Tribunal administratif N° 41251 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 7 juin 2018 4e chambre Audience publique du 6 juillet 2018 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 41251 du rôle et déposée le 7 juin 2018 au greffe du tribunal administratif par Maître Ibtihal El Bouyousfi, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Cisjordanie), déclarant être de nationalité indéterminée et être originaire de la Palestine, demeurant actuellement L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 18 mai 2018 par laquelle il a été décidé de le transférer vers l’Espagne, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 27 juin 2018 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Ardavan Fatholahzadeh, en remplacement de Maître Ibtihal El Bouyousfi, et Monsieur le délégué du gouvernement Daniel Ruppert en leurs plaidoiries respectives.
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En date du 9 avril 2018, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-
après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, il fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il se dégage du procès-verbal ayant trait à cette audition qu’il déclara à cette occasion avoir quitté la Palestine en date du 23 mars 2017 pour se rendre en Espagne suite à l’achat d’un visa pour la somme de 4.000 € et que par la suite, il aurait quitté Madrid pour se rendre à Amsterdam pour finalement arriver à Hambourg en Allemagne. Suivant les recherches effectuées par les autorités de police dans la base de données EURODAC, il serait entré sur le territoire allemand en date du 30 mars 2017 où il aurait introduit une demande tendant à la reconnaissance d’un statut de protection internationale en date du 12 avril de la même année, demande à laquelle il n’aurait toutefois pas été fait droit.
Il fut également entendu en date du 9 avril 2018 par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ». Il se dégage des déclarations effectuées à cette occasion par Monsieur … aurait quitté la Palestine pour se rendre en Jordanie, après avoir traversé Israël, et qu’il aurait pris un avion à Amman pour se rendre à Paris, en admettant qu’il aurait bénéficié d’un visa lui délivré au cours du mois de mars 2017 par l’ambassade espagnole à Ramallah, qui aurait été valable pour une période de trois semaines « pour l’Espagne ».
En date du même 9 avril 2018, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après dénommé le « ministre », prit un arrêté par lequel Monsieur … fut assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg.
En date du 13 avril 2018, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités allemandes en vue de la prise, respectivement de la reprise en charge de Monsieur … sur base du résultat d’une recherche effectuée dans la base de données EURODAC.
Le 18 avril 2018, les autorités allemandes refusèrent de prendre en charge Monsieur …, au motif que la République fédérale d’Allemagne ne serait pas compétente pour le traitement de sa demande de protection internationale, en signalant que ce serait l’Espagne qui serait responsable, en application de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III.
En date du 23 avril 2018, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités espagnoles en vue de la prise, respectivement de la reprise en charge de Monsieur ….
Par courrier du 10 mai 2018, les autorités espagnoles acceptèrent la reprise en charge de Monsieur … sur base de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III.
Par décision du 18 mai 2018, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé expédié le même jour, le ministre, sur base de la considération qu’en date du 10 mai 2018, les autorités espagnoles ont accepté de prendre, respectivement de reprendre en charge l’examen de sa demande de protection internationale, informa Monsieur … de sa décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Espagne sur base de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III.
Par transmis adressé au service de police judiciaire en date du 18 mai 2018, le ministre le pria de procéder au transfert de Monsieur … vers l’Espagne, en précisant qu’en application de l’article 27 paragraphe (2) du règlement Dublin III, ledit transfert ne pourrait avoir lieu avant le 12 juin 2018.
En date du 5 juin 2018, les autorités espagnoles furent informées de ce que le transfert de Monsieur … vers Madrid devait être effectué en date du 18 juin 2018.
A la suite de la décision prise par les autorités luxembourgeoises de procéder au transfert de Monsieur … moyennant une escorte, les dates initialement prévues, à savoir les 18 respectivement 19 juin 2018, n’étaient plus utiles, notamment en raison de ce que les autorités espagnoles déclarèrent avoir besoin d’un préavis d’au moins six jours ouvrables. Il s’ensuivit un report de la date de transfert au 10 juillet 2018, telle que communiquée aux autorités espagnoles en date du 20 juin 2018.
Par une requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 7 juin 2018, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 18 mai 2018.
