La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

07/08/2019 | LUXEMBOURG | N°43099

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 07 août 2019, 43099


Tribunal administratif N° 43099 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 11 juin 2019 chambre de vacation Audience publique de vacation du 7 août 2019 Recours formé par Monsieur …, … contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L.18.12.2015)

___________________________________________________________________________


JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 43099 du rôle et déposée le 11 juin 2019 au greffe du tribunal administratif par Maître Louis Tinti, avocat Ã

  la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, d...

Tribunal administratif N° 43099 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 11 juin 2019 chambre de vacation Audience publique de vacation du 7 août 2019 Recours formé par Monsieur …, … contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L.18.12.2015)

___________________________________________________________________________

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 43099 du rôle et déposée le 11 juin 2019 au greffe du tribunal administratif par Maître Louis Tinti, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être né le … et être de nationalité soudanaise, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK), sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 27 mai 2019 ayant décidé de le transférer vers la France, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 29 juillet 2019 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Louis Tinti et Madame le délégué du gouvernement Linda Maniewski en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de vacation du 7 août 2019.

___________________________________________________________________________

Le 15 avril 2019, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, il fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée - police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Le même jour, il fut encore entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Par arrêté du même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », assigna Monsieur … à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) pour une durée de 3 mois, assignation qui fut prorogée pour une nouvelle durée de 3 mois par décision ministérielle du 15 juillet 2019.

Le 7 mai 2019, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités françaises en vue de la prise en charge de Monsieur … sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point d), du règlement Dublin III.

Par courriel du 9 mai 2019, les autorités françaises acceptèrent la prise en charge de Monsieur … sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point d), du règlement Dublin III.

Par décision du 27 mai 2019, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée expédiée le même jour, le ministre l’informa que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers la France sur base de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point d), du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 15 avril 2019 au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale, daté du 15 avril 2019.

1.

Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 15 avril 2019, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l'immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez précédemment introduit plusieurs demandes de protection internationale en France en dates des 10 mai 2016, 27 avril 2018 et 8 avril 2019.

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 15 avril 2019.

Sur cette base, la Direction de l'immigration a adressé en date du 7 mai 2019 une demande de reprise en charge aux autorités françaises sur base de l'article 18(1)d du règlement DIII, demande qui fut acceptée par lesdites autorités françaises en date du 10 mai 2019.

2.

Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette compétence revient à un autre Etat.

Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge — dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 — le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.

En application de l'article 3(2), alinéa 2, du règlement DIII, il y a lieu d'analyser s'il existe de sérieuses raisons de croire que la procédure de demande de protection internationale ou les conditions d'accueil des demandeurs de protection internationale présentent des défaillances systémiques susceptibles d'entraîner un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE ») ou de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH »).

Un Etat n'est pas non plus autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 CEDH ou 4 de la Charte UE.

3.

Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 30 avril 2019 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit plusieurs demandes de protection internationale en France en dates des 10 mai 2016, 27 avril 2018 et 8 avril 2019.

Selon vos déclarations vous auriez quitté votre pays d'origine en novembre 2015 en direction de la Libye. En date du 5 avril 2016 vous seriez monté à bord d'une embarcation en direction de l'Italie et vous seriez arrivé à Lampedusa deux jours plus tard. Après quelques jours, vous seriez allé en France, où vous seriez resté pendant trois années. Vous auriez introduit des demandes de protection internationale en trois occasions, qui auraient été toutes rejetées. En date du 12 avril 2019, vous auriez décidé de venir au Luxembourg afin d'y introduire une nouvelle demande.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 15 avril 2019, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Monsieur, vous indiquez ne pas vouloir retourner en France parce que « je finirai à nouveau dans la rue » (page 6 du rapport d'entretien Dublin III du 15 avril 2019).

Rappelons à cet égard que la France est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la France est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Par conséquent, en l'absence d'une pratique actuelle avérée en France de violation systématique de ces normes minimales de l'Union européenne, cet Etat est présumé respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-

refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.

En l'occurrence, dans l'hypothèse où les autorités françaises auraient effectivement rendu une décision de renvoi vers votre pays d'origine, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de les faire valoir, notamment devant les autorités judiciaires françaises.

Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la France ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence la France. Vous ne faites valoir aucun indice que la France ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions françaises, notamment en vertu de l'article 46 de la directive « Procédure ».

Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en France revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.

torture.

Au vu de ce qui précède, l'application de l'article 3(2), alinéa 2, du règlement DIII ne se justifie pas.

II n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités françaises n'ont pas été constatées.

4. Quant aux voies de recours Contre la présente décision, un recours en annulation est ouvert devant le tribunal administratif en application de l'article 35(3) de la loi du 18 décembre 2015. Le recours doit être introduit moyennant requête signée d'un avocat à la Cour dans un délai de quinze jours à partir de la notification. Le jugement du tribunal administratif n'est pas susceptible d'appel.

Le recours prévu à l'article 35(3) n'a pas d'effet suspensif. Une requête en référé signée d'un avocat à la Cour peut être déposée devant le président du tribunal administratif afin d'obtenir le sursis à l'exécution ou une mesure de sauvegarde. La décision du ministre n'est pas exécutée tant que l'ordonnance de référé n'a pas été prononcée. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 11 juin 2019, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle du 27 mai 2019, précitée.

Dans la mesure où aucune disposition légale ne prévoit de recours au fond en la matière, l’article 35, paragraphe (3), de la loi du 18 décembre 2015 prévoyant expressément un recours en annulation contre la décision de transfert visée à l’article 28, paragraphe (1), de la même loi, seul un recours en annulation a pu être introduit contre la décision ministérielle, précitée, du 27 mai 2019 de transférer Monsieur … vers la France.

Le recours en annulation est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours, le demandeur déclare être de nationalité soudanaise et avoir introduit plusieurs demandes de protection internationale en France en date respectivement des 10 mai 2016, 27 avril 2018 et 8 avril 2019.

Suite au rejet de ses différentes demandes de protection internationale par les autorités françaises, il se serait trouvé exclu des centres d’hébergement français destinés à accueillir les réfugiés.

Ce serait dans ce contexte qu’il aurait décidé de présenter une demande de protection internationale au Luxembourg, le demandeur mettant en avant qu’il serait paniqué à l’idée de retourner en France où non seulement il se retrouverait à la rue, mais où il risquerait, par ailleurs, d’être éloigné de manière forcée vers son pays d’origine. Or, la perspective d’un éloignement vers le Soudan, où il risquerait de subir des traitements inhumains et dégradants, le mettrait dans un état d’angoisse extrême. Afin d’illustrer la situation existant au Soudan depuis la destitution du Président El-Béchir, situation qui serait marquée par la prise de pouvoir de l’armée, il renvoie au dernier rapport d’Amnesty International intitulé « SOUDAN 2017/2018 ».

Il ajoute que même s’il saisissait les autorités françaises d’une nouvelle demande de protection internationale, il y aurait peu d’espoir qu’il puisse accéder à un hébergement pour réfugiés politiques. En effet, en raison de l’augmentation importante du nombre de demandeurs d’asile en France, les autorités françaises connaîtraient une forte pression qui les aurait amenées à adopter une « politique excessivement rigide s’agissant de la gestion du parc d’hébergement alors que les réfugiés ont trois mois pour libérer leur place dans ce type d’hébergement une fois obtenu la protection de la France, et les déboutés un mois ».

Finalement, le demandeur insiste sur le fait qu’il se dégagerait du résultat de ses dernières analyses sanguines qu’il serait atteint de tuberculose et d’une hépatite.

En droit, le demandeur invoque de prime abord une violation de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte ».

En se référant à un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », du 16 février 2017, rendu dans une affaire C-578/16 PPU, il fait plaider que la CJUE aurait retenu que les Etats membres, et, corrélativement, les juridictions nationales ne pourraient initier un transfert au titre du règlement Dublin III s’ils avaient des motifs sérieux de penser que ledit transfert se heurte aux dispositions de l’article 4 de la Charte.

Il ajoute que la CJUE aurait rappelé de manière constante que l’expulsion d’un demandeur de protection internationale par un Etat contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », et donc engager la responsabilité de l’Etat en cause lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.

Il estime qu’en l’espèce, son transfert vers la France se heurterait aux dispositions visées à l’article 4 de la Charte dès lors que la probabilité serait grande qu’il s’y retrouve à la rue.

