Tribunal administratif N° 39045 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 30 janvier 2017 3e chambre Audience publique du 11 juillet 2018 Recours formé par Monsieur … et consorts, …, contre des décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (1), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 39045 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 30 janvier 2017 par Maître Sarah MOINEAUX, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Ukraine), et de son épouse, Madame …, née le … à … (Ukraine), agissant en leur nom personnel ainsi qu’au nom et pour le compte de leurs enfants mineurs …, né le … à …, et …, né le … à …, tous de nationalité ukrainienne et demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à la réformation de la décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 28 décembre 2016 portant refus de faire droit à leur demande en obtention d’une protection internationale et de l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 13 mars 2017 ;
Vu l’avis du tribunal administratif du 10 janvier 2018 autorisant les parties à déposer un mémoire supplémentaire relatif aux nouvelles pièces versées par Maître Sarah MOINEAUX le 8 janvier 2018 ;
Vu le mémoire supplémentaire du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 15 janvier 2018 ;
Vu le mémoire supplémentaire déposé au greffe du tribunal administratif en date du 23 janvier 2018 par Maître Sarah MOINEAUX au nom et pour le compte des demandeurs ;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions déférées ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Sarah MOINEAUX et Madame le délégué du gouvernement Stéphanie LINSTER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 24 janvier 2018.
Le 27 mai 2014, Monsieur … et son épouse, Madame …, accompagnés de leur fils mineur …, introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection, entretemps abrogée par la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
En date du 20 juin 2014, Monsieur … et Madame … furent entendus séparément par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de leur demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, dit « règlement Dublin III ».
En date des 19 et 21 août 2014, des 4, 12, 25 et 27 février, 18 mars, 14, 20 21 et 24 avril 2015 Monsieur … fut entendu par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, sur sa situation et sur les motifs se trouvant à la base de sa demande de protection internationale, tandis que son épouse, Madame …, fut, quant à elle, entendue en date des 19, 21, 28 et 29 août 2014.
Par courrier du 27 avril 2015, le litismandataire de l’époque de Monsieur … et de Madame … sollicita la possibilité, pour ses mandants, de raconter leur vécu par écrit, demande à laquelle le ministre de l’Immigration et de l’Asile accéda le 4 mai 2015. Le 24 juin 2015, Monsieur … fit transmettre une traduction en langue française de son écrit au ministre.
Par décision du 28 décembre 2016, notifiée aux intéressés par lettre recommandée envoyée le lendemain, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », résuma les déclarations de Monsieur … et de Madame … comme suit : « […] Monsieur, il résulte de vos déclarations que vous auriez quitté votre pays d'origine parce que vous seriez recherché par les autorités police à cause de votre soutien à l'Euromaidan.
Ainsi, depuis 2011, vous seriez membre du parti Zmin, le « Front du changement », un parti pro-européen qui aurait fusionné en juin 2013, avec le parti Batkivshina, « Patrie », qui serait le parti le plus important de l'Ukraine. Vous signalez avoir participé à quelques activités de votre parti et avoir été « l'organisateur principal » de la manifestation de juin 2011 à Dounaevtsy qui a exigé la libération du « prisonnier politique » NESTERUK. Vous auriez également contribué à organiser une manifestation en juin 2012, qui aurait cependant été dispersée par la police. Après la fusion de votre partie avec le parti Batkivshina, vous auriez limité vos activités au sein du parti et vos contacts avec d'autres membres. Vous auriez toutefois contribué à organiser la réunion « Narodnoye Vetche » (Conseil du Peuple) le 24 novembre 2013, suite au refus du président YANUKOVICH de signer un traité d'association avec l'Union Européenne.
Le 28 novembre 2013, vous vous seriez déplacé avec d'autres manifestants à Kiev pour vous rendre à la place Maïdan. Vous y seriez resté pendant trois jours et auriez contribué à distribuer des vêtements chauds et de la nourriture aux gens. La nuit du 29 au 30 novembre, les Berkout auraient commencé à donner des coups de matraques aux manifestants qui se seraient alors enfuis. En fuite, vous auriez reçu un coup dans le dos, seriez tombé par terre et auriez perdu connaissance après avoir été frappé par deux Berkout. Vous vous seriez réveillé dans une de leurs voitures, mais auriez de nouveau perdu connaissance après avoir reçu un coup à la tête. Vous expliquez que vous vous seriez ensuite réveillé dans une forêt et que vous auriez marché jusqu'au village de Tarasivka, où un médecin vous aurait soigné et donné un peu d'argent avant que vous ne retourniez dans votre ville de Kamenets Podolsky.
Le 2 décembre 2013, vous vous seriez rendu à un bureau de police pour porter plainte contre les Berkout qui vous auraient frappé. Vous dites que les policiers auraient rigolé de votre plainte, qu'ils l'auraient « mise de côté » et qu'ils vous auraient fait comprendre qu'ils auraient besoin d'une expertise médicale de vos blessures. Vous vous seriez alors rendu à l'hôpital où on aurait constaté que vous souffririez d'une contusion cérébrale. Vous auriez par la suite présenté le certificat médical aux policiers et seriez rentré à la maison. Le 9 décembre 2013, vous auriez été convoqué au bureau de police où vous auriez été interrogé « comme si je n'étais pas vraiment une victime ». Vous expliquez que vous auriez été traité « d'extrémiste », qu'on vous aurait reproché d'avoir provoqué un « désordre de masse » et que vous auriez reçu quelques gifles. Ensuite, vous auriez été menotté et placé en cellule, tandis que votre plainte aurait été déchirée. Après une heure, les policiers vous auraient emmené en voiture et jeté dans un parc et vous seriez rentré à la maison.
Par la suite, vous auriez été contacté par le dénommé Petro, une connaissance de la place Maïdan, qui vous aurait demandé d'envoyer des vêtements, des médicaments et des vivres. Soutenu par d'autres personnes, vous auriez alors rassemblé les affaires et organisé un transport à Kiev. Le 17 décembre 2013, préparant l'expédition du troisième véhicule, vous auriez été contrôlé par deux policiers, puis interrogé au bureau de police. Vous dites qu'ils auraient été au courant de vos activités de soutien à la place Maïdan et qu'ils auraient voulu savoir qui vous aurait aidé, qui aurait financé cette aide et qui l'aurait réceptionnée à Kiev.
