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05/04/2018 | LUXEMBOURG | N°40771

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 05 avril 2018, 40771


Tribunal administratif N° 40771 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 12 février 2018 4e chambre Audience publique extraordinaire du 5 avril 2018 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 40771 du rôle et déposée le 12 février 2018 au greffe du tribunal administratif par Maître Ibtihal El Bouyou

sfi, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de ...

Tribunal administratif N° 40771 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 12 février 2018 4e chambre Audience publique extraordinaire du 5 avril 2018 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 40771 du rôle et déposée le 12 février 2018 au greffe du tribunal administratif par Maître Ibtihal El Bouyousfi, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à …, de nationalité soudanaise, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 24 janvier 2018 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de le transférer vers l’Italie, Etat membre compétent pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu l’ordonnance du vice-président du tribunal administratif du 15 février 2018, portant le numéro 40775 du rôle ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 23 mars 2018 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Assignon Kokouda Akakpo, en remplacement de Maître Ibtihal El Bouyousfi, et Madame le délégué du gouvernement Stéphanie Linster en leurs plaidoiries respectives.

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Le 7 septembre 2017, Monsieur …, de nationalité soudanaise, introduisit auprès des autorités luxembourgeoises une demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-

après par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de la police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Le même jour, Monsieur … fut encore entendu par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ». Il s’avéra à cette occasion que Monsieur 1… était entré irrégulièrement sur le territoire italien le 9 mai 2017 et qu’il avait déposé des demandes de protection internationale le 29 mai 2017 à Chiasso en Suisse, respectivement, le 23 août 2017 à Heidelberg en Allemagne.

Par décision du même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, désigné ci-après par « le ministre », notifia à Monsieur … un arrêté ordonnant son assignation à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg pour une durée de trois mois.

Par arrêté du 4 décembre 2017, l’assignation à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg de Monsieur … fut prorogée pour une nouvelle durée de trois mois.

Par décision du 24 janvier 2018, notifiée par courrier recommandé envoyé le 25 janvier 2018, le ministre informa l’intéressé que le Grand-Duché de Luxembourg a pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Italie sur base de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 22, paragraphe (7), du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :

« J’accuse réception de votre demande en obtention d'une protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire que vous avez présentée le 7 septembre 2017.

L’Italie a accepté tacitement en date du 21 novembre 2017 de prendre/reprendre en charge l’examen de votre demande de protection internationale.

Au vu de ce qui précède, je tiens à vous informer qu’en vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 22§7 du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013, le Grand-Duché de Luxembourg a pris la décision de vous transférer dans les meilleurs délais vers l'Italie, qui est l'Etat membre responsable pour examiner votre demande de protection internationale. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 12 février 2018, inscrite sous le numéro 40771 du rôle, Monsieur … a fait introduire un recours en annulation contre la décision ministérielle précitée du 24 janvier 2018.

Par requête séparée déposée en date du 13 février 2018, inscrite sous le numéro 40775 du rôle, il a encore fait introduire une demande en institution d’une mesure provisoire tendant en substance à voir surseoir à l’exécution de son transfert vers l’Italie, mesure provisoire dont il fut débouté par une ordonnance présidentielle du 15 février 2018.

Etant donné que l’article 35 (3) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en annulation contre les décisions de transfert visées à l’article 28 (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, un recours en annulation a valablement pu être introduit à l’encontre de celle-

ci.

Le délégué du gouvernement soulève l’irrecevabilité du recours, au motif que le demandeur aurait disparu depuis le 11 février 2018, ce qui permettrait de douter de la subsistance, dans le chef de son avocat, d’un mandat ad litem et de la persistance, dans son chef, d’un intérêt à agir.

A cet égard, le représentant gouvernemental souligne qu’« au moment du dépôt du recours, soit en date du 12 février 2018, le demandeur [aurait] déjà disparu, de sorte que, même 2à admettre que le litismandataire [aurait] eu à un moment donné un mandat pour « défendre les intérêts du demandeur », ceci ne [voudrait] pas dire qu’il [aurait] reçu mandat pour intenter une action en justice le lendemain de la disparition du demandeur ».

En s’appuyant sur la jurisprudence des juridictions administratives, le représentant gouvernemental soulève encore un défaut d’intérêt dans le chef de Monsieur … au motif que l’intérêt à agir serait à apprécier au moment de l’introduction du recours, lequel aurait disparu au même titre que Monsieur … lui-même.

Aux termes de l’article 1er de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, ci-après dénommée « la loi du 21 juin 1999 », « Tout recours, en matière contentieuse, introduit devant le tribunal administratif, dénommé ci-

après « tribunal », est formé par requête signée d’un avocat inscrit à la liste I des tableaux dressés par les conseils des Ordres des avocats. (…) ».