Dans la mesure où aucune disposition légale ne prévoit de recours au fond en la matière, l’article 35, paragraphe (3), de la loi du 18 décembre 2015 prévoyant expressément un recours en annulation contre la décision de transfert visée à l’article 28, paragraphe (1), de la même loi, seul un recours en annulation a pu être introduit contre la décision ministérielle précitée du 18 mai 2018 de transférer Monsieur … vers l’Espagne.
Le recours en annulation est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, et en fait, le demandeur expose être originaire de la Palestine et avoir franchi régulièrement la frontière de l’Union européenne sur base d’un visa en cours de validité pour la période allant du 22 mars au 13 avril 2017, tel que lui délivré par « le consulat général d’Espagne à Jérusalem en Israël ». Il ajoute qu’il aurait introduit, en date du 12 avril 2017, pour la première fois au sein de l’Union européenne, une demande de protection internationale en Allemagne, dont il aurait été débouté par la suite. Il soutient encore avoir quitté l’Allemagne pour se rendre au Luxembourg pour y arriver en date du 9 avril 2018, date à laquelle il y a introduit sa demande de protection internationale.
Le demandeur soutient en outre qu’il constituerait une personne particulièrement vulnérable, étant donné qu’il souffrirait de symptômes post-traumatiques nécessitant une prise en charge psychiatrique et psychothérapeutique renforcée, tel que cela ressortirait d’un certificat médical versé par lui à l’appui du recours sous examen et ce, de manière continue, étant encore relevé par lui que lesdits symptômes se seraient manifestés avant son départ de son pays d’origine, à savoir la Palestine. Il estime toutefois que les autorités luxembourgeoises n’auraient pas examiné son état de santé, avant la prise de la décision sous examen, et que de même, elles n’auraient pas examiné l’impact que son transfert vers l’Espagne pourrait avoir sur sa santé, sa vie, ainsi que son intégrité physique. Il critique également le fait que les mêmes autorités ne se seraient pas renseignées auprès des autorités espagnoles afin de connaître les conditions matérielles de son accueil en Espagne, et ce, au regard de sa vulnérabilité particulière. Il soutient qu’au vu de toutes ces considérations, son transfert vers l’Espagne serait de nature à constituer une menace grave et réelle pour sa vie, sa dignité, ainsi que son intégrité physique et morale, de sorte qu’il ne pourrait que s’opposer à son transfert vers l’Espagne.
En droit, le demandeur estime tout d’abord que la décision sous examen violerait l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après dénommée la « CEDH », du fait que le ministre n’aurait pas fait état de son risque d’être victime d’une violation de l’article 3 de la CEDH au cas où il serait transféré en Espagne.
Il estime, en effet, qu’il existerait des motifs sérieux et avérés de croire qu’en cas de transfert en Espagne, il risquerait d’y être soumis à des traitements inhumains et dégradants. A cet effet, il se réfère à différents rapports et articles versés par lui à l’appui du recours sous examen, dont il se dégagerait que « les conditions » se dégraderaient fortement en Espagne en raison de l’afflux massif de migrants. Au vu de ses symptômes post-traumatiques, le demandeur craint ne pas pouvoir être correctement pris en charge en Espagne, en relevant qu’il ne se dégagerait d’aucun élément de son dossier qu’il pourrait y bénéficier des soins médicaux appropriés. Il reproche, dans ce contexte, aux autorités luxembourgeoises de ne pas avoir procédé à un examen spécifique quant à la possibilité qui lui serait offerte en Espagne de pouvoir bénéficier de tels soins médicaux avant de prendre la décision de transfert litigieuse. Dans ce contexte, le demandeur estime qu’il y aurait lieu de tenir compte non seulement d’un « risque imminent de mourir », mais également d’une possible aggravation de son état de santé en raison du transfert dans un pays où des soins médicaux appropriés ne pourraient pas lui être fournis, du fait que soit un traitement médical n’y serait pas disponible soit il n’aurait pas accès à un tel traitement médical approprié.
En deuxième lieu, le demandeur conclut à une violation par la décision de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après dénommée la «Charte», du fait que son transfert vers l’Espagne aurait comme conséquence qu’il serait «inévitablement exposé à des traitements inhumains ou dégradants au regard de la vulnérabilité de son état de santé ».
