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16/08/2018 | LUXEMBOURG | N°41424

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 16 août 2018, 41424


Tribunal administratif N° 41424 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 13 juillet 2018 Chambre de vacation Audience publique de vacation du 16 août 2018 Recours formé par par Monsieur …, Luxembourg, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 41424 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 13 juillet 2018 par Maître E

dévi AMEGANDJI, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembour...

Tribunal administratif N° 41424 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 13 juillet 2018 Chambre de vacation Audience publique de vacation du 16 août 2018 Recours formé par par Monsieur …, Luxembourg, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (3), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 41424 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 13 juillet 2018 par Maître Edévi AMEGANDJI, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Sénégal), de nationalité sénégalaise, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 4 juillet 2018 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de le transférer vers l’Italie, l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 7 août 2018 ;

Vu l’ordonnance du 18 juillet 2018, n° 41439 du rôle, ayant rejeté la demande en obtention d’une mesure provisoire introduite par Monsieur … ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Edévi AMEGANDJI, et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul REITER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de vacation du 16 août 2018.

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Le 31 mai 2018, Monsieur …, de nationalité sénégalaise, introduisit auprès des autorités compétentes luxembourgeoises une demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de la police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Le même jour, Monsieur … fut encore entendu par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et 1mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ». Il s’avéra à cette occasion que Monsieur … avait déposé les 23 décembre 2015 et 16 février 2016 une demande de protection internationale en Italie.

Par arrêté du 31 mai 2018, le ministre assigna Monsieur … à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) pour une durée de trois mois à partir de la notification de la décision en question.

Par un courrier du 18 juin 2018, à la suite d’une demande afférente des autorités luxembourgeoises du 7 juin 2018, les autorités italiennes acceptèrent la reprise en charge de Monsieur … sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), d) dudit règlement.

Par décision du 4 juillet 2018, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé expédié le 6 juillet 2018, le ministre informa l’intéressé que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Italie sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1) d) du règlement Dublin III, cette décision étant libellée comme suit :

« J’accuse réception de votre demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire que vous avez présentée le 31 mai 2018.

Il résulte des informations dont nous avons connaissance que vous avez précédemment introduit deux demandes de protection internationale en Italie en date des 23 décembre 2015 et 16 février 2016.

L’Italie a accepté en date du 18 juin 2018 de prendre/reprendre en charge l’examen de votre demande de protection internationale.

Au vu de ce qui précède, je tiens à vous informer qu’en vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 18§1d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013, le Grand-Duché de Luxembourg a pris la décision de vous transférer dans les meilleurs délais vers l’Italie, qui est l’Etat membre responsable pour examiner votre demande de protection internationale.

La présente décision est susceptible d’un recours en annulation devant le Tribunal administratif. Ce recours doit être introduit par requête signée d’un avocat à la Cour dans un délai de 15 jours à partir de la notification de la présente. La décision du Tribunal administratif ne sera susceptible d’aucun appel.

Une procédure de référé en vue de l’obtention d’un sursis à l’exécution ou d’une mesure de sauvegarde peut être introduite auprès du Président du Tribunal administratif par requête signée d’un avocat à la Cour.».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 13 juillet 2018, inscrite sous le numéro 41424 du rôle, Monsieur … a introduit un recours en annulation contre la décision ministérielle précitée du 4 juillet 2018.

2Par requête séparée déposée au greffe du tribunal administratif en date du 17 juillet 2018, inscrite sous le numéro 41439 du rôle, Monsieur … a également introduit un recours en institution d’une mesure provisoire. Par ordonnance du 18 juillet 2018, ladite requête fut rejetée pour ne pas être fondée. Monsieur … disparut ensuite le 25 juillet 2018 sans laisser d’adresse aux autorités.

Aucune disposition légale ne prévoit de recours au fond en la présente matière, de sorte que seul un recours en annulation a pu être introduit contre la décision ministérielle du 4 juillet 2018.

Le recours en annulation introduit en l’espèce est recevable pour avoir été encore introduit dans les formes et délai de la loi.

Le demandeur conteste tout d’abord avoir déposé deux demandes de protection internationale en Italie en date des 23 décembre 2015 et 16 février 2016 ; il affirme en effet n’avoir introduit qu’une seule et unique demande de protection internationale en Italie en février 2016, c’est-à-dire quelques mois après son arrivée, alors qu’aussitôt après son arrivée en Italie en décembre 2015, il aurait seulement été soumis, à l’instar des autres migrants, à une prise d’empreintes digitales, sans qu’il n’ait déposé de demande de protection internationale à ce moment, la seule demande de protection internationale n’ayant été introduite qu’au moment de son admission dans le centre d’accueil pour migrants de … en Sicile.