Ils vous auraient également accusé de propager les « idées du Maïdan » dans la ville de Kamenets Podolsky. Vous auriez été menacé d'être placé en « garde » si vous continuiez avec vos activités et on vous aurait fait savoir que « je pouvais me considérer comme une personne morte et retrouvée n'importe où ». Le 18 décembre 2013, vous auriez déposé plainte auprès du Parquet contre les policiers susmentionnés parce que ceux-ci auraient tenté de vous soulager de 3.000.- euros avant de vous libérer.
Le 25 décembre 2013, vous auriez voulu vous procurer un nouveau passeport. Or, après avoir contrôlé vos données personnelles, le personnel du bureau des passeports vous aurait signalé que la police aurait été appelée et qu'elle viendrait vous chercher. Vous vous seriez alors enfui, mais auriez continué avec vos activités de soutien au mouvement Maïdan.
En janvier 2014, accompagnant un convoi de vivres à la place Maïdan, votre épouse vous aurait appelé pour vous informer que deux policiers seraient passés et qu'ils seraient à votre recherche. Après qu'un voisin les aurait empêchés de rentrer dans votre appartement, ils seraient partis. De retour de Kiev avec un collègue, votre voiture aurait été arrêtée par des policiers et vos identités contrôlées. Après un temps, les policiers auraient commencé à vous frapper et vous auriez de nouveau perdu conscience. A votre réveil, vous auriez été seul et vous seriez rentré à la maison en auto-stop. Vous auriez alors déposé une nouvelle plainte contre ces policiers auprès du Parquet et vous précisez que vous auriez été convoqué au Parquet le 13 janvier 2014. Une fois arrivé, on vous aurait fait attendre dans le couloir jusqu'à ce que trois policiers seraient venus et vous auraient amené au bureau de police où vous auriez été menotté, menacé et agressé. Vous auriez été considéré comme un « délinquant » et vous expliquez que les policiers auraient exigé à ce que vos proches payent une « amende ».
Le 20 janvier 2014, vous auriez déménagé dans un autre appartement de Kamenets Podolsky. Vous dites que l'activité de la police aurait « considérablement augmenté » et vous faites état d'arrestations de masse à l'échelle nationale. Par ailleurs, vous signalez que des policiers se seraient rendus chez vos parents en voulant s'informer sur vous. En plus, des amis, également actifs dans votre parti et soutenant le mouvement Maidan, auraient été arrêtés et détenus pendant une journée. Ils auraient été mis sous pression et forcés à refuser de vous aider. Vous auriez toutefois continué à soutenir le mouvement Maïdan et le 27 janvier 2013, vous auriez de nouveau été amené à un bureau de police, puis menotté, agressé et humilié. Un officier de police vous aurait demandé de lui écrire les noms de toutes les personnes impliquées dans des activités de soutien pour la cause Maïdan et vous lui auriez rendu une feuille remplie de noms que vous aviez inventés. L'officier vous aurait alors ordonné de cesser toutes activités politiques et vous aurait écrit à la main, « sur un bout de papier », une amende de 50.000.- hryvnas tout en vous signalant que vous auriez une semaine pour le payer. En rentrant à la maison, vous auriez proposé à votre épouse de vivre séparément pendant une période. Ainsi, fin janvier 2014, elle serait partie vivre chez ses parents, tandis que vous vous seriez installé auprès d'amis.
En février 2014, votre employeur vous aurait fait savoir que vous seriez « révoqué » de votre travail jusqu'à ce que vos problèmes avec la police soient réglés. En plus, il aurait ordonné que les dépôts de l'entreprise ne soient plus utilisés pour « l'aide humanitaire » et vous auriez alors loué un garage pour continuer avec vos activités de soutien. Vous précisez que la secrétaire de la société vous aurait expliqué que vous auriez « dépassé les limites avec mes ouvres de charité ». Le 17 février 2014, vous auriez organisé le blocage de deux bus censés amenés des casseurs payés à la place Maïdan. Vous n'auriez pas été présent aux lieux du blocus, mais vous expliquez que la police serait passée, qu'elle aurait dissout le blocus et que les bus seraient finalement partis pour Kiev. Après la « victoire de la Maidan » et la fuite du président YANUKOVYTCH en février 2014, l'activité de la police aurait « considérablement diminué » et vous auriez été engagé par la société ….
En mars 2014, vous auriez déménagé auprès de vos beaux-parents. Etant donné que vous n'auriez pas assisté à des changements au sommet de la police ou au parquet, vous vous seriez adressé au tribunal de Kamenets Podolsky pour déposer plainte contre le chef du département de la police. Le Tribunal aurait toutefois refusé la réception de votre plainte au motif qu'il ne serait pas compétent en la matière, vous renvoyant au Parquet, au Parquet de la région ou au Parquet Général. En tentant une deuxième fois de faire renouveler votre passeport, l'employée du bureau vous aurait prié de partir et aurait appelé la police. Vous auriez alors envoyé une « demande » auprès du Parquet de la région de Khmelnytsk pour dénoncer toutes les injustices auxquelles vous auriez été confronté et l'inaction du parquet de Kamenets Podolsky. Votre demande serait restée sans réponses.
En avril 2014, les représailles contre « la masse et la poursuite des membres du parti et des activistes du public et des opposants » se seraient renouvelées. Vous expliquez que tous ceux qui auraient publiquement prononcé leur mécontentement concernant des actes du gouvernement ou qui auraient refusé de cesser leurs activités politiques auraient été arrêtés sous de fausses accusations ou condamnés à des « travaux d'éducation ». Dans ce contexte, vos parents auraient reçu votre convocation par la police pour un interrogatoire ; vous signalez être accusé de crimes que vous n'auriez pas commis. En plus, le 19 avril 2014, des policiers seraient passés chez vos beaux-parents et leur auraient expliqué que vous seriez recherché pour avoir organisé des troubles de masse. Le soir même, vous auriez déménagé avec votre épouse dans un autre appartement. Le 23 avril 2014, en rentrant du travail, vous auriez été agressé par deux policiers habillés en civil mais vous auriez réussi à vous échapper. Le 28 avril 2014, vous auriez envoyé une « demande » au Parquet Général, mais vous auriez l'impression qu'elle aurait été ignorée puisque vous n'auriez pas [reçu] de réponse.
Le 23 mai 2014, votre voiture garée devant votre maison aurait explosé à côté de vous.
Vous vous seriez alors enfermé à l'intérieur de votre appartement avec votre épouse et vous auriez pu observer comment la police serait venue pour ramasser les restes de votre voiture.