Le demandeur insiste sur le fait qu’il aurait à suffisance renversé la présomption simple selon laquelle la France, en tant que pays membre de l’Union européenne devrait être considérée comme partageant des valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité puisqu’il aurait établi qu’il serait exposé à un traitement inhumain et dégradant en cas de transfert vers la France.

Le demandeur critique ensuite la décision ministérielle attaquée en reprochant au ministre de ne pas avoir fait application de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III et ce, plus particulièrement eu égard à son état de santé.

Il fait, en effet, valoir qu’étant donné qu’il se retrouverait à la rue en cas de retour forcé en France, il aurait des difficultés à y accéder à des soins médicaux suffisants. La décision de le transférer vers la France apparaîtrait dès lors comme étant disproportionnée eu égard à son état de santé.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.

Il y a lieu de relever qu’aux termes de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015: « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de l’examen de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale. ».

Il s’ensuit que si, en vertu du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide, d’un côté, de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et, de l’autre côté, de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

Aux termes de l’article 18, paragraphe (1), point d), du règlement Dublin III sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités françaises pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur … : « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de: […] d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre. […] ».

Le tribunal constate de prime abord qu’en l’espèce, la décision ministérielle déférée est motivée, d’une part, par le fait que Monsieur … a déposé les 10 mai 2016, 27 avril 2018 et 8 avril 2019 une demande de protection internationale en France et, d’autre part, par le fait que les autorités françaises ont accepté de le reprendre en charge, ce qui n’est pas contesté par celui-

ci, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers la France et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.

Force est ensuite de relever que le bien-fondé de la motivation invoquée à la base de la décision ministérielle attaquée ressort du résultat des recherches effectuées dans la base de données EURODAC versé au dossier et du courriel des autorités françaises compétentes du 9 mai 2019, qui ont, tel que relevé ci-avant, accepté la reprise en charge du demandeur, telle qu’elle a été sollicitée par les autorités luxembourgeoises sur le fondement du prédit article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III.

Le tribunal constate ensuite que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de la France, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois.

Il ne fait pas non plus valoir l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en France, mais il fait valoir que la décision de transfert actuellement litigieuse serait contraire aux dispositions des articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH tout en reprochant, par ailleurs, au ministre de ne pas avoir fait application de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III.

Le tribunal est tout d’abord amené à rappeler que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard1. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants2 3.

En ce qui concerne plus particulièrement et de manière générale le risque allégué d’une expulsion en cascade, le tribunal constate tout d’abord que la décision attaquée n’implique pas un retour du demandeur vers son pays d’origine mais désigne a priori uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de la demande d’asile, respectivement de ses suites, en l’occurrence la France, ce pays ayant, tel que relevé ci-dessus, reconnu sa compétence pour reprendre en charge le demandeur.

Il n’en reste pas moins qu’il ressort, notamment, de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH - similaire à l’article 4 de la Charte -, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant, en effet, pas irréfragable4. Dans ces conditions, l’article 3 de la CEDH implique l’obligation de ne pas éloigner la personne en 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.

2 Ibidem, point 79.

3 Trib. adm., 26 février 2014, n°33956 du rôle, Trib. adm., 17 mars 2014, n°34054 du rôle et Trib. adm., 2 avril 2014, n°34133 du rôle, Pas. adm. 2018, V° Etrangers, n°952 et les autres références y citées.

4 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.

question vers ce pays5.

Afin d’apprécier s’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur encourt un risque réel de traitement prohibé par l’article 3 de la CEDH, la CourEDH a jugé que pour vérifier l’existence d’un risque de mauvais traitements, il y a lieu d’examiner les conséquences prévisibles de l’éloignement du requérant dans le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans ce pays et des circonstances propres au cas de la partie requérante6.

Le tribunal est toutefois amené à relever que dans les affaires mettant en cause l’expulsion d’un demandeur d’asile, la CourEDH7 a néanmoins précisé qu’elle se gardait d’examiner elle-même les demandes d’asile ou de contrôler la manière dont les Etats remplissent leurs obligations découlant de la Convention de Genève, sa préoccupation essentielle étant de savoir s’il existe des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers le pays qu’il a fui, la CourEDH ayant encore retenu que l’effectivité d’un recours ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant8.

