Tribunal administratif N° 43186 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 26 juin 2019 Chambre de vacation Audience publique extraordinaire du 23 août 2019 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L.18.12.2015)
___________________________________________________________________________
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 43186 du rôle et déposée le 26 juin 2019 au greffe du tribunal administratif par Maître Ibtihal El Bouyousfi, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Soudan), de nationalité soudanaise, demeurant actuellement à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à l’annulation de la décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 7 juin 2019 de le transférer vers la France, l’Etat membre responsable pour traiter sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 12 août 2019 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Nathalie Gomes, en remplacement de Maître Ibtihal El Bouyousfi, et Madame le délégué du gouvernement Sarah Ernst en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de vacation du 21 août 2019.
___________________________________________________________________________
Le 3 mai 2019, Monsieur … introduisit auprès des autorités luxembourgeoises compétentes une demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée – police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il s’avéra à cette occasion, suite à la comparaison des empreintes digitales de l’intéressé avec la base de données EURODAC, ainsi que des déclarations de Monsieur … lui-même, que celui-ci avait précédemment introduit plusieurs demandes de protection internationale dont deux en Allemagne en date des 22 février et 1er avril 2016, ainsi que deux en France en date des 6 juillet 2016 et 14 février 2017.
Il résulta encore des informations du Centre de coopération policière et douanière (CCPD) qu’une attestation de demande d’asile valable jusqu’au 22 juillet 2019 lui a été délivrée le 23 janvier 2019 par la préfecture de Pau (France).
1 Par arrêté du 3 mai 2019, notifié à l’intéressé le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », assigna Monsieur … à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) pour une durée de trois mois à partir de sa notification.
Le 7 mai 2019, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
En date du 13 mai 2019, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités françaises en vue de la reprise en charge de Monsieur … sur base de la considération que celui-
ci avait précédemment introduit deux demandes de protection internationale en France.
Par le biais d’un courrier du 15 mai 2019 envoyé le 27 mai 2019, les autorités françaises acceptèrent la demande de reprise en charge de Monsieur … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III.
Par décision du 7 juin 2019, expédiée à l’intéressé par courrier recommandé du même jour, le ministre informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers la France sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d), de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 28, paragraphe (1), du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 3 mai 2019 au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1) d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 3 mai 2019 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 7 mai 2019.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 3 mai 2019, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l'immigration.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez précédemment introduit quatre demandes de protection internationale, 2dont deux en Allemagne en date du 22 février 2016 et en date du 1er avril 2016 et deux en France en date du 6 juillet 2016 et en date du 14 février 2017.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 7 mai 2019.
Sur cette base, la Direction de l'immigration a adressé en date du 13 mai 2019 une demande de reprise en charge aux autorités françaises sur base de l'article 18(1)d du règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités françaises en date du 27 mai 2019.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge — dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 — le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 3 mai 2019 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez précédemment introduit quatre demandes de protection internationale, dont deux en Allemagne en date du 22 février 2016 et en date du 1er avril 2016 et deux en France en date du 6 juillet 2016 et en date du 14 février 2017.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté le Soudan en date du 20 décembre 2012 en direction de la Libye où vous auriez vécu jusqu'en août 2015 où vous auriez embarqué sur un bateau en direction de l'Italie. Après trois jours en Italie, vous auriez continué votre voyage en direction de l'Allemagne où vous auriez introduit deux demandes de protection internationale et vous y auriez vécu entre septembre 2015 à juin 2016. Comme vous auriez eu l'impression que votre procédure n'avance pas, vous auriez décidé de vous rendre en France où vous auriez introduit de nouveau deux demandes de protection internationale et vous y auriez vécu de juin 2016 jusqu'au 2 mai 2019. Après que les autorités françaises auraient rejeté vos demandes, 3 vous auriez décidé de venir au Luxembourg où vous seriez arrivé en date du 2 mai 2019.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 7 mai 2019, vous faites mention d'être asthmatique et de suivre un traitement médical. Cependant, vous n'avez pas fourni des éléments concrets sur votre état de santé ou autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités françaises n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 26 juin 2019, inscrite sous le numéro 43186 du rôle, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle, précitée, du 7 juin 2019 ordonnant son transfert vers la France.
Etant donné qu’aucune disposition légale ne prévoit de recours au fond en la présente matière, l’article 35, paragraphe (3), de la loi du 18 décembre 2015 prévoyant expressément un recours en annulation contre la décision de transfert visée à l’article 28, paragraphe (1), de la même loi, un recours en annulation a valablement pu être introduit contre la décision précitée du 7 juin 2019. Ledit recours en annulation est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours et en fait, le demandeur reprend, en substance, les faits et rétroactes tels que relatés ci-dessus.
