Tribunal administratif Numéro 41913 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 5 novembre 2018 3e chambre Audience publique extraordinaire du 21 décembre 2018 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L. 18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 41913 du rôle et déposée le 5 novembre 2018 au greffe du tribunal administratif par Maître Hakima GOUNI, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Erythrée), de nationalité érythréenne, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 19 octobre 2018 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de le transférer vers l’Italie, Etat membre compétent pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu l’ordonnance du 9 novembre 2018, numéro 41914 du rôle, ayant rejeté la demande en obtention d’une mesure provisoire introduite par Monsieur … ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 12 décembre 2018 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Hakima GOUNI et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul REITER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 19 décembre 2018.
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Le 9 août 2018, Monsieur … introduisit auprès des autorités luxembourgeoises une demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de la police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il s’avéra à cette occasion que Monsieur … avait introduit une demande de protection internationale en Italie le 18 juin 2018.
Le 16 août 2018, Monsieur … fut encore entendu par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».
1 Par décision du 17 août 2018, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, désigné ci-après par « le ministre », notifia à Monsieur … un arrêté ordonnant son assignation à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg pour une durée de trois mois.
Par courrier du 23 août 2018, le ministre sollicita auprès des autorités italiennes la reprise en charge de Monsieur … en vertu du règlement Dublin III.
Par courrier du 10 septembre 2018, les autorités luxembourgeoises informèrent les autorités italiennes qu’elles considèrent l’Italie comme ayant tacitement accepté la reprise en charge de Monsieur … en application de l’article 25, paragraphe (2), du règlement Dublin III.
Par courrier électronique du 11 septembre 2018, les autorités italiennes donnèrent leur accord pour l’organisation du transfert de Monsieur ….
Une première décision prévoyant le transfert de Monsieur … vers l’Italie, datée du 3 octobre 2018, fut rapportée le 19 octobre 2018.
Par décision du 19 octobre 2018, envoyée par courrier recommandé le 24 octobre 2018, le ministre informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg a pris la décision de le transférer vers l’Italie sur base de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 25, paragraphe 2, du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :
« […] J’accuse réception de votre demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire que vous avez présentée en date du 9 août 2018.
En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 25§2 du règlement (UE) N° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013, le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l’Italie qui est l’Etat membre responsable pour examiner votre demande de protection internationale.
Selon vos déclarations vous auriez quitté votre pays d’origine, l’Érythrée en date du 19 septembre 2015. Vous auriez traversé l’Éthiopie, le Soudan, l’Égypte pour arriver en Libye en voiture. Vous y seriez resté treize mois avant d’arriver en Italie.
Il résulte par ailleurs des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale, notamment dans la base de données EURODAC, que vous avez précédemment franchi irrégulièrement la frontière italienne en date du 13 juin 2018 et que vous avez introduit une demande de protection internationale en Italie en date du 18 juin 2018.
Sur base des informations à disposition, le Grand-Duché de Luxembourg a adressé une demande de reprise en charge aux autorités italiennes qui ont accepté tacitement en date du 7 septembre 2018 de vous reprendre en charge en vertu de l’article 25§2 du règlement UE Nr 604/2013 susmentionné.
Lors de votre audition en date du 16 août 2018, vous n’avez pas fait mention d’éventuelles particularités sur votre état de santé ou autres problèmes généraux.
2Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l’application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement UE Nr 604/2013 Vous n’avez par ailleurs pas fait valoir des raisons particulières ou humanitaires qui auraient dû amener l’Etat luxembourgeois de faire application de l’article 17(1) du règlement UE Nr 604/2013.
D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités italiennes n’ont pas été constatées ;
La présente décision est susceptible d’un recours en annulation devant le Tribunal administratif en application de l’article 35(3) de la loi du 18 décembre 2015. Ce recours doit être introduit par requête signée d’un avocat à la Cour dans un délai de 15 jours à partir de la notification de la présente, La décision du Tribunal administratif ne sera susceptible d’aucun appel.
Une procédure de référé en vue de l’obtention d’un sursis à l’exécution ou d’une mesure de sauvegarde peut être introduite auprès du Président du Tribunal administratif par requête signée d’un avocat à la Cour. […] ».
En date du 24 octobre 2018, le ministre s’adressa au service de police judiciaire, section criminalité organisée – police des étrangers, de la Police Grand-Ducale en vue d’organiser le transfert de Monsieur … vers l’Italie.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 5 novembre 2018, inscrite sous le numéro 41913 du rôle, Monsieur … a fait introduire un recours en annulation contre la décision ministérielle précitée du 19 octobre 2018.