Pour l’application de cette disposition légale, l’existence d’un mandat est présumée dans le chef d’un avocat qui intervient pour compte d’une partie1. Outre le fait que la requête introductive d’instance a été signée par un avocat à la Cour, de sorte à avoir été valablement introduite au regard de l’exigence afférente se dégageant de l’article 1er de la loi du 21 juin 1999, la présomption susvisée n’est pas renversée par le fait que Monsieur … a disparu préalablement au dépôt du recours, étant donné, premièrement, qu’aucun élément soumis à l’examen du tribunal ne permet d’affirmer que sa disparition la veille du dépôt de la requête introductive d’instance serait de nature à invalider l’affirmation de son litismandataire selon laquelle il aurait été mandaté pour entamer une procédure contentieuse pour le compte de ce dernier, deuxièmement, que ledit litismandataire a déposé au greffe du tribunal administratif en date du 23 mars 2018 la copie d’une lettre du 14 mars 2018 adressée au ministre attestant que Monsieur … ne lui avait pas retiré son mandat, de sorte qu’il y avait lieu de considérer que le mandat persistait et, troisièmement, que le litismandataire a bien comparu à l’audience publique des plaidoiries au nom et pour le compte de son client, un avocat étant cru sur parole en ce qui concerne l’existence de son mandat. Il s’ensuit que le moyen tiré de l’absence d’un mandat ad litem dans le chef du litismandataire du demandeur est à écarter pour ne pas être fondé.

Quant à l’argumentation du délégué du gouvernement ayant trait à l’absence ou à la perte en cours d’instance, dans le chef de Monsieur …, d’un intérêt à agir, le tribunal relève qu’en principe, l’intérêt à agir s’apprécie au jour du dépôt de la requête introductive d’instance2 et qu’à cette date, le demandeur avait manifestement un intérêt à agir à l’encontre de la décision litigieuse, étant donné que l’annulation de celle-ci lui apporterait une satisfaction certaine et personnelle, dans la mesure où elle aurait pour conséquence qu’il ne pourrait plus faire l’objet d’un transfert vers l’Italie, le demandeur ayant expliqué les raisons pour lesquelles il estime qu’un tel transfert lui causerait grief.

S’il est manifeste que dans la jurisprudence citée par le délégué du gouvernement3, le tribunal administratif a rejeté les recours lui soumis pour perte d’intérêt à agir en cours d’instance, il n’en demeure pas moins que dans les jugements concernés, le tribunal est arrivé à une telle conclusion après avoir constaté que suite au dépôt du mandat par l’avocat constitué, la partie 1 trib. adm., 5 février 2018, n° 40475 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.

2 Cour adm., 9 juillet 2009, n° 25485C du rôle, Pas. adm. 2017, V° Procédure contentieuse, n° 27 et les autres références y citées.

3 trib. adm.11 mai 2016, n° 35579 du rôle, trib. adm. 15 février 2017, n° 37936 du rôle et trib. adm. 21 juin 2017, n° 37915 du rôle tous disponibles sous www.ja.etat.lu 3demanderesse concernée n’avait plus témoigné le moindre intérêt pour le déroulement et le maintien de l’instance qu’elle avait lancée par sa requête introductive d’instance. Or, en l’espèce, le litismandataire de Monsieur …, d’une part, n’a pas déposé mandat, et d’autre part, a comparu à l’audience des plaidoiries. Dès lors, la solution dégagée par le tribunal administratif dans les susdits jugements n’est pas transposable au cas d’espèce. Le moyen est à rejeter pour ne pas être fondé.

Le délégué du gouvernement soutient encore que le recours serait à déclarer irrecevable pour manquement à l’exigence de loyauté du procès administratif et d’un procès équitable. Il précise que « du point de vue du demandeur, l’autorité de la juridiction saisie ne [serait] manifestement acceptée que pour les cas d’un recours victorieux. Or, la partie défenderesse, dans les cas comme celui d’espèce, se retrouvera[it] toujours perdante : gain de cause -) demandeur reste[rait] disparu jusqu’à l’écoulement des délais de transfert. Annulation de la décision -) demandeur réapparaît[rait] de façon miraculeuse. Or la partie défenderesse, contre laquelle un procès est intenté, [devrait] légitimement pouvoir s’attendre à ce que, en cas de confirmation de sa décision par une juridiction, elle soit en mesure d’exécuter cette même décision, sinon de se conformer à la solution retenue par le tribunal ». Il estime que tout comme Monsieur …, la partie gouvernementale aurait un intérêt à « défendre ultérieurement son droit subjectif ».