S’agissant de ses demandes de protection internationale introduites en Allemagne, il affirme, tel que cela ressortirait du rapport d’entretien Dublin du 7 mai 2019, qu’il aurait quitté cet Etat membre, alors qu’il n’aurait reçu aucune décision neuf mois après l’entretien personnel sur le fond de ses demandes.
Quant à ses demandes de protection internationale introduites en France, il met en exergue qu’il aurait déclaré, lors de son entretien Dublin, en avoir été débouté avec ordre de quitter le territoire, que son éloignement vers le Soudan lui aurait été annoncé et qu'il craindrait, qu’en cas de retour en France, il serait rapatrié vers le Soudan où il risquerait d'être arrêté et maltraité. Il aurait, par ailleurs, indiqué qu'il serait asthmatique et qu’il prendrait quotidiennement des médicaments.
En ce qui concerne les motifs à la base de sa demande de protection internationale introduite au Grand-Duché de Luxembourg, il avance qu’il n’aurait pas eu la possibilité de les exposer, tout en renvoyant, à cet égard, à la décision de refus de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) qui contiendrait un résumé desdits motifs.
Il soutient, ensuite, que l'accord de reprise en charge des autorités françaises du 27 mai 2019 ne contiendrait aucune information permettant de s'assurer qu’il ne serait pas immédiatement placé en rétention aux fins de la préparation de la mesure de son éloignement vers le Soudan, tout en soulignant qu’il aurait d'ores et déjà introduit à deux reprises une demande de protection internationale en France dont il aurait été débouté avec ordre de quitter le territoire.
Il considère qu’aucune information relative à la possibilité pour lui d’avoir un accès 4effectif à une troisième procédure d'asile dans des conditions matérielles d'accueil décentes ne figurerait dans ledit accord de reprise en charge, ce à quoi s’ajouterait le fait que le ministre ne se serait pas préoccupé du sort qui lui sera réservé par les autorités françaises, de sorte qu’il ne pourrait accepter son transfert vers la France, alors que son droit à la vie et à son intégrité physique, ainsi que son droit de vivre dans des conditions dignes et humaines seraient compromis.
Il fait valoir qu’en cas de retour en France, il courrait le risque d’un refoulement vers le Soudan où il risquerait d’être exposé à des traitements inhumains et dégradants. Par ailleurs, son transfert vers la France le soumettrait au risque de devoir vivre dans des conditions matérielles d’accueil indécentes, similaires à des traitements inhumains et dégradants, ainsi qu’au risque d’avoir un accès limité, voire inexistant à une nouvelle procédure d’asile.
En droit, le demandeur donne tout d’abord à considérer que l’accord de reprise en charge formulé par les autorités françaises ne consisterait pas en une reprise en charge de l’examen de sa demande de protection internationale, mais aurait pour conséquence, en ce qu’il serait basé sur l’article 18, paragraphe (1), point d), du règlement Dublin III, de le refouler vers le Soudan.
Il invoque, ensuite, une violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales signée à Rome le 4 novembre 1950, ci-après désignée « la CEDH », au motif que la décision querellée ayant pour objet de le transférer vers la France, le soumettrait au risque d’être refoulé vers son pays d’origine, le Soudan, pays où la situation politique serait encore très précaire.
Il réitère son argumentation selon laquelle le fait qu’il serait définitivement débouté de sa demande de protection internationale en France impliquerait que les autorités françaises ne procèderaient pas à un réexamen de sa précédente demande de protection internationale, mais chercheraient, au contraire, à préparer l'exécution de son éloignement vers le Soudan.
Il estime que, dans ces circonstances, il serait raisonnablement possible qu’il se retrouverait soit dans la rue en France sans aucune possibilité d'accès à une nouvelle procédure d'asile et partant sans aucun accès à des conditions matérielles d'accueil et de soins de santé, soit qu’il serait placé en rétention aux fins de son refoulement forcé vers le Soudan.
Il souligne que, dans le premier cas, sa situation de santé se dégraderait rapidement, alors qu'il souffrirait d’un asthme aigu, une situation qui serait, selon lui, préjudiciable à sa vie, ainsi qu’à son intégrité physique et morale et similaire à un mauvais traitement au sens de l'article 3 de la CEDH. Dans le cas d’un refoulement, non seulement l’accès aux soins de santé ne lui serait plus garanti, mais il serait encore exposé au risque de subir de mauvais traitements au sens de l'article 3 CEDH dans son pays d’origine.
