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17/07/2019 | LUXEMBOURG | N°43092

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 17 juillet 2019, 43092


Tribunal administratif N° 43092 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 7 juin 2019 Chambre de vacation Audience publique extraordinaire du 17 juillet 2019 Recours formé par Madame …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art.35 (3), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 43092 du rôle et déposée le 7 juin 2019 au greffe du tribunal administratif par Maître Sébastien Lanoue,

avocat à la Cour, assisté de Maître Marcel Marigo, avocat, les deux inscrits au tableau d...

Tribunal administratif N° 43092 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 7 juin 2019 Chambre de vacation Audience publique extraordinaire du 17 juillet 2019 Recours formé par Madame …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art.35 (3), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 43092 du rôle et déposée le 7 juin 2019 au greffe du tribunal administratif par Maître Sébastien Lanoue, avocat à la Cour, assisté de Maître Marcel Marigo, avocat, les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … à … (Guinée), de nationalité guinéenne, demeurant à …, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 22 mai 2019 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de la transférer vers l’Espagne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 26 juin 2019 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul Reiter en sa plaidoirie à l’audience publique du 17 juillet 2019.

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Le 20 février 2019, Madame …, déclarant être de nationalité guinéenne, introduisit une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Madame … fut entendue par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée – police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il s’avéra à cette occasion, sur base du résultat des recherches effectuées dans la base de données EURODAC que l’intéressée avait franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 25 janvier 2019.

Toujours le 20 février 2019, Madame … passa encore un entretien auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de leurs demandes de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, dénommé ci-après « le règlement Dublin III ».

Par communication du 21 février 2019, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-

après dénommé le « ministre », sollicita auprès des autorités espagnoles la prise en charge de Madame … en exécution du règlement Dublin III.

Par courrier du 30 avril 2019, les autorités luxembourgeoises informèrent les autorités espagnoles qu’elles considèrent l’Espagne comme ayant tacitement accepté la prise en charge de Madame … en date du 22 avril 2019.

Par courrier électronique du 3 mai 2019, les autorités espagnoles donnèrent leur accord pour l’organisation du transfert de l’intéressée.

En date du 22 mai 2019, le ministre s’adressa au service de police judiciaire, section criminalité organisée – police des étrangers, de la police grand-ducale en vue d’organiser le transfert de Madame … vers l’Espagne.

Par décision du 22 mai 2019, notifiée à l’intéressée par courrier recommandé envoyé le même jour, le ministre informa Madame … de sa décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de la transférer vers l’Espagne, sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :

« Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 20 février 2019 au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 13(1) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférée vers l’Espagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 20 février 2019 et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 20 février 2019.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 20 février 2019, vous avez introduit une demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l’immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez précédemment franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 25 janvier 2019.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 20 février 2019.

Sur cette base, la Direction de l’immigration a adressé en date du 21 février 2019 une demande de prise en charge aux autorités espagnoles sur base de l’article 13(1) du règlement DIII, demande qui fut tacitement acceptée par lesdites autorités espagnoles en date du 22 avril 2019 sur base de l’article 22(7) du règlement précité.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l’Immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du règlement DIII, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un État membre dans lequel il est entré en venant d’un État tiers, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale.

La responsabilité de l’Espagne est acquise suivant l’article 22(7) du règlement DIII en ce que l’absence de réponse à l’expiration d’un délai de deux mois équivaut à l’acceptation de la requête, et entraîne l’obligation de prendre en charge la personne concernée.

Un Etat n’est pas non plus autorisé à transférer un demandeur vers l’État normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 CEDH ou 4 de la Charte UE.

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 20 février 2019 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez précédemment franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 25 janvier 2019.

Selon vos déclarations vous auriez quitté la Guinée fin 2018 par voie aérienne en direction du Maroc. Vous y seriez restée un mois avant d’embarquer sur un bateau en direction de l’Espagne. Après un mois, vous auriez continué votre voyage en direction du Luxembourg où vous seriez arrivée en date du 19 février 2019. Vous déclarez que vous n’auriez pas introduit de demande de protection internationale en Espagne parce que le Luxembourg aurait été la destination de votre voyage dès le début.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 20 février 2019, vous n’avez pas fait mention d’éventuelles particularités sur votre état de santé ou autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l’Espagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités espagnoles n’ont pas été constatées (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 7 juin 2019, inscrite sous le numéro 43092 du rôle, Madame … a fait introduire un recours en annulation contre la décision ministérielle précitée du 22 mai 2019.