Vous auriez préparé vos affaires et seriez partis en taxi à Striy. Le 24 mai, on vous aurait présenté à un passeur avec lequel vous auriez vraisemblablement passé la frontière polonaise pour ensuite gagner le Luxembourg.
Madame, vous confirmez les dires de votre époux. En cas d'un retour en Ukraine, vous craindriez que votre époux soit toujours recherché et persécuté par la police et les « gens qui étaient au pouvoir dans le gouvernement de Ianoukovitch ».
Vous avez versé plusieurs documents pour étayer vos dires :
- Votre carte de membre, Monsieur, du « Front des changements ».
- Votre carnet militaire, Monsieur, délivré le 7 octobre 2011 - Deux assignations de la part du commissariat militaire de Kamianets-Podil'skiy non datées, vous « ordonnant », Monsieur, de vous présenter le 4 septembre 2014 et le 27 janvier 2015. Etant donné que vous seriez classé inapte à passer le service militaire, vous ne comprendriez pas pourquoi vous auriez reçu cette convocation. Vous vous douteriez toutefois qu'il s'agirait d'une tentative de « se débarrasser de tous les activistes en général du Maïdan et des opposants civils ».
- Un certificat médical daté au 2 décembre 2013, attestant, Monsieur, que vous auriez souffert d'une commotion cérébrale et un autre du 29 janvier 2014 attestant que vous auriez été hospitalisé à cause de séquelles et que vous vous seriez « refusé de l'hospitalisation ».
- Deux avis d'assignation du Ministère des affaires intérieures d'avril et de juin 2014, vous ordonnant, Monsieur, de « passer en interrogatoire en qualité de soupçonné ». D'après vos dires, vous seriez suspecté et on vous accuserait d'avoir brisé le Code Pénal pour avoir « organisé des désordres de masse, de propagande d'informations et d'avoir initié des désordres publics ».
Enfin, il ressort des rapports d'entretien qu'il n'y a plus d'autres faits à invoquer au sujet de vos demandes de protection internationale et aux déclarations faites dans ce contexte. […] ». Le ministre informa ensuite Monsieur … et son épouse, Madame …, accompagnés de leurs enfants mineurs … et …, ci-après désignés par « les consorts … », que leur demande de protection internationale avait été refusée comme étant non fondée tout en leur ordonnant de quitter le territoire dans un délai de trente jours.
Le ministre estima, tout d’abord, en ce qui concerne les problèmes que Monsieur … affirme avoir eu avec les autorités ukrainiennes, que la situation ayant régné en Ukraine en 2013, respectivement début 2014, ne serait plus comparable avec la situation actuelle, dans la mesure où le mouvement « Euromaïdan » aurait conduit à la sortie des anciens dirigeants politiques et à l’instauration d’un nouveau gouvernement pro-européen qui, d’une part, n’aurait aucun intérêt à persécuter les personnes, telles que Monsieur …, ayant contribué, par des manifestations, à le mettre en place, et, d’autre part, aurait procédé au désarmement de groupes armés illégaux et à la poursuite des membres de l’unité policière « Berkout » en tant qu’instigatrice des fusillades à la place Maïdan. Le ministre en conclut qu’il ne serait pas établi que Monsieur … n’aurait pas pu obtenir une protection de la part des autorités étatiques contre les membres de l’unité Berkout l’ayant agressé, ainsi que contre les policiers qui, en 2013, respectivement en 2014 auraient refusé ses dépôts de plaintes, le ministre relevant encore qu’il serait resté en défaut de lui soumettre un quelconque élément corroborant la réalité de ses reproches à l’égard des autorités policières. Par ailleurs, le ministre releva que les parlementaires, ainsi que le « parliamentary ombudsman for human rights » pourraient prendre l’initiative de lancer des investigations quant aux abus commis par les forces de l’ordre ukrainiennes, le parlement ukrainien ayant même créé une commission temporaire pour enquêter sur les incidents violents survenus sur la place Maïdan, le procureur général ayant déjà lancé des poursuites à l’encontre d’un nombre important de membres des forces de l’ordre ukrainiennes pour des faits à l’égard d’activistes sur la place, tout comme celles engagées à l’encontre du ministère ukrainien des affaires intérieures. Ainsi, il ne serait pas établi que les autorités étatiques ne pourraient, respectivement ne voudraient pas accorder aux consorts … en 2016 une protection, au sens de l’article 40 de la loi du 18 décembre 2015, pour des faits survenus en 2014, voire qu’ils risqueraient de faire l’objet d’actes de persécution en Ukraine en 2016.
Concernant la crainte de Monsieur … de devoir effectuer son service militaire, suite à la réception de deux assignations du commissariat militaire de se présenter le 4 septembre 2014 et le 27 janvier 2015, le ministre souligna, d’une part, que Monsieur … aurait déjà été reconnu inapte au service militaire en raison de sa surdité à une oreille, problème médical dont il souffrirait encore, de sorte que son inaptitude à faire son service militaire devrait encore être retenue par les autorités ukrainiennes, et, d’autre part, que, sur base du constat qu’un Etat aurait toujours le droit de se constituer une armée et de recruter, à ces fins, ses citoyens, Monsieur … n’aurait fourni aucun élément lui permettant de retenir que son refus d’effectuer le service militaire serait fondé sur un des motifs de persécution définis par la Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et le Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par le règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après désigné par « la Convention de Genève », et par la loi du 18 décembre 2015, tout en précisant que les sanctions prononcées par les autorités ukrainiennes à l’égard de personnes refusant d’effectuer ledit service se limiteraient à des amendes administratives.
S’agissant finalement de la protection subsidiaire, le ministre conclut que les consorts … ne feraient état d’aucun motif sérieux et avéré de croire qu’ils courraient un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015 en cas de retour dans leur pays d’origine.
En conséquence, il constata que le séjour des consorts … sur le territoire luxembourgeois était illégal et leur enjoignit de quitter ledit territoire dans un délai de trente jours.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 30 janvier 2017, Monsieur … et Madame …, agissant en leur nom personnel ainsi qu’en celui de leurs enfants mineurs … et …, ont fait déposer un recours tendant à la réformation de la décision du ministre du 28 décembre 2016 portant refus de faire droit à leur demande en obtention d’une protection internationale et de l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte.