Or, en l’espèce et par analogie à l’article 29 de la loi du 21 juin 1999 qui dispose que « L’inobservation des règles de procédure n’entraîne l’irrecevabilité de la demande que si elle a pour effet de porter effectivement atteinte aux droits de la défense. », le tribunal ne saurait constater de lésion des droits de la défense dans le chef de la partie gouvernementale en raison de la violation des principes ci-avant invoqués étant donné que les préoccupations de la partie gouvernementale quant à l’impossibilité éventuelle pour l’Etat d’exécuter la décision ministérielle sont étrangères à l’exigence de loyauté du procès administratif et d’un procès équitable dès lors que cette problématique a trait à l’exécution de la décision voire du jugement et non à la légalité de la décision, de sorte qu’il n’appartient pas au tribunal de céans de se prononcer sur cette question. Le moyen est à rejeter pour ne pas être fondé.

Le délégué du gouvernement ajoute encore que l’intérêt de Monsieur … ne serait pas personnel en la cause en ce que la requête introductive d’instance ne concernerait pas son propre cas mais celui de « Monsieur … ». Il reproche ainsi au litismandataire d’avoir apporté « peu de soin » à la rédaction des moyens de la requête introductive d’instance qui seraient, par ailleurs, étrangers au cas d’espèce pour concerner un autre demandeur ou qui se résumeraient « à des affirmations générales se limitant à recopier des jurisprudences, soit des rapports ou dispositions législatives u réglementaires », de sorte à en conclure en substance à une irrecevabilité pour libellé obscur.

S’il est manifeste que le ministère d’avocat est obligatoire devant les juridictions administratives - à l’exception de la matière fiscale devant le tribunal de céans - afin que les intérêts d’un administré puissent y être consciencieusement défendus par un professionnel du droit et que l’avocat ne doit pas se charger d’une affaire s’il sait ou devrait savoir qu’il n’a pas les compétences nécessaires pour la traiter ou s’il n’est pas en mesure d’y apporter les diligences nécessaires, ainsi que cela ressort de l’article 2.4.4. du règlement modifié de l’Ordre des Avocats du Barreau du Luxembourg du 9 janvier 2013, la circonstance selon laquelle le litismandataire a, en l’espèce, apporté « peu de soin » à la rédaction des moyens de la requête introductive d’instance, moyens qui concernent manifestement un autre demandeur et qui se limitent à des affirmations générales se limitant à recopier des jurisprudences, soit des rapports ou dispositions législatives ou réglementaires n’est pas de nature à entraîner l’irrecevabilité du recours pour libellé obscur, la partie gouvernementale ne s’étant trompée ni sur l’identité de Monsieur Abdellah ni sur 4son argumentation, certes standardisée, à laquelle il a pu amplement répondre dans le cadre de son mémoire, de sorte qu’il ne saurait être retenu que ses droits auraient été lésés. Le moyen est à rejeter pour ne pas être fondé.

A défaut d’autres moyens d’irrecevabilité, le tribunal retient que le recours en annulation est recevable pour avoir, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi.

Le demandeur expose être originaire de la région du Darfour et avoir quitté le Soudan en 2013 en raison « [d]es guerres, [d]es problèmes et [de] la perte de sécurité ». Il explique être issu de l'ethnie Kamalab et du village …, village situé entre un territoire à l’Ouest sur lequel séviraient des milices et un territoire à l’Est dominé par des forces gouvernementales ainsi que leurs opposants, les deux entités envoyant systématiquement des « éclaireurs alentours » qui n’hésiteraient pas à tuer les civils sans raisons particulières. Il fait valoir qu’alors qu’il se serait encore trouvé dans son village, son voisin issu de la même ethnie que la sienne, aurait été emprisonné et torturé, son fils tué et son commerce saccagé. Il relate que suite à cette violence aveugle, il aurait été pris d’une angoisse d’être la prochaine victime et se serait enfui.

Il déclare qu’après avoir été enregistré dans le système EURODAC par les autorités italiennes suite à la prise forcée de ses empreintes digitales, il se serait ensuite rendu en Suisse dont les autorités auraient refusé de faire droit à sa demande de protection internationale. Il soutient qu’il se serait ensuite rendu en Allemagne, pays dans lequel il aurait également déposé une demande de protection internationale à laquelle il aurait finalement renoncé.

Il affirme qu’il ne résulterait d’aucun élément de son dossier administratif que les autorités luxembourgeoises auraient entrepris des investigations en ce qui concerne la garantie de ses conditions matérielles d’accueil et d’accès adéquat aux soins de santé en Italie, alors qu’il aurait « sommairement » relevé des défaillances systémiques du système d’asile en Italie pouvant entraîner des traitements inhumains et dégradants à son encontre tel que cela ressortirait de son rapport d’entretien Dublin III.