Par requête séparée déposée au greffe du tribunal administratif en date du même jour, inscrite sous le numéro 43093 du rôle, elle a encore introduit une demande en institution d’une mesure provisoire tendant en substance à voir surseoir à l’exécution de son transfert vers l’Espagne et à l’autoriser à résider au Grand-Duché de Luxembourg jusqu’au jour où le tribunal administratif aura statué sur le mérite de son recours au fond. Par ordonnance présidentielle du 12 juin 2019, ladite requête fut rejetée pour ne pas être fondée.

En vertu de l’article 35, paragraphe (3) de la loi du 18 décembre 2015, un recours en annulation peut être introduit contre une décision de transfert, de sorte que seul un recours en annulation a valablement pu être introduit contre la décision ministérielle sous examen du 22 mai 2019.

Le recours en annulation est encore recevable pour avoir, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours, la demanderesse affirme avoir quitté son pays d’origine, la Guinée, pour se rendre en Europe et y introduire une demande de protection internationale alors qu’elle aurait été, dans son pays d’origine, victime d’un viol par un homme d’un âge très avancé lequel elle aurait été forcée d’épouser. Elle donne à considérer qu’elle n’aurait jamais introduit une quelconque demande de protection internationale en Espagne. La demanderesse relève ensuite qu’elle souffrirait d’une hépatite B diagnostiquée au Luxembourg.

En droit, la demanderesse conclut d’abord à la recevabilité de son recours, avant de faire plaider que si l’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III sanctionnait l’absence de réponse de l’Etat membre par une acceptation tacite, il y aurait lieu d’admettre que l’application de cette disposition devrait se faire dans le respect du principe de proportionnalité et sur base d’une appréciation concrète et objective de sa situation individuelle pour éviter des atteintes injustifiées à son intégrité physique et psychique du fait de l’exécution de la décision de transfert.

Elle conteste encore que les autorités luxembourgeoises aient désigné l’Etat espagnol comme seul responsable de l’examen de sa demande de protection internationale sans s’assurer qu’elle ne serait pas soumise par les autorités espagnoles à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et approuvée par une loi du 29 août 1953, désignée ci-après par « la CEDH », de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-

après dénommée « la Charte ». A cet égard, la demanderesse donne à considérer que l’Espagne aurait déjà été condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme1, ci-après dénommée « la CourEDH », pour avoir fait application de la loi dite « loi du bâillon » qui permettrait en substance aux autorités espagnoles de procéder à des expulsions massives sans que les personnes concernées n’aient la possibilité de demander l’asile ou une évaluation des risques en cas de renvoi depuis Ceuta ou Melilla vers le Maroc. En se prévalant encore d’un rapport d’Amnesty international de 2018, intitulé « Espagne. Il faut abroger la loi qui permet de procéder à des expulsions en dehors de toute procédure légale », la demanderesse estime qu’il serait évident qu’elle serait expulsée par les autorités espagnoles vers le Maroc, sinon en Guinée, en application de cette « loi du bâillon », de sorte que la décision de la transférer vers un Etat membre qui aurait fait l’objet d’une condamnation pour avoir violé l’article 13 de la CEDH, combiné à l’article 4 du Protocole n° 4, sans pour autant garantir qu’elle ne subira pas le même sort que les migrants expulsés massivement vers le Maroc, constituerait par son effet une violation desdits articles, mais également de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.

Enfin, elle conteste que les conditions d’application des articles 16, paragraphe (1) et 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III soient remplies en son chef, la demanderesse rappelant avoir subi en raison de sa fragilité toutes sortes de traitements inhumains et dégradants dans son pays d’origine et au Maroc, tout comme elle souffrirait d’une hépatite B.

Sa situation telle que décrite commanderait l’application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, notamment pour des considérations humanitaires au vu du risque de persécution et de traitements dégradants qu’elle encourrait dès son retour au Maroc, sinon en Guinée.

1 CEDH, 3 octobre 2017, N.D. et N.T. c. Espagne, req. N° 8675/15 et 8697/15.

Le délégué du gouvernement pour sa part conclut au rejet du recours au motif qu’aucune des conditions légales ne serait remplie en cause.

Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

L’article 13, paragraphe (1), du règlement Dublin III, dispose que « Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du présent règlement, notamment des données visées au règlement (UE) no 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un État membre dans lequel il est entré en venant d’un État tiers, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. Cette responsabilité prend fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

Le tribunal constate qu’il est constant en cause que la décision de transférer la demanderesse vers l’Espagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application des prédits articles 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif que la demanderesse a franchi illégalement la frontière espagnole en date du 25 janvier 2019 et, que les autorités espagnoles ont accepté tacitement en date du 22 avril 2019 de prendre en charge l’examen de sa demande de protection internationale, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer la demanderesse vers l’Espagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.

Concernant l’affirmation de la partie demanderesse selon laquelle l’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III, lequel prévoit l’acceptation tacite d’une prise en charge en l’absence de réponse à une demande formulée dans les délais prescrits, devrait faire l’objet d’une application proportionnée, force est au tribunal de retenir que cette disposition n’est susceptible d’aucune interprétation. Elle indique clairement que l’absence de réponse par l’Etat requis dans un délai de deux mois, respectivement un mois, équivaut à une acceptation de la requête de prise en charge et entraîne l’obligation pour cet Etat membre de prendre en charge la personne concernée. Il s’ensuit que le moyen afférent est à rejeter.

Le tribunal constate ensuite que la demanderesse ne conteste ni la compétence de principe des autorités espagnoles, ni, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, mais reproche au ministre d’avoir décidé de son transfert en Espagne malgré le fait qu’elle y serait soumise à des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, ainsi qu’en violation de l’article 17 du règlement Dublin III, et au principe de non refoulement prévu à l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après dénommée « la Convention de Genève ».

En présence de plusieurs moyens invoqués, le tribunal n’est pas lié par l’ordre dans lequel ils lui ont été soumis et détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.

Le tribunal est tout d’abord amené à rappeler que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3 4.

En ce qui concerne plus particulièrement et de manière générale le risque allégué d’une expulsion en cascade, le tribunal constate tout d’abord que la décision attaquée n’implique pas un retour vers le pays d’origine de la demanderesse, mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de sa demande de protection internationale, étant relevé que ledit Etat-membre, en l’occurrence l’Espagne, a implicitement reconnu être compétent pour prendre la demanderesse en charge. En l’espèce, la demanderesse n’est pas à considérer comme demandeur de protection internationale débouté, mais elle est transférée en vue de l’examen de sa demande de protection internationale.

Il n’en demeure pas moins qu’il ressort, notamment, de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH - similaire à l’article 4 de la Charte -, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable5. Dans ces conditions, une violation de l’article 3 de la CEDH implique l’obligation de ne pas éloigner la personne en question vers ce pays6.

Afin d’apprécier s’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur encourt un risque réel de traitement prohibé par l’article 3 de la CEDH, la CourEDH a jugé que pour vérifier l’existence d’un risque de mauvais traitements, il y a lieu d’examiner les conséquences 2 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.

3 Ibidem, point 79.

4 trib. adm. 26 février 2014, n°33956 du rôle, trib. adm. 17 mars 2014, n°34054 du rôle et trib. adm. 2 avril 2014, n°34133 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.

5 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S.

c. Belgique et Grèce, n°30696/09.

6 CEDH, 4 décembre 2008, Y./Russie, n°20113/07, point 75.

prévisibles de l’éloignement d’un étranger dans le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans ce pays et des circonstances propres au cas de l’intéressé7.

Le tribunal est toutefois amené à relever que, dans les affaires mettant en cause l’expulsion d’un demandeur d’asile, la CourEDH8 a précisé qu’elle se gardait d’examiner elle-

même les demandes d’asile ou de contrôler la manière dont les Etats remplissent leurs obligations découlant de la Convention de Genève, sa préoccupation essentielle étant de savoir s’il existe des garanties effectives qui protègent l’intéressé contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers le pays qu’il a fui, la CourEDH ayant encore retenu que l’effectivité d’un recours ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant9.

