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31/08/2019 | LUXEMBOURG | N°43243

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 00 septembre 2019, 43243


Tribunal administratif N° 43243 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 10 juillet 2019 chambre de vacation Audience publique de vacationdu 4 septembre 2019 Recours formé par Monsieur …, Luxembourg, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L. 18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 43243 du rôle et déposée le 10 juillet 2019 au greffe du tribunal administratif par Maître Nicky STOFFEL, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembour

g, au nom de Monsieur …, né le … à …(Albanie), de nationalité albanaise, actuelle...

Tribunal administratif N° 43243 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 10 juillet 2019 chambre de vacation Audience publique de vacationdu 4 septembre 2019 Recours formé par Monsieur …, Luxembourg, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L. 18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 43243 du rôle et déposée le 10 juillet 2019 au greffe du tribunal administratif par Maître Nicky STOFFEL, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à …(Albanie), de nationalité albanaise, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 26 juin 2019 de le transférer vers l’Allemagne, Etat membre compétent pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu l’ordonnance du président du tribunal administratif du 12 juillet 2019, inscrite sous le numéro 43244 du rôle, rejetant la demande de Monsieur … en obtention d’une mesure provisoire ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 29 juillet 2019 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Catherine LEIDNER, en remplacement de Maître Nicky STOFFEL, et Madame le délégué du gouvernement £Danitza GREFFRATH en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de ce jour.

___________________________________________________________________________

Le 20 mai 2019, Monsieur …, de nationalité albanaise, introduisit une demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent de la police grand-ducale du service central SPJ, unité de la criminalité organisée et de la police des étrangers, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il s’avéra à cette occasion que l’intéressé avait précédemment déposé des demandes de protection internationale en Norvège en date du 3 avril 2012, aux Pays-Bas en date du 17 janvier 2016, au Luxembourg en date du 24 mai 2016, en France en date du 27 juillet 2016 et en Allemagne en date du 17 décembre 2018.

Toujours le 20 mai 2019, Monsieur … passa un entretien auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après « le règlement Dublin III ».

Par décision du même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après dénommé le « ministre », lui notifia un arrêté ordonnant son assignation à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) pour une durée de trois mois.

Le 24 mai 2019, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités allemandes en vue de la prise, respectivement de la reprise en charge de Monsieur …, demande qui fut acceptée par celles-ci le 4 juin 2019 sur base de l’article 18, paragraphe (1) d), du règlement Dublin III.

Par décision du 26 juin 2019, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé envoyé le même jour, le ministre informa Monsieur … de sa décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer vers l’Allemagne, sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 18, paragraphe (1) d), du règlement Dublin III, ladite décision étant motivée comme suit :

« Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 20 mai 2019 au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Allemagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Rappelons que vous avez déjà introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 24 mai 2016 et que les autorités luxembourgeoises ont décidé en date du 29 juin 2016 de ne pas examiner cette demande et de vous transférer aux Pays-Bas, une décision qui n'a pas pu être exécutée en raison de votre disparition signalée en date du 28 septembre 2016.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 20 mai 2019 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 20 mai 2019.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 20 mai 2019, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l'immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez précédemment déposé, respectivement introduit des demandes de protection internationale en Norvège en date du 4 avril 2012, aux Pays-Bas en date du 17 janvier 2016, au Luxembourg en date du 24 mai 2016, en France en date du 27 juillet 2016 et en Allemagne en date du 17 décembre 2018.

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 20 mai 2019.