Dès lors, il considère qu’en soutenant qu’il aurait introduit deux demandes de protection internationale, à savoir une demande en date du 23 décembre 2015 et une seconde le 16 février 2016, le ministre aurait fait une erreur manifeste d’appréciation de la situation administrative de celui-ci durant son séjour en Italie.

Monsieur … relate ensuite que si en mai 2016, les autorités italiennes lui auraient notifié une réponse négative à sa demande de protection internationale, il aurait immédiatement introduit un recours contre ladite décision, sans qu’il n’ait toutefois, jusqu’à son arrivée au Luxembourg, obtenu ni convocation au Tribunal, ni jugement concernant ledit recours de la part des autorités italiennes. Comme son recours n’aurait pas fait l’objet d’un jugement définitif de la part de la justice italienne, il considère avoir été indubitablement privé du bénéfice d’un recours effectif juridictionnel, ce qui heurterait l’article 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et approuvée par une loi du 29 août 1953, désignée ci-après par « la CEDH ».

Le demandeur affirme ensuite que durant son passage dans plusieurs centres d’accueils des migrants, notamment celui de … en Sicile, il aurait été exposé à des conditions de survie extrêmement difficiles, de sorte qu’il aurait connu à titre personnel des traitements inhumains et des maltraitances l’ayant contraint de quitter l’Italie pour venir au Luxembourg.

Le demandeur met encore en exergue les conditions difficiles des personnes réfugiées et migrants en Italie, lesquelles seraient dénoncées dans de « multiples » rapports d’organisations internationales, telles que l’Organisation Suisse d’Aide aux Réfugiés ou encore Amnesty International.

Il en conclut que son transfert en Italie risquerait de le soumettre à un risque de traitements inhumains et dégradants contraires aux dispositions des articles 3 CEDH et 4 de la 3Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne adoptée le 7 décembre 2000, désignée ci-après par « la Charte », au vu des conditions difficiles et dégradantes dans lesquelles survivraient les personnes réfugiées dans ce pays, le demandeur affirmant encore que dans la plupart des cas, les demandeurs d’asile transférés en Italie en application du règlement Dublin III, se retrouveraient, une fois de retour en Italie, sans protection, sans aide à l’intégration ni accès assuré à l’alimentation ou aux soins médicaux les plus élémentaires.

En effet, les conditions très difficiles dans lesquelles survivent les personnes réfugiées et migrants en Italie s’expliqueraient encore par le fait que ce pays serait confronté à un flux migratoire massif et incessant au cours de ces dernières années, de sorte que les autorités italiennes auraient déclaré, à de nombreuses reprises, ne plus être en mesure d’accueillir convenablement les migrants et se trouver dans une situation de débordement total, ce qui ne constituerait non seulement un aveu d’impuissance de l’Italie face à cette arrivée massive de migrants sur son territoire, mais aussi un aveu implicite de la part des autorités italiennes de l’existence de défaillances systémiques dans sa gestion des demandes de protection internationale. Enfin, Monsieur … relève que depuis l’arrivée du gouvernement populiste en Italie dirigé par le nouveau président du conseil italien Giuseppe CONTE, ce pays semblerait opter pour une politique migratoire contraignante et stricte.

Monsieur … affirme ensuite souffrir d’une anomalie pulmonaire très certainement due à la maladie de l’hépatite B, laquelle nécessiterait un traitement d’une durée d’au moins 6 mois au Luxembourg. Or, son transfert en Italie lui porterait gravement préjudice, alors qu’il lui imposerait une rupture de son traitement contre la maladie de l’hépatite B ; par ailleurs, même si l’on peut concevoir que l’Italie, à l’image du Luxembourg, disposerait également d’un service médical pour traiter les migrants malades, il n’en resterait pas moins qu’il n’aurait pas été pris en charge à son arrivée dans ce pays, alors qu’il aurait bien signalé sa maladie auprès des services médicaux et sociaux italiens, le demandeur affirmant que malgré sa grave maladie, les services médicaux italiens n’auraient daigné lui fournir un traitement approprié, ce qui ne lui aurait pas permis de se soigner immédiatement à son arrivée dans ce pays en décembre 2015. Ainsi, ayant déjà perdu l’occasion de bénéficier des soins appropriés de sa maladie en Italie, il aurait enfin pu bénéficier au Luxembourg d’un traitement médical adapté lui permettant de combattre cette « maladie mortelle ».