Il n’en demeure pas moins que, compte tenu de l’importance que la CourEDH attache à l’article 3 de la CEDH et de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitements, l’effectivité d’un recours demande impérativement un contrôle attentif par une autorité nationale, c’est-à-dire un examen indépendant et rigoureux de tout grief aux termes duquel il existe des motifs de croire à un risque de traitement contraire à l’article 3 de la CEDH10, la préoccupation essentielle de la CourEDH étant de savoir s’il existe en l’espèce des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers son pays d’origine11, la CourEDH ayant encore souligné que lorsqu’il y a eu une procédure interne, il n’entre pas dans les attributions de la CourEDH de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueilles par eux12.

Il se dégage en conséquence de cette jurisprudence que le transfert d’un demandeur de protection internationale du Grand-Duché de Luxembourg vers l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en application du règlement Dublin III, ne pourrait constituer une violation de l’article 3 de la CEDH, respectivement 4 de la Charte, qu’à la condition que l’intéressé démontre, soit qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’il encourt un risque réel de subir la torture ou des traitements inhumains ou dégradants dans cet Etat, soit qu’il ne bénéficierait pas d’une protection contre le non-refoulement vers son pays d’origine dans l’Etat intermédiaire responsable du traitement de sa demande de protection internationale, à savoir en l’occurrence l’Espagne.

Cette jurisprudence impose dès lors la vérification de l’existence d’un risque de mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de sévérité, l’examen de ce seuil minimum étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce de l’intéressé.

Force est toutefois de constater qu’en l’espèce, la demanderesse n’apporte aucun élément de nature à établir qu’elle risquerait des mauvais traitements en cas de retour en Espagne, étant précisé qu’il ressort de ses propres déclarations auprès du ministère qu’elle aurait été hébergée dans un camp lors de son séjour en Espagne. Elle n’affirme ni que, personnellement et concrètement, ses droits n’auraient pas été respectés en Espagne, ni que ses droits ne seraient pas garantis en Espagne, ni que, de manière générale, les droits des 7 CEDH, 4 décembre 2008, Y./Russie, n°20113/07, point 78 ; ; CEDH, 28 février 2008, Saadie/Espagne, n°37201/06, points 128-129 ; CEDH, 30 octobre 1991, Vilvarajah et autres/Royaume-Uni, n°13448/87, point 108 in fine.

8 CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09, point 286.

9 Ibidem, point 289 ; voir également trib. adm. 30 novembre 2018, n°41764 du rôle, disponible sous www.jurad.etat.lu.

10 Ibidem, point 293.

11 Ibidem, point 298.

12 CEDH, grande chambre, 23 mars 2016, F.G. c. Suède, n°43611/11, point 118.

demandeurs de protection internationale en Espagne ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que les demandeurs de protection internationale n’auraient en Espagne aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir, étant encore relevé que l’Espagne est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève - comprenant le principe de non-refoulement y inscrit à l’article 33 -

ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, devrait en appliquer les dispositions.

Cette conclusion n’est pas énervée par l’argumentation de la partie demanderesse selon laquelle l’Espagne a été condamnée le 3 octobre 2017 par la CourEDH13, étant précisé que le contexte de cette condamnation était bien particulier, à savoir celui du refoulement immédiat et sans autre formalité de deux migrants entrés irrégulièrement en Espagne par le poste frontière de Melilla après avoir escaladé trois clôtures, et que la demanderesse n’a pas établi qu’elle risquerait d’être exposée à une telle pratique en cas de transfert en Espagne, les autorités espagnoles ayant en effet accepté sa prise en charge en application de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III.

Pour ce qui est plus particulièrement de la crainte mise en avant par la demanderesse de se voir renvoyer arbitrairement par les autorités espagnoles vers son pays d’origine, la Guinée, voire au Maroc, force est au tribunal de relever qu’elle reste en défaut d’étayer concrètement l’existence d’un tel risque dans son chef, la demanderesse ne fournissant pas d’éléments susceptibles de démontrer que l’Espagne ne respecterait pas le principe du non-refoulement et faillirait dès lors à ses obligations internationales en la renvoyant, après l’examen de sa demande de protection internationale qui sera introduite en Espagne, dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient mis sérieusement en danger ou encore qu’elle risquerait d’être forcée de se rendre dans un tel pays.