Sur cette base, la Direction de l'immigration a adressé en date du 24 mai 2019 une demande de reprise en charge aux autorités allemandes sur base de l'article 18(1)b du règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités allemandes en date du 4 juin 2019 sur base de l'article 18(1)d du règlement précité.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge — dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 — le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 20 mai 2019 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez précédemment déposé, respectivement introduit des demandes de protection internationale en Norvège en date du 4 avril 2012, aux Pays-Bas en date du 17 janvier 2016, au Luxembourg en date du 24 mai 2016, en France en date du 27 juillet 2016 et en Allemagne en date du 17 décembre 2018.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté l'Albanie en 2010 quand vous auriez encore été un enfant. Vous auriez eu un permis de séjour valable en Italie jusqu'en 2013. Ensuite, vous auriez vécu trois années en Angleterre avant de retourner volontairement en Albanie. En 2014, vous vous seriez rendu en Allemagne par voie aérienne et vous y auriez vécu dans différentes villes avant d'aller aux Pays-Bas pour y demander une protection internationale. En date du 13 juin 2016, vous auriez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.

Sans attendre la réponse des autorités luxembourgeoises, vous vous seriez rendu en France où vous auriez introduit une nouvelle demande de protection internationale. Après deux ans en prison, vous seriez retourné en Albanie en bus. Vous seriez reparti après trois mois en direction de l'Allemagne où vous auriez introduit une nouvelle demande de protection internationale.

De février 2019 au 19 mai 2019, vous auriez vécu aux Pays-Bas et vous y auriez introduit une nouvelle demande de protection internationale avant de venir au Luxembourg en date du 19 mai 2019.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 20 mai 2019, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Allemagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale. Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l'exécution du transfert vers l'Allemagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers l'Allemagne, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers l'Allemagne en informant les autorités allemandes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités allemandes n'ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 10 juillet 2019, inscrite sous le numéro 43243 du rôle, Monsieur … a introduit un recours en annulation contre la décision ministérielle précitée du 26 juin 2019. Par requête séparée déposée en date du même jour, inscrite sous le numéro 43244 du rôle, il a encore introduit une demande en institution d’une mesure de sauvegarde, consistant à lui accorder l’autorisation de se maintenir au Luxembourg jusqu’au jour où le tribunal administratif aura statué sur le mérite de son recours au fond, recours qui fut rejeté par une ordonnance présidentielle du 12 juillet 2019.

Dans la mesure où aucune disposition légale ne prévoit de recours au fond en la matière, l’article 35, paragraphe (3), de la loi du 18 décembre 2015 prévoyant expressément un recours en annulation contre la décision de transfert visée à l’article 28, paragraphe (1), de la même loi, seul un recours en annulation a pu être introduit contre la décision ministérielle, précitée, du 26 juin 2019 de transférer Monsieur … vers l’Allemagne.

A l’audience publique des plaidoiries, le délégué du gouvernement a soulève l’irrecevabilité du recours au motif que le demandeur aurait disparu de la SHUK, de sorte (i) que l’adresse indiquée dans le recours ne correspondrait plus à son adresse réelle et (ii) qu’il n’aurait plus d’intérêt à agir.

En ce qui concerne, tout d’abord, le reproche du délégué du gouvernement selon lequel l’adresse indiquée dans la requête sous examen ne correspondrait plus à l’adresse réelle de Monsieur … compte tenu de sa disparition de la SHUK, il y a lieu de préciser que l’article 1er de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, aux termes duquel « […] La requête […] contient […] [le] domicile du requérant […] », a pour finalité de permettre à la partie défenderesse de pouvoir utilement identifier le demandeur, afin d’être en mesure d’assurer sa défense de façon valable et complète1, étant encore relevé, à cet égard, que c’est nécessairement le domicile du demandeur au jour du dépôt de la requête introductive d’instance qui est visé par cette disposition légale.

Par ailleurs et pour les mêmes motifs, il convient de relever qu’une élection de domicile ne vaut pas indication du « domicile du requérant » au sens de l’article 1er, alinéa 2 de la loi du 21 juin 19992, précitée.

Force est au tribunal de constater que, nonobstant le fait qu’au jour du dépôt de la requête introductive d’instance le 10 juillet 2019, le demandeur n’avait pas encore disparu de la SHUK, si l’élection de domicile en l’étude de son litismandataire ne saurait être considérée comme l’indication de son domicile réel, il convient de relever qu’aux termes de l’article 29 de la loi du 21 juin 1999 « L’inobservation des règles de procédure n’entraîne l’irrecevabilité de la demande que si elle a pour effet de porter effectivement atteinte aux droits de la défense. ».