Il déclare que le ministre ne lui aurait, d’ailleurs, communiqué aucun document de la part des autorités italiennes lui garantissant une prise en considération quelconque de son état de vulnérabilité caractérisé par un stress post traumatique avéré suite aux actes de tortures dont il aurait été victime au Soudan, et aussi plus tard en Lybie. Il estime que le ministre, - qui aurait récemment fait une application correcte de l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, en tenant compte de l’état de vulnérabilité des demandeurs de protection internationale qui auraient fui le Soudan ou la Lybie et qui auraient fait l’objet d'actes de tortures - , situation identique à la sienne - devrait aboutir à la même conclusion dans son cas d’espèce. Il en conclut que sans examen préalable par le ministre de la situation en Italie quant à une garantie des conditions de vie digne et humaine, il ne saurait accepter son transfert vers ce pays et soutient que ladite décision constituerait une menace grave et réelle pour sa vie, sa dignité, ainsi que pour son intégrité physique et morale.

En droit, le demandeur soutient que la décision déférée violerait l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », ainsi que l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte ».

Quant à la violation de l’article 3 de la CEDH, le demandeur fait valoir qu’il n’aurait pas déposé de demande de protection internationale en Italie en raison des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale y régnant, qui ne lui permettraient pas de vivre 5dignement. A cet égard, il se réfère à des « (…) rapports d’ONG (…) », ainsi qu’à la jurisprudence des « (…) juridictions européennes (…) », qui auraient « (…) annul[é] (…) » le transfert de demandeurs de protection internationale vers l’Italie. Le demandeur invoque en particulier un rapport de 20164 de l’Organisation Suisse d’aides aux réfugiés, désignée ci-après par « l’OSAR », intitulé « Conditions d’accueil en Italie – A propos de la situation actuelle des requérant-e-s d’asile et des bénéficiaires d’une protection, en particulier de celles et ceux de retour en Italie dans le cadre de Dublin », pour en conclure que son transfert vers l’Italie serait contraire à l’article 3 de la CEDH et à l’article 4 de la Charte.

Dans ce même contexte, le demandeur se réfère à la jurisprudence de la CJUE5, de la Cour européenne des droits de l’Homme6, ci-après dénommée « CourEDH », et de juridictions administratives allemandes7 pour affirmer que le droit de l’Union européenne s’opposerait à l’application d’une présomption irréfragable selon laquelle l’Etat membre que le règlement Dublin III désignerait comme responsable respecte les droits fondamentaux et que l’Italie ne disposerait ni d’hébergements, ni de soins adéquats conformément à la directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l’accueil des requérants d’asile dans les États membres, désignée ci-après par « la directive 2003/9/CE ». Il en conclut que son transfert ne pourrait être opéré que sous la seule condition qu’il dispose de la garantie que ce transfert n’entraîne aucun risque réel que ses droits, tel que garantis par la Charte et la CEDH, soient compromis.

Quant à la violation de l’article 4 de la Charte, le demandeur rappelle la jurisprudence précitée afin de souligner que la décision de le transférer vers l’Italie l’exposerait aux actes prohibés par cette disposition, ainsi que par l’article 3 de la CEDH, de sorte qu’elle constituerait une violation desdits articles. Il précise que la décision attaquée provoquerait chez lui un sentiment d’insécurité qui aggraverait incontestablement son état d’extrême vulnérabilité dont il souffrirait déjà suite aux tortures, mauvais traitements et humiliations qu’il aurait subis dans son pays d’origine, le Soudan, puis en Lybie et que l’hypothèse même d’être transféré vers l’Italie, où il risquerait de se retrouver à la rue dans des conditions assimilables à des traitements inhumains et dégradants, conduirait de manière irréversible à une aggravation de son état de santé psychique déjà fortement atteint en raison des tortures répétées dont il aurait été victime.

Il souligne, à ce titre, qu’il ne résulterait d’aucun élément de son dossier administratif que les autorités luxembourgeoises auraient obtenu des garanties de la part de l’Italie qu’il aurait droit à un hébergement et à des soins de santé adaptés à son état de vulnérabilité, le demandeur soulignant, à cet égard, qu’aux termes de la jurisprudence de la CJUE, l’Etat membre devant procéder au transfert et, le cas échéant, ses juridictions, auraient l’obligation d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé et de vulnérabilité du demandeur de protection internationale concerné, lui garantissant ainsi le respect de l’article 4 de la Charte, ainsi que de l’article 3 de la CEDH.

Le demandeur soutient ensuite que la décision attaquée violerait l’article 3 (2), alinéas 2 et 3 du règlement Dublin III, en soulignant qu’il existerait des défaillances systémiques dans la 4 OSAR, « Conditions d’accueil en Italie – A propos de la situation actuelle des requérant-e-s d’asile et des bénéficiaires d’une protection, en particulier de celles et ceux de retour en Italie dans le cadre de Dublin », août 2016.

5 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S, c. Secretary of State for the Home Department et C-

493/10, M.E. et al c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform ; CJUE, 10 décembre 2013, n° C-394/12 ; CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.