Par ailleurs, il ne se dégage pas des éléments soumis au tribunal que si les autorités espagnoles devaient néanmoins décider de rapatrier la demanderesse dans son pays d’origine, en violation des articles 3 de la CEDH et 33 de la Convention de Genève, alors même qu’elle y serait exposée à un risque concret et grave pour sa vie, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités espagnoles en usant des voies de droit adéquates14.

Il ne se dégage dès lors pas des éléments soumis au tribunal que le transfert de la demanderesse vers l’Espagne, l’exposerait à un retour forcé en Guinée, qui serait contraire au principe de non-refoulement ancré dans l’article 33 de la Convention de Genève ou découlant des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

Le moyen de la demanderesse fondé sur un renvoi contraire aux dispositions internationales précitées vers son pays d’origine, est, par conséquent, à rejeter pour ne pas être fondé.

En ce qui concerne ensuite une prétendue violation, par le ministre, de la clause discrétionnaire instaurée par l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, il échet de 13 CEDH, 3 octobre 2017, N.D. et N.T. c. Espagne, req. N° 8675/15 et 8697/15.

14 Voir article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale.

relever que s’il est vrai que, lorsqu’en application des critères dudit règlement, l’Etat luxembourgeois n’est pas responsable de l’examen de la demande de protection internationale, il peut malgré tout décider d’examiner une demande de protection internationale en vertu de ladite clause discrétionnaire, cette possibilité relève cependant du pouvoir discrétionnaire du ministre, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres15. Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge16, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée17, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu d’annuler la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal. Par ailleurs, dans le cadre du contrôle d’un pouvoir discrétionnaire, le tribunal est amené à sanctionner une disproportion si celle-ci est manifeste.

Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de la légalité de la décision attaquée par rapport aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte la demanderesse est restée en défaut d’établir qu’elle risquerait des actes de torture ou des traitements inhumains ou dégradants en cas de retour en Espagne, respectivement d’être sans possibilité de recours au cas où elle risquerait d’être éloignée par les autorités espagnoles vers la Guinée, et que c’est sur base de cette même argumentation que la demanderesse estime que le ministre aurait dû appliquer la clause discrétionnaire, il y a lieu de retenir qu’il ne saurait pas davantage être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17 du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale de Madame …, alors même que cet examen incombe aux autorités espagnoles, le contraire constituant, en effet, une façon de procéder qui relèverait du « forum shopping » que le règlement Dublin III vise justement à éviter.

Cette conclusion n’est pas énervée par les développements de la partie demanderesse quant à son état de santé, étant donné que c’est pour la première fois dans le cadre de sa requête introductive d’instance que la demanderesse indique qu’elle souffre d’une hépatite B, alors qu’interrogée quant à son état de santé, elle a simplement déclaré être en « Bon état de santé ».

Par ailleurs, il ressort du certificat médical du 7 mai 2019, établi par le Docteur …, qu’aucun traitement médical n’est indiqué dans le chef de la demanderesse, de sorte que son transfert vers l’Espagne n’est pas contre-indiqué.

Il se dégage dès lors de l’ensemble des considérations qui précèdent que c’est à bon droit et sans commettre d’erreur d’appréciation, ni excéder ses pouvoirs, que le ministre a décidé de transférer la demanderesse vers l’Espagne, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, de sorte qu’à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour ne pas être fondé.

15 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

16 « Les limites du pouvoir discrétionnaire des autorités administratives », in Rapports belges du VIIe Congrès international de Droit comparé, Bruxelles, CIDC, 1966, p.449.

17 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant à l’égard de toutes les parties ;

reçoit le recours en annulation en la forme ;

au fond, déclare le recours non justifié, partant en déboute ;

donne acte à la demanderesse qu’elle déclare avoir fait une demande de prise en charge dans le cadre de l’assistance judiciaire ;

condamne la demanderesse aux frais.

Ainsi jugé par :

Françoise Eberhard, vice-président, Annick Braun, vice-président, Michèle Stoffel, juge, et lu à l’audience publique extraordinaire du 17 juillet 2019 à 15.00 heures, par le vice-

président Françoise Eberhard, en présence du greffier Michèle Hoffmann.

s. Michèle Hoffmann s. Françoise Eberhard Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 17 juillet 2019 Le greffier du tribunal administratif 11


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 43092
Date de la décision : 17/07/2019

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2019-07-17;43092 ?

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