Tribunal administratif Numéro 42279 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 24 janvier 2019 4e chambre Audience publique du 22 mars 2019 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 42279 du rôle et déposée le 24 janvier 2019 au greffe du tribunal administratif par Maître Sarah Moineaux, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Érythrée), de nationalité érythréenne, ayant été assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, actuellement sans adresse connue, tendant à l'annulation d'une décision du ministre de l'Immigration et de l'Asile du 8 janvier 2019 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de le transférer vers l’Italie, l'Etat membre responsable pour connaître de l'examen de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 27 février 2019 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Sarah Moineaux et Madame le délégué du gouvernement Hélène Massard en leurs plaidoiries respectives.
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Le 7 septembre 2018, Monsieur …, de nationalité érythréenne, introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, il fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Il s’avéra à cette occasion, tel que confirmé par une recherche dans la base de données EURODAC, que Monsieur … avait été enregistré en Italie en date du 14 mai 2018 où il avait déposé une demande de protection internationale le 23 mai 2018, de même qu’il avait introduit une autre demande de protection internationale en Allemagne en date du 28 mai 2018.
Toujours le 7 septembre 2018, Monsieur … fut encore entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n°604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Par décision du même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après dénommé le « ministre », lui notifia un arrêté ordonnant son assignation à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg pour une durée de trois mois, décision qui fut prorogée pour une nouvelle durée de trois mois par un arrêté ministériel du 6 décembre 2018.
Les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités italiennes en date du 12 septembre 2018 en vue de la reprise en charge de Monsieur … en exécution du règlement Dublin III sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point b), dudit règlement.
En date du 3 octobre 2018, le ministre s’adressa aux autorités italiennes pour les avertir qu’en l’absence d’une réponse de leur part dans le délai prévu par le règlement Dublin III, elles seraient dorénavant réputées, sur le fondement de l’article 25, paragraphe (2) dudit règlement, avoir tacitement accepté sa demande de reprise en charge relative à Monsieur ….
Par un courrier électronique du 5 octobre 2018, les autorités italiennes demandèrent au ministre d’organiser le transfert par Florence ou Rome « en respectant les périodes de fermeture déjà indiquées (…) ».
Par décision du 8 janvier 2019, lui notifiée par un courrier recommandée envoyé le 9 janvier 2019, le ministre informa Monsieur … de sa décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Italie, sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 25, paragraphe (2), du règlement Dublin III. Ladite décision est libellée comme suit :
« (…) J'accuse réception de votre demande en obtention d'une protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire que vous avez présentée en date du 7 septembre 2018.
En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 25§2 du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013, le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Italie qui est l'Etat membre responsable pour examiner votre demande de protection internationale.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté l'Erythrée en mai 2015. Vous seriez d'abord parti vers le Soudan où vous seriez resté pendant sept mois. Puis vous auriez voyagé vers la Libye. Après un séjour de dix-huit mois en Libye, vous auriez pris un bateau vers l'Italie où vous seriez resté pendant trois semaines. Vous seriez ensuite parti vers l'Allemagne en passant par l'Autriche. Après un séjour de trois à quatre mois, vous auriez quitté l'Allemagne avant d'arriver au Luxembourg en date du 6 septembre 2018.
Il résulte par ailleurs des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale, notamment dans la base de données EURODAC, que vous avez précédemment franchi irrégulièrement la frontière italienne en date du 14 mai 2018 et que vous avez introduit une demande de protection internationale en Italie en date du 23 mai 2018 et une en Allemagne en date du 28 mai 2018.
Sur base des informations à disposition, le Grand-Duché de Luxembourg a adressé une demande de reprise en charge aux autorités italiennes qui ont tacitement accepté en date du 27 septembre 2018 de vous reprendre en charge en vertu de l'article 25§2 du règlement UE Nr 604/2013 susmentionné.
Lors de votre audition en date du 7 septembre 2018, vous mentionné avoir mal au dos.
Cependant vous n'avez pas fourni des éléments concrets sur votre état de santé ou autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Italie qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement UE Nr 604/2013.
Vous n'avez par ailleurs pas fait valoir des raisons particulières ou humanitaires qui auraient dû amener l'Etat luxembourgeois à faire application de l'article 17(1) du règlement UE Nr 604/2013.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités italiennes n'ont pas été constatées. (…) » Par un courrier du 9 janvier 2019, le ministre demanda aux autorités policières de procéder au transfert de Monsieur … vers Italie, transfert qui a finalement pu être exécuté le 18 février 2019.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 24 janvier 2019, inscrite sous le numéro 42279 du rôle, Monsieur … a introduit un recours en annulation contre la décision ministérielle précitée du 8 janvier 2019.
En vertu de l’article 35, paragraphe (3) de la loi du 18 décembre 2015, un recours en annulation peut être introduit contre une décision de transfert, de sorte que seul un recours en annulation a valablement pu être introduit contre la décision ministérielle sous examen du 8 janvier 2019.
Le recours en annulation est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours et en fait, le demandeur expose les faits et rétroactes à l’appui de sa demande en obtention d’une protection internationale et plus particulièrement la circonstance qu’il aurait quitté son pays d’origine, l’Érythrée, pour fuir le service national obligatoire à durée indéterminée et indéfinie imposé « par le régime dictatorial érythréen caractérisé par l’absence de démocratie ».