6 CEDH, Grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, requête n° 30696/09.

7 « Verwaltungsgericht Hannover », 4 août 2015, n° 10B3555/15 ; « Verwaltungsgericht Schwerin », 24 février 2015, n° 3B 1023/14 AS.

6procédure d’accueil des demandeurs de protection internationale en Italie, de sorte qu’il ne pourrait être procédé à son transfert vers ce pays.

Il conclut encore à une violation de l’article 17 (1) du règlement Dublin III, en faisant valoir que les autorités luxembourgeoises seraient responsables du choix de l’Etat membre vers lequel il devrait être transféré et qu’elles ne sauraient se prévaloir du principe de la confiance mutuelle existant entre Etats membres pour se défaire de leur responsabilité qu’elles auraient à son égard, le demandeur rappelant, dans ce contexte, l’obligation de résultat du Luxembourg quant au respect de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte, dispositions qui seraient également violées en cas de non-respect du principe de non-refoulement, tel que prévu par l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », ainsi que par l’article 19 de la Charte.

La décision déférée méconnaîtrait ce dernier principe, étant donné qu’un transfert vers l’Italie aurait comme conséquence son expulsion forcée vers le Soudan, pays où il serait considéré comme un opposant par les autorités, lesquelles l’auraient arrêté, enlevé, torturé et humilié pour cette raison. Dans ce contexte, il affirme encore que l’Italie aurait déjà procédé par le passé à des vagues d’expulsions vers des pays tiers non-sûrs, tels que le Soudan, ce qui aurait révélé l’existence d’un « contrat », voire d’un « accord », controversé quant à sa légalité et légitimité, entre la police italienne et la police soudanaise qui aurait abouti au rapatriement de personnes soudanaises ou présumées soudanaises, de sorte que la décision attaquée l’exposerait au risque réel de se voir renvoyer vers son pays d’origine.

Finalement, le demandeur fait valoir que la décision déférée violerait le principe de l’égalité de traitement, en se basant sur l’article 20 de la Charte et sur l’article 14 de la CEDH, sur la jurisprudence des juridictions administratives, ainsi que sur les dossiers8 de deux autres demandeurs de protection internationale dans le cadre desquels l’autorité ministérielle aurait indirectement reconnu l’existence de défaillances systémiques dans le système d’asile italien, alors qu’elle aurait fait usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17 (1) du règlement Dublin III, au lieu de transférer les personnes concernées vers l’Italie. Il fait valoir qu’en décidant de le transférer vers ce pays, l’Etat luxembourgeois violerait non seulement les dispositions légales précitées, mais également sa propre application du règlement Dublin III et se rendrait de ce fait coupable d’une discrimination non objectivement justifiable.

Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours en tous ses moyens.

Le tribunal relève qu’en vertu de l’article 28 (1), précité, de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

8 Références n° R-15694 et n° R-15549.

7 L’article 22 (7) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités italiennes pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur …, prévoit que « L’absence de réponse à l’expiration du délai de deux mois mentionné au paragraphe 1 et du délai d’un mois prévu au paragraphe 6 équivaut à l’acceptation de la requête et entraîne l’obligation de prendre en charge la personne concernée, y compris l’obligation d’assurer une bonne organisation de son arrivée. ».

Il est constant en l’espèce que la décision litigieuse a été adoptée par le ministre en application des prédits articles 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et 22 (7) du règlement Dublin III, au motif que ce ne serait pas le Luxembourg qui serait responsable de l’examen de la demande de protection internationale présentée par Monsieur …, mais bien l’Italie, compte tenu de l’acceptation tacite, de la part des autorités italiennes par son silence jusqu’au délai limite de réponse, en date du 21 novembre 2017. Ainsi, c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de ne pas examiner la demande de protection internationale déposée au Luxembourg par le demandeur et de le transférer vers l’Italie.

Force est au tribunal de constater que le demandeur ne conteste pas cette compétence de principe des autorités italiennes, et, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, mais soutient en substance que son transfert serait contraire à l’article 3 de la CEDH, à l’article 4 de la Charte, à l’article 3 (2), alinéas 2 et 3 du règlement Dublin III, à l’article 17 (1) de ce même règlement, au principe de non-refoulement et au principe d’égalité de traitement.

En présence de plusieurs moyens invoqués, le tribunal n’est pas lié par l’ordre dans lequel ils lui ont été soumis et détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.

S’agissant d’abord du moyen tiré de la violation de l’article 3 (2), alinéas 2 et 3 du règlement Dublin III, le tribunal relève que celui-ci prévoit que : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable.

Lorsqu’il est impossible de transférer le demandeur en vertu du présent paragraphe vers un État membre désigné sur la base des critères énoncés au chapitre III ou vers le premier État membre auprès duquel la demande a été introduite, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable devient l’État membre responsable. ».

Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.

8La situation visée par ledit article 3 (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé.9 A cet égard, le tribunal relève que l’Italie est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard10. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants11. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées12. Dans son arrêt du 16 février 2017, invoqué par le demandeur, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile13, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres, lesquelles seront abordées ci-

après.

Or, en l’espèce, le tribunal ne s’est pas vu soumettre d’éléments permettant de conclure à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs en Italie, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.

S’il est exact qu’il ressort du rapport de l’OSAR d’août 2016, intitulé « Conditions d’accueil en Italie – A propos de la situation actuelle des requérant-e-s d’asile et des bénéficiaires d’une protection, en particulier de celles et ceux de retour en Italie dans le cadre de Dublin », que les autorités italiennes ont connu de sérieux problèmes quant à leur capacité d’accueil des demandeurs d’asile, impliquant que ceux-ci risqueraient de se voir confrontés à des difficultés quant à l’hébergement, aux conditions de vie et à l’accès aux soins, suivant les situations, il ne s’en dégage néanmoins pas que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection 9 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.

10 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S, c. Secretary of State for the Home Department et C-

493/10, M.E. et al c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.

11 Ibidem, point. 79 ; Voir également : Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib.adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

12 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

13 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.

9internationale en Italie soient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour tout demandeur de protection internationale, d’être systématiquement exposé à une situation de précarité et de dénuement matériel et psychologique, au point que son transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 3 de la CEDH et par l’article 4 de la Charte.14 A cet égard, il convient de rappeler que dans son arrêt … du 4 novembre 201415, la CourEDH, contrairement au cas de la Grèce16, n’a pas constaté de défaillances systémiques dans le dispositif italien d’accueil en matière d’asile, et ce malgré de « sérieux doutes quant aux capacités actuelles du système », doutes reposant notamment sur un manque crucial d’hébergement et sur des conditions de vie inadéquates dans les structures disponibles, de sorte à ne pas suspendre les renvois vers ce pays. Procédant par étapes, la CourEDH a, dans cet arrêt, constaté dans un premier temps que la structure et la situation générale du dispositif d’accueil en Italie entraîneraient un risque pour un nombre significatif de demandeurs d’asile d’être privés d’hébergement ou d’être hébergés dans des structures surpeuplées impliquant promiscuité, insalubrité et violence, pour ensuite retenir toutefois que le système ne présenterait pour autant, aux yeux de la Cour, pas de défaillances systémiques et ne saurait pas en soi constituer un obstacle au renvoi de tout demandeur d’asile vers ce pays. La CourEDH17 a eu à nouveau l’occasion de se prononcer sur la situation en Italie, mais cette fois-ci dans le cas d’un demandeur d’asile masculin, seul et bien portant, pour retenir que la situation de l’Italie n’aurait rien à voir avec la situation de la Grèce en 2011 et rejeter la demande du demandeur d’asile qui souhaitait voir condamnée la décision de l’expulser vers Italie.

Par ailleurs, contrairement à ce que soutient le demandeur, l’existence d’un accord signé entre les autorités policières italiennes et soudanaises portant, notamment, sur le rapatriement de Soudanais se trouvant en situation irrégulière en Italie, dans le cadre duquel une quarantaine de migrants ont été éloignés vers le Soudan en août 2016, ne permet pas, à elle seule, de retenir que les autorités italiennes ne respecteraient pas le principe de non-refoulement, tel que consacré par l’article 33 de la Convention de Genève et par l’article 19 de la Charte.

Dans ces circonstances, le tribunal retient que le moyen tiré d’une violation de l’article 3 (2), alinéas 2 et 3 du règlement Dublin III encourt le rejet.

Cependant, c’est à juste titre que le demandeur soutient qu’aux termes de l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 2017, l’article 4 de la Charte doit être interprété en ce sens que même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans l’État membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de cet article.18 Néanmoins, contrairement à ce que suggère le demandeur, il ne s’en dégage pas que l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable pour l’examen de la demande de 14 En ce sens : Tribunal administratif fédéral suisse, 4 avril 2017, Cour V, E-1721/2017, disponible sur https://jurispub.admin.ch/publiws/ ; Voir aussi : trib. adm., 19 juillet 2017, n° 39682 du rôle et trib. adm, 16 août 2017, n° 39786 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

15 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12.

16 CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.

17 CEDH, 5 février 2015, A.M.E. c. Pays-Bas, n° 51428/10.

18 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.

10protection internationale d’un demandeur d’asile doive, en tout état de cause et préalablement à la prise d’une décision de transfert, obtenir de la part de l’Etat membre responsable de l’examen de ladite demande des garanties quant à l’accès du demandeur à la procédure d’asile et aux conditions de son accueil.