Il n’en demeure pas moins que, compte tenu de l’importance que la CourEDH attache à l’article 3 de la CEDH et de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitements, l’effectivité d’un recours demande impérativement un contrôle attentif par une autorité nationale, c’est-à-dire un examen indépendant et rigoureux de tout grief aux termes duquel il existe des motifs de croire à un risque de traitement contraire à l’article 3 de la CEDH9, la préoccupation essentielle de la CourEDH étant de savoir s’il existe en l’espèce des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers son pays d’origine10, la CourEDH ayant encore souligné que lorsqu’il y a eu une procédure interne, il n’entre pas dans les attributions de la CourEDH de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueilles par eux11.

Il se dégage en conséquence de cette jurisprudence que le transfert d’un demandeur de protection internationale par le Grand-Duché de Luxembourg vers l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, respectivement du traitement de celle-

ci et des suites à y donner, en application du règlement Dublin III, ne pourrait constituer une violation de l’article 3 de la CEDH, respectivement 4 de la Charte, qu’à la condition que l’intéressé démontre, soit qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’il encourt un risque réel de subir la torture ou des traitements inhumains ou dégradants dans cet Etat, soit qu’il ne bénéficierait pas d’une protection contre le non-refoulement vers son pays d’origine dans l’Etat intermédiaire responsable du traitement de sa demande de protection internationale, respectivement des suites à apporter à celle-ci, une fois que son examen a abouti à la prise d’une décision de rejet définitive, à savoir en l’occurrence la France.

Cette jurisprudence impose dès lors la vérification de l’existence d’un risque de 5 CEDH, 4 décembre 2008, Y./Russie, n°20113/07, point 75.

6 CEDH, 4 décembre 2008, Y./Russie, n°20113/07, point 78 ; CEDH, 28 février 2008, Saadie/Italie, n°37201/06, points 128-129 ; CEDH, 30 octobre 1991, Vilvarajah et autres/Royaume-Uni, n°13448/87, point 108 in fine.

7 CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09, point 286.

8 Ibidem, point 289 ; voir également Trib. adm. 30 novembre 2018, n°41764 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu 9 Ibidem, point 293.

10 Ibidem, point 298.

11 CEDH, grande chambre, 23 mars 2016, F.G. c. Suède, n°43611/11, point 118.

mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de sévérité, l’examen de ce seuil minimum étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce, tels que la durée du traitement et ses conséquences physiques et mentales et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de l’intéressé.

D’autre part, lorsque, comme en l’espèce, le risque n’est pas seulement inhérent à la situation dans l’Etat membre responsable de la reprise en charge du demandeur de protection internationale débouté, mais résulte également de la crainte d’un refoulement par ricochet vers le pays d’origine, il y a lieu de vérifier l’existence d’une protection effective contre le non-

refoulement du ressortissant de pays tiers par l’Etat intermédiaire de transfert vers son pays d’origine où il risquerait d’être exposé à un traitement inhumain ou dégradant.

Force est de constater qu’en l’espèce, il ne se dégage pas des éléments à la disposition du tribunal que la France ait refusé ou omis de traiter les demandes de protection internationale de Monsieur …, alors qu’au contraire, il se dégage des explications du demandeur que celui-ci a bien vu ses demandes examinées en France, puisque les autorités françaises ont explicitement accepté de le reprendre en charge sur base de l’article 18, paragraphe (1), d), du règlement Dublin III, disposition qui vise le cas d’un demandeur de protection internationale « dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre ». Il ne se dégage pas non plus des éléments de la cause que les autorités françaises compétentes auraient violé le droit du demandeur à l’examen, selon une procédure juste et équitable, de ses demandes de protection internationale ou qu’elles auraient refusé de lui garantir une protection conforme au droit international et au droit européen, notamment et en particulier au vu des risques éventuellement encourus par lui dans son pays d’origine, Monsieur … n’ayant, en effet, avancé aucun élément concret permettant de conclure que sa procédure d’asile n’y aurait pas été conduite conformément aux normes imposées par la directive 2013/32 UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale.

Il y a ensuite lieu de relever qu’il ne se dégage pas non plus des éléments à la disposition du tribunal que la mise en œuvre d’une décision définitive de refus de protection internationale et de renvoi vers son pays d’origine constitueraient en soi une violation du principe de non-

refoulement, le règlement Dublin III visant précisément à lutter contre les demandes d’asile multiples (« asylum shopping »), en retenant le principe de l’examen de la demande par un seul Etat membre (« one chance only »), étant, en effet, relevé que le règlement Dublin III cherche justement à pallier aux mouvements secondaires des demandeurs d’asile qui souhaitent, pour différentes raisons, notamment au vu d’une jurisprudence nationale plus favorable, faire leur demande dans l’Etat membre de leur choix.