En se référant à un article publié sur le site internet « www.jeuneafrique.com » intitulé « Des Soudanais expulsés par la France torturés à leur tour à Khartoum », il soutient que les autorités luxembourgeoises ne pourraient ignorer que la France procèderait à l'éloignement vers le Soudan des Soudanais déboutés de leur demande de protection internationale, où ils seraient généralement victimes de tortures ou d'autres traitements inhumains et dégradants.
Il fait valoir qu’il serait de l'obligation des autorités luxembourgeoises de s'informer auprès des autorités françaises si l’intéressé aura accès à une procédure de réexamen de sa 5demande de protection internationale ou, en tout état de cause, à une nouvelle procédure d'asile.
Il avance qu'il serait de jurisprudence constante que l'application du règlement Dublin III ne saurait relever les Etats membres de leur responsabilité sur le terrain de l'article 3 de la CEDH pour tout ou partie des conséquences prévisibles qu'un transfert vers un autre État membre désigné comme responsable d'une demande de protection internationale entraînerait hors de leur juridiction.
En se référant à un arrêt N S. c. Secretary of State for the Home Department de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) du 21 décembre 20111, ainsi qu’à des arrêts MSS. c.
Belgique et Grèce du 21 janvier 2011 et Tarakhel c. Suisse du 4 novembre 2014 de la Cour européenne des droits de l’Homme (CourEDH)2, il met en exergue que le fait que la France soit un Etat membre de l’Union européenne ne suffirait pas à tenir pour acquis le fait qu’il ferait l’objet d’une procédure de réexamen de sa demande de protection internationale ou qu’un accès à un logement et à des soins de santé appropriés à sa maladie d’asthme aigu ou à une protection réelle contre le refoulement vers le Soudan où il risquerait de subir de mauvais traitements lui serait garanti, ce d’autant plus qu’il n’existerait dans les Etats membres aucune harmonisation au niveau des approches en matière de pays vers lesquels les demandeurs de protection internationale déboutés ne devraient pas être refoulés.
Il avance que si, suivant une jurisprudence constante, il appartenait au ministre de vérifier et de prouver qu’il aura en France accès à une nouvelle procédure de protection internationale, qu’il aura accès à des soins de santé suffisamment appropriés à son état de maladie et qu’il ne sera pas éloigné de force vers le Soudan, aucune pièce du dossier administratif ne permettrait de retenir que ces droits seraient effectivement respectés par la France.
Il se prévaut, ensuite, d’une violation du principe de non-refoulement au sens des articles 33, paragraphe (1), de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 et approuvée par une loi du 20 mai 1953, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et 19, paragraphe (2), de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », en ce que le ministre aurait omis de prendre en compte de manière plus circonstanciée sa situation particulière au regard de son pays d’origine, ce d’autant plus que son transfert vers la France constituerait inexorablement un refoulement direct vers un territoire où sa vie et sa liberté seraient sans aucun doute menacées.
Le demandeur reproche encore au ministre d’avoir violé l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, en ce qu’il se serait contenté de motiver sa décision par le constat que les autorités françaises avaient accepté de le reprendre en charge, sans toutefois avoir pris en considération le fait qu’il risquerait d’être éloigné manu militari vers le Soudan ou encore qu’il serait atteint d’une maladie d’asthme aigu provoquant, selon lui, d’autres effets pathologiques et requérant un accès rapide à des soins appropriés et continus pour éviter une éventuelle dégradation préjudiciable à sa vie sinon à son intégrité physique.
Il avance à cet égard que, dans la mesure où il aurait été définitivement débouté de sa demande de protection internationale en France entraînant soit le risque qu’il se retrouverait dans la rue, soit le risque qu’il serait refoulé vers son pays d’origine, le ministre aurait pu faire 1 CJUE, 21 décembre 2011, N. S. c. Secretary of State for the Home Department, aff. C-411/10, pt 78.
2 CourEDH, 21 janvier 2011, MSS. c. Belgique et Grèce, n° 30696 ; CourEDH, 4 novembre 2014, Tarakhel c.
Suisse, n° 29217/12.
6usage de son pouvoir discrétionnaire pour examiner le fond de sa demande de protection internationale en application de l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, celui-ci étant dicté par l’exigence humaine et humaniste suprême de garantir à l’intéressé le respect de ses droits fondamentaux absolus, en l’occurrence le droit à la vie, à la dignité humaine et à l’intégrité physique et morale.