Par requête séparée déposée en date du même jour, inscrite sous le numéro 41914 du rôle, il fit encore introduire une demande en institution d’une mesure de provisoire par rapport à la décision du ministre 19 octobre 2018, requête dont il fut débouté par ordonnance du 9 novembre 2018.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (3) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en annulation contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, un recours en annulation a valablement pu être introduit à l’encontre de celle-ci. Le recours en annulation est encore recevable pour avoir, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi.
Le demandeur expose d’abord avoir été contraint de quitter l’Érythrée à cause de la dictature y sévissant, de l’absence de droits en ce pays et du service militaire à durée illimitée, pour, après avoir séjourné en Éthiopie pendant plus de 8 mois, au Soudan pendant 10 mois, en Egypte durant 2 mois et en Lybie pendant 13 mois, embarquer pour l’Italie où il aurait été contraint de demander la protection internationale le 18 juin 2018. Ayant dû constater qu’aucun de ses droits n’aurait été respecté en Italie, il aurait dès lors décidé de venir au Luxembourg « sachant qu’ici, il serait accueilli comme il se doit, en respect de ses droits et de sa dignité », et ayant quitté l’Italie après y avoir séjourné environ 7 semaines, il serait arrivé au Luxembourg le 7 août 2018.
En droit, il se prévaut d’une violation de l’article 3, paragraphe (2), 2e alinéa du règlement Dublin III, et conclut à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Italie. Il souligne à cet égard 3le revirement politique qu’aurait connu l’Italie suite aux dernières élections, mettant prétendument aux commandes du pays, un parti d’extrême droite prônant la souveraineté du pays à l’égard de l’Europe mais également le rejet des étrangers et par conséquent de l’immigration. Par ailleurs, l’Italie se trouverait être un carrefour inévitable pour tous les réfugiés venus chercher asile en Europe, de sorte qu’en raison de ces arrivées massives sans précédent, l’Italie connaîtrait des problèmes dans sa capacité d’accueil des demandeurs d’asile plus particulièrement quant à l’hébergement, quant aux conditions de vie et quant à l’accès aux soins.
Monsieur … affirme qu’une fois arrivé en Italie et une fois sa demande de protection internationale enregistrée, il aurait été livré à lui-même, sans pouvoir être accueilli dans une structure d’hébergement, sans avoir de quoi manger ou boire, sans avoir droit aux premiers soins.
Il se base sur un rapport annuel d’Amnesty International intitulé « Italie 2017/2018 », suivant lequel un changement législatif en Italie viserait à accélérer les procédures d’asile et à lutter contre l’immigration clandestine, entraînant notamment une réduction des garanties procédurales pour les recours formés contre des rejets de demandes d’asile. Par ailleurs, l’Italie se caractériserait actuellement par la détention prolongée de réfugiés et de migrants dans les « hotspots », tandis que des organisations non gouvernementales y déploreraient l’absence de garanties contre l’enregistrement erroné de demandeurs d’asile en tant que migrants économiques, ainsi que le fait qu’aucune enquête ne soit menée sur les signalements de recours excessif à la force lors des procédures d’identification.
Le demandeur se base encore sur un article du « European Council on Refugees and Exiles » intitulé « Italy : Latest immigration decree drops protection standards » du 28 septembre 2018, suivant lequel un nouveau décret-loi serait adoptée en Italie diminuant le degré de protection des demandeurs d’asile.
Il met encore en exergue sur base d’un article de Médecins sans frontières intitulé « Réfugiés et demandeurs d’asile en Italie : exclus des systèmes d’accueil et en danger aux frontières » du 20 février 2018, le fait que les réfugiés et demandeurs d’asile en Italie y seraient exclus des systèmes d’accueil, tout en étant exposés au danger aux frontières, les réfugiés et demandeurs d’asile étant tantôt bloqués à la frontière, tantôt marginalisés dans des squats ou dans des autres habitats insalubres ; ils seraient encore totalement exclus des dispositifs de droit commun. Il affirme qu’avec un système d’accueil saturé et en l’absence de solidarité des autres États européens, l’Italie connaîtrait aujourd’hui une situation inédite où ces personnes ne pourraient pas prétendre à leurs droits et à vivre dignement.
Enfin, et pour mettre en exergue la volonté des autorités italiennes de ne pas faire face à ses engagements « européens », il relève que ces dernières n’auraient pas répondu à la demande de reprise en charge, de sorte que la décision de transfert vers cet État membre se baserait sur une acceptation tacite faute d’acceptation formelle, ce qui reflèterait la position parfaitement explicite des autorités italiennes qui ne souhaiteraient pas reprendre les demandeurs sur leur territoire.