Force est encore de relever qu’il ne se dégage pas des éléments soumis au tribunal qu’au moment de la prise de la décision actuellement litigieuse, tout demandeur de protection internationale soudanais définitivement débouté de sa demande de protection internationale en France risquait d’être automatiquement et sans possibilité de recours éloigné de force vers son pays d’origine.

Dans ces circonstances, la conclusion s’impose que le demandeur reste en défaut de prouver que son transfert vers la France l’exposerait à un refoulement en cascade qui serait contraire au principe du non-refoulement, ancré à l’article 33 de la Convention de Genève ou découlant de l’article 4 de la Charte ou encore de l’article 3 de la CEDH, et qui risquerait par là même de l’exposer à des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, tels qu’également invoqués par Monsieur ….

A cela s’ajoute que si par impossible les autorités françaises devaient quand même décider de rapatrier le demandeur dans son pays d’origine en violation des articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 33 de la Convention de Genève, alors même qu’il y serait exposé à un risque concret et grave pour sa vie, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités françaises compétentes en usant des voies de droit adéquates12. Par ailleurs, même si toutes les voies de recours devaient être épuisées, il serait possible au demandeur de saisir la CourEDH pour lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de demander aux autorités françaises de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.

Le tribunal relève encore, à cet égard, que dans la mesure où le demandeur reste en défaut d’avancer des raisons concrètes permettant de penser que les autorités françaises responsables du traitement de sa demande de protection internationale, respectivement des suites à y donner, n’ont pas analysé correctement ses demandes de protection internationale avant de l’en débouter ou qu’en tant que demandeur de protection internationale débouté, il n’aurait pas ou n’aurait pas eu accès à la justice de cet Etat pour, le cas échéant, faire valoir ses droits, que ce soit en relation avec les décisions de rejet de ses demandes de protection internationale ou avec une éventuelle mesure d’éloignement vers son pays d’origine, il n’appartient pas au ministre de mettre en doute les décisions de rejet des autorités de l’Etat membre responsable, le contraire aboutissant, en effet, à ce que le ministre procède à une nouvelle analyse d’une demande d’ores et déjà rejetée dans un Etat membre, façon de procéder qui relèverait toutefois du « forum shopping» que le règlement Dublin III vise justement à éviter13.

S’agissant ensuite plus spécifiquement des reproches du demandeur selon lesquels les conditions d’accueil en France ne seraient pas garanties, le tribunal relève que si celui-ci fait état de sa crainte de se retrouver à la rue, sans pouvoir accéder au parc d’hébergement pour demandeurs de protection internationale, respectivement pour demandeurs déboutés, la question centrale et pertinente qui se pose en l’espèce est celle non pas des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en France, mais celle des demandeurs de protection internationale déboutés transférés en France, le demandeur s’étant, en effet, vu refuser ses demandes de protection internationale par les autorités françaises.

Pour ce qui est ainsi de la question de l’accès limité voire impossible à des conditions d’accueil minimales des personnes transférées sous le règlement Dublin III en France, le tribunal constate d’abord, tel que mis en exergue par le délégué du gouvernement dans son mémoire en réponse, que la directive n° 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (« directive Accueil ») prévoit explicitement la possibilité de « limiter les possibilités d’abus du système d’accueil en précisant les circonstances dans lesquelles le bénéfice des conditions matérielles d’accueil pour les demandeurs peut être limité ou retiré, tout en garantissant un niveau de vie digne à tous les demandeurs14 ». L’article 20 de cette 12 Voir article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

13 Voir notamment Trib. adm. 8 août 2018, n° 41457 du rôle et Trib. adm., 17 octobre 2018, n°41694 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.