Or, le tribunal ne saurait constater de lésion des droits de la défense de la partie gouvernementale du fait du défaut d’indication, dans un acte subséquent à la requête introductive d’instance, du domicile effectif du demandeur, étant donné qu’elle ne s’est pas méprise sur l’identité du demandeur et a utilement pris position quant au fond du litige.

Dans ces circonstances, le moyen tiré du défaut d’indication du domicile réel du demandeur encourt le rejet.

1 Voir en ce sens : trib. adm., 9 juillet 2015, n° 35177 du rôle, Pas. adm. 2018, V° Procédure contentieuse, n° 403 et les autres références y citées.

2 trib adm., 9 juillet 2015, n° 35177 du rôle, Pas. adm. 2018, V° Procédure contentieuse, n° 403 et les autres références y citées.

En ce qui concerne, ensuite, le moyen d’irrecevabilité tiré du défaut d’intérêt à agir dans le chef de Monsieur … suite à sa disparition de la SHUK, il y a lieu de rappeler que l’intérêt à agir constitue l’utilité que présente pour le demandeur la solution du litige qu’il demande au juge d’adopter. Ainsi, l’intérêt à agir doit persister jusqu’au jour du prononcé du jugement.

En l’espèce, la décision déférée a pour objet le transfert de Monsieur … vers l’Allemagne, pays responsable de l’examen de sa demande de protection internationale et des suites de celle-ci. Etant donné que par sa requête introductive d’instance, Monsieur … tend à marquer son opposition à un tel transfert, ce dernier est censé avoir conservé son intérêt à agir dans le présent litige, ce d’autant plus que le litismandataire a confirmé, au cours de l’audience publique des plaidoiries, la subsistance de son mandat.

Il s’ensuit que ce moyen d’irrecevabilité est également à rejeter.

A défaut d’un autre moyen d’irrecevabilité, le recours en annulation est à déclarer recevable pour avoir été, par ailleurs, introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours, le demandeur, après avoir exposé les faits et rétroactes à la base du présent litige, fait valoir, en substance, que bien que selon l'article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III, l'Allemagne soit l'Etat membre responsable de sa demande de protection internationale, les autorités luxembourgeoises, lesquelles disposeraient d’une marge d’appréciation dans l’application du règlement Dublin III, en vertu de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015, auraient néanmoins dû faire application de l'article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, à savoir la clause discrétionnaire, et ce au vu que l'Allemagne refoulerait la plupart des ressortissants albanais vers leur pays d’origine, d’une part, et de la situation en Albanie, d’autre part.

Le demandeur s’empare, ensuite, de l’article 3, paragraphe (2), 2 du règlement Dublin III au vu de prétendues défaillances systémiques de la procédure d'asile et des conditions d'accueil des demandeurs d'asile en Allemagne. Dans ce cadre, Monsieur … fait valoir que les autorités allemandes seraient débordées par des demandes de protection internationale, de sorte qu'il serait fort probable que sa demande ne serait jamais examinée dans un délai raisonnable, en violation de l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, signée à … le 4 novembre 1950 et approuvée par une loi du 29 août 1953, désignée ci-après par « la CEDH », de sorte qu’il risquerait de passer des mois, sans logement ou aide sociale, forcé à vivre dans une société hostile qui estimerait que le gouvernement accueille trop d'immigrants. Il considère encore être fortement préjudicié puisque n’étant pas une personne vulnérable, il ne pourrait pas profiter de traitements plus favorables revenant aux catégories de personnes vulnérables.

Le délégué du gouvernement, pour sa part, conclut au rejet du recours au motif qu’aucun des moyens d’annulation invoqués en cause ne serait fondé.

