Tribunal administratif N° 42256 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 21 janvier 2019 1re chambre Audience publique du 13 mars 2019 Recours formé par Monsieur …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 42256 du rôle et déposée le 21 janvier 2019 au greffe du tribunal administratif par Maître Laura Urbany, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Erythrée), de nationalité érythréenne, ayant au moment de l’introduction du recours demeuré à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 8 janvier 2019, erronément indiquée comme étant datée de 2018, en ce que par le biais de celle-ci ledit ministre a décidé de le transférer vers l’Italie, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 13 février 2019 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Laura Urbany et Monsieur le délégué du gouvernement Yves Huberty en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 6 mars 2019.
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Le 30 novembre 2018, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, il fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Toujours le même jour, il fut également entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Par arrêté du ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », du même jour, Monsieur … fut, par ailleurs, assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg. Ledit arrêté fut toutefois rapporté par arrêté du même jour.
Le 3 décembre 2018, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités belges en vue de la prise/reprise en charge de Monsieur… … sur base du résultat d’une recherche effectuée dans la base de données EURODAC. Le 13 décembre 2018, les autorités belges refusèrent cette demande.
Le 14 décembre 2018, les autorités luxembourgeoises contactèrent encore les autorités italiennes en vue de la reprise en charge de Monsieur … sur base du résultat d’une recherche effectuée dans la base de données EURODAC.
Le 4 janvier 2019, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités italiennes afin de les informer qu’ils estiment que l’Italie est l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale de Monsieur …… sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1) b) du règlement Dublin III et de constater l’acceptation tacite de la reprise en charge de l’intéressé.
Par décision du 8 janvier 2019, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé expédié le même jour, le ministre l’informa que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Italie sur base de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), b) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« J'accuse réception de votre demande en obtention d'une protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire que vous avez présentée en date du 30 novembre 2018.
En vertu des dispositions de l'article 28 (1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18§1b du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013, le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Italie qui est l'Etat membre responsable pour examiner votre demande de protection internationale.
Selon vos déclarations vous seriez parti de votre pays d'origine en 2016 et vous seriez entré au territoire des Etats membres avec le bateau en Italie. Vous y seriez resté illégalement pendant un an. De suite vous seriez parti en Belgique et vous y seriez resté illégalement pendant deux mois. Vous déclarez que vous n'auriez pas demandé l'asile ni en Italie, ni en Belgique.
Vous seriez venu au Luxembourg afin d'y déposer une demande de protection internationale.
Il résulte par ailleurs des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale, notamment dans la base de données EURODAC, que vous avez introduit une demande de protection internationale, en Italie en date du 17 mai 2017. Selon nos recherches, les données dans la base de données EURODAC par rapport à votre demande d'asile en Belgique sont erronées. Les autorités belges nous ont confirmé, que vous ne voulez pas faire une demande de protection internationale. Par contre les autorités belges nous ont confirmé, que vous avez été transféré vers l'Italie en date du 7 novembre 2018.
Sur base des informations à disposition, le Grand-Duché de Luxembourg a adressé une demande de reprise en charge aux autorités italiennes qui ont accepté tacitement en date du 29 décembre 2018 de vous reprendre en charge en vertu de l'article 25§2 du règlement UE Nr 604/2013 susmentionné.
Lors de votre audition en date du 30 novembre 2018, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Italie qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement UE Nr 604/2013 ;
Vous n'avez par ailleurs pas fait valoir des raisons particulières ou humanitaires qui auraient dû amener l'Etat luxembourgeois à faire application de l'article 17(1) du règlement UE Nr 604/2013.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités italiennes n'ont pas été constatées ; […] » Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 21 janvier 2019, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon l’annulation de la décision ministérielle du 8 janvier 2019, précitée.
Dans la mesure où aucune disposition légale ne prévoit de recours au fond en la matière, l’article 35, paragraphe (3) de la loi du 18 décembre 2015 prévoyant expressément un recours en annulation contre la décision de transfert visée à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, seul un recours en annulation a pu être introduit contre la décision ministérielle précitée du 8 janvier 2019 de transférer Monsieur …… vers l’Italie.
Le tribunal n’est partant pas compétent pour connaître du recours principal en réformation.
Le recours subsidiaire en annulation est, en revanche, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours et en fait, le demandeur reprend les faits et rétroactes de son parcours.