Il explique que par sa fuite, il aurait souhaité mettre fin aux persécutions et aux tortures subies depuis qu’il aurait été enrôlé de force pour le service militaire national en mars 2011, alors qu’il aurait été âgé de 20 ans.
Le demandeur donne à considérer que lors d’un entraînement militaire dans la région sauvage et montagneuse de Nakfa au Nord-Est de l'Erythrée de mars à septembre 2011, il aurait connu la faim en raison de l'insuffisance de nourriture, aurait été soumis à des travaux forcés par le biais notamment du transport à mains nues, pendant de longues journées, de pierres très lourdes pour construire des habitations pour les officiers de son unité et aurait été puni un nombre incalculable de fois du fait que le principe de l'entraînement militaire en Erythrée serait caractérisé par l'intégration forcée et violente dans l'esprit des jeunes soldats de leur avilissement au régime représenté par l'autorité militaire. Ainsi, il aurait non seulement reçu des coups sans aucune justification, mais également été obligé, pendant des heures, voire des journées entières, de rester allongé sur le sol, pieds et poings liés dans le dos, dans le froid sinon en plein soleil, de même qu’il aurait subi bien d’autres châtiments corporels quotidiens, comme l’obligation de dormir à même le sol, en pleine nature, dans un froid pénétrant, avec pour seule protection une couverture inadaptée aux conditions glaciales régnant dans ladite région montagneuse pendant la nuit.
Le demandeur donne à considérer qu’à l'issue de cet entraînement militaire, il aurait été libéré de ses obligations militaires pendant une période de deux mois après laquelle il aurait été assigné au service national, dans une unité à Asmara où sa fonction de soldat aurait consisté à être garde et à patrouiller, puis à la prison « … », réservée aux personnes suspectées d'en assister d'autres au franchissement illégal de la frontière pour quitter le pays, à celles qui auraient été arrêtées en essayant de franchir la frontière illégalement, ou aux déserteurs du service national.
Le demandeur fait ensuite relever qu’il aurait déserté à environ neuf reprises au cours des presque trois années passées dans le service national, désertions qui se seraient à chaque fois soldées par des châtiments extrêmes, à savoir, son propre emprisonnement en isolement total dans une cellule extrêmement sale, humide et chaude à la prison « … » pendant une durée de deux à trois semaines.
Il explique qu’il aurait finalement pu s’évader en août 2015 vers le Soudan, ce qui aurait cependant amené les soldats de son unité à emprisonner sa mère pour faire pression sur lui.
Après le Soudan, où il n'aurait pas disposé d'une autorisation de séjour, il aurait rejoint avec l'aide de passeurs, mais de manière très éprouvante, la Libye où il serait resté environ 2 ans dans l'enfer successif de trois camps de passeurs. En effet, dans chaque camp, il aurait été torturé quotidiennement, notamment par la faim, la soif et même deux fois par des brûlures au plastique fondu et une fois par l’électricité, en vue de lui extorquer la somme nécessaire à son embarcation sur un bateau vers l’Europe, de sorte qu’il aurait été amené à solliciter de la part de sa famille les sommes respectives de 3.800, 5.500, et 4.000 dollars.
Le demandeur explique qu’après avoir accosté en Sicile le 14 mai 2018, après trois jours en mer, il aurait fait l'objet d'une prise en charge d'urgence alors que son état de santé aurait été alarmant. Suite à son transfert à Florence, il aurait fait l'objet d'un contrôle de police au cours duquel il aurait introduit une demande de protection internationale sans le savoir et sans qu’aucune information quant aux conditions d'accueil, quant à l'accès à une structure d'hébergement et quant à une prise en charge médicale ne lui aurait été fournie.
Contraint de dormir dans la rue pendant tout son séjour en Italie, à l'exception de sa prise en charge médicale d'urgence, il aurait quitté l'Italie pour rejoindre le Grand-Duché de Luxembourg. Ayant fait l'objet d'un contrôle de police en Allemagne et contraint d'y introduire une demande de protection internationale en date du 28 mai 2018, les autorités allemandes se seraient déclarées incompétentes pour examiner ladite demande au motif que l'Italie en serait responsable sur base du règlement Dublin III.
En droit, le demandeur conclut, à titre liminaire, à un défaut de motivation de la décision déférée du fait de ne pas avoir indiqué que la compétence de l’Italie aurait initialement été déterminée sur le fondement de l'article 18 § 1 b) du règlement Dublin III, cette base légale ayant été invoquée lors de la demande de reprise en charge adressée aux autorités italiennes, alors que l’application de l'article 25, paragraphe (2) du règlement Dublin III, tel qu’invoqué en l’espèce, ne résulterait que du silence gardé par l’Italie à l’expiration du délai de deux semaines depuis la demande de reprise en charge en question.
Au fond, le demandeur conclut d’abord à une violation de ses droits fondamentaux protégés par l'article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dénommée ci-après « la CEDH », et par l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, dénommée ci-après « la Charte ».
