Tribunal administratif N° 42122 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 18 décembre 2018 3e chambre Audience publique du 22 octobre 2019 Recours formé par Monsieur …et consort, Luxembourg, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 42122 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 18 décembre 2018 par Maître Arnaud RANZENBERGER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur … …, né le … à … (Libye), de nationalité libyenne, et de sa mère Madame … …, née le … à … (Egypte), de nationalité égyptienne, demeurant actuellement ensemble à L-…, …, …, ayant élu domicile en l’étude de Maître Arnaud RANZENBERGER préqualifé, sise à L-2132 Luxembourg, 24, avenue Marie-Thérèse, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 24 octobre 2018 rejetant la demande de regroupement familial dans le chef de Madame … … ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 15 mars 2019 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Philippine RICOTTA-WALAS, en remplacement de Maître Arnaud RANZENBERGER, et Madame le délégué du gouvernement Stéphanie LINSTER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 9 octobre 2019.
En date du 28 janvier 2015, Monsieur …et sa mère, Madame … …, introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection, entretemps abrogée par la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le 2 février 2015, ils furent entendus par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la police grand-ducale, sur leur identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Il ressort du dossier administratif que les recherches effectuées dans le système EURODAC en date des 28 janvier et 25 février 2015 concernant Monsieur … et sa mère, furent négatives. Suite à une vérification des données concernant Monsieur … dans le système 1VIS (Visa Information System), il s’avéra que celui-ci disposait d’une autorisation de séjour en France, ayant été valable du 15 décembre 2013 au 14 décembre 2014.
Par courrier électronique du 1er avril 2015, les autorités luxembourgeoises contactèrent leurs homologues français en vue d’une prise en charge de Monsieur … sur base de l’article 12, paragraphe 4, du règlement (UE) du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin ».
Suite à l’acceptation des autorités françaises de la demande de prise en charge leur ainsi adressée, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », informa Monsieur … de sa décision de le transférer dans les meilleurs délais vers la France, Etat membre responsable de sa demande de protection internationale, décision datée du 16 juillet 2015 et notifiée le même jour.
Par courrier de son mandataire du 5 août 2015, Monsieur … fit introduire un recours gracieux contre la décision de transfert prémentionnée du 16 juillet 2015.
Par courrier du 17 août 2015, le ministre informa les autorités françaises que le Grand-Duché de Luxembourg se déclara finalement compétent pour connaître de la demande de protection internationale introduite par Monsieur … .
Par décision du 10 avril 2017, le ministre refusa de faire droit aux demandes de protection internationale de Monsieur … et de sa mère, tout en constatant l’illégalité de leur séjour et en leur ordonnant de quitter le territoire endéans un délai de trente jours.
Par requête déposée au tribunal administratif en date du 10 mai 2017 et inscrite sous le numéro 39547 du rôle, Monsieur … et sa mère introduisirent un recours en réformation contre la prédite décision ministérielle du 10 avril 2017.
Par jugement du tribunal administratif du 12 juillet 2018, inscrit sous le numéro 39547 du rôle, ledit recours fut déclaré fondé dans le seul chef de Monsieur … , le tribunal ayant retenu, en ce qui concerne Madame … que celle-ci « […] est de nationalité égyptienne, [de sorte que] sa demande de protection internationale est à analyser au regard des faits qui se sont déroulés en Egypte, ainsi qu’au regard de la situation générale en Egypte, à l’exclusion des agissements dont elle explique avoir été victime en Lybie, ces faits n’étant pas pertinents dans le cadre de l’analyse de sa demande de protection internationale. Or, force est de relever qu’en l’espèce, l’examen des déclarations écrites faites par la demanderesse, ainsi que des moyens et arguments apportés au cours de la procédure contentieuse et des pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure qu’elle reste en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans son chef une crainte actuelle fondée de persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social ainsi que le prévoit l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015. […] ».
En exécution du prédit jugement, le ministre accorda le statut de réfugié à Monsieur … par décision du 30 août 2018.
2Par courrier de leur mandataire du 7 septembre 2018, Monsieur … et sa mère introduisirent une demande en obtention d’un sursis à l’éloignement, ainsi que d’un regroupement familial dans le chef de Madame ….
Par courrier daté du 24 septembre 2018, le dossier de Madame … fut transmis au médecin délégué, lequel constata, par avis du 8 octobre 2018, que cette dernière nécessiterait une prise en charge impérieuse au Grand-Duché de Luxembourg, de sorte qu’elle devrait bénéficier d’un sursis à l’éloignement.
