Tribunal administratif N° 39638 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 24 mai 2017 4e chambre Audience publique du 11 juillet 2017 Recours formé par Monsieur … et consort, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 39638 du rôle et déposée le 24 mai 2017 au greffe du tribunal administratif par Maître Faisal Quraishi, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Ancienne République Yougoslave de Macédoine- ARYM), et de son épouse, Madame …, née le … à …, agissant tant en leur nom personnel qu’au nom et pour compte de leur enfant mineur…, né le … à … (Allemagne), tous de nationalité macédonienne, demeurant ensemble à L-…, élisant domicile en l’étude de leur litismandataire préqualifié, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 16 mai 2017 par laquelle il a décidé de les transférer vers la République fédérale d’Allemagne, l’Etat membre responsable pour traiter leur demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 3 juillet 2017 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Luc Reding en sa plaidoirie.
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Le 14 avril 2017, Monsieur … et son épouse, Madame …, accompagnés de leur enfant mineur Benjamin …, ci-après désignés par « les consorts … », introduisirent une demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, dénommée ci-après « la loi du 18 décembre 2015 ».
Les époux … furent entendus le même jour par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la police grand-ducale, sur leurs identités et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Il s’avéra à cette occasion que les intéressés avaient précédemment déposé une demande de protection internationale en Allemagne en date du 30 juin 2016, ainsi qu’en France en date du 26 octobre 2016.
Le même jour, les époux … furent entendus séparément par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de leur demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités allemandes en date du 19 avril 2017 en vue de la prise, respectivement de la reprise en charge des consorts …, demande qui fut acceptée par les autorités allemandes par courrier du 3 mai 2017.
Par courrier du 16 mai 2017, notifié aux intéressés par envoi recommandé expédié le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », sur base de la considération que les consorts … avaient déposé une demande de protection internationale en date du 30 juin 2016 en Allemagne et que les autorités allemandes ont accepté de les prendre, respectivement de les reprendre en charge en date du 3 mai 2017, informa ces derniers de sa décision de les transférer dans les meilleurs délais vers l’Allemagne sur base de l’article 28, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 24 mai 2017, les consorts … ont introduit un recours en annulation contre la décision ministérielle précitée du 16 mai 2017.
Aucune disposition légale ne prévoit de recours au fond en la présente matière, l’article 35, paragraphe (3) de la loi du 18 décembre 2015 prévoyant expressément un recours en annulation, de sorte que seul un recours en annulation a pu être introduit contre la décision du 16 mai 2017. Le recours en annulation introduit est encore recevable, pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de leur recours, les demandeurs exposent avoir quitté leur pays d’origine pour se rendre dans un pays sûr afin d’y déposer une demande de protection internationale.
Ils font valoir qu’ils auraient voulu se rendre au Luxembourg et qu’ils auraient demandé une protection internationale en Allemagne « sans le vouloir et uniquement aux fins d’obtenir un hébergement », du fait d’avoir été presque forcés à le faire. Etant donné qu’ils n’auraient eu aucune assistance d’un avocat ou conseil dans le cadre de leur demande de protection internationale en Allemagne, il ne serait pas justifié de les y renvoyer.
Ils estiment, en effet, que le comportement des autorités allemandes contreviendrait aux articles 1 et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dénommée ci-après « la Charte », au motif que l’Allemagne connaîtrait actuellement de graves problèmes de défaillances systémiques dans le cadre du traitement des demandes de protection internationale qui ne seraient pas traitées dans un temps raisonnable au vu du nombre important de demandeurs d’asile par rapport à leurs capacités d’accueil. Pour les mêmes raisons, les conditions d’accueil n’y seraient manifestement pas remplies et des violences dans les foyers d’hébergement seraient très fréquentes.
Les consorts … précisent encore ne souhaiter « en aucun cas » être transférés vers l’Allemagne, de sorte qu'à titre subsidiaire, ils seraient prêts à quitter volontairement le Luxembourg dans un délai raisonnable.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Aux termes de l’article 18, paragraphe (1) du règlement Dublin III : « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : (…) d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre. » Il s’ensuit que si, en vertu du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge, le ministre décide, d’un côté, de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et, de l’autre côté, de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
Le tribunal constate de prime abord qu’en l’espèce, la décision ministérielle déférée est motivée, d’une part, par le fait que les demandeurs ont déposé le 30 juin 2016 une demande de protection internationale en Allemagne et, d’autre part, par le fait qu’en date du 3 mai 2017, les autorités allemandes ont accepté de les prendre, respectivement de les reprendre en charge, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de les transférer vers l’Allemagne et de ne pas examiner leur demande de protection internationale.