A ce titre, le demandeur relève tout d'abord qu'en vertu de l'article 21 de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale, ci-après dénommée « la directive 2013/33/UE », les Etats membres devraient tenir compte, lors de la transposition de cette dernière, de la situation particulière des personnes vulnérables, telles que celles ayant subi des tortures.
Ainsi, en droit luxembourgeois, l'article 15 de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à l'accueil des demandeurs de protection internationale et de protection temporaire disposerait que le directeur de l'Office luxembourgeois de l'accueil et de l'intégration devrait tenir compte des besoins particuliers en matière d'accueil des personnes vulnérables telles que les personnes qui ont subi des tortures et dont la détection devrait, en application de l’article 16 de cette même loi, avoir lieu, dans un délai raisonnable et en fonction des circonstances, par le directeur ou toute autre autorité compétente et ce, même s'ils ne deviendraient manifestes qu’à une étape ultérieure de la procédure de protection internationale.
Dans le même ordre d'idées, la Commission du droit international de l'Organisation des Nations Unies, dans son « Projet d'articles sur l'expulsion des étrangers » de 2014, aurait consacré dans un article 15 que des personnes vulnérables faisant l'objet d'une expulsion devraient être considérées comme telles ainsi que traitées et protégées en tenant dûment compte de leur vulnérabilité.
Etant donné qu’il serait incontestable en l'espèce qu’il aurait subi des tortures non seulement en Erythrée, mais aussi en Libye avec un effet dévastateur tant sur sa santé physique que sur son état de santé mentale, il devrait être considéré comme étant une personne vulnérable au sens des textes internationaux et nationaux précités.
Le demandeur tient ensuite à souligner que le considérant 11 du règlement Dublin III prévoirait que la directive 2013/33/UE devrait s'appliquer à la procédure de détermination de l'Etat membre responsable régie par ledit règlement.
En outre, l'article 32 du règlement Dublin III intitulé « Échange de données concernant la santé avant l'exécution d'un transfert » prévoirait des modalités de transfert spécifiques aux personnes vulnérables, notamment aux personnes ayant été victimes d'actes de torture, impliquant que l'Etat membre procédant au transfert serait obligé de transmettre à l'Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer, dans la mesure où l'autorité compétente dispose de ces informations conformément au droit national.
De même, l’Etat membre responsable devrait s'assurer de la prise en compte adéquate de ces besoins particuliers, notamment lorsque des soins médicaux essentiels seraient requis.
Le demandeur cite encore une jurisprudence qu’il qualifie constante de la Cour européenne des droits de l’homme, dénommée ci-après « la CourEDH », rappelée dans son arrêt du 4 novembre 2014, dans l'affaire Tarakhel c/ Suisse, selon laquelle l’expulsion d'un demandeur d'asile par un Etat contractant pourrait soulever un problème au regard de l'article 3 de la CEDH, et donc engager la responsabilité de l'Etat en cause, ce qui impliquerait, le cas échant, l'obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays.
La même position aurait été adoptée par la Cour de justice de l'Union européenne, dénommée ci-après « la CJUE », laquelle aurait retenu, dans un arrêt du 16 février 2018 dans l'affaire C.K. et autres contre Republika Slovenija (C-578-16 PPU), que le transfert de demandeurs d'asile dans le cadre du système de Dublin pourrait, dans certaines circonstances, être incompatible avec l'interdiction prévue à l'article 4 de la Charte et que les Etats membres seraient liés, dans l'application de celui-ci, par la jurisprudence de la CourEDH relative à l’article 3 de la CEDH.
Il ressortirait, ainsi, des arrêts précités que la vulnérabilité des personnes faisant l'objet d'un transfert dans le cadre du règlement Dublin III serait un facteur que les Etats membres devraient prendre en compte dans l'appréciation du risque de subir des traitements prohibés par l'article 3 CEDH, respectivement par l'article 4 de la Charte, traitements qui devraient présenter un minimum de gravité appréciée au vu de l'ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l'âge et de l'état de santé de la victime.
En se penchant sur le cas d'une personne dont la vulnérabilité résultait de son état de santé, la CJUE aurait retenu, en application de la jurisprudence de la CourEDH, que la souffrance due à une maladie survenant naturellement, qu'elle soit physique ou mentale, pourrait relever de l'article 3 de la CEDH si elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par un traitement, que celui-ci résulte d'une expulsion ou d'autres mesures, dont les autorités peuvent être tenues pour responsables, et cela, à condition que les souffrances en résultant atteignent le minimum de gravité requis par cet article.
La CourEDH aurait rajouté que les autorités de l'Etat membre concerné, y compris ses juridictions seraient tenues d'apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu'elles décident du transfert de l'intéressé ou, s'agissant d'une juridiction, de la légalité d'une décision de transfert, dès lors que l'exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci.
Le demandeur en conclut qu’au vu des développements qui précèdent, le fait d'avoir été soumis à la torture pendant près de cinq années consécutives, devrait entraîner la qualification dans son chef de personne vulnérable ayant des besoins particuliers en termes de conditions d'accueil, de sorte que ce facteur aurait dû être pris en compte dans l'appréciation du risque qu’en cas de transfert vers la République d'Italie, il soit soumis à un traitement inhumain ou dégradant, prohibé par l'article 3 de la CEDH et l'article 4 de la Charte.