Par décision du 12 octobre 2018, le ministre accorda un sursis à l’éloignement à Madame …, valable du 12 octobre 2018 au 8 avril 2019.
Par décision du 24 octobre 2018, notifiée à en date du 30 octobre 2018, le ministre refusa de faire droit à la demande de regroupement familial introduite par Monsieur … dans le chef de sa mère, décision libellée comme suit :
« […] J’accuse bonne réception de votre courrier reprenant l’objet sous rubrique qui m’est parvenu en date du 11 septembre 2018.
Je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.
En effet, afin de pouvoir bénéficier du regroupement familial conformément à l’article 70, paragraphe (5) de la loi du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, les ascendants directs doivent être à charge du regroupant et privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine. Or, il ne ressort pas de votre demande que Madame … … est à charge de votre mandant, qu’elle ne peut pas subvenir à ses besoins par ses propres moyens et qu’elle est privée du soutien familial dans son pays d’origine.
Par ailleurs, Madame … … ne remplit aucune condition qui lui permettrait de bénéficier d’une autorisation de séjour dont les catégories sont fixées à l’article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.
L’autorisation de séjour lui est partant refusée conformément aux articles 75 et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi du 29 août 2008 précitée. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 18 décembre 2018, Monsieur … et sa mère, Madame … …, ont fait introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 24 octobre 2018.
Etant donné qu’aucune disposition légale ne prévoit de recours en réformation en la présente matière, l’article 113 de la loi modifiée du 29 août 2008 portant sur la libre circulation des personnes et l’immigration désignée par « la loi du 29 août 2008 », prévoyant expressément un recours en annulation à l’encontre des décisions visées aux articles 109 et 112 de la même loi, renvoyant à l’article 101 sur le fondement duquel la décision du 24 octobre 2018, a été prise, un recours en annulation a pu valablement être introduit en l’espèce.
Le recours en annulation sous analyse est par ailleurs recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
3 A l’appui de leur recours, les demandeurs rappellent en premier lieu les faits et rétroactes à la base de la décision ministérielle attaquée.
En droit, et en ce qui concerne les conclusions ministérielles selon lesquelles Madame … ne serait pas à charge de son fils, les demandeurs mettent en exergue que cette dernière aurait 61 ans, ce qui compte tenu de son origine libyenne, serait un âge avancé, les demandeurs précisant à cet égard que l’espérance de vie en Libye serait largement inférieure à celle des pays occidentaux.
Ils donnent encore à considérer que Madame … et son fils auraient « traversé la planète » pour échapper à un conflit armé d’une violence telle que leur vie aurait été en péril.
Ils relèvent ensuite l’état de santé « extrêmement dégradé » de Madame …, lequel nécessiterait des soins et une assistance importante et quotidienne.
Compte tenu de l’état de santé précaire de la demanderesse et du fait qu’elle n’aurait plus que son fils, lequel serait son seul soutien familial, la décision ministérielle sous analyse devrait encourir l’annulation pour erreur manifeste d’appréciation, excès de pouvoir, sinon erreur de droit.
Dans un deuxième temps, en mettant toujours en avant l’état de santé précaire de Madame …, ainsi que son âge avancé, les demandeurs réfutent la conclusion ministérielle selon laquelle la demanderesse pourrait subvenir à ses besoins par ses propres moyens. Ils donnent plus particulièrement à considérer que l’intéressée serait suivie par un oncologue au Luxembourg en raison d’un cancer de sein dont elle souffrirait depuis de nombreuses années, qu’elle aurait des difficultés à se déplacer, qu’elle présenterait une hypertension artérielle et qu’elle souffrirait d’une vessie instable.
Ils donnent encore à considérer que la Libye serait un pays « à feu et à sang » sans autorité centrale capable de maintenir la paix, pour conclure que Madame … ne serait pas en mesure de survivre seule dans ce pays eu égard à son état de santé, les demandeurs concluant de nouveau à une erreur manifeste d’appréciation, un excès de pouvoir, respectivement à une erreur de droit dans le chef du ministre.
Finalement, et en insistant sur la situation sécuritaire précaire qui existerait en Lybie et le fait que Monsieur … serait la seule personne proche de Madame …, les demandeurs soutiennent que ce serait à tort que le ministre aurait retenu que cette dernière ne prouverait pas qu’elle serait privée de soutien dans son pays d’origine. Ils estiment par ailleurs que le ministre solliciterait une preuve impossible à rapporter et ils concluent à l’annulation de la décision litigieuse.