En droit et à titre principal, il se prévaut de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 3 (en réalité alinéa 2) du règlement Dublin III, en reprochant au ministre d’avoir fait abstraction de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et dans les conditions d’accueil des demandeurs d’asile qui règneraient en Italie.
A cet égard et s’agissant plus précisément des conditions d’accueil, il soutient que les capacités d’accueil des demandeurs d’asile seraient largement dépassées en Italie, de sorte que de nombreux demandeurs de protection internationale ne seraient ni logés ni ne bénéficieraient-
ils de structures garantissant les conditions minimales de nourriture, d’hygiène, de santé et de sécurité. Les demandeurs d’asile ayant fait l’objet d’un transfert dans le cadre du règlement Dublin III seraient particulièrement touchés par ce défaut de mise à disposition de logements appropriés et cela souvent pendant des mois. A cet égard, le demandeur se réfère à un rapport de l’organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) relatif aux conditions d’accueil en Italie d’octobre 2013, dont les conclusions seraient confirmées par un rapport de l’organisation Médecins sans frontières, intitulées « Out of sight », de février 2018, de même qu’un rapport de l’ORSA d’août 2016.
Il en conclut qu’en cas de transfert vers l’Italie, il courrait un risque avéré de se retrouver en tant que sans-abri pendant des mois.
S’y ajouterait que le système d’asile italien connaîtrait des défaillances graves dans les procédures de traitement des demandes d’asile dans la mesure où de nombreux demandeurs d’asile feraient l’objet d’un premier examen superficiel de leur demande par des agents de police non formés, sans avoir obtenu les informations nécessaires à la procédure d’asile, et sans avoir bénéficié de l’assistance d’un avocat préalablement à cette analyse. De nombreux cas d’expulsion après un tel examen superficiel de la demande seraient connus.
Le demandeur poursuit en affirmant que les défaillances du système d’examen des demandes d’asile dont il fait état seraient encore flagrantes en l’espèce dans la mesure où les autorités italiennes auraient omis de répondre à la demande de reprise en charge des autorités luxembourgeoises endéans le délai imparti, ce qui témoignerait d’une surcharge de travail de la part des autorités italiennes.
Il ajoute que les demandeurs d’asile en Italie, qui n’auraient pas été accueillis dans des centres d’hébergement à défaut de capacité d’accueil suffisante, se retrouveraient dans la rue où ils vivraient sans le support financier de l’Etat, seulement des services minimaux offerts par les O.N.G. se trouvant à leur disposition.
Le demandeur poursuit que même s’il était logé dans un foyer étatique, de tels foyers seraient surpeuplés et la violence y régnerait sans que les forces de l’ordre ne pourraient le protéger, forces de l’ordre qui, pour le surplus, maltraiteraient eux-mêmes les demandeurs de protection internationale.
Pour appuyer sa thèse, le demandeur cite des extraits d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 4 novembre 2014, Taraquel c/ Suisse, requête numéro 29217/12.
Il donne à considérer que depuis 2013, le nombre de demandes d’asile aurait augmenté partout en Europe et surtout en Italie atteignant le nombre de 221.185 en 2016 face à 162.000 places d’hébergement. En 2018, le nombre des demandeurs de protection internationale aurait même atteint 130.000 personnes.
Dans la mesure où les places d’hébergement ne seraient pas libérées avant le traitement définitif des demandes d’asile, procédure qui durerait plus de deux ans, les capacités d’hébergement seraient largement épuisées à l’heure actuelle.
Le demandeur estime ensuite que les conclusions du représentant spécial du Secrétaire Général sur les migrations et les réfugiés dans un rapport de visite en octobre 2016, seraient toujours d’actualité. De même, il se réfère à un communiqué de presse du 18 mars 2017 du Conseil de l’Europe. Enfin, le demandeur cite des passages d’un rapport de 2016 de l’OSAR.
S’agissant de l’accès à la procédure, le demandeur relève qu’une première analyse des motifs de la demande de protection internationale serait effectuée par la police italienne qui n’aurait pas reçu de formation spécifique. Souvent, les demandeurs d’asile seraient expulsés après une première analyse sommaire et non professionnelle de leurs demandes de protection internationale, tel que cela se dégagerait d’un rapport d’Amnesty International du 3 novembre 2016.
Souvent encore, les personnes transférées en Italie se verraient refuser la reprise en examen de leur demande de protection internationale, tel que cela aurait été son cas.