A cet égard, il se réfère aux mêmes pièces versées à l’appui de la requête sous examen que celles auxquelles il a été fait référence ci-avant et qui auraient trait aux conditions d’accueil des demandeurs d’asile en Espagne. Il est ainsi d’avis qu’en Espagne, il existerait des « failles préjudiciables dans la prise en charge des demandeurs d’asile et dans l’accès à la procédure d’asile ». Or, l’expectative de se retrouver dans de telles conditions en Espagne provoquerait chez lui « une situation d’insécurité qui aggrave[rait] incontestablement [son] état d’extrême vulnérabilité dont il souffre[rait] déjà au regard de sa santé ».
Ainsi, il craint plus particulièrement « de se retrouver à terme à la rue dans des conditions apparentes à des traitements inhumains et dégradants », ce qui aurait nécessairement pour conséquence une aggravation de la détérioration de sa santé psychique.
En troisième lieu, le demandeur conclut à une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéas 2 et 3 du règlement Dublin III, en soutenant qu’il existerait un risque sérieux que sa demande tendant à la reconnaissance d’un statut de protection internationale ne soit pas traitée par les autorités espagnoles dans des conditions conformes « à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile ». Dans ce contexte, et tout en se référant aux mêmes pièces que celles invoquées ci-avant, le demandeur estime qu’en raison de ce qu’il souffrirait d’un symptôme post-traumatique, il risquerait d’être exposé à des traitements interdits par l’article 4 de la Charte en cas d’exécution de la décision sous examen. En effet, il y aurait lieu de constater qu’en raison de l’afflux massif et croissant des réfugiés sur les côtes espagnoles, une défaillance systémique dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de nature à entraîner un risque de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte devrait être retenue en ce qui concerne l’Espagne.
Enfin, en quatrième lieu, le demandeur conclut à une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III du fait que même en l’absence de reconnaissance de défaillances systémiques en Espagne, et non pas en Italie comme erronément indiqué dans la requête sous examen, l’Etat luxembourgeois serait néanmoins tenu de faire application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, étant donné que les autorités luxembourgeoises seraient tenues de lui garantir le respect de ses droits fondamentaux, tels que les droits à la vie, à la dignité, au respect de l’intégrité physique et psychique, tel que prévus par la Charte et la CEDH.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Le tribunal relève que l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de l’examen de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge.
Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.».
L’article 12, paragraphe (4), premier alinéa du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités espagnoles de prendre, respectivement de reprendre en charge le demandeur, prévoit que « si le demandeur est seulement titulaire d’un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans ou d’un ou de plusieurs visas périmés depuis moins de six mois lui ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un Etat membre, les paragraphes 1, 2 et 3 sont applicables aussi longtemps que le demandeur n’a pas quitté le territoire des Etats membres », le paragraphe (2) du même article 12 disposant comme suit : « Si le demandeur est titulaire d’un visa en cours de validité, l’Etat membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale (…) ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
Le tribunal constate de prime abord qu’en l’espèce, la décision ministérielle déférée est motivée, d’une part, par le fait, non contesté, que le demandeur a bénéficié d’un visa lui délivré par l’Espagne pour une durée de validité allant du 22 mars au 13 avril 2017, et, d’autre part, par renvoi à l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III, par le fait que les autorités espagnoles ont accepté de prendre, respectivement de reprendre en charge Monsieur …, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers l’Espagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.
Le tribunal constate ensuite que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe du Royaume d’Espagne, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais il met en avant sa crainte de faire l’objet de traitements inhumains et dégradants en Espagne en cas d’exécution de la décision de transfert litigieuse, de sorte à soutenir qu’au vu de ce risque, la décision de transfert en question serait contraire aux dispositions des articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH, du fait de l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Espagne, au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéas 2 et 3 du règlement Dublin III, tout en reprochant, par ailleurs, au ministre de ne pas avoir fait application de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) dudit règlement Dublin III.
Le tribunal est tout d’abord amené à rappeler que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par la « Convention de Genève », ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard1. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants.
Il n’en demeure pas moins qu’en vertu notamment de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CourEDH), dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse être de nature à entraîner un risque sérieux qu’un demandeur de protection internationale soit, en cas de transfert vers un Etat membre, traité d’une manière incompatible avec les droits fondamentaux, étant relevé que la présomption selon laquelle les Etats membres respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH et la Charte est réfragable2.
En l’espèce, le demandeur entend s’opposer à son transfert vers l’Espagne en invoquant des violations des articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH, en concluant par ailleurs à l’existence de défaillances systémiques en Espagne, au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéas 2 et 3 du règlement Dublin III.