Le délégué du gouvernement, quant à lui, estime que la décision ministérielle sous analyse serait fondée en fait en droit. En rappelant les conditions à la base d’un regroupement familial, telles que définies à l’article 70, paragraphe (5), point a) de la loi du 29 août 2008, la partie étatique fait valoir que s’il n’était pas contesté en cause que Madame … est une ascendante directe de Monsieur … et qu’elle ne représenterait aucun danger pour l’ordre public, il ne serait toutefois pas établi qu’elle serait à charge de ce dernier et privée de tout soutien familial nécessaire dans son pays d’origine. Le délégué du gouvernement explique plus particulièrement que deux conditions seraient à réunir pour prouver qu’un 4ascendant en ligne directe est à charge du regroupant, à savoir la nécessité d’un soutien matériel afin de subvenir à ses besoins essentiels, ainsi qu’un soutien matériel effectivement apporté par le regroupant à ce membre de famille. Si la preuve qu’un ascendant est à charge du regroupant pouvait être rapportée par tous les moyens, le délégué du gouvernement, en rappelant que la charge de la preuve reposerait sur le regroupant, est toutefois d’avis qu’une telle preuve ferait défaut en l’espèce. Ainsi, Monsieur … ne prouverait ni que sa mère nécessiterait un soutien matériel, ni même qu’un soutien matériel aurait effectivement apporté à cette dernière.
La partie étatique fait encore valoir que dans la mesure où les conditions visées à l’article 70, paragraphe (5), de la loi précitée du 29 août 2008, à savoir, le fait que les personnes à regrouper seraient à charge du regroupant et qu’elles seraient privées du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine étant cumulatives, il n’y aurait pas lieu de procéder plus en avant dans l’analyse de la deuxième condition, respectivement, celle de la privation du soutien familial nécessaire dans le pays d’origine.
La partie étatique souligne encore que compte tenu de son état de santé, Madame … se serait vue accorder un sursis à l’éloignement en date du 12 octobre 2018, dans le cadre duquel elle bénéficierait de l’aide sociale de l’Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration.
Finalement, le délégué du gouvernement fait valoir que l’état de santé et l’âge de la personne à regrouper ne seraient, en tout état de cause, pas de nature à énerver la légalité de la décision ministérielle.
Ce serait ainsi à bon droit que le ministre aurait rejeté la demande de regroupement familial litigieuse, de sorte que le recours sous analyse serait à rejeter pour ne pas être fondé.
Aux termes de l’article 69 de la loi du 29 août 2008, « (1) Le ressortissant de pays tiers qui est titulaire d’un titre de séjour d’une durée de validité d’au moins un an et qui a une perspective fondée d’obtenir un droit de séjour de longue durée, peut demander le regroupement familial des membres de sa famille définis à l’article 70, s’il remplit les conditions suivantes :
1. il rapporte la preuve qu’il dispose de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et ceux des membres de sa famille qui sont à sa charge, sans recourir au système d’aide sociale, conformément aux conditions et modalités prévues par règlement grand-ducal ;
2. il dispose d’un logement approprié pour recevoir le ou les membres de sa famille ;
3. il dispose de la couverture d’une assurance maladie pour lui-même et pour les membres de sa famille.
(2) Sans préjudice du paragraphe (1) du présent article, pour le regroupement familial des membres de famille visés à l’article 70, paragraphe (5) le regroupant doit séjourner depuis au moins douze mois sur le territoire luxembourgeois.
(3) Le bénéficiaire d’une protection internationale peut demander le regroupement des membres de sa famille définis à l’article 70. Les conditions du paragraphe (1) qui précède, ne doivent être remplies que si la demande de regroupement familial est introduite après un délai de trois mois suivant l’octroi d’une protection internationale. ».
5 Il ressort du prédit article que le bénéficiaire d’une protection internationale dispose de conditions moins restrictives s’il demande le regroupement familial dans les trois mois de l’obtention de son statut. Dans le cas contraire, il doit remplir cumulativement les conditions visées au premier paragraphe de l’article 69 précité.