1) Quant au recours visant la décision du ministre portant refus d’une protection internationale Etant donné que l’article 35, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions de refus d’une demande de protection internationale, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation dirigé contre la décision du ministre du 28 décembre 2016, telle que déférée. Ledit recours ayant encore été introduit dans les formes et délai de la loi, il est à déclarer recevable.
A l’appui de leur recours et en fait, les consorts … renvoient, en substance, aux faits et rétroactes gisant à la base de leur demande en obtention d’une protection internationale tels que retranscrits dans leurs rapports d’entretien respectifs auprès de l’agent compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes.
En droit, ils concluent à la réformation de la décision ministérielle déférée leur ayant refusé l’octroi du statut de réfugié, au motif qu’ils rempliraient l’ensemble des conditions légales requises. Quant au motif de persécution, les consorts … argument avoir quitté leur pays d’origine, l’Ukraine, en raison de leurs opinions politiques au regard, d’une part, de leur opposition au système et au régime ukrainien, et, d’autre part, des actes d’opposition retenus à l’encontre de Monsieur … par les autorités ukrainiennes, ces dernières l’accusant d’avoir participé à l’organisation de désordres de masse. Par ailleurs, les actes de persécution auraient été commis par des agents étatiques, en l’occurrence les forces spéciales anti-émeutes Berkout, ainsi que les agents de la milice ukrainienne, à l’encontre desquels les autorités étatiques ukrainiennes ne seraient pas disposées, respectivement capables de lui accorder une protection adéquate, au regard de ses plaintes infructueuses et qui auraient été à l’origine de nouveaux actes de persécution. Sur base des articles 42 et 37, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015, les demandeurs estiment, d’une part, que les actes de persécution, en l’occurrence les agressions et actes de torture subis par Monsieur … de la part de membres des forces de l’ordre ukrainiennes seraient d’une gravité suffisante au sens du prédit article, et, d’autre part, que le risque de subir, à nouveau, des actes de persécution devrait être présumé au regard des incidents d’ores et déjà survenus en Ukraine. A ce sujet, les demandeurs réfutent encore l’analyse ministérielle selon laquelle leurs craintes de persécution ne seraient plus d’actualité au regard du changement du pouvoir en place en Ukraine depuis 2014, en soutenant que l’opposition manifestée par Monsieur … aurait été plus profonde qu’une simple ouverture pro-européenne de l’Ukraine, son opposition se dirigeant contre le système et le régime en place en Ukraine, marqués par la corruption, l’arbitraire et l’impunité, qui seraient demeurés inchangés. Nonobstant le changement de pouvoir, pour démontrer que la situation en Ukraine n’aurait pas changé depuis 2014 et que Monsieur … serait toujours poursuivi et risquerait toujours de faire l’objet d’actes de persécution, les demandeurs invoquent le fait que la milice ukrainienne aurait été appelée lors de sa demande de délivrance d’un passeport le 10 mars 2014, ainsi que le fait qu’il se serait vu adresser, par la milice ukrainienne, une convocation à un interrogatoire le 11 avril 2014 pour les infractions de désordres de masse, de propagande d’informations et pour avoir initié des désordres publics. De même, en avril et mai 2014, Monsieur … aurait été poursuivi par des membres de la milice ukrainienne qui se seraient présentés en civil au domicile des parents de Madame …, qui lui auraient arraché son ordinateur portable et qui seraient à l’origine de l’explosion de sa voiture. Ils font encore état des actes de torture subis par Monsieur … en janvier 2014, ce dernier ayant été frappé dans le cadre d’un interrogatoire au poste de police de Kamenets Podolsky suite à sa convocation par le Parquet au terme de ses plaintes déposées contre les miliciens ukrainiens l’ayant agressé antérieurement. Ils précisent, à cet égard, que les personnes faisant partie de l’appareil étatique ukrainien à l’origine des actes de persécution subis par Monsieur … seraient toujours en fonction, voire auraient même obtenu une promotion. Pour corroborer leurs affirmations quant à l’absence de changement du régime ukrainien depuis 2014, les demandeurs se basent sur un rapport du « US department of State, Bureau of Democracy, Human Rights and Labor », intitulé « Country Reports on Human Rights Practices for 2015 – Ukraine », de l’organisation « Human Rights Watch », intitulé « World Report 2016 – Ukraine » faisant état de problèmes de corruption au sein de l’appareil judiciaire ukrainien et d’impunité au sein des forces de l’ordre ukrainiennes qui se rendraient coupables de violations graves des droits de l’homme à travers des détentions arbitraires illégales, des disparitions, ainsi que des actes de torture, de manière générale, et concernant les violations commises dans le cadre des manifestations du Maïdan en 2013 et en 2014, ces rapports étant encore corroborés par un rapport de l’« Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights » et intitulé « Report on the human rights situation in Ukraine 16 august to 15 november 2015 », ainsi que de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides du 30 octobre 2015 et intitulé « Situation des anciens militants du Parti des Régions », respectivement par un article de presse publié sur le site internet www.en.odfoundations.eu, ce dernier faisant état de la pratique des autorités ukrainiennes d’extrader, vers des Etats post-soviétiques, des opposants contre le régime actuellement en place. Les demandeurs se prévalent encore d’un sondage de l’« Ukraine Crisis Media Center » du 28 décembre 2016, de déclarations de députés ukrainiens, ainsi que de divers articles de presse, pour affirmer que les autorités actuellement en place, dont le nouveau président ukrainien, connaîtraient toujours les mêmes problèmes de corruption que leurs prédécesseurs. Ainsi, contrairement à la conclusion ministérielle, ils affirment que le système politique n’aurait pas changé en Ukraine, de sorte que Monsieur … demeurerait toujours un opposant audit régime et risquerait, de ce chef, de faire l’objet d’actes de persécution, le ministre étant resté en défaut de renverser la présomption de l’article 37, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015. Sur base de l’article 37, paragraphe (5) de la loi du 18 décembre 2015, les demandeurs contestent encore la position ministérielle consistant à retenir que Monsieur … n’aurait pas pu corroborer ses dires concernant les plaintes déposées auprès de la police et du ministère public ukrainiens. Les demandeurs invoquent finalement la réception des convocations au service militaire, en ce qui concerne Monsieur …, pour soutenir que ce dernier risquerait d’être envoyé « à l’un des endroits les plus conflictuels du front », le souci des autorités ukrainiennes étant de se débarrasser de lui en raison de son opposition politique au régime en place. Dans ce cadre, Monsieur … déclare encore être opposé à commettre des actes de guerre et de torture.