Le demandeur en conclut qu’en raison de ces défaillances systémiques, l’Italie ne respecterait pas les droits fondamentaux des demandeurs de protection internationale de sorte à violer les articles 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après la « Charte » et 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après la « CEDH ».
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours en tous ses moyens.
4En vertu de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
L’article 25, paragraphe (2), du règlement Dublin III, dispose que « L’absence de réponse à l’expiration du délai d’un mois ou du délai de deux semaines mentionnés au paragraphe 1 équivaut à l’acceptation de la requête, et entraîne l’obligation de reprendre en charge la personne concernée, y compris l’obligation d’assurer une bonne organisation de son arrivée. ».
Il s’ensuit que si, en vertu du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen d’une demande de protection internationale formulée par un ressortissant d’un pays tiers et si ce pays accepte, même tacitement, la prise en charge de l’intéressé, le ministre décide, d’un côté, de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et, de l’autre côté, de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
Le tribunal constate de prime abord qu’en l’espèce, la décision ministérielle déférée est motivée, d’une part, par le fait que le demandeur a introduit une demande de protection internationale en Italie en date du 18 juin 2018 et, d’autre part, par le fait que les autorités italiennes ont accepté tacitement en date du 7 septembre 2018 de prendre/reprendre en charge l’examen de sa demande de protection internationale, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers l’Italie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.
En l’espèce, force est de constater que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de l’Etat italien, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais il fait en substance valoir l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et en ce qui concerne les conditions d’accueil des demandeurs en Italie, de sorte que son transfert serait contraire à l’article 3 de la CEDH, à l’article 4 de la Charte, et à l’articles 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III.
L’article 3, paragraphe (2), alinéas 2 du règlement Dublin III dispose que : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
5La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2), du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.
A cet égard, le tribunal relève que l’Italie est tenue en tant que membre de l’Union européenne et signataire de la CEDH, au respect, des dispositions de celle-ci et de celles du Pacte international des droits civils et politiques et de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après la « Convention de Genève » et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans son arrêt du 16 février 2017, la Cour de Justice de l’Union européenne, ci-après la « CJUE » a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5.
S’il ressort certes des pièces versées en cause par le demandeur, que les autorités italiennes ont connu de sérieux problèmes quant à leur capacité d’accueil des demandeurs d’asile, impliquant que ceux-ci risqueraient de se voir confrontés à des difficultés quant à l’hébergement, aux conditions de vie et à l’accès aux soins, suivant les situations, il ne s’en dégage néanmoins pas que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale en Italie soient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour tout demandeur de protection internationale, d’être systématiquement exposé à une situation de précarité et de dénuement matériel et psychologique, au point que son transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S, c. Secretary of State for the Home Department et C-
493/10, M.E. et al c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.
3 Ibidem, point. 79 ; Voir également : Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
6l’article 3 de la CEDH et par l’article 4 de la Charte6.
A cet égard, il convient de rappeler que dans son arrêt Tarakhel du 4 novembre 20147, la Cour européenne des droits de l’homme, ci-après la « CourEDH », contrairement au cas de la Grèce8, n’a pas constaté de défaillances systémiques dans le dispositif italien d’accueil en matière d’asile, et ce malgré de « sérieux doutes quant aux capacités actuelles du système », doutes reposant notamment sur un manque crucial d’hébergement et sur des conditions de vie inadéquates dans les structures disponibles, de sorte à ne pas suspendre les renvois vers ce pays.
Procédant par étapes, la CourEDH a, dans cet arrêt, constaté dans un premier temps que la structure et la situation générale du dispositif d’accueil en Italie entraîneraient un risque pour un nombre significatif de demandeurs d’asile d’être privés d’hébergement ou d’être hébergés dans des structures surpeuplées impliquant promiscuité, insalubrité et violence, pour ensuite retenir toutefois que le système ne présenterait pour autant, aux yeux de la Cour, pas de défaillances systémiques et ne saurait pas en soi constituer un obstacle au renvoi de tout demandeur d’asile vers ce pays. La CourEDH9 a eu, à nouveau, l’occasion de se prononcer sur la situation en Italie, mais cette fois-ci dans le cas d’un demandeur d’asile masculin, seul et bien portant, pour retenir que la situation de l’Italie n’aurait rien à voir avec la situation de la Grèce en 2011 et rejeter la demande du demandeur d’asile qui souhaitait voir condamnée la décision de l’expulser vers Italie.