En invoquant, enfin, une violation de l’article 31, paragraphe (1), du règlement Dublin III, le demandeur reproche aux autorités luxembourgeoises de ne pas avoir communiqué aux autorités françaises une quelconque information ni sur son état de santé, ni sur sa situation particulière de demandeur d’asile définitivement débouté de sa précédente demande de protection internationale en France, ni encore sur le risque qu'il courrait, en cas d'éloignement vers le Soudan, d'être exposé à des mauvais traitements.
Selon lui, le ministre aurait, en effet, dû communiquer aux autorités françaises des informations afin de lui garantir un nouvel accès à des conditions matérielles d'accueil décentes au sens des dispositions de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, ci-après désignée par « la directive Accueil », et une assistance suffisante tant en matière de soins de santé qu'un accompagnement global dans la poursuite de sa procédure de protection internationale en France, ainsi qu’une protection contre un éloignement vers le Soudan, ce d’autant plus, qu’en souffrant sévèrement d'un asthme aigu, il courrait le risque de voir son état de santé se dégrader de manière rapide au cas où, suite à son retour en France, il n'aurait pas un accès rapide et suffisant à des soins de santé, ainsi qu'à des conditions de logement adéquates.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
En ce qui concerne la procédure de détermination de l’Etat membre responsable du traitement d’une demande de protection internationale, il y a tout d’abord lieu de relever qu’aux termes de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Aux termes de l’article 18, paragraphe (1), point d), du règlement Dublin III, sur le fondement duquel la décision litigieuse a été prise, « 1. L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : (…) d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre. ».
Il suit de ces dispositions que l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale est obligé de reprendre en charge le suivi de cette demande dans l’hypothèse où le ressortissant de pays tiers ou l’apatride concerné a vu rejeter sa demande de protection internationale et a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre.
7Le tribunal constate de prime abord, qu’en l’espèce, la décision ministérielle déférée est motivée, d’une part, par le fait que Monsieur … a, entre autres, déposé les 6 juillet 2016 et 14 février 2017 des demandes de protection internationale en France et, d’autre part, par le fait que les autorités françaises ont accepté de le reprendre en charge, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers la France et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.
Force est ensuite de relever que le bien-fondé de la motivation invoquée à la base de la décision ministérielle attaquée ressort du résultat des recherches effectuées dans la base de données EURODAC versé au dossier et du courrier des autorités françaises compétentes du 15 mai 2019, qui ont, tel que relevé ci-avant, accepté la reprise en charge du demandeur, telle qu’elle a été sollicitée par les autorités luxembourgeoises sur le fondement du prédit article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III.
Le tribunal constate ensuite que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de la France, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois pour connaître de sa demande de protection internationale, mais soutient, en substance, que la décision déférée serait contraire aux articles 3 de la CEDH, 33, paragraphe (1), de la Convention de Genève, 19 de la Charte, et, enfin, 17, paragraphe (1), et 31, paragraphe (1), du règlement Dublin III.
En ce qui concerne tout d’abord le moyen tiré d’une violation de l’article 3 de la CEDH en ce que le demandeur estime qu’un transfert vers la France aurait pour conséquence un accès non effectif à un réexamen de sa demande de protection internationale, voire à une nouvelle procédure d’asile en France, entraînant que les conditions matérielles d’accueil et l’accès aux soins de santé prévues par la directive Accueil ne lui seraient pas garantis dans cet Etat, le tribunal relève que le seul fait qu’une demande de protection internationale a été rejetée ne constitue pas en soi une violation de l’article 3 de la CEDH, le demandeur restant d’ailleurs en défaut de prouver que lui-même ou, d'une manière générale, tout demandeur d'asile soudanais faisant l'objet d'un transfert Dublin serait privé de la possibilité de déposer une nouvelle demande de protection internationale en France après qu'une décision définitive ait été prise sur une demande de protection internationale antérieure.
S’agissant, plus précisément, de la question de l’accès limité voire impossible à des conditions d’accueil minimales des personnes transférées sous le règlement Dublin III en France, le tribunal constate d’abord, tel que mis en exergue par le délégué du gouvernement, que la directive Accueil prévoit explicitement la possibilité de « limiter les possibilités d’abus du système d’accueil en précisant les circonstances dans lesquelles le bénéfice des conditions matérielles d’accueil pour les demandeurs peut être limité ou retiré, tout en garantissant un niveau de vie digne à tous les demandeurs3 ». L’article 20 de cette directive Accueil prévoit pour sa part explicitement la possibilité pour les Etats membres notamment de limiter, voire de retirer, le bénéfice des conditions matérielles d’accueil, notamment lorsqu’un demandeur « a) abandonne le lieu de résidence fixé par l’autorité compétente sans en avoir informé ladite autorité ou, si une autorisation est nécessaire à cet effet, sans l’avoir obtenue » ou encore « c) a introduit une demande ultérieure telle que définie à l’article 2, point q), de la directive 2013/32/UE », c’est-à-dire une nouvelle demande de protection internationale « présentée après qu’une décision finale a été prise sur une demande antérieure, y compris le cas dans lequel le demandeur a explicitement retiré sa demande et le cas dans lequel l’autorité responsable de la détermination a rejeté une demande à la suite de son retrait implicite, conformément à l’article 3 Considérant 25.