Subsidiairement, et si le tribunal devait estimer qu’ils ne rempliraient pas les conditions pour pouvoir prétendre au statut de réfugié, les demandeurs font plaider qu’ils rempliraient toutes les conditions pour se voir octroyer le statut de la protection subsidiaire alors qu’en cas de retour en Ukraine, ils courraient un risque réel et actuel de subir les traitements visés à l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015, et plus particulièrement le risque de subir des actes de torture, respectivement des traitements ou sanctions inhumains et dégradants en cas de retour en Ukraine.
Par réformation de la décision ministérielle sous analyse, il y aurait dès lors lieu de leur accorder le statut de réfugié, sinon celui conféré par la protection subsidiaire.
Suite à la communication de nouvelles pièces par les demandeurs en cours de procédure contentieuse, circonstance ayant amené le tribunal à autoriser les parties à déposer un mémoire supplémentaire pour prendre position sur ces pièces, les demandeurs sollicitent, tout d’abord à ce que certains développements contenus dans le mémoire supplémentaire du délégué du gouvernement soient écartés au motif que ceux-ci n’auraient pas trait aux nouvelles pièces, mais porteraient sur la situation générale régnant en Ukraine, voire sur des éléments factuels que la partie étatique aurait déjà fait valoir, dans la décision déférée du 28 décembre 2016, respectivement dans son mémoire en réponse du 13 mars 2017. Quant aux nouvelles pièces, celles-ci établiraient, d’une part, que les personnes responsables des persécutions subies par Monsieur …, en l’occurrence le procureur de la ville de Kamenets Podolsky, ainsi que le chef du département de la milice de ladite ville, seraient toujours en poste, voire auraient même obtenu une promotion, de sorte à établir l’impunité de celles-ci, l’absence de changement du régime ukrainien et la réalité des craintes de persécution des demandeurs. D’autre part, il ressortirait des attestations testimoniales du père et du frère de Monsieur … que les autorités ukrainiennes seraient toujours activement à sa recherche et procèderaient à des perquisitions illégales du domicile de ses parents, voire agresseraient même physiquement son père, qui aurait même, en raison de son refus de dévoiler le lieu de séjour actuel de son fils, perdu son emploi. Ils se réfèrent ensuite à la convocation de Monsieur … devant un tribunal ukrainien en tant qu’inculpé pour avoir commis les infractions de désordres de masse, d’appels à la violence, respectivement de menaces ou de violences à l’égard de forces de l’ordre, l’exposant à des sanctions pouvant aller jusqu’à une peine d’emprisonnement de huit ans, ce qui démontrerait l’acharnement des autorités ukrainiennes à son égard et le risque de faire l’objet de mesures judiciaires discriminatoires, respectivement de poursuites ou de sanctions disproportionnées ou discriminatoires au sens de l’article 42 de la loi du 18 décembre 2015. Ils donnent finalement à considérer que la crédibilité de leur récit n’aurait pas été remise en cause, tout en précisant, d’une part, que les nouvelles pièces leur auraient été délivrées par un chauffeur, et, d’autre part, que la liste des signataires de la pétition électronique auprès de la Chambre des Députés du Luxembourg, pétition que Madame … aurait signé, de manière officielle, ne serait plus accessible sur internet, de sorte que leur lieu de séjour actuel ne pourrait pas être découvert par les autorités ukrainiennes.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours pour ne pas être fondé.
A titre liminaire, il y a lieu de rejeter la demande des consorts … de voir écarter certains développements du mémoire supplémentaire déposé au greffe du tribunal administratif le 15 janvier 2018 par le délégué du gouvernement, en ce que ces développements dépasseraient le cadre fixé par l’avis du tribunal administratif du 10 janvier 2018. En effet, d’une part, le délégué du gouvernement n’a que brièvement rappelé, à titre d’introduction, le contexte factuel de la demande de protection internationale des consorts …, ainsi que la position ministérielle quant à ces faits, et, d’autre part, la partie étatique n’a que pris position sur les nouvelles pièces versées par le litismandataire des demandeurs au cours de la procédure contentieuse, non pas, pour la plupart, en contestant le contenu de manière individuelle, mais en fournissant des considérations d’ordre général quant aux autorités policières ukrainiennes, respectivement quant aux vagues de mobilisation. Il s’ensuit que le mémoire supplémentaire de la partie étatique du 15 janvier 2018 est à prendre en considération dans son intégralité, les demandeurs ayant pu prendre position par rapport audit mémoire, tant dans leur propre mémoire supplémentaire qu’oralement lors de l’audience publique des plaidoiries, de sorte que leurs droits de la défense ont été respectés.
Quant au fond, il convient de prime abord de rappeler que le tribunal statue en l’espèce en tant que juge de la réformation ; or, le recours en réformation traduit le choix du législateur de confier au juge administratif la mission de statuer au fond et de refaire l’appréciation en fait et en droit, « voire à refaire - indépendamment de la légalité - l’appréciation de l’administration »1 en se plaçant au jour où lui-même est appelé à statuer, de sorte qu’il est irrelevant, dans le cadre d’un recours en réformation, que la décision litigieuse ait été légale et que l’autorité administrative qui en est l’auteur ait agi dans le cadre des pouvoirs qui étaient les siens au moment de la prise de cette décision, dès lors que, de l’appréciation du juge du fond, indépendamment, c’est-à-dire sans aucun égard, en faisant abstraction de toute cause d’annulation, et même si la situation de droit et de fait ne devait point avoir évolué depuis la prise de la décision, une autre décision est plus appropriée.
1 Cour adm. 6 mai 2008, n° 23341C, Pas. adm. 2017, V° Recours en réformation, n° 11.
En effet, le juge de la réformation jouit d’une compétence de pleine juridiction, ce qui signifie qu’il « soumet le litige dans son ensemble à un nouvel examen et qu’il se prononce, en tant que juge administratif, […] sur le fond du litige, ayant la compétence de réformer ou de confirmer les décisions [de l’autorité administrative] […], quel que soit le motif sur lequel [celle-ci] s’est appuyé pour parvenir à la décision contestée. […]. Le [ juge] n’est dès lors pas lié par le motif sur lequel [l’autorité administrative] […] s’est appuyée pour parvenir à la décision: la compétence de « confirmation » ne peut clairement pas être interprétée dans ce sens. Ainsi, le [juge] peut, soit confirmer sur les mêmes ou sur d’autres bases une décision prise par [l’autorité administrative] […] soit la réformer […] » 2.