Quant au moyen du demandeur relatif à une violation, par le ministre, de son pouvoir d’appréciation lui reconnu à travers l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015, il y a lieu de rappeler qu’aux termes dudit article : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

L’article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités allemandes pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur …, prévoit que « L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre. ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers l’Allemagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale serait l’Allemagne, en ce qu’il y aurait introduit auparavant une demande de protection internationale en date du 17 décembre 2018 et que les autorités allemandes auraient accepté sa reprise en charge le 4 juin 2019, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers l’Allemagne, sans violer son pouvoir d’appréciation lui reconnu à travers à l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015, et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.

Le tribunal constate ensuite que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de l’Allemagne, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais qu’il met en avant sa crainte que l’Allemagne le refoulerait vers son pays d’origine, de sorte à reprocher au ministre de ne pas avoir fait application de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III. Dans ce cadre, il fait valoir que l’Allemagne refoulerait la plupart des ressortissants albanais, en précisant que la situation en Albanie serait marquée, d’une part, par une crise politique ayant engendrée des manifestations ces derniers mois, et, d’autre part, par d’importantes difficultés économiques pour la population.

Le tribunal est tout d’abord amené à rappeler que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par la « Convention de Genève », ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard3. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de 3 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.

traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants.

Il n’en demeure pas moins qu’en vertu notamment de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse être de nature à entraîner un risque sérieux qu’un demandeur de protection internationale soit, en cas de transfert vers un Etat membre, traité d’une manière incompatible avec les droits fondamentaux, étant relevé que la présomption selon laquelle les Etats membres respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », est réfragable4.

Force est toutefois de constater qu’en l’espèce, outre le fait que le demandeur n’affirme pas que, personnellement et concrètement, ses droits n’auraient pas été respectés en Allemagne lors de son premier séjour dans cet Etat membre, il n’apporte pas non plus la preuve que, personnellement, ses droits ne seraient pas garantis en Allemagne, que, de manière générale, les droits des demandeurs de protection internationale dont la demande est en cours d’instruction, respectivement qui ont été déboutés en Allemagne ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que les demandeurs de protection internationale n’auraient en Allemagne aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir, étant encore relevé que la Allemagne est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève, ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, devrait en appliquer les dispositions.

Le tribunal relève encore que le demandeur ne fournit, par ailleurs, pas de précisions quant à la situation des personnes transférées vers l’Allemagne dans le cadre du règlement Dublin III, si ce n’est d’affirmer que les autorités allemandes seraient débordées, de sorte que sa demande ne pourrait pas être analysée dans un délai raisonnable, et qu’il devrait vivre en Allemagne plusieurs mois sans logement, sans aide sociale et dans un climat hostile, affirmations non autrement étayées par des éléments probants soumis à l’appréciation du tribunal et, par ailleurs contredites par les éléments du dossier administratif, et plus particulièrement par le rapport de la police grand-ducale du service central SPJ, unité de la criminalité organisée et de la police des étrangers du 20 mai 2019 précisant que sa demande de protection internationale déposée en Allemagne le 28 décembre 2018 a été rejetée par lesdites autorités le 23 janvier 2019 - soit moins d’un mois après l’introduction de cette demande -, de sorte que l’argumentation du demandeur fondée sur une potentielle violation, par les autorités allemandes, du délai raisonnable en ce qui concerne l’examen de sa demande de protection internationale tombe manifestement à faux.

Il n’invoque, de plus, aucune jurisprudence de la CourEDH ou de la Cour de justice de l’Union européenne relative à une suspension générale des transferts vers l’Allemagne, voire une demande en ce sens de la part de l’UNHCR. Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis de l’UNHCR interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Allemagne dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus 4 CourEDH, Grande Chambre, F.G. c. Allemagne, 23 mars 2016, n°43611/11.

particulièrement de la politique d’asile allemande qui exposerait les demandeurs d’asile à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH, respectivement 4 de la Charte.