828, paragraphe 1 », cette dernière disposition visant notamment le cas où un demandeur a fui ou quitté sans autorisation le lieu où il vivait, sans contacter l’autorité compétente dans un délai raisonnable.
De même si le 11ème considérant du règlement Dublin III stipule explicitement que la directive Accueil est applicable aux demandeurs d’asile soumis à une procédure Dublin, il admet également explicitement l’application des limitations figurant dans cette même directive Accueil.
Or, dans la mesure où, en l’espèce, Monsieur … a été débouté de sa demande de protection internationale en France, tel que cela a été retenu ci-avant, il devra, en cas de transfert en France, soit y être considéré comme migrant en situation irrégulière, à défaut d’y réintroduire une nouvelle demande de protection internationale, et, partant en sa qualité de demandeur d’asile débouté comme sortant du champ d’application de la Convention de Genève, soit, dans l’hypothèse de l’introduction d’une nouvelle demande, comme demandeur ayant formulé une demande ultérieure au sens de la législation européenne, de sorte à pouvoir, théoriquement, se voir opposer la limitation, voire le retrait de l’accès aux conditions matérielles d’accueil.
Une disposition analogue se trouve, d’ailleurs, en droit luxembourgeois à l’article 22 de la loi du 18 décembre 2015 relative à l’accueil des demandeurs de protection internationale et de protection temporaire, permettant au directeur de l’Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration de limiter ou de retirer le bénéfice des conditions matérielles d’accueil lorsque le demandeur a notamment déjà introduit une demande de protection internationale au Grand-
Duché de Luxembourg.
Partant, le fait même de limiter ou de restreindre totalement ou partiellement l’accès aux conditions matérielles d’accueil à des migrants ayant quitté sans autorisation leur lieu d’hébergement ou ayant introduit une demande ultérieure après avoir essuyé un premier refus définitif à leur demande de protection internationale, est, tel que soutenu par le délégué du gouvernement, autorisé tant par la législation européenne que, à titre de mise en perspective, par la législation nationale luxembourgeoise, de sorte qu’aucune violation de l’article 3 de la CEDH ne saurait être valablement invoquée, sous réserve d’une possibilité d’accès, à l’instar de toute autre personne en situation de détresse, en ce compris les nationaux, à un dispositif d’aide d’urgence, dispositif par rapport auquel le demandeur n’a apporté le moindre éclairage relatif à la situation en France.
Par ailleurs, force est encore de relever que la CourEDH a également considéré de manière régulière que l’article 3 de la CEDH ne saurait être interprété comme obligeant les Etats membres à garantir un droit au logement à toute personne relevant de leur juridiction. Il ne saurait non plus être tiré de l’article 3 de la CEDH un devoir général de fournir aux réfugiés une assistance financière pour que ceux-ci puissent maintenir un certain niveau de vie4.
A cela s’ajoute qu’il ne saurait être reproché à un Etat de vouloir inciter une personne définitivement déboutée de sa demande de protection internationale et a fortiori en situation irrégulière de quitter volontairement le territoire sur lequel elle réside irrégulièrement ; le fait d’être le cas échéant exposée à la nécessité de démarches administratives plus contraignantes pour obtenir l’assistance, telle que la mise à disposition d’un logement gratuit, de l’Etat où la personne en question se maintient en dépit d’une décision de refus, respectivement de ne pouvoir 4 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12, points 94 et 95, et les jurisprudences y citées.
9bénéficier que d’une aide plus limitée, ne saurait être considéré comme impliquant ipso facto un traitement inhumain et dégradant qui serait contraire à l’article 3 de la CEDH.
Il convient, par ailleurs, de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’aide français serait à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités françaises en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates ; il en va de même si le demandeur devait estimer que le système français ne serait pas conforme aux normes européennes ; dans ce cas, il appartiendrait au demandeur de faire valoir ses droits sur base de la directive n° 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (« directive Procédure »), ainsi que de la directive Accueil directement auprès des autorités françaises en usant des voies de droit adéquates.