La mission ainsi circonscrite du juge administratif saisi d’un recours en réformation l’amenant concrètement à toiser l’affaire qui lui est soumise en lieu et place de l’autorité administrative auteur de la décision litigieuse, le tribunal analysera dès lors la situation des demandeurs, indépendamment des critiques formulées par ceux-ci à l’encontre de la décision ministérielle déférée.
Aux termes de l’article 2 h) de la loi du 18 décembre 2015, la notion de « protection internationale » se définit comme correspondant au statut de réfugié et au statut conféré par la protection subsidiaire.
La notion de « réfugié » est définie par l’article 2 f) de ladite loi comme étant « tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner […] ».
Par ailleurs, aux termes de l’article 42, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 :
« Les actes considérés comme une persécution au sens de l’article 1A de la Convention de Genève doivent :
a) être suffisamment graves du fait de leur nature ou de leur caractère répété pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme, en particulier des droits auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de l’article 15, paragraphe 2, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
ou b) être une accumulation de diverses mesures, y compris des violations des droits de l’homme, qui soit suffisamment grave pour affecter un individu d’une manière comparable à ce qui est indiqué au point a). […] ».
Finalement, aux termes de l’article 39 de la loi du 18 décembre 2015 : « Les acteurs des persécutions ou atteintes graves peuvent être :
a) l’Etat ;
2 Par analogie : Projet de loi réformant le Conseil d’Etat et créant un Conseil du Contentieux des étrangers, Exposé des motifs, Doc. parl., Ch. repr., sess. ord. 2005-2006, n° 51 2479/001, p. 95, cité Comité du contentieux des étrangers, 21 janvier 2012, n° 74280.
b) des partis ou organisations qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci ;
c) des acteurs non étatiques, s’il peut être démontré que les acteurs visés aux points a) et b), y compris les organisations internationales, ne peuvent ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions ou atteintes graves. », et aux termes de l’article 40 de la même loi : « (1) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves ne peut être accordée que par :
a) l’Etat, ou b) des partis ou organisations y compris des organisations internationales, qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci, pour autant qu’ils soient déposés à offrir une protection au sens du paragraphe (2) et en mesure de le faire.
(2) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves doit être effective et non temporaire. Une telle protection est généralement accordée lorsque les acteurs visés au paragraphe (1) points a) et b) prennent des mesures raisonnables pour empêcher la persécution ou des atteintes graves, entre autres lorsqu’ils disposent d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave, et lorsque le demandeur a accès à cette protection.
(3) Lorsqu’il détermine si une organisation internationale contrôle un Etat ou une partie importante de son territoire et si elle fournit une protection au sens du paragraphe (2), le ministre tient compte des orientations éventuellement données par les actes du Conseil de l’Union européenne en la matière.».
Il se dégage des articles précités de la loi du 18 décembre 2015 que l’octroi du statut de réfugié est notamment soumis aux conditions que les actes invoqués sont motivés par un des critères de fond définis à l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015, à savoir la race, la religion, la nationalité, les opinions politiques ou l’appartenance à un certain groupe social, que ces actes sont d’une gravité suffisante au sens de l’article 42, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015, et qu’ils émanent de personnes qualifiées comme acteurs aux termes des articles 39 et 40 de la loi du 18 décembre 2015, étant entendu qu’au cas où les auteurs des actes sont des personnes privées, elles sont à qualifier comme acteurs seulement dans le cas où les acteurs visés aux points a) et b) de l’article 39 de la loi du 18 décembre 2015 ne peuvent ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions et, enfin, que le demandeur ne peut ou ne veut pas se réclamer de la protection de son pays d’origine.
Dans la mesure où les conditions sus-énoncées doivent être réunies cumulativement, le fait qu’une d’elles ne soit pas valablement remplie est suffisant pour conclure que le demandeur ne saurait bénéficier du statut de réfugié.
Force est encore de relever que la définition du réfugié contenue à l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015 retient qu’est un réfugié une personne qui « craint avec raison d’être persécutée », de sorte à viser une persécution future sans qu’il n’y ait nécessairement besoin que le demandeur ait été persécuté avant son départ de son pays d’origine. Par contre, s’il s’avérait que tel avait été le cas, l’article 37, paragraphe (4), de la loi du 18 décembre 2015 établit une présomption simple que de telles persécutions se poursuivront en cas de retour dans le pays d’origine, étant relevé que cette présomption pourra être renversée par le ministre par la justification de l’existence de bonnes raisons de penser que ces persécutions ne se reproduiront pas. L’analyse du tribunal devra par conséquent en définitive porter sur l’évaluation, au regard des faits que le demandeur avance, du risque d’être persécuté qu’il encourt en cas de retour dans son pays d’origine.
Il y a, par ailleurs, lieu de rappeler que le tribunal, statuant en tant que juge du fond en matière de demande de protection internationale, doit procéder à l’évaluation de la situation personnelle du demandeur, tout en prenant en considération la situation, telle qu’elle se présente à l’heure actuelle dans le pays de provenance. Cet examen ne se limite pas à la pertinence des faits allégués, mais il s’agit également d’apprécier la valeur des éléments de preuve et la crédibilité des déclarations du demandeur.
En l’espèce, si les faits invoqués par les demandeurs à l’appui de leur demande de protection internationale peuvent certes s’inscrire sur une toile de fond politique, de sorte à tomber a priori dans le champ d’application de la Convention de Genève, et sont, en ce qui concerne les agressions et tortures subies, à plusieurs reprises, en 2014 de la part de membres de la milice ukrainienne, d’une gravité suffisante au sens de l’article 42 de la loi du 18 décembre 2015, il n’en reste pas moins que l’instruction de la demande sous analyse ne permet pas de conclure que les demandeurs puissent être exposés à des persécutions en cas de retour en Ukraine.