En guise de conclusion, le demandeur estime que son transfert vers l’Italie serait impossible puisqu’il existerait des raisons sérieuses de croire qu’il existe dans cet Etat des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale entraînant un risque de traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après désignée par « la Charte »).
A cet égard, il se réfère encore à un jugement du tribunal administratif de Rennes du 5 janvier 2018, de même qu’à un jugement du tribunal administratif luxembourgeois du 3 août 2018, numéro 41404 du rôle.
A titre subsidiaire, le demandeur reproche au ministre d’avoir méconnu son obligation de s’assurer préalablement auprès des autorités italiennes qu’il sera hébergé dès sa reprise en charge sur le territoire italien et qu’il disposera d’un accès aux soins médicaux dont il a besoin.
A cet égard, il se réfère à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 4 novembre 2014, précité, qui aurait retenu une violation de l’article 3 de la Convention des droits de l’homme et de la sauvegarde des libertés fondamentales (CEDH) en cas de transfert vers l’Italie sans l’obtention préalable d’une garantie individuelle de prise en charge adaptée aux besoins de la personne visée.
Or, en l’espèce, le ministre n’aurait reçu aucune garantie ni même une réaction de la part des autorités italiennes quant aux conditions de sa prise en charge en Italie.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Le tribunal relève que l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de l’examen de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.».
L’article 18, paragraphe (1), b) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités italiennes de reprendre en charge le demandeur, prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : […] b) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre. ».
Il s’ensuit que l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale est obligé de reprendre en charge le suivi de cette demande dans l’hypothèse où la demande est en cours d’examen dans ce pays et que l’intéressé a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre.
Si, ainsi, le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte formellement ou tacitement, comme en l’espèce, la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
Le tribunal constate de prime abord qu’en l’espèce, la décision ministérielle déférée est motivée, d’une part, par le fait, non contesté au courant de la présente procédure, que le demandeur a déposé le 17 mai 2017 une demande de protection internationale en Italie et, d’autre part, et par renvoi expresse à l’article 18, paragraphe (1), b) du règlement Dublin III, par le fait que les autorités italiennes ont accepté implicitement, conformément à l’article 25, paragraphe (2) du règlement Dublin III, aux termes duquel : « L’absence de réponse à l’expiration du délai d’un mois ou du délai de deux semaines mentionnés au paragraphe 1 équivaut à l’acceptation de la requête, et entraîne l’obligation de reprendre en charge la personne concernée, y compris l’obligation d’assurer une bonne organisation de son arrivée », de reprendre en charge Monsieur ……, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers l’Italie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.
Force est de relever que le bien-fondé de la motivation invoquée à la base de la décision ministérielle attaquée ressort du résultat des recherches effectuées dans la base de données EURODAC versées au dossier et de l’échange de correspondance avec les autorités italiennes aux termes de laquelle celles-ci ont été considérées comme avoir accepté tacitement la reprise en charge du demandeur, telle qu’elle a été sollicitée par les autorités luxembourgeoises sur le fondement du prédit article 18, paragraphe (1), b).
Le tribunal constate que le demandeur ne met pas en question le bien-fondé de la motivation de la décision attaquée telle que reprise, mais se limite à invoquer les obligations pour le Luxembourg découlant de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III.
Il y a tout d’abord lieu de relever que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre de ce faire, cette disposition n’étant pas invoquée par le demandeur.
L’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III dispose que « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable ».
Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH, respectivement de l’article 4 de la Charte.
S’agissant de prime abord des obligations découlant pour le ministre de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, le tribunal relève que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève et le protocole de 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard1. C’est, en effet, précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants2 3 l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants4.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées5. Dans son arrêt du 16 février 2017, la Cour de justice de l’Union européenne, dénommée ci-après « CJUE », a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile6, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.
2 Ibidem, point. 79.
3 Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur : www.jurad.etat.lu 4 Ibidem, point. 79 ; Voir également : trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib.adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
5 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
6 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, point. 95.
Le demandeur remettant en question cette présomption du respect des droits fondamentaux, puisqu’il affirme risquer des traitements inhumains et dégradants en Italie, il lui incombe de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.
Suivant la jurisprudence des juridictions administratives7, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE8, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de la Charte.