Au vu de ce qui précède, le moyen fondé sur une violation de l’article 3 de la CEDH en ce qu’il n’aurait aucun accès aux conditions matérielles d’accueil est rejeté pour ne pas être fondé.
Quant aux moyens basés sur une violation du principe de non-refoulement consacré par les articles 3 de la CEDH, 19 de la Charte et 33 de la Convention de Genève, en ce que le demandeur risquerait de subir des actes de torture et des peines ou des traitements inhumains ou dégradants en cas d’éloignement vers son pays d’origine par les autorités françaises, le tribunal est amené à rappeler que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève ainsi que dans la CEDH, de même que dans la Charte, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard.
C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants.
En ce qui concerne plus particulièrement le risque allégué d’une expulsion en cascade, le tribunal constate tout d’abord que la décision attaquée n’implique pas un retour vers le pays d’origine du demandeur, mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de la demande de protection internationale, respectivement de ses suites, étant relevé qu’en l’espèce, ledit Etat membre, en l’occurrence la France, a reconnu être compétent pour reprendre en charge le demandeur.
Il n’en demeure pas moins qu’en vertu notamment de la jurisprudence de la CourEDH, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse être de nature à entraîner un risque sérieux qu’un demandeur de protection internationale soit, en cas de transfert vers un Etat membre, traité d’une manière incompatible avec les droits fondamentaux, étant relevé que la présomption selon laquelle les Etats membres 10respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH et la Charte est réfragable.
Force est toutefois de constater qu’en l’espèce, outre le fait que le demandeur n’affirme pas que, personnellement et concrètement, ses droits n’auraient pas été respectés en France lors du traitement de sa demande de protection internationale, il n’apporte pas non plus la preuve que, personnellement, ses droits ne seraient pas garantis en France, que, de manière générale, les droits des demandeurs de protection internationale déboutés en France ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que les demandeurs de protection internationale déboutés n’auraient en France aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir, étant encore relevé que la France est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève - comprenant le principe de non-
refoulement y inscrit à l’article 33 - ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est censé en appliquer les dispositions.
Force est encore au tribunal de relever que s’il n’est pas contesté en l’espèce que le demandeur a été débouté de sa demande de protection internationale en France et qu’il résulte de l’accord de reprise en charge du 15 mai 2019 qu’il appartient à la préfecture des Alpes Maritimes de procéder à son éloignement, le demandeur reste toutefois en défaut de fournir un quelconque élément susceptible de démontrer que la France ne respecterait systématiquement pas le principe du non-refoulement et faillirait dès lors à ses obligations internationales en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’il risquerait d’être forcé de se rendre dans un tel pays.
En effet, outre l’affirmation du demandeur suivant laquelle les autorités françaises l’auraient informé avant son départ pour le Luxembourg qu’il serait renvoyé dans son pays d’origine, même par la force, et que le seul article auquel se réfère le demandeur dans sa requête introductive d’instance publié sur le site internet www.jeuneafrique.com et intitulé « Des Soudanais expulsés par la France torturés à leur tour à Khartoum », mis à jour le 4 mai 2018, fait effectivement état, chiffres à l’appui, du fait que certains pays européens, dont la France, ont renvoyé un certain nombre de ressortissants soudanais déboutés de leur demande de protection internationale dans leur pays d’origine entre 2015 et 2017, il ne se dégage en tout état de cause pas des éléments soumis au tribunal qu’au moment de la prise de la décision actuellement litigieuse, tout demandeur de protection internationale soudanais définitivement débouté de sa demande de protection internationale en France risque d’être automatiquement et sans possibilité de recours éloigné de force vers son pays d’origine.
Le tribunal relève encore que le demandeur ne fournit pas de précisions quant à la situation générale des personnes transférées vers la France dans le cadre du règlement Dublin III, ni n’invoque-t-il une jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers la France, voire une demande en ce sens de la part de l’UNHCR. Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis de l’UNHCR interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la France dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile française ou du renvoi des demandeurs d’asile déboutés soudanais qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH.
Il ne se dégage dès lors pas des éléments soumis au tribunal que le transfert du demandeur en France l’exposerait à un refoulement en cascade qui serait contraire au principe 11de non-refoulement ancré dans l’article 33 de la Convention de Genève ou découlant des articles 3 de la CEDH et 19 de la Charte.
