Tribunal administratif N° 38036 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 16 juin 2016 3e chambre Audience publique du 9 mai 2017 Recours formé par Monsieur …, …, contre des décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (1), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 38036 du rôle dont l’original a été déposée au greffe du tribunal administratif en date du 16 juin 2016 par Maître Nicky STOFFEL, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … (Tunisie), de nationalité tunisienne, demeurant actuellement à L-…, tendant à la réformation de la décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 24 mai 2016 portant refus de faire droit à sa demande en obtention d’une protection internationale et de l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 22 juillet 2016 ;
Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif en date du 25 août 2016 par Maître Nicky STOFFEL pour compte du demandeur ;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions déférées ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Marcel MARIGO, en remplacement de Maître Nicky STOFFEL, et Madame le délégué du gouvernement Christiane MARTIN en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 26 avril 2017.
Le 21 janvier 2016, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, une demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Les déclarations de Monsieur … sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg furent actées par un agent de la police grand-ducale, section police des étrangers et des jeux, dans un rapport du même jour.
En date du 2 mars 2016, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, dit « règlement Dublin III ».
En date des 23 et 24 mars 2016, Monsieur … fut encore entendu par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, sur sa situation et sur les motifs se trouvant à la base de sa demande de protection internationale.
Par décision du 24 mai 2016, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée envoyée le 26 mai 2016, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », résuma les déclarations de Monsieur … comme suit : « […] D’après vos dires vous auriez encouru des problèmes dans votre pays d’origine car vous seriez athée.
En effet, vous déclarez que la Tunisie serait divisée « en deux. L’Etat salafiste et l’autre qui est ouvert et au pouvoir. Les islamistes sont au pourvoir. » (p. 4/10). Un parti « salafiste » dénommé « Nahda » (p.4/10) serait au pouvoir en Tunisie depuis 2012. L’arrivée au pouvoir de ce parti aurait engendré la fermeture de l’entreprise pour laquelle vous auriez travaillé.
D’après vos dires, il y aurait des groupes « salafistes » à Tunis qui identifieraient les personnes fréquentant ou pas les mosquées. Ainsi, en « août ou septembre 2015 » (p. 5/10) vous auriez eu des difficultés avec ces personnes qui, initialement, vous auraient encouragé « gentiment » (p. 5/10) d’aller à la mosquée pour, par la suite, afficher un comportement plus agressif. Vous indiquez que vous auriez été menacé et que des pierres auraient été jetées sur votre véhicule.
Vous mentionnez ne pas avoir porté plainte auprès des autorités.
Vous déclarez encore que vos frères et sœurs habiteraient encore à ce jour dans une autre partie de la ville de Tunis et que ces derniers ne connaîtraient pas les mêmes problèmes que vous bien qu’ils ne fréquenteraient pas non plus les lieux de culte.
Vous poursuivez en indiquant que vous ne vous seriez pas installé dans une autre région du pays car vous n’auriez pas eu « les moyens de me déplacer » (p. 7/10) et car vos frères et sœurs seraient opposés à la vente de la maison que vous auriez héritée au décès de vos parents. Aussi, l’hôpital où votre épouse recevrait ses traitements serait proche de votre domicile.
Relevons également que votre épouse et vos enfants se trouvent actuellement encore en Tunisie.
Vous présentez différents documents pour étayer vos dires :
- Une copie de votre carte d’identité, - Une copie de votre acte de mariage, - Les actes de naissance de vos enfants, - Un billet de train de Rosenheim/Allemagne à Karlsruhe/Allemagne, - Un certificat émis par la police fédérale allemande à Rosenheim. Dans ce document, il vous est demandé de vous présenter dans un centre d’accueil pour réfugiés à Karlsruhe.
Enfin, il ressort du rapport d’entretien qu’il n’y a plus d’autres faits à invoquer au sujet de votre demande de protection internationale et aux déclarations faites dans ce contexte. […] ». Le ministre informa ensuite Monsieur … que sa demande de protection internationale avait été refusée comme étant non fondée sur base des articles 26 et 34 de la loi du 18 décembre 2015, tout en lui ordonnant de quitter le territoire dans un délai de trente jours.