En l’espèce, le tribunal retient de prime abord que le seul fait que la compétence de l’Italie découle des dispositions de l’article 25, paragraphe (2) du règlement Dublin III, prévoyant l’acceptation tacite à défaut de réponse à une demande de prise/reprise en charge endéans les délais requis, ne permet pas de retenir ipso facto et à défaut d’autres éléments, l’existence de défaillances systémiques dans ce pays, l’acceptation tacite découlant des dispositions du règlement Dublin III, peu importe la raison de ce défaut de réponse.
D’autre part, s’agissant de l’argumentation du demandeur quant aux conditions d’accueil en Italie, le tribunal constate que les rapports auxquels le demandeur s’est référé, cités de manière générale, sans mise en relation avec sa situation particulière, ne permettent pas de dégager l’existence de défaillances systémiques qui s’opposeraient à son transfert en Italie.
Le tribunal relève de prime abord que les rapports de l’OSAR de 2013 et de 2016 ne sont en toute hypothèse pas de nature à refléter la situation actuelle en Italie visant les demandeurs de protection internationale transférés en Italie en application du règlement Dublin III. Les extraits cités du rapport de l’OSAR de 2016 faisant état de retards éventuels dans la délivrance d’un permis de séjour pour demandeurs d’asile, à défaut d’explications plus précises du demandeur quant aux implications concrètes sur son cas ne sont pas non plus de nature à mener à la conclusion qu’il existe des défaillances systémiques en Italie.
S’agissant ensuite des affirmations du demandeur que de nombreux demandeurs d’asile feraient l’objet d’un premier examen superficiel à leur arrivée par des policiers non formés, celles-ci ne sont pas pertinentes en l’espèce dans la mesure où le demandeur n’est pas un primo arrivant, mais qu’il a d’ores et déjà introduit sa demande de protection internationale en Italie et a déclaré y avoir vécu pendant un an.
Si les rapports cités en cause par le demandeur à l’appui de son argumentation mentionnent certes, de manière générale et par rapport à la situation telle qu’elle existait au moment de la rédaction des rapports, des problèmes affectant le système d’accueil en Italie en raison du nombre important de demandeurs de protection internationale, le tribunal constate toutefois que le demandeur reste en défaut de faire état d’un quelconque élément personnel s’opposant à son transfert en Italie.
Le tribunal relève encore que les difficultés dont fait état le demandeur sont fondées sur des considérations tout à fait générales sur la situation en Italie, sans qu’il n’ait fait état d’un élément de son vécu personnel en tant que demandeur de protection internationale en Italie qui permettrait de conclure à l’existence de défaillances systémiques au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III.
7 Trib. adm. 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur : www.jurad.etat.lu.
8 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
Le demandeur n’a, en effet, pas allégué dans sa requête introductive d’instance que l’introduction de sa demande d’asile, dont la procédure est actuellement toujours en cours en Italie, aurait posé problème. Il n’a pas non plus indiqué des faits concrets permettant de relever que ses conditions d’accueil dans ce pays auraient été mauvaises. Au contraire, le demandeur a déclaré lors de son entretien qu’il était logé dans un foyer pendant qu’il était en Italie, de sorte que ses craintes quant aux conditions de logement sont encore contredites par ses propres déclarations et par son propre vécu. Pour le surplus, le demandeur est resté en défaut d’avancer lors de son entretien ou dans sa requête introductive d’instance un quelconque élément de son vécu personnel, qui s’opposerait à son transfert en Italie, la seule affirmation selon laquelle il ne voulait plus rester en Italie ne permettant pas de retenir qu’il ait été victime de dysfonctionnements tels que l’existence de défaillances systémiques devrait être retenue.
Le tribunal constate encore qu’il ne ressort ni de la requête introductive d’instance ni des déclarations faites auprès du ministère lors de son entretien du 30 novembre 2018 que Monsieur …… aurait personnellement fait l’objet de traitements de la part des autorités italiennes susceptibles de constituer des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH ou à l’article 4 de la Charte ni qu’il risque un tel traitement en cas de retour en Italie.