Finalement, tout en admettant avoir omis d’indiquer lors de son entretien en date du 31 mai 2018 auprès des services ministériels, qu’il aurait un membre de sa famille vivant dans un Etat membre de l’Union européenne, il en resterait pas moins que son propre oncle résiderait et travaillerait au Luxembourg depuis plusieurs années, de sorte qu’il estime pouvoir se prévaloir de l’article 17 § 1 du règlement Dublin III.

Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours dans l’ensemble des moyens.

Force est de constater que la décision déférée du 4 juillet 2018, prise en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, a un double objet, conformément à la même disposition, à savoir celle, d’une part, de transférer la personne concernée vers l’Etat membre compétent - en l’espèce l’Italie-, et, d’autre part, de ne pas examiner sa demande de protection internationale, ce dernier volet étant la conséquence du premier volet de la décision, la décision ministérielle déférée étant plus particulièrement motivée par le fait, d’une part, que le demandeur a précédemment introduit des demandes de protection internationale en Italie, soit les 23 décembre 2015 et 16 février 2016, et, d’autre part, que 4l’Italie a accepté le 18 juin 2018 la prise, respectivement la reprise en charge de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur.

Il n’est à ce sujet pas pertinent de savoir si le demandeur a finalement introduit une ou deux demandes de protection internationale. En effet, encore qu’il résulte des données EURODAC, référencées conformément à l’article 24 (4) du règlement (UE) n° 603/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relatif à la création d'Eurodac pour la comparaison des empreintes digitales (« 1 »), que le demandeur a bien introduit les 23 décembre 2015 et 16 février 2016 des demandes de protection internationale, il est en tout état de cause admis par celui-ci qu’il a introduit le 16 février 2016 une demande de protection internationale et qu’il a essuyé un refus des autorités italiennes, de sorte à se situer dans l’hypothèse de l’article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III : « 1. L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre ».

La décision ministérielle de transférer le demandeur vers l’Italie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale en application de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1) d) du règlement Dublin III n’encourt dès lors a priori aucune critique.

Force est au tribunal de constater que le demandeur ne conteste pas cette compétence de principe des autorités italiennes, et, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, mais soutient en substance que son transfert serait contraire à l’article 3 de la CEDH, à l’article 4 de la Charte, aux articles 3 (2) et 17 (1) du règlement Dublin III.

S’agissant d’abord du moyen tiré de la violation de l’article 3 (2), alinéas 2 et 3 du règlement Dublin III, le tribunal relève que celui-ci prévoit que : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. Lorsqu’il est impossible de transférer le demandeur en vertu du présent paragraphe vers un État membre désigné sur la base des critères énoncés au chapitre III ou vers le premier État membre auprès duquel la demande a été introduite, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable devient l’État membre responsable. ».

Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.

5 La situation visée par ledit article 3 (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.

A cet égard, le tribunal relève que l’Italie est tenue en tant que membre de l’Union européenne et signataire de la CEDH, au respect, des dispositions de celle-ci et de celles du Pacte international des droits civils et politiques et de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption - réfragable - que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans son arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres, lesquelles seront abordées ci-après.

Or, en l’espèce, le tribunal ne s’est vu soumettre aucun élément permettant de conclure à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs en Italie, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays, la seule invocation de rapports non autrement précisés et identifiés étant à cet égard insuffisante.

1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.

2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S, c. Secretary of State for the Home Department et C-

493/10, M.E. et al c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.

3 Ibidem, point. 79 ; Voir également : Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib.adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu 4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.

6S’il est notoire que les autorités italiennes ont connu de sérieux problèmes quant à leur capacité d’accueil des demandeurs d’asile, impliquant que ceux-ci risqueraient de se voir confrontés à des difficultés quant à l’hébergement, aux conditions de vie et à l’accès aux soins, suivant les situations, il ne résulte d’aucun élément soumis au tribunal que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale en Italie soient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour tout demandeur de protection internationale, d’être systématiquement exposé à une situation de précarité et de dénuement matériel et psychologique, au point que son transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 3 de la CEDH et par l’article 4 de la Charte.