Le ministre estima que les faits invoqués par le demandeur à l’appui de sa demande de protection internationale, à savoir des menaces de la part des salafistes sympathisants du parti musulman dénommé « Ennahda », ne seraient pas motivées par un des critères de fond définis par la Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et le Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par le règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après désigné par « la Convention de Genève », et par la loi du 18 décembre 2015, puisque le parti politique « Ennahda » ne saurait être assimilé à un groupement salafiste et ne saurait pas non plus être qualifié comme la plus grande force politique en Tunisie qui contrôlerait l’Etat, tout en soulignant les démarches des autorités tunisiennes au niveau du combat contre le radicalisme religieux. Il remarqua ensuite qu’il s’agirait de faits constitutifs de délits de droit commun punissables en tant que tels selon la loi tunisienne et releva encore que les faits invoqués auraient été commis par des personnes privées, de sorte que le demandeur ne pourrait justifier une crainte fondée de persécution que s’il établissait que les autorités de son pays d’origine seraient restées en défaut de lui fournir une protection adéquate contre les agissements allégués, ce qui ne serait pas le cas en l’espèce. En ce qui concerne la protection des autorités nationales, le ministre mit encore en exergue les efforts politiques de la Tunisie à cet égard, en se basant notamment sur une note du « Bundesamt für Migration und Flüchtlinge » du 21 juillet 2014 et un rapport du « Human Rights Watch » du 4 février 2016.
Le ministre retint ensuite qu’il ne serait pas exclu que des motifs économiques sous-tendent la demande de protection internationale de Monsieur …, dans la mesure où il aurait déclaré avoir perdu son emploi suite à la fermeture de l’entreprise où il aurait travaillé, motifs qui ne tomberaient toutefois pas dans le champ d’application de la Convention de Genève.
Le ministre ajouta que le demandeur n’aurait présenté aucune raison valable pour justifier son impossibilité de s’installer dans une autre partie de son pays d’origine, comme Sfax ou Monastir, afin d’échapper aux difficultés y rencontrées, tout en soulignant que ses frères et sœurs, qui seraient également non pratiquants et habiteraient un autre quartier de Tunis, n’auraient pas rencontré de problèmes similaires.
S’agissant finalement de la protection subsidiaire, le ministre conclut que Monsieur … ne ferait état d’aucun motif sérieux et avéré de croire qu’il courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015 en cas de retour dans son pays d’origine.
En conséquence, il constata que le séjour de Monsieur … sur le territoire luxembourgeois était illégal et lui enjoignit de quitter ledit territoire dans un délai de trente jours.
Par requête déposée en original au greffe du tribunal administratif le 16 juin 2016, Monsieur … a fait déposer un recours tendant à la réformation de la décision du ministre du 24 mai 2016 portant refus de faire droit à sa demande en obtention d’une protection internationale et de l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte.
A l’audience publique des plaidoiries du 26 avril 2017, le tribunal a soulevé d’office la question de la recevabilité du mémoire en réplique déposé en date du 25 août 2016 par Maître Nicky STOFFEL pour le compte de Monsieur ….
Le litismandataire du demandeur s’est rapporté à prudence du tribunal.
Conformément à l’article 35, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 « […] Par dérogation à la législation en matière de procédure devant les juridictions administratives, il ne peut y avoir plus d’un mémoire de la part de chaque partie, y compris la requête introductive. Le mémoire en réponse doit être fourni dans un délai de deux mois à dater de la signification de la requête introductive […] ».
Or, aucun mémoire supplémentaire à déposer en sus du seul mémoire par partie admis par la loi, n’a été demandé au président de la chambre du tribunal appelé à connaître du présent recours ni, par la force des choses, accordé par ce dernier, de sorte que le mémoire en réplique, déposé par le demandeur en violation de la loi précitée, doit être écarté des débats.
1) Quant au recours visant la décision du ministre portant refus d’une protection internationale Etant donné que l’article 35, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions de refus d’une demande de protection internationale, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation dirigé contre la décision du ministre du 24 mai 2016, telle que déférée. Ledit recours ayant encore été introduit dans les formes et délai de la loi, il est à déclarer recevable.