Dans la mesure où il n’est pas contesté en cause et qu’il ressort par ailleurs des pièces versées au tribunal que Monsieur … s’est vu octroyer le statut de réfugié politique le 30 août 2018 et que la demande de regroupement familial sous analyse a été introduite le 17 septembre 2018, c’est-à-dire moins de trois mois après l’octroi de la protection internationale de Monsieur … , ce dernier n’a pas à remplir les conditions de l’article 69, paragraphe (1), de la loi du 29 août 2008 pour demander le regroupement familial dans le chef de sa mère.
Au-delà des conditions à remplir par le regroupant lui-même et prévues par l’article 69 précité, l’article 70 de la loi du 29 août 2008 prévoit, quant à lui, les conditions à remplir par les membres de la famille susceptibles de rejoindre le regroupant. Ledit article 70 de la loi du 29 août 2008, qui définit les membres de la famille susceptibles de rejoindre un bénéficiaire d’une protection internationale dans le cadre du regroupement familial, dispose en son paragraphe (5) que :
« (5) L’entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre :
a) aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont à sa charge et qu’ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine ;
b) aux enfants majeurs célibataires du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont objectivement dans l’incapacité de subvenir à leurs propres besoins en raison de leur état de santé;
c) au tuteur légal ou tout autre membre de la famille du mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, lorsque celui-ci n’a pas d’ascendants directs ou que ceux-ci ne peuvent être retrouvés. ».
Il résulte du libellé de la disposition légale qui précède que le ministre dispose d’une compétence discrétionnaire lui permettant d’accorder le droit au regroupement familial aux ascendants en ligne direct d’un regroupant, respectivement à ses enfants majeurs célibataires, son conjoint ou partenaire ou encore au tuteur ou autre membre de famille d’un mineur non accompagné bénéficiant d’une protection internationale et qui n’a pas d’ascendants directs, respectivement ne sait pas où se trouvent ceux-ci. Ce regroupement familial étant considéré par le législateur comme étant exceptionnel, il laisse au ministre un pouvoir d’appréciation s’exerçant au cas par cas1.
Néanmoins, si le ministre dispose d’un tel pouvoir discrétionnaire, celui-ci reste soumis au contrôle du tribunal administratif dans les limites du recours en annulation dont il est saisi, en ce que ce dernier est appelé à vérifier, d’après les pièces et éléments du dossier administratif, si les faits sur lesquels s’est fondée l’administration sont matériellement établis à l’exclusion de tout doute et s’ils sont de nature à justifier la décision ministérielle, de même qu’il peut examiner le caractère proportionnel de la mesure prise par rapport aux faits établis, en ce sens qu’au cas où une disproportion manifeste devait être retenue par le tribunal 1 Doc. parl. n° 5802 à la base de la loi du 29 août 2008, commentaire des articles, p. 75.
6administratif, celle-ci laisserait entrevoir un usage excessif du pouvoir par l’autorité qui a pris la décision.
Au-delà de ce constat tenant au pouvoir d’appréciation du ministre, il se dégage de l’article 70, paragraphe (5), de la loi du 29 août 2008 que l’octroi d’une autorisation de séjour sur le fondement de cette disposition est subordonné aux conditions cumulatives selon lesquelles l’ascendant désireux de rejoindre le regroupant doit, d’une part, être à charge de ce dernier et, d’autre part, être privé du soutien familial nécessaire dans son pays d’origine, le respect de ces deux dernières conditions étant en l’espèce contesté par le ministre.
En ce qui concerne la condition d’être « à charge » du regroupant, il convient de préciser que l’article 70, paragraphe (5), de la loi du 29 août 2008 se limite à imposer que l’ascendant y visé soit « à charge », sans autrement préciser la portée exacte de cette notion que ce soit quant au degré de dépendance requis ou encore quant à l’époque à laquelle l’intéressé doit être à charge. Afin de pouvoir déterminer le sens de ladite notion, il y a lieu de se référer aux travaux parlementaires se trouvant à la base de l’élaboration de la loi du 29 août 2008, et plus particulièrement au commentaire de l’article 12 de cette loi concernant le regroupement familial avec un ressortissant communautaire où les auteurs de la loi ont relevé qu’on entend par « être à charge », « le fait pour le membre de la famille […] de nécessiter le soutien matériel de ce ressortissant ou de son conjoint afin de subvenir à ses besoins essentiels dans l’Etat d’origine ou de provenance de ce membre de la famille au moment où il demande à rejoindre ledit ressortissant […]. La preuve de la nécessité d’un soutien matériel peut être faite par tout moyen approprié, alors que le seul engagement de prendre en charge ce même membre de la famille, émanant du ressortissant communautaire ou de son conjoint, peut ne pas être regardé comme établissant l’existence d’une situation de dépendance réelle de celui-ciʺ (arrêt CJCE du 9 janvier 2007, affaire C-1/05). »2.