A supposer même que les autorités françaises devaient procéder à son éloignement vers le Soudan en cas de transfert vers la France en violation du principe de non-refoulement, tel que consacré par l’article 33 de la Convention de Genève et par l’article 19 de la Charte, le tribunal tient à relever, tel que retenu ci-avant, que le système européen commun d’asile repose sur la présomption - réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris le principe de non-refoulement, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard. Par ailleurs, il ne se dégage pas des éléments soumis au tribunal que si les autorités françaises devaient quand même décider de rapatrier le demandeur dans son pays d’origine en violation du principe de non-refoulement, alors même qu’il y serait exposé à un risque concret et grave pour sa vie, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités françaises en usant des voies de droit adéquates5. A cela s’ajoute que même si toutes les voies de recours devaient être épuisées, il serait possible au demandeur de saisir la Cour européenne des droits de l’Homme pour lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de demander aux autorités françaises de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.
Il s’ensuit que les moyens du demandeur fondés sur une violation par la décision ministérielle attaquée des articles 33 de la Convention de Genève, 3 de la CEDH et 19 de la Charte sont rejetés pour ne pas être fondés.
En ce qui concerne, ensuite, le moyen fondé sur une non-application, par le ministre, de la clause discrétionnaire instaurée par l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, il échet de relever que s’il est vrai que, lorsqu’en application des critères dudit règlement, l’Etat luxembourgeois n’est pas responsable de l’examen de la demande de protection internationale, il peut malgré tout décider d’examiner une demande de protection internationale en vertu de ladite clause discrétionnaire, cette possibilité relève cependant du pouvoir discrétionnaire du ministre, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres.6 Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge7, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée8, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu d’annuler la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal. Par ailleurs, dans le cadre du contrôle d’un pouvoir discrétionnaire, le tribunal est amené à sanctionner une disproportion si celle-ci est manifeste.
Or, dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de 5 Voir article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.
6 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.
7 « Les limites du pouvoir discrétionnaire des autorités administratives », in Rapports belges du VIIe Congrès international de Droit comparé, Bruxelles, CIDC, 1966, p.449.
8 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.
12la légalité de la décision attaquée par rapport aux articles 33 de la Convention de Genève, 3 de la CEDH et 19 de la Charte que le demandeur est resté en défaut d’établir que tout demandeur de protection internationale soudanais débouté soit automatiquement et sans possibilité de recours éloigné par les autorités françaises vers le Soudan et que c’est sur base de cette même argumentation que le demandeur estime que le ministre aurait dû appliquer la clause discrétionnaire, il y a lieu de retenir qu’il ne saurait pas davantage être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17 du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale de Monsieur …, alors même que cet examen incombe aux autorités françaises.
En effet, comme le demandeur reste en défaut d’avancer des raisons concrètes permettant de penser que les autorités françaises n’ont pas analysé correctement sa demande de protection internationale avant de l’en débouter, sans possibilité de recours, ou qu’en tant que demandeur de protection internationale débouté, il n’aurait pas accès à la justice française pour, le cas échéant, faire valoir ses droits, que ce soit en relation avec la décision de rejet de sa demande de protection internationale ou avec une éventuelle mesure d’éloignement vers son pays d’origine, c’est à juste titre que la partie étatique soutient que, dans la mesure où les autorités françaises sont présumées respecter leurs obligations découlant du droit international et européen, il n’appartient pas au ministre de mettre en doute leur décision de rejet, le contraire aboutissant, en effet, à ce que le ministre procède à une nouvelle analyse d’une demande d’ores et déjà rejetée dans un Etat membre, façon de procéder qui relèverait toutefois du « forum shopping » que le règlement Dublin III vise justement à éviter.
Le tribunal retient, dès lors, que le moyen tiré d’une violation fondée sur une non-
application, par le ministre, de la clause discrétionnaire instaurée par l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, encourt le rejet.
S’agissant, enfin, de l’état de santé de Monsieur …, il échet tout d’abord au tribunal de constater que ni lors de son entretien auprès de la direction de l’Immigration ni dans sa requête introductive d’instance, le demandeur n’a fait état de problèmes de santé particulièrement graves susceptibles d’entraîner dans son chef des mauvais traitements y compris des risques liés à l’exécution de son transfert vers la France lui-même, de sorte que le tribunal ne peut pas en tenir compte pour apprécier la légalité de la décision déférée.
S’il est vrai que la jurisprudence européenne a admis l’existence d’obstacles à un transfert en dehors d’une situation de défaillances systémiques, tel que par exemple l’état de santé de la personne devant être transférée, hypothèse ayant donné lieu à la jurisprudence9 sanctionnant un transfert du fait des risques qu’il occasionnerait en lui-même et non du fait de défaillances systémiques dans l’Etat de destination, force est au tribunal de constater que le demandeur reste en défaut de prouver que son état de santé serait d’une telle gravité qu’un transfert en France entraînerait pour lui des conséquences irréversibles.