Quant à l'existence concret d'un tel risque dans son chef, le demandeur rappelle que dans son arrêt Tarakhel c/ Suisse, la CourEDH aurait retenu, que si la structure et la situation générale du dispositif d'accueil en Italie ne sauraient constituer en soi un obstacle à tout renvoi de demandeurs d'asile vers ce pays, il y aurait de sérieux doutes quant aux capacités actuelles du système, de sorte que l'hypothèse d'un nombre significatif de demandeurs d'asile privés d'hébergement ou hébergés dans des structures surpeuplées dans des conditions de promiscuité, voire d'insalubrité ou de violence ne saurait être écartée comme dénuée de tout fondement.
Le demandeur relève que ces conclusions auraient été confirmées par son expérience personnelle en Italie où il aurait notamment été confronté à l'absence totale d'information, d'interprète et d'hébergement, l’ayant obligé de vivre dans la rue pendant la majeure partie de son séjour en Italie et ce, à la suite d'un parcours migratoire d'ores et déjà des plus traumatisants.
Ainsi, en raison de son extrême vulnérabilité, son transfert vers la République d'Italie où il risquerait raisonnablement de ne pas bénéficier de conditions d'accueil adaptées à son état psychologique et physique auraient pour conséquences de lui faire perdre complètement pied tout en le replongeant violemment et incontestablement dans son passé traumatique.
Il fait encore relever que si l'aide psychologique fait partie du cahier des charges de tous les centres d'accueil en Italie et que les demandeurs d'asile ont théoriquement le même accès aux soins publics que les Italiens, l’Italie connaîtrait actuellement un paysage de l'accueil très fragmenté, entre grandes structures publiques et une myriade de structures privées reconverties où la mise en place de l'aide psychologique serait très inégale et inadaptée face aux traumatismes que ressentent les survivants de la torture.
Le demandeur invoque encore le rapport du US Department of State intitulé « Italy 2017 Human Rights Report », qui aurait constaté plusieurs disfonctionnements dans l’accueil des demandeurs de protection internationale.
Dans le même ordre d'idées, il ressortirait du « Country report : Italy - 2017 update » émis par l'Asylum Information Database, que les demandeurs de protection internationale transférés vers l’Italie en application du règlement Dublin III ne seraient pas accueillis de manière convenable et abandonnés à eux-mêmes.
L’organisation Médecins Sans Frontières aurait également, dans une publication intitulée « Out of sight - Second edition », datée du 8 février 2018, alerté sur la situation difficile d’hébergement des demandeurs de protection internationale en Italie.
Le demandeur donne encore à considérer que la situation des migrants en Italie se serait encore aggravée depuis que Matteo Salvini, leader des souverainistes italiens, serait devenu ministre de l'Intérieur en juin 2018 et depuis que la Chambre des députés italienne aurait adopté le très controversé décret-loi sur la sécurité et l'immigration, législation menaçant gravement les droits des demandeurs d'asile, en prévoyant notamment la suppression des permis de séjour humanitaire d'une durée de 6 mois à deux ans renouvelable, qui auraient pu être délivrés à l'issue de la procédure d'asile, l’augmentation de la durée de rétention dans les centres pour le rapatriement de 90 à 180 jours, ainsi que le maintien des demandeurs d'asile dans les hot spots jusqu'à 30 jours ou dans des locaux aux frontières. En outre, seules les personnes dont le statut de réfugié aurait été reconnu et les mineurs non accompagnés seraient désormais éligibles aux centres d'accueil SPRAR (Sistema di protezione per richiedenti asilo e rifugiati), où de nombreux demandeurs d'asile auraient été hébergés.
Le demandeur invoque ensuite un document communiqué à l'association sans but lucratif « Passerell » par un jeune homme, ayant fait objet de l'exécution d'une décision de transfert du Luxembourg vers l'Italie en septembre 2018, par lequel il se serait vu notifier, en date du 4 octobre 2018, une décision portant levée des mesures d'accueil.
De plus, le demandeur tient encore à relever, tel que la CourEDH l’aurait rappelé, qu'il ne serait pas exclu que la responsabilité d’un Etat soit engagée sous l'angle de l'article 3 CEDH par un traitement dans le cadre duquel un demandeur de protection internationale totalement dépendant de l'aide publique serait confronté à l'indifférence des autorités alors qu'il se trouverait dans une situation de privation ou de manque à ce point grave qu'elle serait incompatible avec la dignité humaine.
Enfin, le demandeur donne à considérer que le Comité Contre la Torture aurait décidé en date du 3 août 2018 que le renvoi d'un ressortissant érythréen, victime de torture et privé de liberté pendant cinq ans en Erythrée, de la Suisse vers l'Italie en application du règlement Dublin III, violerait la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels inhumains ou dégradants au motif que les autorités suisses n'auraient pas procédé à une évaluation suffisante et individualisée de l'expérience personnelle de l’intéressé en tant que victime de torture et des conséquences prévisibles d'un renvoi forcé en Italie incluant le risque réel d’être privé des soins médicaux nécessaires et exposé à l'indigence, ce qui constituerait une violation de l'article 14 de la Convention garantissant à la victime d'un acte de torture, le droit d'obtenir réparation et d'être indemnisée équitablement et de manière adéquate, y compris les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible.