Il s’ensuit que la notion d’être « à charge » est à entendre en ce sens que le membre de la famille désireux de bénéficier d’un regroupement familial doit nécessiter le soutien matériel du regroupant à tel point que le soutien matériel fourni est nécessaire pour subvenir aux besoins essentiels dans le pays d’origine de l’intéressé, respectivement que l’absence de ce soutien aurait pour conséquence de priver le membre de la famille des moyens pour subvenir à ses besoins essentiels3. L’exigence de la situation d’être « à charge », définie par la jurisprudence de l’Union européenne ne se heurte en apparence pas autrement aux dispositions européennes pointées par les demandeurs de la Charte, respectivement de la CEDH en présence d’un regroupant réfugié reconnu4.
La deuxième condition encore posée par l’article 70 précité de la loi du 29 août 2008 rajoute qu’au-delà de la prise en charge par le regroupant déclaré, le bénéficiaire doit encore se trouver sans possibilité concrète de trouver un soutien familial adéquat au sein même de son pays d’origine.
En d’autres termes, il se dégage de la combinaison des deux conditions que les conditions légales d’un regroupement familial ne sont données que par la preuve à rapporter par les intéressés de l’existence d’une situation de dépendance effective vis-à-vis du regroupant5.
2 Documents parlementaires n° 5802, commentaire des articles, p.61.
3 Trib. adm., 25 septembre 2013, n° 31593 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.
4 Cour adm., 27 mars 2018, n° 40516C du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.
5 Cour adm, 5 décembre 2017, n° 39776C du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.
7 Si la partie étatique ne conteste pas que Madame … est la mère de Monsieur … , de sorte qu’elle doit être qualifiée d’ascendant en ligne directe au premier degré du regroupant, au sens dudit article 70, paragraphe (5), point a) de la loi du 29 août 2008 et s’il n’est pas allégué qu’elle constituerait une menace pour l’ordre public, la santé ou la sécurité publiques, les parties sont toutefois en désaccord quant à la question de savoir si l’intéressée remplit les conditions cumulatives d’être à charge du regroupant et d’être privée du soutien familial nécessaire dans son pays d’origine.
En ce qui concerne la question de savoir si la mère du demandeur est effectivement à sa charge, le tribunal constate qu’il se dégage des éléments d’appréciation lui soumis en cause, dont notamment des déclarations de Monsieur … lors de ses diverses auditions dans le cadre de l’instruction de sa demande de protection internationale, qu’avant de quitter son pays d’origine, il habitait à Benghazi en Libye, avec sa mère et ses demi-frères, le demandeurs ayant encore précisé que ses parents auraient divorcé. Il a encore déclaré avoir quitté son pays d’origine le 5 décembre 2014 pour se rendre dans un premier temps en Turquie. Il ressort en outre du rapport d’entretien auprès de la direction de l’Immigration que le demandeur a ensuite quitté la Turquie pour se rendre en France où il est resté une dizaine de jours et ensuite en Allemagne, où il a passé environ quatre à cinq mois6. Le demandeur a ensuite déclaré qu’après son séjour en Allemagne, il est retourné en Turquie pour retrouver sa mère, laquelle avait entretemps également quitté la Libye7. Il a finalement précisé s’être rendu au Luxembourg avec sa mère, pays dans lequel il aurait fini par déposer une demande de protection internationale.
Quant à la condition du membre de famille d’être « à charge », force est d’abord de constater que les demandeurs sont restés muets en ce qui concerne la situation financière de cette dernière et ce tant dans le cadre de la demande de regroupement familial même que dans le cadre du recours sous analyse, étant encore relevé à cet égard qu’il ressort uniquement du dossier administratif, et plus particulièrement des déclarations de la demanderesse-même, qu’avant d’être femme au foyer elle a travaillé en tant que assistante sociale et secrétaire.