Le tribunal relève encore qu’outre l’affirmation non autrement soutenue par le demandeur qu’il souffrirait d’un asthme aigu et qu’il prendrait des médicaments, aucune pièce ne vient documenter que cette maladie justifierait soit un report du transfert, soit une suspension 9 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Slovénie, C-578/16 : « […] Lorsque le transfert du demandeur d’asile, dont l’état de santé du demandeur d’asile est particulièrement grave, pourrait avoir des conséquences qui pourraient être irréversibles, les autorités doivent tenir compte de tous les éléments médicaux à la cause et écarter ce doute d’un risque lié au transfert lui-même, y compris sur un plan psychique. […] ».
13de celui-ci, le demandeur n’ayant, par ailleurs, pas établi que les autorités françaises lui refuseraient l’accès aux soins médicaux en violation de l’article 3 de la CEDH, ni a-t-il fourni la moindre argumentation juridique permettant de faire obstacle, au vu de cet état de santé, au règlement Dublin III.
Dans la mesure où le tribunal vient de retenir que le demandeur est resté en défaut d’établir qu’il risque de subir des traitements inhumains et dégradants en cas de transfert en France ou que son transfert en France serait de nature à entraîner dans son chef des traitements prohibés par l’article 3 de la CEDH, en raison de son état de santé, et que c’est sur base de cette même argumentation que le demandeur estime que le ministre aurait dû appliquer la clause discrétionnaire, il y a lieu de retenir qu’il ne saurait pas davantage être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17 du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale du demandeur alors même que cet examen incombe aux autorités françaises.
S’agissant, finalement, de la violation alléguée de l’article 31, paragraphe (1), du règlement Dublin III, imposant à l’Etat membre procédant au transfert d’un demandeur de protection internationale d’échanger avec l’Etat membre responsable les informations pertinentes avant l’exécution d’un transfert, le tribunal est amené à rejoindre le constat de la partie étatique selon lequel ledit article concerne l’exécution du transfert, de sorte qu’il n’affecte a priori pas la légalité de la décision de transfert en elle-même. A cela s’ajoute que si ledit article impose au ministre de communiquer, « dans un délai suffisant pour prendre les mesures nécessaires », « à l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale les données à caractère personnel concernant la personne à transférer qui sont adéquates, pertinentes et raisonnables, aux seules fins de s’assurer que les autorités qui sont compétentes conformément au droit national de l’Etat membre responsable sont en mesure d’apporter une assistance suffisante à cette personne, y compris les soins de santé urgents indispensables à la sauvegarde de ses intérêts essentiels, et de garantir la continuité de la protection et des droits conférés par le présent règlement et par d’autres instruments juridiques pertinents en matière d’asile », le demandeur reste en défaut d’expliquer dans quelle mesure il se serait trouvé dans une situation nécessitant une assistance particulière.
En effet, la seule affirmation non autrement soutenue du demandeur lors de son entretien qu’il serait asthmatique10 n’est en tout état de cause pas suffisante à cet égard. A cela s’ajoute qu’outre le fait que le demandeur reste en défaut d’établir que les autorités françaises lui refuseraient l’accès aux soins médicaux, le cas échéant, nécessaires, tel que cela a été retenu ci-avant, il n’allègue pas que son état de santé serait si grave qu’un transfert pourrait avoir des conséquences irréversibles sur celui-ci et impliquant que le ministre aurait dû s’assurer que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière suffisante et appropriée son état de santé, voire de suspendre l’exécution du transfert à défaut de précautions suffisantes. Le tribunal se doit encore de constater qu’il ne se dégage en tout état de cause d’aucun des éléments lui soumis que le demandeur ne pourrait pas trouver en France une aide spécifique au vu de ses besoins particuliers en matière d’accueil requis, le cas échéant, par son état de santé et tels qu’exigés par les articles 21 et 22 de la directive Accueil.
Au vu des considérations qui précèdent, le moyen fondé sur une violation de l’article 31 du règlement Dublin III est à son tour rejeté pour ne pas être fondé.
10 Page 2 du rapport Dublin du 7 mai 2019.
14Il s’ensuit que c’est à bon droit et sans commettre d’erreur d’appréciation que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers la France, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, respectivement de ses suites.
Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le dit non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par :
Carlo Schockweiler, premier vice-président, Stéphanie Lommel, juge, Alexandra Bochet, juge, et lu à l’audience publique extraordinaire du 23 août 2019 à 11.00 heures, par le premier vice-président en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Carlo Schockweiler Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 23 août 2019 Le greffier du tribunal administratif 15