Tribunal administratif N° 39298 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 22 mars 2017 3e chambre Audience publique du 17 mai 2017 Recours formé par Monsieur …et consorts, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 39298 du rôle et déposée le 22 mars 2017 au greffe du tribunal administratif par Maître Louis TINTI, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né … à …(Kosovo) et de son épouse, Madame …, née … à …(Kosovo), agissant tant en leur nom personnel qu’au nom et pour le compte de leurs enfants mineurs …, née … à …(Kosovo) et …, né… à …, tous de nationalité kosovare, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 7 mars 2017 de les transférer vers le Danemark comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de leur demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 12 mai 2017 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Louis TINTI, et Madame le délégué du gouvernement Nancy CARIER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 17 mai 2017.
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Le 23 novembre 2016, Monsieur …et son épouse, Madame …, accompagnés de leurs enfants mineurs … et …, ci-après « les consorts …», introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Après avoir été entendus le même jour par la police judiciaire, service des étrangers et des jeux, sur leur identité et l’itinéraire pour venir au Luxembourg, cette dernière constata que Monsieur …et Madame … disposaient d’un visa délivré par l’ambassade norvégienne à Prisitna et valable du 20 octobre au 13 novembre 2016.
Le 23 novembre 2016, Monsieur …et Madame … furent entendus séparément par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de leur demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
En date du 15 décembre 2016, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités norvégiennes en vue de la reprise en charge des consorts … conformément à l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III.
Par deux courriers du même jour, les autorités norvégiennes refusèrent la prise en charge des consorts …au motif que les visas auraient été délivrés par les autorités consulaires à Pristina au bénéfice des autorités danoises.
En date du 20 décembre 2016, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités danoises en vue de la reprise en charge des consorts … conformément à l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III.
Par deux courriers du 10 février 2017, les autorités danoises acceptèrent sur base de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III la reprise en charge des consorts … .
Par décision du 7 mars 2017, notifiée par courrier recommandé envoyé le même jour aux intéressés, le ministre, sur base de la considération que Monsieur …et Madame … ont été titulaires d’un visa danois valable du 20 octobre 2016 au 13 novembre 2016 et que les autorités danoises ont accepté en date du 10 février 2017 de prendre/reprendre en charge l’examen de leur demande de protection internationale, informa ces derniers de sa décision de les transférer, ensemble avec leurs enfants, dans les meilleurs délais vers le Danemark sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, et de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III.
Le 23 mars 2017, les autorités danoises furent informées de l’annulation du transfert des consorts …prévu pour le 29 mars 2017 en raison de la grossesse de Madame ….
En date du 24 avril 2017, Madame … donna naissance à l’enfant … .
Par requête inscrite sous le numéro 39298 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 22 mars 2017, les consorts …ont fait introduire un recours en annulation à l’encontre de la décision ministérielle du 7 mars 2017.
En vertu de l’article 35, paragraphe (3) de la loi du 18 décembre 2015, le tribunal administratif est compétent pour connaître du recours en annulation, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de leur recours, les consorts … exposent d’abord les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, tout en soulignant qu’ils auraient, dès le début, eu l’intention de rejoindre leur famille au Luxembourg, à savoir les parents ainsi que les frères et sœurs de Madame …. Ils donnent également à considérer qu’ils auraient subi des faits d’une extrême gravité dans leur pays d’origine et que leur fille mineure … souffrirait d’un syndrome de stress post-traumatique pour lequel elle serait suivie au Luxembourg.
En droit, et en se référant à l’article 17 du règlement Dublin III, les demandeurs font valoir que chaque Etat membre pourrait décider d’examiner une demande de protection internationale lui présentée par un ressortissant d’un pays tiers, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le prédit règlement.
Les consorts … font ainsi plaider que le ministre disposerait dès lors d’un pouvoir discrétionnaire, lequel ne saurait cependant être exercé de manière arbitraire. Or, la décision sous analyse serait disproportionnée dans la mesure où Madame … serait suivie au Luxembourg en raison de sa grossesse à risque et que leur fille … y serait suivie en raison d’un syndrome de stress post-traumatique. Ils donnent également à considérer qu’ils bénéficient au Luxembourg un « confort matériel et surtout moral » au travers des membres de leur famille régulièrement installés au Luxembourg.
Le délégué du gouvernement conclut quant à lui au rejet du recours pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Aux termes de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III : « Si le demandeur est seulement titulaire d’un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans ou d’un ou de plusieurs visas périmés depuis moins de six mois lui ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un Etat membre, les paragraphes 1, 2 et 3 sont applicables aussi longtemps que le demandeur n’a pas quitté le territoire des Etats membres ».
Le paragraphe (2) de l’article 12 du règlement Dublin III dispose quant à lui : « Si le demandeur est titulaire d’un visa en cours de validité, l’État membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, sauf si ce visa a été délivré au nom d’un autre État membre en vertu d’un accord de représentation prévu à l’article 8 du règlement (CE) no 810/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas (1). Dans ce cas, l’État membre représenté est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. ».
Il s’ensuit que si, en vertu du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide, d’un côté, de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et, de l’autre côté, de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
Le tribunal constate de prime abord qu’en l’espèce, la décision ministérielle déférée est motivée par le fait que les autorités danoises ont accepté de reprendre en charge les demandeurs, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de les transférer vers le Danemark et de ne pas examiner leur demande de protection internationale.