Ainsi, les demandeurs restent en défaut d’alléguer et a fortiori de prouver que Monsieur … a apporté un quelconque soutien matériel à sa mère, Monsieur … n’apportant en effet aucun élément tendant à établir que sa mère aurait été dépendante de lui lorsqu’ils ont séjourné ensemble en Libye, ni lorsqu’elle est restée seule en Libye après le départ de son fils, ni lorsqu’elle a résidé seule en Turquie, ni même qu’elle serait actuellement à sa charge d’un point de vue financier. Les demandeurs restent ainsi en défaut de rapporter la preuve que l’absence de soutien de Monsieur …aurait pour conséquence de priver sa mère des moyens pour subvenir à ses besoins essentiels, de sorte que cette dernière n’est, à cet égard, pas à considérer comme étant à charge de son fils.
Concernant les affirmations des demandeurs relatives à l’état de santé précaire de Madame …, l’âge avancé de cette dernière et la situation difficile en Libye, force est au tribunal de constater qu’il est vrai que la situation sécuritaire en Libye est préoccupante et que les problèmes de santé de la demanderesse ne sauraient être raisonnablement mis en cause pour ressortir à suffisance du dossier administratif, étant encore relevé à cet égard que la santé précaire de Madame … n’est d’ailleurs pas contestée par le partie étatique, Madame … s’étant en effet vue accorder un sursis à l’éloignement en raison de sa santé précaire le 12 6 Page 13/18 du rapport d’entretien.
7 Page 12/18 du rapport d’entretien.
8octobre 2018, sursis à l’éloignement qui a été prorogé, d’après les déclarations des deux parties à l’audience publique du 9 octobre 2019, jusqu’au 16 novembre 2019. Il convient toutefois également de relever que s’il ressort certes tant du dossier administratif que des maintes ordonnances médicales, ainsi que des certificats médicaux et des certificats d’hospitalisation versés en cause par les demandeurs, que Madame … souffre de nombreuses pathologies qui nécessitent un suivi médical intensif dont il semble être conseillé qu’il soit dispensé au Luxembourg, il ne ressort toutefois pas de ces mêmes pièces que Monsieur …lui ait apporté une assistance essentielle d’un point de vue médical, qu’il lui aurait prodigué des soins médicaux, qu’il aurait dû l’assister quotidiennement en raison de son état de santé précaire, ou que l’évolution de l’état de santé de Madame … serait, de quelque façon que ce soit, tributaire du soutien physique, voire psychologique de son fils. A cet égard, il convient encore de relever que la demanderesse a d’ailleurs vécu plusieurs mois sans la présence de Monsieur … et ce tant en Libye qu’en Turquie, alors qu’elle était d’ores et déjà atteinte d’un cancer. Il n’est dès lors pas avéré en cause que le soutien de son fils soit essentiel pour subvenir à ses besoins essentiels, les demandeurs s’étant en effet contenté d’affirmer que Madame … nécessiterait des soins et une assistance importante et quotidienne, sans pour autant apporter la preuve, notamment à travers de certificats médicaux, que Madame … est effectivement à charge de son fils d’un point de vue médical ou émotionnel.
La première des deux conditions cumulatives de l’article 70, précité, ne se trouvant partant pas remplie en l’espèce, il devient surabondant d’examiner la deuxième condition quant au soutien familial auquel Madame … peut prétendre dans son pays d’origine, étant encore relevé à cet égard qu’il ressort des déclarations des demandeurs-mêmes que deux des demi-frères de Monsieur … , fils de Madame … , demeurent toujours en Libye, de sorte qu’il ne saurait en tout état de cause être exclu de tout doute qu’elle puisse y bénéficier d’un soutien familial.
Ainsi, les demandeurs ne sauraient, en l’état actuel d’instruction du dossier, mettre en cause la décision du ministre de leur refuser le regroupement familial sollicité. Il s’ensuit que le ministre pouvait valablement rejeter la demande en vue d’un regroupement familial basée sur les articles 69 et 70 de la loi du 29 août 2008.
Il se dégage dès lors de l’ensemble des considérations qui précèdent qu’en l’état actuel du dossier et compte tenu des moyens figurant dans la requête introductive d’instance, le tribunal ne saurait utilement mettre en cause ni la légalité ni le bien-fondé de la décision ministérielle déférée. Il s’ensuit que le recours sous analyse est à rejeter comme non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le dit non justifié, partant en déboute ;
condamne les demandeurs aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 22 octobre 2019 par :
9Thessy Kuborn, vice-président, Paul Nourissier, premier juge, Stéphanie Lommel, juge, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 22 octobre 2019 Le greffier du tribunal administratif 10