Il ressort à cet égard du dossier administratif, et plus particulièrement du fichier EURODAC établi pour la comparaison des empreintes digitales aux fins de l’application efficace du règlement Dublin III que les empreintes de Monsieur … et de Madame … ont été enregistrées à Heidelberg en Allemagne en date du 30 juin 2016. Les demandeurs ont, par ailleurs, confirmé lors de leurs auditions respectives par l’agent compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes qu’ils y ont déposé une demande de protection internationale le 30 juin 2016, demande qui a été rejetée, de sorte que la décision ministérielle, en ce qu’elle est fondée sur l’article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III n’encourt aucune critique.
Force est en effet de relever que les demandeurs, en l’espèce, ne contestent pas la compétence de principe de l’Etat allemand, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais ils reprochent en substance au ministre d’avoir violé l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, aux termes duquel « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable », et ils estiment que leur demande en obtention d’une protection internationale n’aurait pas été effectivement analysée en Allemagne, en raison de graves problèmes systémiques qui y existeraient en raison du nombre important de demandeurs de protection internationale dépassant les capacités d’accueil des autorités allemandes tout en mettant également en avant leurs craintes par rapport à la situation sécuritaire régnant dans les foyers d’hébergement en Allemagne.
Force est de relever qu’il se dégage d’abord des déclarations faites par les demandeurs eux-mêmes lors de leurs auditions respectives par la direction de l’Immigration qu’ils auraient quitté l’Allemagne, alors qu’ils y avaient été priés de quitter le territoire et non en raison de problèmes rencontrés dans le cadre de leur hébergement ou du traitement de leurs demandes de protection internationale, de même qu’ils n’ont pas fait mention d’une quelconque contrainte à laquelle ils auraient été soumis dans ce contexte.
Il ne se dégage partant d’aucun élément du dossier que les demandeurs auraient rencontré le moindre problème dans le cadre du traitement de leur demande de protection internationale, ni que leur dignité humaine ou leur sécurité n’aurait pas été respectée, voire assurée par les autorités allemandes.
Le tribunal est dès lors amené à conclure, de concert avec le délégué du gouvernement, que les affirmations selon lesquelles il existerait de graves problèmes de défaillances systémiques en Allemagne en ce qui concerne les demandes de protection internationale et l’accueil des demandeurs de protection internationale restent à l’état de pures allégations, les demandeurs étant en défaut, d’une part, de faire valoir un problème concret ayant affecté l’analyse de leur demande de protection internationale, respectivement leurs conditions d’accueil et d’hébergement, en Allemagne et, d’autre part, de soumettre au tribunal un quelconque élément de preuve, tels que notamment des rapports internationaux, relatifs aux difficultés prétendument rencontrées par les autorités allemandes dans le traitement des demandes de protection internationale et en ce qui concerne les conditions d’accueil et d’hébergement des demandeurs d’asile.
Par ailleurs, il échet de relever que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés.
S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il y existe des défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que ces défaillances systémiques requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.1 Or, en l’espèce, les demandeurs se limitent à invoquer la circonstance abstraite selon laquelle leur demande de protection internationale déposée en Allemagne le 30 juin 2016 n’aurait pas été analysée correctement, respectivement que les conditions d’hébergement des demandeurs de protection internationale n’y seraient pas garanties sans étayer ce moyen et sans apporter la preuve qu’il existerait en Allemagne des défaillances systémiques dans le cadre de la procédure d’asile et des conditions d’accueil et ce, plus particulièrement, en raison de l’augmentation récente du nombre de demandeurs de protection internationale se trouvant dans ce pays.
Il suit des considérations qui précèdent que le moyen des demandeurs fondé sur une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ainsi que des articles 1er et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est à rejeter pour ne pas être fondé.
1 CJCE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62 Enfin, en ce qui concerne la déclaration des demandeurs qu’ils ne souhaiteraient « en aucun cas être transférés vers l’Allemagne », mais qu’ils seraient prêts « à titre subsidiaire », à quitter volontairement le Luxembourg « dans un délai raisonnable », il échet de constater que dans la mesure où cette déclaration n’est pas à considérer comme constituant un moyen dirigé contre la décision sous examen, le tribunal n’a pas à prendre position sur cette question, celle-ci relevant pour le surplus de l’exécution de la décision déférée qui n’est pas du ressort des juridictions administratives.
Aucun autre moyen n’ayant été soulevé en cause, le recours en annulation est à rejeter comme n’étant pas fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, quatrième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, déclare le recours non justifié, partant en déboute ;
donne acte aux demandeurs de ce qu’ils affirment bénéficier de l’assistance judiciaire ;
condamne les demandeurs aux frais.
Ainsi jugé par :
Carlo Schockweiler, premier vice-président, Anne Gosset, premier juge, Olivier Poos, premier juge, et lu à l’audience publique du 11 juillet 2017, par le premier vice-président, en présence du greffier Marc Warken.
s. Marc Warken s. Carlo Schockweiler Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 11 juillet 2017 Le greffier du tribunal administratif 5