Or, en l’espèce, le tribunal ne s’est pas vu soumettre d’éléments permettant de conclure à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs en Italie, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
Si les extraits de rapports versés en cause par le demandeur à l’appui de son argumentation mentionnent certes, de manière générale, des problèmes de fait et de droit en ce qui concerne l’encadrement des migrants dans des « hotspots », ainsi que l’absence d’enquêtes en ce qui concerne le recours excessif à la force lors des procédures d’identification, force est toutefois au tribunal de constater qu’il s’agit de problèmes auxquels des primo-arrivants sont susceptibles d’être confrontés, et pas les personnes transférées en Italie en vertu du règlement Dublin III, tel que c’est le cas du demandeur.
Quant au changement législatif adopté en date du 28 septembre 2018 et visant à restreindre les garanties et les droits des demandeurs d’asile et à limiter apparemment l’accès aux structures d’hébergement dans un certain type de centres aux personnes vulnérables telles qu’aux bénéficiaires du statut de réfugié et aux mineurs non accompagnés, les demandeurs de protection internationale devant s’accommoder des centres provisoires d’accueil, force est au tribunal de constater que, d’un côté, ce changement législatif, à lui seul, n’est pas de nature à laisser conclure que tout transfert d’un demandeur de protection internationale vers l’Italie entraînerait un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte et, de l’autre côté, tel que relevé à juste titre par le président du tribunal administratif dans son ordonnance du 9 novembre 2018, que l’Italie est liée par la directive n° 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, et constitue, encore, un Etat de droit où une personne, estimant être privée de droits tels que découlant notamment de la directive sus-mentionnée, dispose de voies de recours idoines.
6 En ce sens : Tribunal administratif fédéral suisse, 4 avril 2017, Cour V, E-1721/2017, disponible sur https://jurispub.admin.ch/publiws/ ; Voir aussi : trib. adm., 19 juillet 2017, n° 39682 du rôle et trib. adm, 16 août 2017, n° 39786 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
7 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12.
8 CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
9 CourEDH, 5 février 2015, A.M.E. c. Pays-Bas, n° 51428/10.
7 En vertu de tout ce qui précède, le tribunal est amené à retenir que le moyen tiré d’une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III encourt le rejet.
Cependant, aux termes de l’arrêt de la CJUE du 16 février 2017, affaire C-578/16 PPU, l’article 4 de la Charte doit être interprété en ce sens que même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans l’État membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de cet article10.
Or, à cet égard, force est de constater que le demandeur n’a pas avancé, ni dans son audition ni dans son recours, d’éléments concrets et individuels susceptibles de démontrer qu’en cas de transfert, il serait personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits, et ce de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à son transfert.
Plus particulièrement, il ne ressort pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal que le demandeur a personnellement fait l’objet d’un quelconque mauvais traitement par les autorités italiennes au sens de la Charte, ni même qu’il risquerait de faire l’objet d’un tel traitement en cas de retour en Italie. En effet, le demandeur, lequel a vécu pendant 7 semaines en Italie, n’a pas pu indiquer un seul élément concret de mauvais traitement qu’il aurait subi pendant ce temps, ses affirmations générales contenues pour la première fois dans sa requête introductive d’instance, selon lesquelles il serait demeuré en Italie sans accès aux services de base, tels que l’hébergement, soins médicaux et alimentation quotidienne, étant insuffisantes à cet égard, surtout, eu égard au fait qu’il résulte de ses propres déclarations lors de son entretien du 16 août 2018 auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes qu’il n’a émis aucune réserve concrète à l’encontre des conditions d’accueil en Italie, mais a seulement affirmé que « l’Italie n’est pas un bon pays pour demander l’asile, il n’y a pas de support, de logement ni de regroupement familial.
J’ai entendu parler du Luxembourg, la vie et meilleure ici à ce qu’il paraît. Ces informations circulent entre nous ».
Il convient finalement de rejeter encore le reproche du demandeur, suivant lequel l’acceptation tacite de reprise en charge des autorités italiennes reflèterait leur volonté de ne pas faire face à leurs engagements « européens », au motif que d’une part, le mécanisme de l’acceptation tacite est explicitement prévu par l’article 25 du règlement Dublin III, et, d’autre part, il ressort des éléments du dossier que les autorités italiennes ont, en date du 12 octobre 2018, explicitement indiqué aux autorités luxembourgeoises que le demandeur devait être transféré vers Rome.
Le demandeur n’a dès lors pas non plus apporté la preuve que personnellement et concrètement ses droits n’auraient pas été respectés ou ne seraient pas garantis en Italie, que les droits des demandeurs de protection internationale en Italie ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que les demandeurs de protection internationale n’auraient en Italie aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en annulation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
10 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.
8Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique extraordinaire du 21 décembre 2018 par :
Thessy Kuborn, vice-président, Paul Nourissier, premier juge, Géraldine Anelli, juge, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 21 décembre 2018 Le greffier du tribunal administratif 9