Au vu de ces considérations et vu que la CourEDH, dans son affaire précitée Tarakhel c/ Suisse, aurait imposé aux Etats membres d'obtenir des autorités italiennes des garanties individuelles concernant les besoins particuliers des personnes vulnérables, le demandeur relève qu'au-delà du fait qu'aucune information n'aurait été transmise aux autorités italiennes quant à sa condition de personne vulnérable ayant subi des tortures sur une période de presque cinq années, l’Italie n’aurait fourni aucune garantie individuelle quant à ses besoins de base et spécifiques.
En conclusion, le demandeur estime qu’il aurait mis en avant un faisceau d'indices permettant de conclure qu'en cas d'exécution de la décision de transfert, il existerait dans son chef, en raison de sa situation personnelle, un risque réel et accru qu'il subisse des traitements inhumains ou dégradants en Italie et que l'autorité ministérielle luxembourgeoise n'aurait pas procédé à un examen rigoureux de sa situation personnelle.
En deuxième lieu, le demandeur sollicite l’annulation de la décision déférée pour violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III alors qu’au vu des circonstances de l’espèce, le ministre aurait dû faire jouer la clause discrétionnaire et se déclarer compétent pour connaître de sa demande de protection internationale.
En effet, la CJUE aurait retenu dans un arrêt du 16 février 2017, à savoir dans l'affaire précitée C.K. et autres c. Republika Slovenija, que l'application de l'article 17, paragraphe 1, du règlement Dublin III constituerait une question d'interprétation du droit de l'Union, au sens de l'article 267 TFUE.
Ainsi, l'article 4 de la Charte devrait être interprété en ce sens que, même en l'absence de raisons sérieuses de croire à l'existence de défaillances systémiques dans l'Etat membre responsable de l'examen de la demande d'asile, le transfert d'un demandeur d'asile ne pourrait être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l'intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants et qu’il incomberait partant aux autorités de l'Etat membre devant procéder au transfert et, le cas échéant, à ses juridictions, d'éliminer tout doute sérieux concernant l'impact du transfert sur l'état de santé de l'intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l'état de santé de cette personne, impliquant que si l'état de santé du demandeur d'asile concerné ne devrait pas s'améliorer à court terme, ou si la suspension pendant une longue durée de la procédure risquerait d'aggraver l'état de l'intéressé, l'Etat membre requérant pourrait choisir d'examiner lui-même la demande de celui-ci en faisant usage de la « clause discrétionnaire » prévue à l'article 17, paragraphe 1, du règlement Dublin III.
Le demandeur en conclut qu’il aurait établi, dans son chef, le risque sérieux et avéré de subir, en raison de circonstances qui lui seraient propres et que le ministre n’aurait pas pu ignorer, des traitements inhumains ou dégradants en cas de transfert en Italie, de sorte qu’en refusant, implicitement, de faire usage de la clause discrétionnaire prévue à l'article 17§1 du règlement Dublin III, le ministre aurait commis une erreur manifeste d'appréciation.
En toute hypothèse, le demandeur estime que les éléments factuels développés dans sa requête introductive d’instance ne sauraient pas être considérés comme des éléments nouveaux, alors que le ministre n’aurait pas pu ignorer, au moment de sa prise de décision, la situation régnant actuellement en Erythrée et en Lybie, mais également en Italie et qui ne serait que confirmée par son récit individuel, de sorte que ministre aurait dû le qualifier de personne vulnérable pour avoir subi des tortures, tant dans son pays d'origine qu'est l'Erythrée, qu'en Lybie, pour notamment faire application de la clause discrétionnaire prévue à l'article 17§1 du règlement Dublin III.
Par rapport à la jurisprudence selon laquelle le juge de l'annulation ne saurait prendre en considération ni des éléments de fait, ni des changements législatifs ou réglementaires s'étant produits postérieurement à la prise de la décision litigieuse, le demandeur donne à considérer que la CourEDH exigerait un assouplissement de la question de la preuve lorsqu'est invoqué, comme en l'espèce, l'article 3 CEDH, notamment combiné avec la santé, la CourEDH ayant en effet précisé dans un arrêt du 11 janvier 2007 que l'examen de la décision devrait être exercé ex nunc lorsque les griefs reposeraient sur l'article 3 CEDH et tenir compte de l'ensemble des évènements et renseignements disponibles au moment où le juge connaît du recours.
Ainsi, la CourEDH aurait condamné la Belgique dans l'arrêt précité au motif que la requérante n'aurait pas bénéficié d'un recours effectif au sens de l'article 13 de la CEDH et qu'il y aurait eu violation de l'article 13 combiné avec l'article 3, alors qu'en se plaçant fictivement au moment où l'administration a adopté la décision litigieuse, l'instance de contrôle n'aurait pas assuré un examen attentif et rigoureux de la situation individuelle de l'intéressé.