A l’appui de son recours et en fait, Monsieur … explique tout d’abord ne pas s’adonner à la prière, et ce dans un pays où les idéologies religieuses seraient la source de toutes les persécutions morales et physiques. Il se serait, dans un premier temps, vu rappeler son obligation de se soumettre aux règles de la religion musulmane par les salafistes et, par la suite, vu adresser des menaces de leur part. Il aurait encore fait l’objet d’un de pierres sur son véhicule.
En droit, il conclut à la réformation de la décision déférée pour interprétation erronée de sa situation individuelle de la part du ministre qui aurait, à tort, retenu qu’il ne remplirait pas les conditions d’octroi du statut de réfugié, respectivement du statut conféré par la protection subsidiaire.
Plus particulièrement, il fait valoir que les actes de persécution subis seraient d’une gravité extrême justifiant la reconnaissance du statut de réfugié dans son chef, étant donné qu’il risquerait la mort dans son pays d’origine en raison du non-respect des règles de prière.
Il cite à cet égard un extrait d’interview mené avec le Professeur …, historien et chercheur à l’Université de Tunis, en août 2012 et intitulé « L’islamisme et le Salafisme en Tunisie » pour souligner l’influence des salafistes sur la politique en Tunisie.
Il conteste encore toute possibilité de fuite interne, étant donné que les salafistes seraient à qualifier d’acteurs de persécutions en raison de leur influence sur la vie politique en Tunisie.
En ce qui concerne le refus ministériel de lui accorder le bénéfice du statut conféré par la protection subsidiaire, le demandeur estime qu’il existerait un risque réel de subir des atteintes graves au sens de l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015, en cas de retour en Tunisie.
Par réformation de la décision ministérielle sous analyse, il y aurait dès lors lieu de lui accorder le statut de réfugié, sinon celui conféré par la protection subsidiaire.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Aux termes de l’article 2 b) de la loi du 18 décembre 2015, la notion de « demande de protection internationale » se définit comme correspondant à une demande visant à obtenir le statut de réfugié, respectivement celui conféré par la protection subsidiaire.
La notion de « réfugié » est définie par l’article 2 f) de ladite loi comme étant « tout ressortissant d’un pays tiers qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner […] », tandis que celle de « personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire » est définie par l’article 2 g) de la même loi comme « tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir des atteintes graves et que cette personne ne pouvant pas ou, compte tenu de ce risque, n’étant pas disposée à se prévaloir de la protection de ce pays ».
Force est au tribunal de constater que tant la notion de « réfugié », que celle de « personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire » impliquent nécessairement des persécutions ou des atteintes graves, ou à tout le moins un risque de persécution ou d’atteintes graves dans le pays d’origine.
Par ailleurs, l’article 42 de la loi du 18 décembre 2015 dispose « (1) Les actes considérés comme une persécution au sens de l’article 1 A de la Convention de Genève doivent :
a) être suffisamment graves du fait de leur nature ou de leur caractère répété pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme, en particulier des droits auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de l’article 15, paragraphe 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; ou b) être une accumulation de diverses mesures, y compris des violations des droits de l’homme, qui soit suffisamment grave pour affecter un individu d’une manière comparable à ce qui est indiqué au point a). ».
Quant aux atteintes graves, l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015 les définit comme :
« a) la peine de mort ou l’exécution ; ou b) la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine ; ou c) des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ».
Dans les deux hypothèses, les faits dénoncés doivent être perpétrés par un acteur de persécutions ou d’atteintes graves au sens de l’article 39 de la loi du 18 décembre 2015, lesquels peuvent être :
« a) l’Etat ;
b) des partis ou organisations qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci ;
c) des acteurs non étatiques, s’il peut être démontré que les acteurs visés aux points a) et b), y compris les organisations internationales, ne peuvent pas ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions ou atteintes graves. », et aux termes de l’article 40 de la même loi : « (1) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves ne peut être accordée que par:
a) l’Etat, ou b) des partis ou organisations, y compris des organisations internationales, qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci, pour autant qu’ils soient disposés à offrir une protection au sens du paragraphe (2) et en mesure de le faire.