Pour ce qui est plus particulièrement de la crainte mise en avant par le demandeur d’être expulsé par les autorités allemandes vers l’Albanie, force est au tribunal de relever qu’il reste en défaut d’étayer concrètement l’existence d’un tel risque dans son chef, le demandeur ne fournissant pas d’éléments susceptibles de démontrer que l’Allemagne ne respecterait pas le principe du non-refoulement et faillirait dès lors à ses obligations internationales en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’il risquerait d’être forcé de se rendre dans un tel pays.

Par ailleurs, il ne se dégage pas des éléments soumis au tribunal que si les autorités allemandes devaient quand même décider de rapatrier le demandeur vers son pays d’origine en violation des articles 3 de la CEDH et 33 de la Convention de Genève, alors même qu’il y serait exposé à un risque concret et grave pour sa vie, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates5. A cela s’ajoute que même si toutes les voies de recours devaient être épuisées, il serait possible au demandeur de saisir la CourEDH pour lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de demander aux autorités allemandes de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.

Il ne se dégage dès lors pas des éléments soumis au tribunal que le transfert du demandeur vers l’Allemagne l’exposerait au risque de faire l’objet de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la CEDH, respectivement 4 de la Charte, voire d’un refoulement en cascade qui serait contraire au principe de non-refoulement ancré dans l’article 33 de la Convention de Genève.

En ce qui concerne ensuite le moyen fondé sur une non-application, par le ministre, de la clause discrétionnaire instaurée par l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, s’il est vrai que, lorsqu’en application des critères dudit règlement, l’Etat luxembourgeois n’est pas responsable de l’examen de la demande de protection internationale, il peut malgré tout décider d’examiner une demande de protection internationale en vertu de ladite clause discrétionnaire, cette possibilité relève cependant du pouvoir discrétionnaire du ministre, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres6. Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge7, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée8, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu d’annuler la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal. Par ailleurs, dans le cadre du contrôle 5 Voir article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

6 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

7 « Les limites du pouvoir discrétionnaire des autorités administratives », in Rapports belges du VIIe Congrès international de Droit comparé, Bruxelles, CIDC, 1966, p.449.

8 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.

d’un pouvoir discrétionnaire, le tribunal est amené à sanctionner une disproportion si celle-ci est manifeste.

Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de la légalité de la décision attaquée par rapport aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte que le demandeur est resté en défaut d’établir faire l’objet d’un traitement inhumain et dégradant au sens desdits articles en cas de transfert en Allemagne, et que c’est sur base de cette même argumentation que le demandeur estime que le ministre aurait dû appliquer la clause discrétionnaire, il y a lieu de retenir qu’il ne saurait pas davantage être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale de Monsieur … alors même que cet examen incombe aux autorités allemandes.

Dans un même ordre d’idées, il y a lieu de rejeter le moyen tiré de la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, aux termes duquel : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».

Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans le cadre de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH, respectivement de l’article 4 de la Charte.

La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé9.

Dans la mesure où il incombe au demandeur de fournir des éléments concrets permettant de retenir l’existence de défaillances systémiques en Allemagne au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, et que le tribunal, dans le cadre de l’analyse du moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, vient de retenir ci-avant que le demandeur était resté en défaut de démontrer risquer de faire l’objet de traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 3 de la CEDH, respectivement de l’article 4 de la Charte, en cas de transfert en Allemagne, il y a lieu de rejeter le moyen basé sur une violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III pour ne pas être fondé.

Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour ne pas être fondé.

9 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en annulation en la forme ;

au fond, déclare le recours non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique de vacation du 4 septembre 2019 par :

Paul Nourissier, premier juge, Géraldine Anelli, juge, Alexandra Bochet, juge, en présence du greffier Marc Warken.

s.Marc Warken s.Paul Nourissier Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 4 septembre 2019 Le greffier du tribunal administratif 11


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 43243
Date de la décision : 31/08/2019

Origine de la décision
Date de l'import : 21/10/2021
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2019-09-00;43243 ?

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