14 Considérant 25.

directive Accueil prévoit pour sa part explicitement la possibilité pour les Etats membres notamment de limiter, voire de retirer, le bénéfice des conditions matérielles d’accueil, notamment lorsqu’un demandeur « a) abandonne le lieu de résidence fixé par l’autorité compétente sans en avoir informé ladite autorité ou, si une autorisation est nécessaire à cet effet, sans l’avoir obtenue » ou encore « c) a introduit une demande ultérieure telle que définie à l’article 2, point q), de la directive 2013/32/UE », c’est-à-dire une nouvelle demande de protection internationale « présentée après qu’une décision finale a été prise sur une demande antérieure, y compris le cas dans lequel le demandeur a explicitement retiré sa demande et le cas dans lequel l’autorité responsable de la détermination a rejeté une demande à la suite de son retrait implicite, conformément à l’article 28, paragraphe 1 ».

De même, si le 11ème considérant du règlement Dublin III stipule explicitement que la directive Accueil est applicable aux demandeurs d’asile soumis à une procédure Dublin, il admet également explicitement l’application des limitations figurant dans cette même directive Accueil.

Tel que relevé ci-avant, il est constant en cause que Monsieur … a été débouté de ses diverses demandes de protection internationale en France, cet Etat membre ayant accepté sa reprise sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d), du règlement Dublin III, précité.

Monsieur …, en cas de transfert en France, devra, dans ces conditions, soit y être considéré comme un migrant en situation irrégulière, à défaut d’y réintroduire une nouvelle demande de protection internationale, et, partant en sa qualité de demandeur d’asile débouté comme sortant du champ d’application de la Convention de Genève, soit, dans l’hypothèse de l’introduction d’une nouvelle demande, comme demandeur ayant formulé une demande ultérieure au sens de la législation européenne, de sorte à pouvoir, théoriquement, se voir opposer la limitation, voire le retrait de l’accès aux conditions matérielles d’accueil.

Le tribunal relève encore que la loi du 18 décembre 2015 relative à l’accueil des demandeurs de protection internationale et de protection temporaire, législation régissant les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au Luxembourg, s’applique à tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride ayant présenté une demande de protection internationale sur laquelle aucune décision finale n’a encore été prise, de sorte à exclure les demandeurs ayant formulé une « demande ultérieure », tandis que l’article 22 de la même loi permet au directeur de l’Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration de limiter ou de retirer le bénéfice des conditions matérielles d’accueil lorsque le demandeur a notamment déjà introduit une demande de protection internationale au Grand-Duché de Luxembourg.

Dès lors, le fait même de limiter ou de restreindre totalement ou partiellement l’accès aux conditions matérielles d’accueil à des migrants ayant quitté sans autorisation leur lieu d’hébergement ou ayant introduit une demande ultérieure après avoir essuyé un premier refus définitif à leur demande de protection internationale, est autorisé tant par la législation européenne que, à titre de mise en perspective, par la législation nationale luxembourgeoise.

Ainsi, à admettre que la France ait adoptée une politique visant à restreindre l’accès au système d’accueil à certaines catégories de personnes et notamment à celles y ayant déjà été définitivement déboutées de leur demande de protection internationale, ne peut pas per se être constitutive d’un dysfonctionnement systémique ; quant au sort de Monsieur …, lequel pourra être considéré par les autorités françaises soit comme un migrant en situation irrégulière, soit comme un demandeur ayant formulé une demande ultérieure, le fait de limiter l’accès de ce dernier aux conditions d’accueil, sur la toile de fond de la volonté des autorités françaises de limiter « les possibilités d’abus du système d’accueil », conformément à l’esprit de la directive Accueil, ne constitue pas per se une violation de l’article 4 de la Charte, sous réserve d’une possibilité d’accès, à l’instar de toute autre personne en situation de détresse, en ce compris les nationaux, à un dispositif d’aide d’urgence.

La question litigieuse en l’espèce se pose dès lors davantage en termes d’accès à l’aide sociale d’urgence de droit commun plutôt qu’en termes d’accès au système d’accueil spécifiquement mis en place pour les besoins des demandeurs de protection internationale.

Une telle approche est également retenue par le Conseil d’Etat français15 : « le bénéfice [de l’accès à tout moment à un dispositif d’hébergement d’urgence] ne peut être revendiqué par l’étranger dont la demande d’asile a été définitivement rejetée et qui a fait l’objet d’une mesure d’éloignement contre laquelle les voies de recours ont été épuisées qu’en cas de circonstances particulières faisant apparaître, pendant le temps strictement nécessaire à son départ, une situation de détresse suffisamment grave pour faire obstacle à ce départ ».

