 13 de la CEDH, dispose que « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable ».

Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH, respectivement de l’article 4 de la Charte.

S’agissant de prime abord des obligations découlant pour le ministre de l’article 3 (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, le tribunal relève que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève et le protocole de 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard1. C’est, en effet, précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants2,3. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur d’asile de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans son arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.

2 Ibidem, point. 79.

3 Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur : www.jurad.etat.lu 4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.

l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il y existe des défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que ces défaillances systémiques requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de la Charte.

Etant donné que les demandeurs remettent en question cette présomption du respect des droits fondamentaux par l’Espagne, en affirmant risquer des traitements inhumains et dégradants en cas de transfert vers ledit pays, il leur appartient de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.

En l’espèce, dans ce contexte, les demandeurs n’apportent aucun élément concret, tel qu’un rapport international, permettant de remettre en question la prédite présomption, de sorte que le moyen y afférent est à rejeter pour être non fondé.

Le moyen des demandeurs ayant trait à la violation de leurs droits fondamentaux est également à rejeter pour être non fondé, dans la mesure où ces derniers sont restés en défaut dans le cadre du précédent moyen de démontrer l’existence d’un risque de subir un traitement inhumain et dégradant en cas de transfert vers l’Espagne.

En ce qui concerne le moyen tendant à la violation des articles 3, 8 et 13 de la CEDH dans le cadre duquel les demandeurs ont en réalité invoqué la violation de l’article 3 (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, argument qui a été toisé dans les développements qui précèdent, le tribunal est amené à écarter le prédit moyen pour être simplement suggéré, étant donné qu’il ne lui appartient pas de suppléer à la carence des demandeurs et de rechercher lui-même les moyens juridiques qui se trouveraient à la base de leurs prétentions.

Concernant les articles 3 de la Convention Internationale relative aux droits de l’Enfant, 24 de la Charte et 6 du règlement Dublin III, les demandeurs reprochent au ministre de ne pas avoir tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant en invoquant le fait que les enfants mineurs … et … seraient scolarisés depuis le 16 septembre 2019 et qu’ils souhaiteraient, afin de préserver leur bien-être, poursuivre leur scolarité au Luxembourg.

L’article 3 de la Convention Internationale relative aux droits de l’Enfant dispose que :

« 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale.

2. Les Etats parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui, et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées.

3. Les Etats parties veillent à ce que le fonctionnement des institutions, services et établissements qui ont la charge des enfants et assurent leur protection soit conforme aux normes fixées par les autorités compétentes, particulièrement dans le domaine de la sécurité et de la santé et en ce qui concerne le nombre et la compétence de leur personnel ainsi que l’existence d’un contrôle approprié. ».

L’article 24 de la Charte dispose quant à lui que : « 1. Les enfants ont droit à la protection et aux soins nécessaires à leur bien-être. Ils peuvent exprimer leur opinion librement. Celle-ci est prise en considération pour les sujets qui les concernent, en fonction de leur âge et de leur maturité.

2. Dans tous les actes relatifs aux enfants, qu'ils soient accomplis par des autorités publiques ou des institutions privées, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale. (…) ».

Enfin, l’article 6 du règlement Dublin III prévoit que : « 1. L’intérêt supérieur de l’enfant est une considération primordiale pour les États membres dans toutes les procédures prévues par le présent règlement (…).

3. Lorsqu’ils évaluent l’intérêt supérieur de l’enfant, les États membres coopèrent étroitement entre eux et tiennent dûment compte, en particulier, des facteurs suivants: a) les possibilités de regroupement familial; b) le bien-être et le développement social du mineur; c) les considérations tenant à la sûreté et à la sécurité, en particulier lorsque le mineur est susceptible d’être une victime de la traite des êtres humains; d) l’avis du mineur, en fonction de son âge et de sa maturité. (…) ».

Or, s’il est vrai que l’intérêt supérieur des enfants doit toujours être une considération primordiale lors de la prise d’une décision les concernant directement, les demandeurs restent toutefois en défaut de démontrer qu’un transfert en Espagne porterait atteinte à leurs intérêts et nuirait au bien-être des enfants … et ….

En effet, tel que relevé par la partie étatique, la scolarité des enfants pourrait se poursuivre en Espagne conformément à l’article 14 de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, dite « Directive accueil », aux termes duquel « 1. Les États membres accordent aux enfants mineurs des demandeurs et aux demandeurs mineurs l’accès au système éducatif dans des conditions analogues à celles qui sont prévues pour leurs propres ressortissants aussi longtemps qu’une mesure d’éloignement n’est pas exécutée contre eux ou contre leurs parents. L’enseignement peut être dispensé dans les centres d’hébergement.

Les États membres peuvent stipuler que cet accès doit être limité au système d’éducation public.

Les États membres ne peuvent pas supprimer l’accès aux études secondaires au seul motif que le mineur a atteint l’âge de la majorité légale.

2. L’accès au système éducatif ne peut être reporté de plus de trois mois à compter de la date d’introduction de la demande de protection internationale par le mineur lui-même ou en son nom.

Des cours préparatoires, comprenant des cours de langue, sont dispensés aux mineurs lorsque cela est nécessaire pour faciliter leur accès et leur participation au système éducatif comme indiqué au paragraphe 1.

3. Lorsque l’accès au système éducatif visé au paragraphe 1 n’est pas possible à cause de la situation particulière du mineur, l’État membre concerné propose d’autres modalités d’enseignement, conformément à son droit national et à sa pratique nationale. ».

Etant donné que les enfants … et … viennent seulement d’entamer leur scolarité au Luxembourg, qu’ils auront en Espagne, après le dépôt d’une demande de protection internationale en bonne et due forme, un accès au système éducatif dans des conditions analogues à celles qui sont prévues pour les ressortissants espagnols, qu’un transfert vers l’Espagne n’aurait pas d’effet sur l’unité familiale et que les demandeurs restent en défaut de démontrer qu’un transfert et une scolarisation dans le prédit pays auraient un effet disproportionné sur le bien-être des enfants, le moyen des consorts … en ce qui concerne l’intérêt supérieur de leurs enfants dans la poursuite de leur scolarité au Luxembourg est à rejeter pour être non fondé. Il ressort en outre du prédit article 14 de la Directive accueil que les enfants pourront assister à des cours préparatoires, comprenant des cours de langue, pour leur faciliter l’accès et leur participation au système éducatif espagnol.

Dans ces circonstances, le tribunal retient que les moyens tirés d’une violation des articles 3 de la Convention Internationale relative aux droits de l’Enfant, 24 de la Charte et 6 du règlement Dublin III encourent le rejet.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours sous examen est à rejeter pour ne pas être fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;

reçoit le recours en annulation en la forme ;

au fond le déclare non justifié, partant en déboute ;

donne acte aux demandeurs de ce qu’il déclarent avoir fait une demande de prise en charge dans le cadre de l’assistance judiciaire ;

condamne les demandeurs aux frais.

Ainsi jugé par :

Françoise Eberhard, vice-président, Daniel Weber, juge, Michèle Stoffel, juge, et lu à l’audience publique du 14 novembre 2019, par le vice-président Françoise Eberhard, en présence du greffier Marc Warken.

s.Marc Warken s.Françoise Eberhard Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, 14 novembre 2019 Le greffier du tribunal administratif 11


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 43602
Date de la décision : 14/11/2019

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2019-11-14;43602 ?

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