Enfin, s’il est certes vrai qu’il ne saurait être dénié que les autorités italiennes connaissent à l’heure actuelle des problèmes quant à leur capacité d’accueil des demandeurs d’asile, il ne ressort cependant pas des documents cités en cause par le demandeur, ni des explications fournies par lui quant à sa situation personnelle, que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale en Italie seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour le requérant, d’être systématiquement exposé à une situation de précarité et de dénuement matériel et psychologique9. A cet égard, il convient de rappeler que dans son arrêt du 4 novembre 2014, cité par le demandeur10, la Cour européenne des droits de l’homme, désignée ci-après par « la CourEDH », contrairement au cas de la Grèce11, n’a pas constaté de défaillances systémiques dans le dispositif italien d’accueil en matière d’asile, et ce malgré des « sérieux doutes quant aux capacités actuelles du système ». Par la suite, la CourEDH12 a eu de nouveau à se prononcer sur la situation en Italie pour retenir que la situation de l’Italie n’avait, à ce moment, rien à voir avec la situation de la Grèce en 2011 et rejeter la demande du demandeur d’asile qui souhaitait voir condamner la décision de l’expulser vers Italie.
En l’absence d’une jurisprudence révisée par la CourEDH ou d’un rapport actuel d’une institution supranationale déconseillant des transferts vers l’Italie en raison de défaillances systémiques qui auraient pu être constatées dans cet Etat, le tribunal n’est pas en mesure, en l’état du dossier tel qu’il se présentait au ministre au moment de la prise de décision litigieuse, de retenir de telles déficiences systématiques pour l’Italie.
Par ailleurs, s’agissant des jurisprudences françaises dont se prévaut le demandeur, le tribunal relève que celles-ci ne font pas l’unanimité dans la mesure où d’autres décisions estiment actuellement que l’Italie ne présente pas de défaillances systémiques, tel, à titre de contre-exemple, le Conseil d’Etat français13 ou encore la Cour administrative d’appel de 9 Trib. adm. 16 août 2017, n° 39786 du rôle, disponible sur : www.jurad.etat.lu.
10 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12.
11 CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
12 CEDH, 5 février 2015, A.M.E. c. Pays-Bas, n° 51428/10.
13 Conseil d’Etat, juge des référés, 14 novembre 2018, n° 425096.
Nantes14 ou la Cour administrative d’appel de Marseille 15. Quant au jugement du tribunal administratif du 3 août 2018, n° 41401 du rôle, sur lequel s’appuie le demandeur, le tribunal relève que contrairement à ce que le demandeur semble soutenir, le tribunal dans cette affaire n’a pas annulé la décision de transfert en raison de l’existence avérée de défaillances systémiques, mais a retenu qu’il aurait appartenu au ministre de vérifier que les conditions matérielles d’accueil de l’intéressé en Italie en sa qualité de demandeur de protection internationale soient de nature à respecter les garanties fondamentales prévues par la Convention de Genève, de sorte que le demandeur n’est pas fondé à invoquer cette jurisprudence pour conclure ipso facto à l’existence de défaillances systémiques en Italie.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence de défaillances systémiques en Italie qui s’opposeraient à son transfert en Italie, de sorte que le moyen principal du demandeur, pour autant qu’il est fondé sur l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, est rejeté comme étant non fondé.
En ce qui concerne le moyen subsidiaire, suivant lequel il appartiendrait au ministre de s’assurer préalablement auprès des autorités italiennes qu’en cas de transfert, il aura accès à un hébergement dès sa reprise en charge et aux soins médicaux dont il aurait besoin, le tribunal est amené à retenir qu’au jour de sa décision, le ministre n’était pas confronté à des éléments suffisants qui lui auraient imposé de s’assurer auprès des autorités italiennes des conditions de logement du demandeur ou encore des conditions d’accès aux soins médicaux, celui-ci n’ayant plus particulièrement pas fait état de difficultés qu’il aurait vécues à cet égard lors de son séjour en Italie, mais ayant déclaré avoir été logé dans un foyer et n’ayant, par ailleurs, fait état d’aucun problème de santé.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, que le recours sous examen est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;
se déclare incompétent pour connaître du recours principal en réformation ;
reçoit le recours subsidiaire en annulation en la forme ;
au fond le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 13 mars 2019 par :
Annick Braun, vice-président, Alexandra Castegnaro, premier juge, Carine Reinesch, attaché de justice, en présence du greffier Michèle Hoffmann.
14 CAA de Nantes, 6ème chambre, 30 janvier 2019, n° 18NT03060.
15 CAA de Marseille, 6ème chambre, 28 janvier 2019, n° 18MA02832.
s. Michèle Hoffmann s. Annick Braun Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 14/3/2019 Le Greffier du Tribunal administratif 11