En effet, dans l’arrêt en question, la Cour a retenu que « (…) dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. (…) »19. Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « (…) d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert (…).20 [S]’il s’apercevait que l’état de santé du demandeur d’asile concerné ne devrait pas s’améliorer à court terme, ou que la suspension pendant une longue durée de la procédure risquerait d’aggraver l’état de l’intéressé, l’État membre requérant pourrait choisir d’examiner lui-même la demande de celui-ci en faisant usage de la « clause discrétionnaire » prévue à l’article 17, paragraphe 1, du règlement n° 604/2013 (…) »21, sans que ledit article 17 (1), lu à la lumière de l’article 4 de la Charte, ne puisse être « (…) interprété comme obligeant, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, cet État membre à faire application de ladite clause (…) »22.

Ainsi, cet arrêt concerne l’hypothèse particulière suivant laquelle un demandeur d’asile produit des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront disponibles à l’arrivée.23 Or, en l’espèce, le demandeur n’a pas produit d’éléments objectifs de nature à démontrer 19 Ibid., pts. 74 et 75.

20 Ibid., pts 76 à 85 et pt.96.

21 Ibid., pt. 96.

22 Ibid..

23 Ibid., pt. 83.

11la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci. En effet, à l’exception de l’allégation du demandeur selon laquelle « la décision contestée provoque[rait] chez [lui] une situation d’insécurité qui aggrave[rait] incontestablement l’état d’extrême vulnérabilité dont il souffr[irait] déjà suite aux pires tortures, mauvais traitements et humiliations subies dans son pays d’origine, le Soudan, puis en Lybie », est manifestement insuffisante à cet égard, en ce qu’il ne s’agit que de simples affirmations à caractère général, dépourvues de toute force probante, n’étant appuyées par un quelconque élément concluant, tel que, notamment, un certificat médical. Ainsi, la solution dégagée par la CJUE dans le susdit arrêt n’est pas transposable au cas d’espèce et il n’appartenait pas au ministre de prendre des précautions exhorbitantes au vu de l’état de santé du demandeur.

De manière plus générale, le tribunal retient qu’au vu des éléments soumis à son appréciation, le demandeur n’a pas établi que du fait de son état de santé, son transfert vers l’Italie l’exposerait à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

Le tribunal relève ensuite, concernant plus particulièrement la situation régnant en Italie, que dans son arrêt … du 4 novembre 2014, concernant le transfert, par les autorités suisses, d’une famille avec enfants vers l’Italie, la CourEDH, après avoir conclu à l’absence de défaillances systémiques dans le dispositif italien d’accueil en matière d’asile, a retenu qu’au vu de l’existence de sérieux doutes quant aux capacités actuelles du système, l’hypothèse qu’un nombre significatif de demandeurs d’asile renvoyés vers ce pays soient privés d’hébergement ou hébergés dans des structures surpeuplées dans des conditions de promiscuité, voire d’insalubrité ou de violence, n’est pas dénuée de fondement, pour en déduire qu’il appartenait aux autorités suisses de s’assurer, auprès de leurs homologues italiennes, qu’à leur arrivée en Italie, les personnes concernées seront accueillies dans des structures et dans des conditions adaptées à l’âge des enfants, et que l’unité de la cellule familiale sera préservée.

Force est au tribunal de constater que cet arrêt ne saurait pas non plus être interprété en ce sens que l’Etat membre projetant de transférer un demandeur de protection internationale vers l’Italie serait en tout état de cause et indépendamment de la situation individuelle du demandeur d’asile en question obligé d’obtenir des garanties particulières de la part des autorités italiennes quant à l’accueil de la personne concernée, la CourEDH s’étant, en effet, appuyée sur les besoins particuliers et l’extrême vulnérabilité de demandeurs de protection internationale mineurs pour rendre son arrêt.

Or, en l’espèce, le demandeur, outre le fait d’être majeur, n’a pas fourni d’éléments concrets permettant de conclure qu’il se trouverait dans une situation d’extrême vulnérabilité impliquant des besoins particuliers, que ce soit au stade précontentieux ou dans le cadre du présent recours. En effet, à défaut d’autres éléments, l’allégation d’avoir subi des actes de torture dans son pays d’origine est insuffisante à cet égard.

Eu égard aux considérations qui précèdent, le tribunal retient que la solution dégagée par la CourEDH dans son arrêt …, précité, n’est pas transposable au cas d’espèce.