Force est ensuite de constater que les demandeurs ne contestent pas la compétence de principe de l’Etat danois, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois. Ils ne font pas non plus valoir l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs en Danemark, mais ils soutiennent en substance que le ministre aurait dû faire application de la clause discrétionnaire instaurée par l’article 17, paragraphe 1er du règlement Dublin III, alors qu’ils n’auraient jamais eu l’intention de déposer une demande de protection internationale au Danemark. Ils en concluent que la décision sous analyse serait disproportionnée au vu de leur situation personnelle.
Or, le tribunal est d’abord amené à relever que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner sa demande sont prévues par l’article 3, paragraphe (2), 2e alinéa du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que par l’article 17 du même règlement, lequel prévoit les clauses discrétionnaires.
Il y a encore lieu de rappeler que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard1. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping » l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants23. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption - réfragable - que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient aux demandeurs de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4.
Or, en ce qui concerne le moyen fondé sur une non-application, par le ministre, de la clause discrétionnaire instaurée par l’article 17, paragraphe 1er du règlement Dublin III, s’il est vrai que lorsqu’en application des critères du règlement Dublin III, l’Etat luxembourgeois n’est pas responsable de l’examen de la demande, il peut malgré tout décider d’examiner une demande de protection internationale en vertu de ladite clause discrétionnaire, cette possibilité relève cependant du pouvoir discrétionnaire du ministre, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres5. Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge6, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.
2 Ibidem, point. 79.
3 Trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
5 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
6 « Les limites du pouvoir discrétionnaire des autorités administratives », in Rapports belges du VIIe Congrès international de Droit comparé, Bruxelles, CIDC, 1966, p.449.
les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée7, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu à annuler la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal. Par ailleurs, dans le cadre du contrôle d’un pouvoir discrétionnaire le tribunal est amené à sanctionner une disproportion uniquement si celle-ci est manifeste.
En l’espèce, et quant aux développements des demandeurs, selon lesquels la décision ministérielle serait disproportionnée, en raison de l’état de grossesse à risque de Madame … et de l’état de santé de leur fille …, force est au tribunal de relever que les demandeurs restent en défaut de prouver, voire même d’alléguer que l’enfant … ne saurait se voir prodiguer les soins adéquats au Danemark. Le certificat médical du docteur … du 7 février 2017, versé en cause par les demandeurs, indique seulement que l’enfant … souffre d’un syndrome de stress post-
traumatique, et qu’elle se trouve depuis quelques semaines en consultation chez lui alors que les parents ont indiqué avoir remarqué un changement dans son comportement depuis une tentative d’enlèvement vécue au Kosovo. Il résulte encore des développements circonstanciés et non contestés du délégué du gouvernement, que les demandeurs n’ont, a aucun moment, signalé les problèmes de santé de leur enfant … au ministre et que le médecin délégué au Service Médical de l’Immigration de la Direction de la Santé / Division de la Santé du Travail du Ministère de la Santé, ayant procédé à l’examen de l’enfant en date du 26 avril 2017, a retenu qu’elle ne présente pas de pathologie grave et imminente justifiant une prise en charge impérieuse au Luxembourg et que sa prise en charge pourrait être réalisée au Danemark. Il ressort ensuite des développements du délégué du gouvernement, qu’après avoir été averti par le litismandataire des demandeurs, que Madame … était enceinte et que l’accouchement était prévu pour le 1er mai 2017, le ministre a décidé de reporter le transfert prévu pour le 29 mars 2017 afin de permettre à Madame … d’accoucher au Luxembourg.
Il suit de ces considérations qui précèdent que les développements des demandeurs relatifs aux états de santé Madame … et de l’enfant … ne permettent pas au tribunal de retenir une disproportion manifeste dans le pouvoir d’appréciation du ministre.
En ce qui concerne ensuite les développements des demandeurs relatifs au fait que des membres de famille se trouvent au Luxembourg, il échet de constater que la présence sur le territoire Luxembourgeois des parents, respectivement des frères et sœurs de Madame … n’a pas été le critère déterminant pour venir au Luxembourg, les demandeurs ayant indiqué à cet égard lors de leurs entretiens en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de leur demande de protection internationale du 23 novembre 2016 que « je suis venu ici et j’ai vu que c’était un beau pays » et « le lieu le plus sûr j’avais l’impression que c’était le Luxembourg ». Quant à la présence des membres de la famille de Madame …, il y a lieu de constater, outre le fait que Madame … a encore une sœur au Danemark et une autre en France, que celle-ci a déclaré, lors de l’entretien du 23 novembre 2016, qu’« ils ne savent même pas que je suis ici » et que « je ne leur ai jamais dit », de sorte que ces développements, non autrement circonstanciés, ne sont pas de nature à impliquer que le ministre, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 précité du règlement Dublin III, se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation.
Finalement et en ce qui concerne l’affirmation des demandeurs selon laquelle ils auraient toujours eu l’intention de se rendre au Luxembourg, il y a lieu de rappeler, comme retenu ci-avant, que le règlement Dublin III prévoit des critères objectifs de détermination de 7 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.
l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale et que ledit règlement a été, entre autres, adopté afin d’éviter le « forum shopping », de sorte que l’intention des demandeurs n’est pas à prendre en considération dans la procédure de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen de leur demande de protection internationale.
Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, le recours en annulation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
quant au fond, le déclare non fondé, partant en déboute ;
condamne les demandeurs aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 17 mai 2017 par :
Thessy Kuborn, vice-président, Paul Nourissier, premier juge, Géraldine Anelli, juge, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 17 mai 2017 Le greffier du tribunal administratif 6