Dans un autre arrêt, relatif à un « transfert Dublin », la CourEDH aurait encore retenu au vu des dispositions belges, très largement similaires aux dispositions de l'article 35 paragraphe (3) de la loi du 18 décembre 2015, que le recours en annulation devant le Conseil du contentieux des étrangers, même assorti d'une demande « en extrême urgence », ne serait pas effectif alors qu'il ne comporterait pas de garantie de suspension de plein droit de l'éloignement et que le contrôle ne serait pas suffisamment étendu. Dans le même contexte, la CourEDH aurait d'ailleurs précisé que l'effectivité des recours exigée par l'article 13 CEDH supposerait qu'ils puissent empêcher l'exécution des mesures contraires à la CEDH et dont les conséquences sont potentiellement irréversibles.
Forte de cette jurisprudence et au regard des dispositions de la Charte, la CJUE aurait reconnu qu'un risque de détérioration sérieux de l'état de santé du ressortissant de pays tiers en cas de renvoi dans son pays d'origine entraînerait une obligation à la charge des Etats membres d'instituer dans leur législation nationale un recours avec effet suspensif de plein droit, sans limitation quant aux arguments qu'un demandeur de protection internationale peut soulever en vertu de cette disposition.
Dans l'hypothèse où le tribunal envisagerait d'écarter des débats les éléments factuels complémentaires contenus dans sa requête introductive d’instance, le demandeur sollicite la saisine de la CJUE par une question préjudicielle, dans le cadre de la procédure prévue à l'article 267 du TFUE, afin de savoir si le recours en annulation prévu à l'article 35 (3) de la loi du 18 décembre 2015 est conforme aux exigences de l'article 27 du règlement Dublin III, respectivement si la requête en référé devant le président du tribunal administratif afin d'obtenir le sursis à exécution ou une mesure de sauvegarde prévue à l'article 36 (2) de la loi du 18 décembre 2015 est conforme aux exigences de l'article 27 du règlement Dublin III.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours en tous ses moyens, tout en contestant formellement que le demandeur serait à considérer comme une personne vulnérable, relevant que les prétendues tortures subies en Erythrée ainsi qu’en Libye resteraient à l’état de pures allégations pour ne pas être corroborées par un quelconque élément concret.
L’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit ce qui suit : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
Aux termes de l’article 25 du règlement Dublin III, intitulé « Réponse à une requête aux fins de reprise en charge », « 1. L’État membre requis procède aux vérifications nécessaires et statue sur la requête aux fins de reprise en charge de la personne concernée aussi rapidement que possible et en tout état de cause dans un délai n’excédant pas un mois à compter de la date de réception de la requête. Lorsque la requête est fondée sur des données obtenues par le système Eurodac, ce délai est réduit à deux semaines.
2. L’absence de réponse à l’expiration du délai d’un mois ou du délai de deux semaines mentionnés au paragraphe 1 équivaut à l’acceptation de la requête, et entraîne l’obligation de reprendre en charge la personne concernée, y compris l’obligation d’assurer une bonne organisation de son arrivée. ».
Le tribunal constate qu’il est constant en cause que le ministre a adopté la décision de transférer le demandeur vers l’Italie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 25, paragraphe (2) du règlement Dublin III, au motif que l’absence de réponse à l’expiration du délai de deux semaines suite à la demande de reprise en charge sur base des d’informations issues de la base de données Eurodac équivaut à l’acceptation de la requête, et entraîne l’obligation de reprendre en charge la personne concernée, y compris l’obligation d’assurer une bonne organisation de son arrivée.
Les autorités italiennes n’ayant pas répondu dans le délai précité, c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers l’Italie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.
Quant au moyen de légalité externe de la décision déférée tenant à sa motivation, force est de retenir que s’il est vrai, tel que l’a souligné le délégué du gouvernement, que le demandeur omet d’indiquer une base légale qui aurait été violée, et si la décision déférée ne tombe pas directement dans les catégories de décisions énumérées à l’alinéa 2 de l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l´Etat et des communes, force est de relever que la décision déférée, en ce qu’elle refuse de procéder à l’instruction de la demande de protection internationale introduite au Luxembourg, peut être considérée comme une décision négative au sens de l’article 34, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 exigeant que toute décision négative soit motivée en fait et en droit.
Or, c’est à bon droit que le délégué du gouvernement a conclu au rejet de ce moyen, alors que la décision déférée reprend tant les circonstances factuelles que les disposition légales à sa base, à savoir notamment le fait, pour le demandeur, d’avoir déjà déposé une demande de protection internationale en Italie en date du 23 mai 2018, de même que l’acceptation par l’Italie de la demande de reprise en charge en application de l’article 25, paragraphe (2) du règlement Dublin III, ce qui aurait permis au ministre de prendre une décision de transfert au sens de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015.
Le simple fait, pour le ministre, de ne pas avoir cité la base légale ayant initialement motivé la demande de reprise en charge adressée aux autorités italiennes en date du 12 septembre 2018, c’est-à-dire l’article 18 paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, n’est plus d’aucune pertinence au vu de l’acceptation tacite de ladite demande en application de l’article 25, paragraphe (2) du même règlement, une telle acceptation étant autonome par rapport aux critères de détermination de l’Etat membre responsable prévus par ledit règlement, étant, par ailleurs et en tout état de cause, relevé qu’il n’est pas établi que cette omission aurait été de nature à entraîner une violation des droits de la défense du demandeur.