A cet égard, il convient d’ailleurs de rappeler que dans son arrêt Tarakhel du 4 novembre 20146, la CourEDH, contrairement au cas de la Grèce7, n’a pas constaté de défaillances systémiques dans le dispositif italien d’accueil en matière d’asile, et ce malgré de « sérieux doutes quant aux capacités actuelles du système », doutes reposant notamment sur un manque crucial d’hébergement et sur des conditions de vie inadéquates dans les structures disponibles, de sorte à ne pas suspendre les renvois vers ce pays. Procédant par étapes, la CourEDH a, dans cet arrêt, constaté dans un premier temps que la structure et la situation générale du dispositif d’accueil en Italie entraîneraient un risque pour un nombre significatif de demandeurs d’asile d’être privés d’hébergement ou d’être hébergés dans des structures surpeuplées impliquant promiscuité, insalubrité et violence, pour ensuite retenir toutefois que le système ne présenterait pour autant, aux yeux de la Cour, pas de défaillances systémiques et ne saurait pas en soi constituer un obstacle au renvoi de tout demandeur d’asile vers ce pays.

La CourEDH8 a eu, à nouveau, l’occasion de se prononcer sur la situation en Italie, mais cette fois-ci dans le cas d’un demandeur d’asile masculin, seul et bien portant, pour retenir que la situation de l’Italie n’aurait rien à voir avec la situation de la Grèce en 2011 et rejeter la demande du demandeur d’asile qui souhaitait voir condamnée la décision de l’expulser vers Italie.

Force est enfin au tribunal de constater que les explications que le demandeur donne au sujet des raisons pour lesquelles il a fui l’Italie ne s’identifient absolument pas avec les quelques indications fournies à l’Etat lors de ses interviews, le demandeur ayant juste indiqué avoir quitté l’Italie parce que le recours introduit en Italie contre la décision lui ayant refusé la protection internationale aurait été rejeté. Or, les éléments qui n’ont pas été portés, en temps utile à la connaissance de l’autorité administrative, c’est-à-dire avant que celle-ci ne prenne sa décision, ne sauraient être pris en compte pour en apprécier la légalité, dès lors qu’il y a lieu, pour l’exercice de ce contrôle, de se replacer au moment même où l’acte administratif a été pris. Force est ensuite de relever que même dans sa requête, le demandeur ne fournit aucun exemple concret et spécifique, personnellement vécu, de mauvais traitement, mais qu’il se contente d’affirmations pour le moins générales, relatives à l’existence en Italie et plus particulièrement dans les centres d’accueil de conditions de vies très difficiles, confinant à des traitements inhumains.

6 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12.

7 CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.

8 CourEDH, 5 février 2015, A.M.E. c. Pays-Bas, n° 51428/10.

7Concernant le moyen ayant trait à une absence d’un examen effectif de sa demande de protection internationale par les autorités italiennes, et l’absence de tout accès à la justice, il échet de relever, d’une part, qu’il ne résulte d’aucun élément soumis à l’appréciation du tribunal que les demandes de protection internationale déposées en Italie n’auraient pas bénéficié d’un examen effectif, en ce compris le cas échéant par un tribunal, et, d’autre part, qu’il résulte des éléments du dossier administratif que la demande de protection internationale de Monsieur … a fait l’objet d’une analyse de la part des autorités italiennes et a fait l’objet d’un rejet. Par ailleurs, il ne ressort d’aucun élément soumis à l’appréciation du tribunal que Monsieur … ait effectivement, tel qu’il le prétend actuellement, introduit un recours judiciaire à l’encontre du refus lui opposé ; le tribunal note en particulier l’absence de tout détail fourni à cet égard par le demandeur, tel que notamment l’identité et les coordonnées de son avocat ou du tribunal devant lequel il aurait introduit un recours. Par ailleurs, le demandeur étant depuis le 31 mai 2018 au Luxembourg, il doit être considéré comme ayant eu très largement le temps de reprendre le cas échéant contact avec son avocat italien afin de se voir communiquer des documents probants.

Dans la mesure où le demandeur argue encore d’une violation par le ministre de l’article 17 paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel « 1. Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement », le tribunal souligne tout d’abord que le recours à une clause discrétionnaire relève d’une faculté pour les autorités administratives.

L’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, tel qu’invoqué par le demandeur, ne permet ainsi pas à un demandeur d’asile individuel de choisir lui-même par quel pays il souhaite voir traiter sa demande d’asile, mais offre uniquement à un Etat membre la possibilité, lorsque cela se révèle nécessaire ou opportun, de prendre lui-même la responsabilité du traitement d’une demande d’asile, sans qu’il ne puisse être déduit des termes de cette disposition une obligation pour un Etat membre de traiter une demande d’asile, lorsque sur la base des critères repris au chapitre III dudit règlement, il est constaté qu’un autre Etat membre doit traiter cette demande9.