Il y a, tout d’abord, lieu au tribunal de relever que les faits subis par Monsieur … de la part de membres des forces de l’ordre en 2014 s’inscrivent dans le contexte particulier des manifestations ayant eu lieu en Ukraine à la fin de l’année 2013 et au début de l’année 2014 ayant conduit à la chute du régime en place à cette époque. Les incidents dont Monsieur … avait été victime à ce moment-là ont, suivant les déclarations orales et écrites du demandeur, en effet, eu pour seul fait générateur son soutien logistique et idéologique, ainsi que sa participation auxdites manifestations, dans le contexte de l’exécution, par les forces de l’ordre, des instructions des pouvoirs en place de mettre un terme à ces rassemblements. Or suite à la destitution du président Viktor IANOUKOVYTCH, en réaction aux manifestations de masse, et au regard des accords de Minsk, la situation régnant actuellement en Ukraine n’est plus comparable à celle prévalant en 2014, qui, tel que relevé par la partie étatique, rapports internationaux à l’appui, a connu un changement du système politique en place, ensemble avec une réforme des pouvoirs judiciaires et policiers. Bien que les rapports internationaux, ainsi que les articles de presse invoqués par les demandeurs font état de problèmes de corruption et d’une certaine impunité des membres des forces de l’ordre s’étant rendus coupables de violations graves des droits de l’homme lors de la période ayant conduit au changement politique en Ukraine en 2014, force est au tribunal de relever que lesdits documents ne portent que sur les années 2015 et 2016, de sorte à ne pas avoir matériellement pu faire état du résultat des enquêtes et poursuites diligentés contre les membres des autorités ukrainiennes s’étant rendus coupables de violations graves des droits de l’homme, étant relevé que notamment le rapport du « US Departement of State » intitulé « Country Reports on Human Rights Practices for 2015 » fait état d’investigations étatiques contre des officiels ukrainiens, tout en précisant qu’au jour de la clôture dudit rapport les résultats des enquêtes n’étaient pas encore connus, élément qui, en tant que tel, n’est guère critiquable, dans la mesure où des enquêtes policières et judiciaires peuvent prendre une certaine ampleur, notamment au regard de la multiplicité des faits s’étant produits au cours des manifestations de masse en 2014, de sorte à nécessiter un certain délai pour aboutir. Il s’ensuit que les éléments mis en avant pas les demandeurs ne sont pas de nature à établir qu’ils risqueraient, en cas de retour dans leur pays d’origine, de faire à nouveau l’objet d’actes de persécution par les membres des forces de l’ordre ayant déjà torturé, voire infligé des traitements inhumains et dégradants à Monsieur …, dans la mesure où, d’une part, la situation politique a changé en Ukraine, suite au départ des demandeurs, et, d’autre part, il ressort des rapports internationaux, invoqués tant par la partie étatique que par les demandeurs, que les autorités ukrainiennes poursuivent activement les membres des forces de l’ordre ayant commis des violations graves des droits de l’homme, de sorte qu’il n’est pas établi que les autorités ukrainiennes ne seraient pas capables, respectivement disposées à accorder une protection aux demandeurs contre les actes déjà subis, voire qu’ils risquent de subir. Le tribunal tient encore à relever que l’explosion de la voiture des demandeurs en 2014 ne permet pas non plus de retenir que ces derniers risquent de faire l’objet d’actes de persécutions en Ukraine, dans la mesure où les auteurs de cet incident demeurent inconnus, de sorte que les déclarations des demandeurs selon lesquelles les forces de l’ordre ukrainiennes seraient à l’origine de cette explosion doivent être qualifiées de purement hypothétiques, en l’absence de tout élément probant à cet égard.
En ce qui concerne, ensuite, la crainte de Monsieur … d’être arrêté par les autorités ukrainiennes en raison du fait qu’une enquête qui aurait été ouverte à son encontre et au regard de sa convocation devant la justice ukrainienne pour des faits de désordres de masse, de propagande d’informations et pour avoir initié des désordres publics l’exposant à une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à huit ans, il échet de relever, indépendamment du caractère condamnable du comportement des membres des forces de l’ordre ayant procédé, d’après les déclarations du père et du frère de Monsieur …, à des perquisitions illégales, ainsi qu’à l’agression du père du demandeur, que le simple fait de faire l’objet d’une enquête et de risquer de devoir comparaître devant la justice, ne saurait fonder une demande de protection internationale que s’il ressort sans équivoque des déclarations de l’intéressé, respectivement des pièces soumises à l’appréciation du tribunal qu’une telle enquête est partiale et arbitraire, que ses droits de la défense ne sont pas respectés et qu’il risque, suite à un procès non équitable, une condamnation à une peine manifestement disproportionnée et contraire à l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », étant encore rappelé que le seul fait de ne pas vouloir purger une peine d’emprisonnement ne saurait justifier l’octroi du statut de réfugié3. Or, force est de constater, qu’il ne se dégage pas de l’instruction du dossier ni des pièces versées à l’appréciation du tribunal, pièces ayant d’ailleurs toutes trait à la situation telle qu’elle s’est présentée en Ukraine en 2016 voire avant, ni d’ailleurs des déclarations des demandeurs, que Monsieur … risque, en cas de retour en Ukraine, une peine d’emprisonnement effective contraire à l’article 3 de la CEDH, suite à une enquête et un procès ayant violé ses droits de défense.
En ce qui concerne ensuite la crainte alléguée de Monsieur … d’être mobilisé pour le conflit par les autorités ukrainiennes, il convient de noter à l’instar de la partie étatique, rapports internationaux à l’appui, que Monsieur …, qui a déclaré avoir d’ores et déjà été considéré antérieurement comme étant inapte pour effectuer son service militaire, que si le président ukrainien avait certes pris plusieurs décrets de mobilisation en 2014 et 2015, cette mobilisation partielle n’a, à chaque fois, eu lieu que sur une période de 45 jours, périodes largement révolues. Par ailleurs, il ressort des explications de la partie étatique, pièces à l’appui, que les autorités ukrainiennes n’envisagent pas de nouvelles vagues de mobilisations et que le président ukrainien a précisé en mars 2017 que plus aucun soldat mobilisé ne se retrouverait au front de la zone de conflit, dès lors que les forces armées ukrainiennes seraient entièrement composées de volontaires et de soldats contractuels.
3 Trib. adm. 5 novembre 2011, n°13072 du rôle, Pas. adm. 2017, V° Etrangers, n°156 et l’autre référence y citée.
La crainte de Monsieur … d’être mobilisé par les autorités ukrainiennes et de devoir combattre à « un des endroits les plus conflictuels du front » est dès lors purement hypothétique, étant encore précisé qu’en tout état de cause, l’insoumission ne constitue pas, à elle seule, un motif valable de reconnaissance du statut de la protection internationale4.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le ministre doit en l’espèce être suivi dans son appréciation selon laquelle il n’y a pas lieu d’accorder le statut de réfugié aux demandeurs puisqu’ils pourraient bénéficier d’une possibilité de fuite interne en Ukraine, eu égard à leur situation personnelle et aux conditions qui prévalent à Kiev, respectivement à Odessa. C’est donc à bon droit que le ministre a refusé d’accorder le statut de réfugié aux consorts ….