Il s’ensuit que le moyen de légalité externe est à rejeter.
Au fond, il échet d’abord de relever que le demandeur ne conteste ni la compétence de principe des autorités italiennes, ni, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, mais il reproche au ministre de ne pas avoir accepté d’examiner sa demande de protection internationale alors qu’en cas de transfert vers l’Italie et au vu de son état de particulière vulnérabilité, sa santé serait gravement compromise au point que la décision déférée serait contraire aux articles 3 de la CEDH, respectivement 4 de la Charte.
Il reproche ensuite au ministre, sur base de la même argumentation, de ne pas avoir fait application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.
Force est ainsi de constater que les deux moyens au fond partent de la prémisse que le demandeur serait à considérer comme un demandeur de protection internationale au sens de l’article 2, point d), de la loi du 18 décembre 2015 « nécessitant des garanties procédurales spéciales » et plus spécialement au sens de l’article 19 de la même loi obligeant le ministre, « [s]uite à la présentation d’une demande de protection internationale, […] de procéder dans un délai raisonnable et avant qu’une décision ne soit prise en première instance, à une évaluation des garanties procédurales spéciales qui peuvent s’avérer nécessaires pour certains demandeurs du fait notamment […] de conséquences de tortures, de viols ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle. », telle que « [c]ette évaluation peut égalementent se faire par l’Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration (OLAI) dans le cadre de l’examen de vulnérabilité du demandeur afin de déterminer le cas échéant ses besoins particuliers en matière d’accueil. ».
Or, tel que l’a également relevé le délégué du gouvernement dans son mémoire en réponse, force est de constater qu’en l’espèce le demandeur n’a, depuis l’introduction de sa demande de protection internationale en date du 7 septembre 2018, jamais insisté sur une vulnérabilité spéciale dans son chef au sens des dispositions précitées, ni au moment de son arrivée auprès de la police grand-ducale ou au moment de son entretien Dublin III du même jour, ni plus tard en cours de procédure, alors même qu’il était assisté par son litismandataire depuis au moins le 18 septembre 2018, date d’une première demande de communication du dossier administratif.
Si le demandeur a certes indiqué, dans le rapport Dublin III, qu’il aurait « mal au dos parce que les autorités lybiennes [l’auraient] battu. » et déclaré que « [l]es soldats lybiens nous ont demandé de l’argent. Quand nous avons dit qu’on n’a rien ils nous ont battu », il ne ressort cependant d’aucun élément du dossier que, durant son séjour de presque 6 mois au Luxembourg, il aurait demandé un quelconque traitement spécifique relatif à son état de santé tant physique que morale, étant relevé qu’en vertu de l’article 19, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 « [l]e besoin de garanties procédurales spéciales est également pris en compte lorsqu’un tel besoin apparaît à un stade ultérieur de la procédure, sans qu’il faille nécessairement recommencer celle-ci. ».
Il est de principe que, dans le cadre d’un recours en annulation, la légalité d’une décision administrative s’apprécie en considération de la situation de droit et de fait au jour où elle a été prise, puisque le juge, lorsqu’il contrôle les décisions de l’administration, doit se placer au même moment et il ne peut tenir compte des circonstances de droit ou de fait postérieures à l’acte attaqué, puisque dans le contentieux de l’annulation, il ne peut pas substituer son appréciation à celle de l’autorité administrative1. Ainsi, la vérification de la matérialité des faits s’effectue, en principe, d’après les pièces et éléments du dossier administratif2, respectivement en fonction des éléments dont l’autorité a connaissance ou aurait dû avoir connaissance au 1 Conseil du Contentieux des étrangers belge, 28 mai 2010, n° 44.164.
2 Fernand Schockweiler, Le contentieux administratif et la procédure administrative non contentieuse en droit luxembourgeois, 1996, n° 276.
moment où elle statue sans qu’il ne saurait être reproché à l’autorité administrative de ne pas avoir tenu compte d’éléments qui ne lui ont pas été présentés en temps utile3.
Il s’ensuit qu’au moment de la décision déférée, et à défaut d’en avoir été informé en temps utile, il ne saurait a priori être reproché au ministre de ne pas avoir considéré le demandeur comme une personne présentant une vulnérabilité particulière notamment sur le plan psychologique tel qu’il le prétend actuellement.
Si le demandeur fait actuellement plaider que les caractéristiques du recours en annulation, telles que rappelées ci-avant, ne sauraient s’opposer à la prise en compte d’éléments factuels, certes non encore connus par le ministre au moment de sa décision, mais qui seraient de nature à convaincre le tribunal d’un risque sérieux que la décision de transfert litigieuse emporterait une violation de l’article 3 de la CEDH, respectivement de l’article 4 de la Charte, prohibant la torture, ainsi que les traitements inhumains ou dégradants, force est cependant au tribunal de retenir que, face aux contestations y relatives de la part de la partie gouvernementale, l’état de santé tel qu’il est décrit dans la requête introductive d’instance reste à l’état de pure allégation, le demandeur ne fournissant pas le moindre élément de preuve y relatif, tel par exemple, un certificat médical constatant ses troubles psychologiques, ainsi que ses besoins spécifiques y afférents. Cette conclusion n’est pas énervée par la circonstance mise en avant par le demandeur selon laquelle la situation générale tant en Erythrée qu’en Libye serait bien connue par le ministre, alors que l’état de vulnérabilité particulière nécessite avant tout une appréciation de la situation personnelle d’un demandeur de protection internationale.