Le tribunal constate ensuite que si le demandeur met plus particulièrement en avant son état de santé pour requérir une annulation de la décision déférée sur base de l’article 17 du règlement Dublin III, aucune pièce ne vient documenter une raison médicale justifiant une annulation dudit transfert, les seules pièces versées en cause, documentant les résultats d’une prise de sang ayant révélé une sérologie des hépatites douteuse, et plus particulièrement la présence possible d’une hépatite B, de sorte à justifier un contrôle par prise de sang dans 6 mois, à l’exclusion de toute autre traitement, ne véhiculant aucune contre-indication à son transfert en Italie, le demandeur n’ayant de surcroît pas établi que les autorités italiennes lui refuseraient l’accès aux soins médicaux nécessaires.

Il résulte par ailleurs des explications de la partie gouvernementale que l’analyse de sang a montré une éventuelle présence d’anticorps contre l’hépatite B, ce qui pourrait être une indication sur une éventuelle hépatite guérie, et non sur l’existence d’une prétendue « maladie mortelle ».

9 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A. S. contre Republika Slovenija, affaire C-578/16 PPU.

8 Plus particulièrement, rien n’indique que Monsieur … ne puisse trouver en Italie une aide spécifique au vu des besoins particuliers en matière d’accueil requis, le cas échéant, par son prétendu état de santé, en sa qualité de « demandeur ayant des besoins particuliers en matière d’accueil », et tels qu’exigés par les articles 21 et 22 de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

La CJUE, dans son arrêt du 16 février 2017 précité, a d’ailleurs mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable, que les Etats membres liés par la directive n° 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats ». Aussi, ce ne serait que lorsqu’un demandeur d’asile produit « des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne », de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, que les autorités de l’Etat membre concerné, y compris ses juridictions, doivent tenir compte de ces éléments, ces autorités étant alors tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci.

Enfin, en ce qui concerne l’invocation, en cours de procédure contentieuse, de l’existence d’un prétendu parent au Grand-Duché de Luxembourg, le tribunal relève, à cet égard, qu’il statue dans la présente matière en tant que juge de l’annulation compétent pour exercer un contrôle de la légalité de la décision administrative attaquée et qu’à ce titre, il ne lui appartient pas de se prononcer sur l’opportunité des décisions qui relèvent du pouvoir discrétionnaire du ministre, ni de substituer, dans le cadre de l’examen du recours sous analyse son appréciation à celle de l’administration dès le moment où il ressort du dossier que cette autorité a procédé à une appréciation largement admissible, pertinente et non déraisonnable des faits qui lui sont soumis.

Le tribunal rappelle ensuite qu’il est de principe que la légalité d’une décision administrative s’apprécie, dans le cadre d’un recours en annulation, en considération de la situation de droit et de fait au jour où elle a été prise, la vérification de la matérialité des faits s’effectue, en principe, d’après les pièces et éléments du dossier administratif10, respectivement en fonction des éléments dont l’autorité a connaissance ou aurait dû avoir connaissance au moment où elle statue.

Or, il est patent en cause que le demandeur a « omis » d’informer le ministre de la 10 F. Schockweiler, Le contentieux administratif et la procédure administrative non contentieuse en droit luxembourgeois, 1996, n° 276.

9présence de son prétendu oncle sur le territoire luxembourgeois, le demandeur n’ayant indiqué la prétendue résidence d’un membre de famille, à savoir d’un oncle, frère de son père, ni dans la fiche des données personnelles remplie lors de l’introduction de sa demande de protection internationale, ni lors de l’entretien Dublin du 31 mai 2018.

Ainsi, il n’apparaît pas que le ministre ait commis une quelconque erreur susceptible d’être sanctionnée par l’annulation de sa décision, en ce qu’il aurait fait un mauvais usage du pouvoir discrétionnaire qui lui est offert au regard notamment de la situation individuelle du demandeur.

Dans la mesure où aucun autre moyen n’a été soulevé en cause, il y a lieu de rejeter le recours sous examen comme n’étant pas fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en annulation en la forme ;

au fond le dit non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique de vacation du 16 août 2018 par :

Marc Sünnen, président, Olivier Poos, premier juge, Alexandra Bochet, attaché de justice, en présence du greffier Lejila Adrovic.

s.Lejila Adrovic s.Marc Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 16 août 2018 Le greffier du tribunal administratif 10


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 41424
Date de la décision : 16/08/2018

Origine de la décision
Date de l'import : 21/10/2021
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2018-08-16;41424 ?

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