L’article 3 CEDH est libellé de la manière suivante : « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants », l’article 4 de la Charte ayant d’ailleurs un libellé identique à celui de l’article 3 CEDH.
L’article 3, paragraphe (2), alinéas 2 et 3 du règlement Dublin III est libellé comme suit :
« Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable.
Lorsqu’il est impossible de transférer le demandeur en vertu du présent paragraphe vers un Etat membre désigné sur la base des critères énoncés au chapitre III ou vers le premier Etat membre auprès duquel la demande a été introduite, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable devient l’Etat membre responsable ».
En ce qui concerne plus particulièrement l’argumentation du demandeur fondée sur son état de santé défaillant qui s’opposerait à son transfert en Espagne et qui aurait dû conduire le ministre à se déclarer compétent pour connaître de sa demande de protection internationale, sur base de l’article 17 du règlement Dublin III, force est de constater qu’il ressort d’un certificat médical du docteur M. K., établi en date du 10 mars 2017 dans le pays d’origine du demandeur 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.
2 Cour EDH, Grande Chambre, F.G. c. Suède, n°43611/11.
que celui-ci présente « signs and symptoms of PTSD (Post Traumatic Stress Disorder) with intensive nightmares, flash back, startle response, irritability and depressive features » avec la précision que le demandeur se trouve en traitement médical auprès dudit neuropsychiatre depuis le mois de février 2016 et que suivant les déclarations du demandeur, celui-ci avait fait état de « difficult life experience affecting him especially from childhood years as he experienced a horror events starting from arresting his familiy members and badly treated to feelings of frustration and stress by Israeli checkpoints near his home and he was hit and harassed by Israel’s soldiers », ledit certificat médical précisant encore les déclarations du demandeur comme suit : « He felt insecure, frightened and also because of Israel’s settlemend around the place and the lands he lived with the general fear of his familiy and himself from attacks of the settlers and soldiers ». Le médecin en question a encore fait état de cauchemars vécus par le demandeur, de son irritabilité, de signes de dépression nécessitant une psychothérapie, ainsi qu’un support psychosocial. Le traitement lui prescrit par le médecin traitant a consisté, suivant la même attestation médicale, en « small dose antidepressant and many psychotherapeutic sessions ».
Il se dégage encore d’un certificat médical établi par le docteur A.S., médecin spécialiste en psychiatrie et psychothérapie, en date du 5 juin 2018 que le demandeur présente une « emotional instabile Persönlichkeit », avec la précision qu’il existe un risque de suicide latent dans son chef, sans qu’il ne puisse être constaté un plan de suicide concret. Ledit certificat médical conclut en retenant que le patient « sollte engmaschig kontrolliert werden ».
Quant à la prise en considération de l’état de santé d’un demandeur de protection internationale dans le cadre d’une procédure de transfert sur base du règlement Dublin III, la Cour de Justice de l’Union européenne, dans un arrêt du 16 février 20173, a mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable, que les Etats membres liés par la directive n° 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats ». Aussi, ce ne serait que lorsqu’un demandeur d’asile produit « des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne », de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, que les autorités de l’Etat membre concerné, y compris ses juridictions, doivent tenir compte de ces éléments, ces autorités étant alors tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci.