Quant au volet de la décision litigieuse portant refus dans le chef des demandeurs d’un statut de protection subsidiaire, il y a lieu de relever qu’aux termes de l’article 2 g) de la loi du 18 décembre 2015, est une « personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire », « tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir des atteintes graves et que cette personne ne pouvant pas ou, compte tenu de ce risque, n’étant pas disposée à se prévaloir de la protection de ce pays ».
L’article 48 de la même loi énumère, en tant qu’atteintes graves, sous ses points a), b) et c), « la peine de mort ou l’exécution ; la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine ; des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ».
Il s’ensuit que l’octroi de la protection subsidiaire est notamment soumis à la double condition suivant laquelle les actes invoqués par le demandeur, de par leur nature, entrent dans le champ d’application de l’article 48 précité de la loi du 18 décembre 2015 et les auteurs de ces actes puissent être qualifiés comme acteurs au sens de l’article 39 de cette même loi.
Le tribunal constate qu’à l’appui de leur demande de protection subsidiaire, les demandeurs invoquent les mêmes motifs que ceux qui sont à la base de leur demande de reconnaissance du statut de réfugié.
Force est au tribunal de constater que si les demandeurs ne font manifestement pas état de ce qu’ils risqueraient, en cas de retour dans leur pays d’origine, la peine de mort ou l’exécution telles que visées à l’article 48 (a) de la loi du 18 décembre 2015 ou encore des menaces graves et individuelles contre leurs vies ou leurs personnes en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international au sens de l’article 48 c) de la même loi, l’analyse du tribunal se limitera à la question de savoir si les demandeurs ont été, respectivement risquent de faire l’objet d’actes de torture ou de traitements ou sanctions inhumains ou dégradants dans leur pays d’origine. Le tribunal vient de retenir que la situation en Ukraine ayant existé en 2014 n’est plus comparable avec celle y régnant actuellement, de sorte qu’il n’est pas établi que, d’une part, les demandeurs risquent de faire à nouveau l’objet d’actes similaires à ceux déjà subis par Monsieur …, les déclarations des demandeurs au sujet 4 Trib. adm. 13 août 1997, n°9792 du rôle, Pas. adm. 2017, V° Etrangers, n°152 et les autres références y citées.
des auteurs de l’explosion de sa voiture n’étant, à défaut d’autres éléments, à qualifier que de suppositions, et, d’autre part, les autorités étatiques ukrainiennes ne seraient pas capables, respectivement disposées à les protéger contre de tels actes. Le tribunal a, par ailleurs, considéré que les convocations de Monsieur … à comparaître devant la justice ukrainienne pour des faits de désordres de masse, de propagande d’informations et pour avoir initié des désordres publics l’exposant à une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à huit ans, ne permettent pas de retenir, sur base des éléments fournis par les demandeurs, qu’il serait exposé à une violation de ses droits de l’homme, tant en ce qui concerne le déroulement de son procès que sa peine d’emprisonnement éventuelle. Finalement, le tribunal est arrivé à la conclusion que les craintes des demandeurs en relation avec le service militaire de Monsieur … doivent être qualifiées de purement hypothétiques.
Au regard des éléments susmentionnés, et en l’absence d’autres éléments fournis par les demandeurs, il y a lieu de retenir que les faits mis en avant par les demandeurs ne sont pas non plus susceptibles d’être qualifiés d’atteintes graves au sens de l’article 48 (b) de la loi du 18 décembre 2015, de sorte que le tribunal doit constater que les demandeurs, en cas de retour dans leur pays d’origine, ne risquent pas d’être exposés à des actes de torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants et que le ministre a partant, à bon droit, rejeté leur demande d’octroi du statut conféré par la protection subsidiaire.
C’est dès lors à bon droit que le ministre a rejeté comme étant non fondée la demande tendant à l’obtention du statut conféré par la protection internationale prise en son double volet telle que présentée par les demandeurs.
2) Quant au recours visant l’ordre de quitter le territoire Conformément à l’article 35, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, les demandeurs ont valablement pu introduire un recours en réformation contre l’ordre de quitter le territoire contenu dans la décision ministérielle portant refus de leur accorder le bénéfice de la protection internationale. Le recours en réformation, ayant par ailleurs été introduit dans les formes et délai prévus par la loi, est recevable.
Aux termes de l’article 34 paragraphe (2) de la loi du 18 décembre 2015, « une décision du ministre vaut décision de retour. […] ». En vertu de l’article 2 q) de la loi du 18 décembre 2015, la notion de « décision de retour » se définit comme « la décision négative du ministre déclarant illégal le séjour et imposant l’ordre de quitter le territoire ». Si le législateur n’a pas expressément précisé que la décision du ministre visée à l’article 34, paragraphe (2), précité, est une décision négative, il y a lieu d’admettre, sous peine de vider la disposition légale afférente de tout sens, que sont visées les décisions négatives du ministre. Il suit dès lors des dispositions qui précèdent que l’ordre de quitter est la conséquence automatique du refus de protection internationale.
En l’espèce, les demandeurs sollicitent la réformation de la décision portant ordre de quitter le territoire, au motif que la décision portant refus de reconnaissance d’une protection internationale devrait être réformée.
Le tribunal vient, tel que développé ci-dessus, de retenir que c’est à bon droit que le ministre a déclaré la demande de protection internationale des demandeurs comme non justifiée, de sorte que compte tenu des moyens figurant dans la requête introductive d’instance, le tribunal ne saurait utilement mettre en cause ni la légalité ni le bien-fondé de la décision déférée portant ordre de quitter le territoire.
Partant, le recours en réformation est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit en la forme le recours en réformation introduit contre la décision ministérielle du 28 décembre 2016 portant rejet d’un statut de protection internationale dans le chef des demandeurs ;
au fond, déclare le recours en réformation non justifié et en déboute ;
reçoit en la forme le recours en réformation introduit contre la décision ministérielle du 28 décembre 2016 portant ordre de quitter le territoire ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
condamne les demandeurs aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 11 juillet 2018 par :
Anne Gosset, premier juge, Paul Nourissier, premier juge, Stéphanie Lommel, attaché de justice, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Anne Gosset Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 11 juillet 2018 Le greffier du tribunal administratif 16