Quant au risque individuel du demandeur de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, le tribunal rappelle qu’il vient de retenir, d’une part, que le demandeur n’a pas établi que son état de santé serait tel qu’un transfert vers l’Italie l’exposerait à un risque réel de subir de tels traitements et, d’autre part, qu’il ne ressort pas des éléments soumis à son appréciation que le demandeur se trouverait dans une situation particulière de vulnérabilité impliquant des besoins spécifiques. Dans ces circonstances et dans la mesure où le demandeur n’a pas fait état d’autres éléments dont il se dégagerait que compte tenu de sa situation personnelle, il serait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de 12la Charte, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, en Italie, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3 (2) du règlement Dublin III, le tribunal retient que le moyen tiré de la violation desdits articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte encourt le rejet.

Quant au moyen tiré de la violation du principe de non-refoulement, tel que consacré par l’article 33 de la Convention de Genève et par l’article 19 de la Charte, le tribunal rappelle, d’une part, que le système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris le principe de non-refoulement, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard et, d’autre part, qu’il vient de retenir qu’en Italie, il n’existe pas de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, le tribunal ayant, à cet égard, constaté, notamment, qu’il n’est pas établi que les autorités italiennes ne respecteraient pas le principe de non-refoulement. Dans ces circonstances et dans la mesure où il est constant en cause que le demandeur n’a pas déposé de demande de protection internationale en Italie, de sorte que les autorités italiennes n’ont pas encore eu la possibilité d’évaluer les risques de persécutions et de traitements inhumains et dégradants encourus par le demandeur en cas de retour dans son pays d’origine, la crainte de l’intéressé d’être éloigné vers le Soudan, malgré l’existence de tels risques, est à qualifier de purement hypothétique. En effet, rien ne permet de retenir que les autorités italiennes procéderont à un tel éloignement sans avoir, au préalable, procédé à un examen individuel de la demande de protection internationale du demandeur et des craintes de persécutions et d’atteintes graves invoquées à l’appui de celle-ci. De même, le tribunal ne s’est pas vu soumettre d’éléments permettant de retenir que le demandeur ne disposerait pas d’une possibilité de recours effectif, en cas de rejet de sa demande d’asile par les autorités italiennes. Le tribunal retient, dès lors, que le moyen tiré d’une violation du principe de non-refoulement encourt le rejet.

Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17 (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, le tribunal relève que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. (…) ». A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres24, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201725. Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge26, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée27, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu d’annuler la décision en question, encore faut-

il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments 24 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

25 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.

26 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2017, V° Recours en annulation, n° 48 et les autres références y citées.

27 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.

13soumis au tribunal. Or, étant donné qu’il vient de rejeter les moyens tirés d’une violation de l’article 3 (2) du règlement Dublin III et des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, ainsi que du principe de non-refoulement, le tribunal retient, à défaut d’autres éléments, qu’il n’est pas établi qu’en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 (1), précité, du règlement Dublin III, le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, de sorte que le moyen afférent encourt le rejet.

La même conclusion s’impose en ce qui concerne le moyen ayant trait à une violation du principe constitutionnel d’égalité devant la loi, respectivement à une discrimination contraire aux articles 14 de la CEDH et 20 de la Charte, étant donné que les pièces versées par le demandeur à l’appui de ce moyen – à savoir deux courriers du ministère des 27 décembre 2017 et 23 janvier 2018 informant le litismandataire du demandeur des dates des entretiens concernant les demandes de protection internationale introduites par d’autres demandeurs d’asile, un courrier du 14 novembre 2017 aux termes duquel les autorités luxembourgeoises ont informé leurs homologues italiens du fait qu’elles considéraient comme tacitement acceptée la demande de reprise en charge leur adressée, ainsi que la première page d’une recherche effectuée dans la base de données EURODAC, datée du 26 juin 2017 – ne permettent manifestement pas de retenir que les personnes concernées se seraient trouvées dans une situation identique ou comparable à celle du demandeur. En effet, à l’exception du résultat de la recherche effectuée dans la base de données EURODAC, dont il se dégage que la personne concernée est de sexe masculin et a franchi irrégulièrement la frontière italienne en date du 28 mai 2017, lesdites pièces ne contiennent pas le moindre renseignement quant à la situation individuelle des personnes auxquelles elles se rapportent et, notamment, quant à leur nationalité, leur situation familiale, leur état de santé, leur âge et leur vécu.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en annulation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

Par ces motifs, le tribunal administratif, quatrième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;

reçoit le recours en annulation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié et en déboute ;

condamne le demandeur aux frais.

Ainsi jugé par :

Carlo Schockweiler, premier vice-président, Anne Gosset, premier juge, Olivier Poos, premier juge, et lu à l’audience publique extraordinaire du 5 avril 2018, à 17.00 heures, par le premier vice-président, en présence du greffier Michèle Hoffmann.

s. Michèle Hoffmann s. Carlo Schockweiler Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 6/4/2018 Le Greffier du Tribunal administratif 14


Synthèse
Formation : Quatrième chambre
Numéro d'arrêt : 40771
Date de la décision : 05/04/2018

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2018-04-05;40771 ?

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