Il suit partant de ce qui précède qu’il appartient au demandeur d’établir qu’au vu de ses besoins éventuels particuliers ayant trait à son état de santé, il ne puisse le cas échéant trouver en Espagne une aide spécifique. Or, il échet de constater que le demandeur n’a pas concrètement étayé ses affirmations suivant lesquelles son état de santé risquerait de s’aggraver 3 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
par un transfert en Espagne notamment en raison de ce que les autorités espagnoles ne seraient pas en mesure de lui fournir des soins médicaux appropriés. S’il est vrai que le demandeur appuie son argumentation sur différents rapports et articles, à savoir, premièrement, un rapport de l’organisation Human Rights Watch du 31 juillet 2017, deuxièmement, un article daté au 24 août 2017 tiré d’un site intitulé www.infomigrants.net, ainsi que, troisièmement, un article figurant sur le même site, daté du 19 janvier 2018, et, à part le fait que surtout les deux premières pièces ne peuvent pas être considérées comme reflétant la situation actuelle en Espagne puisqu’elles sont datées de presqu’un an, il échet de constater que ces trois pièces ne visent que la situation des demandeurs de protection internationale arrivés en bateau en Espagne et qui n’ont pas encore introduit leur demande de protection internationale, la situation difficile de ces personnes étant essentiellement due à un fonctionnement défaillant des autorités espagnoles au niveau de la gestion des bureaux de police. Or, le demandeur ne se trouve pas dans la situation telle que visée par les articles et rapports précités, alors que sauf preuve du contraire, non rapportée en cause, le demandeur fera l’objet d’un transfert par les autorités luxembourgeoises aux autorités espagnoles qui le prendront en charge afin de traiter sa demande de protection internationale. En outre, lesdites pièces ne concernent en aucune façon la situation médicale et sanitaire en Espagne et, surtout, il ne s’en dégage pas que le demandeur, souffrant de problèmes de dépression et de stress post-traumatique, ne puisse pas bénéficier en Espagne des soins médicaux appropriés. Il ne ressort pas non plus des certificats versés que la simple mesure de transfert aurait des conséquences contraires aux articles 3 CEDH et 4 de la Charte.
Il se dégage partant des considérations qui précèdent que le demandeur n’a pas établi risquer de faire l’objet de traitements inhumains ou dégradants par son transfert en Espagne, qui seraient contraires aux articles 3 CEDH et 4 de la Charte, lesdites pièces n’étant pas non plus de nature à établir l’existence de défaillances systémiques en Espagne, au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéas 2 et 3 du règlement Dublin III, de sorte que ces trois premiers moyens sont à écarter pour ne pas être fondés.
En ce qui concerne enfin le moyen fondé sur une non-application, par le ministre, de la clause discrétionnaire instaurée par l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, s’il est vrai que, lorsqu’en application des critères dudit règlement, l’Etat luxembourgeois n’est pas responsable de l’examen de la demande de protection internationale, il peut malgré tout décider d’examiner une demande de protection internationale en vertu de ladite clause discrétionnaire, cette possibilité relève cependant du pouvoir discrétionnaire du ministre, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres4. Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge5, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée6, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu d’annuler la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal. Par ailleurs, dans le cadre du contrôle d’un pouvoir discrétionnaire, le tribunal est amené à sanctionner une disproportion si celle-ci 4CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.
5 « Les limites du pouvoir discrétionnaire des autorités administratives », in Rapports belges du VIIe Congrès international de Droit comparé, Bruxelles, CIDC, 1966, p.449.
6 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.
est manifeste.
Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de la légalité de la décision attaquée par rapport aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte que le demandeur est resté en défaut d’établir qu’en tant que demandeur de protection internationale ayant besoin de soins médicaux spécifiques, son transfert puisse lui être préjudiciable et qu’il ne puisse pas bénéficier d’un traitement médical approprié en Espagne et que c’est sur base de cette même argumentation que le demandeur estime que le ministre aurait dû appliquer la clause discrétionnaire, il y a lieu de retenir qu’il ne saurait pas davantage être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17 du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale de Monsieur ….
En effet, comme le demandeur reste en défaut d’avancer des raisons concrètes permettant de penser que les autorités luxembourgeoises n’auraient pas analysé correctement son état de santé avant de prendre la décision de transfert sous examen, alors qu’au contraire, il se dégage du rapport médical précité du docteur A.S. du 5 juin 2018, que celles-ci l’ont soumis à un examen médical par un médecin spécialiste au Luxembourg, c’est à juste titre que la partie gouvernementale soutient que le ministre n’était pas obligé de faire application de la clause discrétionnaire tel que se dégageant de l’article 17, (1) du règlement Dublin III.
Il s’ensuit que c’est à bon droit, et sans commettre d’erreur d’appréciation, ni excéder ses pouvoirs, que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers l’Espagne, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale.
Au vu des considérations qui précèdent, et en l’absence d’autres moyens, le recours en annulation est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, quatrième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par :
Carlo Schockweiler, premier vice-président, Anne Gosset, premier juge, Olivier Poos, premier juge, et lu à l’audience publique du 6 juillet 2018 par le premier vice-président, en présence du greffier Marc Warken.
s. Marc Warken s. Carlo Schockweiler Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, 6 juillet 2018 Le greffier du tribunal administratif 10