(2) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves doit être effective et non temporaire. Une telle protection est généralement accordée lorsque les acteurs visés au paragraphe (1) points a) et b) prennent des mesures raisonnables pour empêcher la persécution ou des atteintes graves, entre autres lorsqu’ils disposent d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave, et lorsque le demandeur a accès à cette protection. […] ».
Il se dégage des articles précités de la loi du 18 décembre 2015 que l’octroi du statut de réfugié est notamment soumis aux conditions que les actes invoqués sont motivés par un des critères de fond définis à l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015, à savoir la race, la religion, la nationalité, les opinions politiques ou l’appartenance à un certain groupe social, que ces actes sont d’une gravité suffisante au sens de l’article 42 (1) de la loi du 18 décembre 2015, et qu’ils émanent de personnes qualifiées comme acteurs aux termes des articles 39 et 40 de la loi du 18 décembre 2015, étant entendu qu’au cas où les auteurs des actes sont des personnes privées, elles sont à qualifier comme acteurs seulement dans le cas où les acteurs visés aux points a) et b) de l’article 39 de la loi du 18 décembre 2015 ne peuvent ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions et, enfin, que le demandeur ne peut ou ne veut pas se réclamer de la protection de son pays d’origine. Cette dernière condition s’applique également au niveau de la demande de protection subsidiaire, conjuguée avec les exigences liées à la définition de l’atteinte grave reprises à l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015 et rappelées précédemment.
Dans la mesure où les conditions sus-énoncées doivent être réunies cumulativement, le fait que l’une d’entre elles ne soit pas valablement remplie est suffisant pour conclure que le demandeur de protection internationale ne saurait bénéficier du statut de réfugié ou de celui conféré par la protection subsidiaire.
Force est encore de relever que la définition du réfugié contenue à l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015 retient qu’est un réfugié une personne qui « craint avec raison d’être persécutée », tandis que l’article 2 g) de la même loi définit la personne pouvant bénéficier du statut de la protection subsidiaire comme étant celle qui avance « des motifs sérieux et avérés de croire que », si elle était renvoyée dans son pays d’origine, elle « courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 48 », de sorte que ces dispositions visent une persécution, respectivement des atteintes graves futures sans qu’il n’y ait nécessairement besoin que le demandeur ait été persécuté ou qu’il ait subi des atteintes graves avant son départ dans son pays d’origine. Par contre, s’il s’avérait que tel avait été le cas, les persécutions ou atteintes graves antérieures d’ores et déjà subies instaurent une présomption réfragable que de telles persécutions ou atteintes graves se reproduiront en cas de retour dans le pays d’origine aux termes de l’article 37 (4) de la loi du 18 décembre 2015, de sorte que, dans cette hypothèse, il appartient au ministre de démontrer qu’il existe de bonnes raisons que de telles persécutions ou atteintes graves ne se reproduiront pas. L’analyse du tribunal devra porter en définitive sur l’évaluation, au regard des faits que le demandeur avance, du risque d’être persécuté ou de subir des atteintes graves qu’il encourrait en cas de retour dans son pays d’origine.
En l’espèce, si les faits dont le demandeur fait état sont certes a priori susceptibles de tomber dans le champ d’application de la Convention de Genève, dans la mesure où ils trouvent leur origine dans les opinions religieuses de Monsieur …, et plus particulièrement dans son « athéisme », il n’en reste pas moins que l’instruction de la demande sous analyse ne permet pas de conclure que les faits allégués peuvent s’analyser comme des actes de persécutions, respectivement des atteintes graves ni de considérer qu’il puisse être exposé à des persécutions, respectivement des atteintes graves, dans le cas d’un retour dans le pays dont il a la nationalité.
Ainsi, et en ce qui concerne les menaces et les agressions dont le demandeur fait état, force est au tribunal de constater que si ces incidents sont certes fortement condamnables, il n’en reste pas moins que ceux-ci proviennent des groupes de salafistes se trouvant, selon les déclarations du demandeur, dans les différents quartiers de Tunis depuis que le parti politique « Ennahda » exerce une influence politique au niveau gouvernemental, c’est-à-dire des personnes privées, sans lien avec l’Etat.