Il suit de ces considérations qu’en l’espèce, le demandeur est resté en défaut d’avoir rapporté la preuve d’une vulnérabilité particulière dans son chef, présentant le niveau de gravité requis par les jurisprudences internationales citées par lui et qui aurait pour conséquence de retenir que son transfert en Italie serait de nature à exacerber un état de santé fragilisé de manière à entraîner un risque de subir des traitements prohibés par l'article 3 CEDH, respectivement de l'article 4 de la Charte en raison de conditions d'accueil inadaptées à son état psychologique et physique et d’un accès à l’aide psychologique inégale et inadapté.
Il suit de ces considérations que le moyen du demandeur tenant à une violation des articles 3 CEDH et 4 de la Charte en raison de son prétendu état de vulnérabilité particulière est à rejeter.
En tout état de cause, le demandeur reste encore en défaut de rapporter l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale de nature à entraîner un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte telles que prévues par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, prévoyant que : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialment désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. » 3 Voir trib. adm. 11 juin 2012, n° 29126, www.ja.etat.lu.
A cet égard, le tribunal relève que l’Italie est tenue, en tant que signataire de la CEDH, au respect des dispositions de celle-ci et de celles du Pacte international des droits civils et politiques et de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés.
Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, comme en l’occurrence l’Italie, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard4. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants5.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable6 – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées7. Dans son arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile8, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Au vu de ce qui précède, il incombe donc au demandeur de fournir des éléments concrets permettant de retenir l’existence de défaillances systémiques en Italie au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, ce qu’il reste en défaut de faire en l’espèce, l’affirmation qu’il n’aurait pas été logé pendant une partie de son séjour de seulement 2 semaines en Italie ne suffisant pas à cet égard, étant par ailleurs relevé que le demandeur explique avoir été pris en charge médicalment dès son arrivée en Italie après un voyage éprouvant.
A cet égard, le tribunal relève encore que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers l’Italie, voire à une 4 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S, c. Secretary of State for the Home Department et C-
493/10, M.E. et al c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.
5 Ibidem, point. 79 ; Voir également : trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib.adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
6CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Italienne, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
7 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
8 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
demande en ce sens de la part de l’UNHCR. Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Italie de ressortissants érythréens dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile italienne qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.
Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant que le demandeur est resté en défaut d’établir que son transfert vers l’Italie risquerait d’entraîner dans son chef une violation des article 3 CEDH, respectivement 4 de la Charte et que c’est sur base de cette même argumentation que le demandeur estime que le ministre aurait dû examiner sa demande de protection internationale en application de l’article 17 du règlement Dublin III, il y a lieu de retenir qu’il ne saurait être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale de Monsieur …, alors même que cet examen incombe aux autorités italiennes.
Dans ce contexte, il y a lieu de rappeler que l'application dudit article ne constitue effectivement pas une obligation dans le chef de l'Etat membre, mais relève du pouvoir discrétionnaire du ministre. Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s'entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu'elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge, et s'il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée, de sorte que lorsque l'autorité s'est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d'appréciation, il y a lieu d'annuler la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l'autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal.
Par ailleurs, dans le cadre du contrôle d'un pouvoir discrétionnaire le tribunal est amené à sanctionner une disproportion uniquement si celle-ci est manifeste.
En l’occurrence, comme le demandeur reste en défaut d’avancer des raisons concrètes permettant de penser que les autorités italiennes ne l’accueilleraient pas correctement ou qu’il n’aurait pas accès à la justice italienne pour, le cas échéant, faire valoir ses droits, que ce soit en relation avec une demande de protection internationale ou ses conditions d’accueil, c’est à juste titre que la partie étatique soutient que dans la mesure où les autorités italiennes sont présumées respecter leurs obligations découlant du droit international et européen, il n’appartient pas au ministre de mettre en doute leur procédure d’asile, le contraire aboutissant, en effet, à ce que le ministre procède à une nouvelle analyse d’une demande d’ores et déjà examinée dans un Etat membre ou Etat membre lié, façon de procéder qui relèverait toutefois du « forum shopping » que le règlement Dublin III vise justement à éviter.
Il s’ensuit que c’est à bon droit et sans commettre d’erreur d’appréciation, ni excéder ses pouvoirs, que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers l’Italie, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, respectivement de ses suites.
Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, quatrième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
donne acte au demandeur qu’il déclare être bénéficiaire de l’assistance judiciaire ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par :
Carlo Schockweiler, premier vice-président, Anne Gosset, premier juge, Olivier Poos, premier juge, et lu à l’audience publique du 22 mars 2019, par le premier vice-président, en présence du greffier Marc Warken.
s. Marc Warken s. Carlo Schockweiler Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 22 mars 2019 Le greffier du tribunal administratif 16