Or, le demandeur n’a, sous cet angle, pas apporté le moindre éclairage relatif à la situation en France.

Dans ce contexte et de manière plus générale, le tribunal relève encore que la CourEDH a considéré de manière régulière que l’article 3 de la CEDH ne saurait être interprété comme obligeant les Etats membres à garantir un droit au logement à toute personne relevant de leur juridiction. Il ne saurait pas non plus être tiré de l’article 3 de la CEDH un devoir général de fournir aux réfugiés une assistance financière pour que ceux-ci puissent maintenir un certain niveau de vie16.

La CourEDH a de même retenu qu’aucune disposition de la CEDH ne saurait être interprétée comme conférant à une personne le droit de jouir d’un niveau de vie donné ou le droit d’obtenir une aide financière de l’Etat17.

Par ailleurs, un Etat ne peut pas se voir reprocher de vouloir inciter une personne définitivement déboutée de sa demande de protection internationale et a fortiori en situation irrégulière de quitter volontairement le territoire sur lequel elle réside irrégulièrement ; le fait d’être, le cas échéant, exposée à la nécessité d’entreprendre des démarches administratives plus contraignantes pour obtenir l’assistance, telle que la mise à disposition d’un logement gratuit de l’Etat où la personne en question se maintient en dépit d’une décision de refus, respectivement de ne pouvoir bénéficier que d’une aide plus limitée, ne saurait être considéré comme impliquant ipso facto un traitement inhumain et dégradant qui serait contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH.

Il convient, par ailleurs, de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’aide français - que ce soit celui offert aux demandeurs de protection internationale ou celui accessible à tous les résidents français – était à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités 15 Voir par exemple Conseil d’Etat, 4 juillet 2013, n°369750.

16 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12, points 94 et 95, et les jurisprudences y citées.

17 CEDH, 20 avril 1999, Wasilewski c. Pologne , n° 32734/96.

françaises en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates ; il en va de même si le demandeur devait estimer que le système français n’était pas conforme aux normes européennes ; dans ce cas, il appartiendrait au requérant de faire valoir ses droits sur base de la directive n° 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (« directive Procédure ») ainsi que de la directive Accueil directement auprès des autorités françaises en usant des voies de droit adéquates.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le moyen fondé sur une violation de l’article 4 de la Charte est à rejeter pour ne pas être fondé.

En ce qui concerne finalement le moyen du demandeur selon lequel il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, aux termes duquel « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. (…) », le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres18. Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge19, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée20, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu d’annuler la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal. Par ailleurs, dans le cadre du contrôle d’un pouvoir discrétionnaire, le tribunal est amené à sanctionner une disproportion si celle-ci est manifeste.

Si le demandeur déclare à l’appui de sa requête introductive d’instance souffrir de tuberculose et d’une hépatite, il y a cependant lieu de constater qu’il ne se dégage pas des pièces versées en cause que le demandeur souffrirait d’une quelconque maladie exigeant un traitement ou des soins médicaux, le demandeur n’alléguant lui-même d’ailleurs pas suivre le moindre traitement au Luxembourg. Il s’ensuit que le demandeur reste en défaut de soumettre au tribunal un quelconque élément lui permettant de retenir que son état de santé serait d’une gravité telle qu’il s’opposerait à l’organisation de son transfert en France, respectivement qu’il ne pourrait pas bénéficier en France des soins médicaux dont il aurait, le cas échéant, besoin.

Il s’ensuit que c’est à bon droit et sans commettre d’erreur d’appréciation, ni excéder ses pouvoirs, que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers la France, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, respectivement de ses suites, sans faire application de l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, de sorte que le moyen fondé sur une violation de cette disposition est également rejeté.

18 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

19 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2018, V° Recours en annulation, n° 51 et les autres références y citées.

20 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.

En l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours en annulation est à rejeter pour ne pas être fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en annulation en la forme ;

au fond le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique de vacation du 7 août 2019 par :

Alexandra Castegnaro, premier juge, Michèle Stoffel, juge, Stéphanie Lommel, juge, en présence du greffier en chef Arny Schmit.

Arny Schmit Alexandra Castegnaro Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 7.8.2019 Le greffier du tribunal administratif 15


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 43099
Date de la décision : 07/08/2019

Origine de la décision
Date de l'import : 21/10/2021
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2019-08-07;43099 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award