Si le demandeur tente en effet dans son recours sous analyse de mettre en avant l’impossibilité pour lui d’obtenir une protection dans son pays d’origine du fait que ses agresseurs auraient été des salafistes faisant nécessairement partie du parti politique « Ennahda », de sorte à devoir être considérés comme des agents de persécution au sens de la loi, force est tout d’abord de relever qu’il n’a, à aucun moment, lors de son audition auprès de la direction de l’Immigration déclaré que ses agresseurs auraient été des membres du parti « Ennahda ». Par ailleurs, et même à admettre que les agresseurs du demandeur devaient effectivement avoir été partisans du parti « Ennahda » au moment des faits, cette seule qualité ne saurait suffire pour pouvoir les qualifier d’agents de persécution au sens de l’article 39 de la loi du 18 décembre 2015, alors qu’il ne ressort aucunement du récit du demandeur, ni des éléments à la disposition du tribunal que les agissements répréhensibles de ces personnes auraient été commis à l’instigation dudit parti ou cautionné par ce dernier, et ce d’autant plus qu’il résulte des explications de la partie étatique, dûment étayées, que le parti « Ennahda », n’est pas, à l’heure actuelle, à qualifier de parti salafiste, mais de parti musulman plutôt modéré qui coopère avec les autres partis tunisiens pour instaurer des structures démocratiques.
Dans ce même contexte, il convient encore de relever que non seulement les salafistes ne sont pas une entité étatique, mais que bien au contraire, il s’agit d’un groupe contre lequel les autorités tunisiennes luttent activement, la partie étatique ayant à cet égard, sources internationales à l’appui, mis en avant les efforts des autorités tunisiennes, lesquelles montrent une détermination particulière dans la lutte contre le radicalisme religieux. C’est dès lors à tort que le demandeur conteste la qualification de ses agresseurs en tant que personnes privées.
Ainsi, et dans la mesure où les personnes dont Monsieur … affirme avoir été menacé et agressé sont sans lien avec l’Etat tunisien, la crainte de faire l’objet d’actes de persécution ne saurait être considérée comme fondée que si les autorités tunisiennes ne veulent ou ne peuvent pas fournir une protection effective au demandeur ou s’il n’y a pas d’Etat susceptible d’accorder une protection : c’est l’absence de protection qui est décisive, quelle que soit la source des actes de persécution, respectivement des atteintes graves1.
En effet, chaque fois que la personne concernée est admise à bénéficier de la protection du pays dont elle a la nationalité et qu’elle n’a aucune raison, fondée sur une crainte justifiée, de refuser cette protection, l’intéressé n’a pas besoin de la protection internationale2. En toute hypothèse, il faut que l’intéressé ait tenté d’obtenir la protection des autorités de son pays, en déposant notamment une plainte contre l’auteur des actes de persécution, respectivement des atteintes graves, pour autant qu’une telle tentative paraisse raisonnable en raison du contexte. Cette position extensive se justifie au regard de l’aspect protectionnel du droit international des réfugiés qui consiste à substituer une protection internationale là où celle de l’Etat fait défaut3.
Il y a encore lieu de souligner que si une protection n’est considérée comme suffisante que si les autorités ont mis en place une structure policière et judiciaire capable et disposée à déceler, à poursuivre et à sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave et lorsque le demandeur a accès à cette protection, la disponibilité d’une protection nationale exigeant par conséquent un examen de l’effectivité, de l’accessibilité et de l’adéquation d’une protection disponible dans le pays d’origine même si une plainte a pu être enregistrée, - ce qui inclut notamment la volonté et la capacité de la police, des tribunaux et des autres autorités du pays d’origine, à identifier, à poursuivre et à punir ceux qui sont à l’origine des persécutions - cette exigence n’impose toutefois pour autant pas un taux de résolution et de sanction des infractions de l’ordre de 100 %, taux qui n’est pas non plus atteint dans les pays dotés de structures policière et judiciaire les plus efficaces, ni qu’elle n’impose nécessairement l’existence de structures et de moyens policiers et judiciaires identiques à ceux des pays occidentaux.
En l’espèce, il ressort des déclarations faites par Monsieur … lors de ses entretiens auprès de la direction de l’Immigration, qu’il a certes dénoncé les menaces proférées à son encontre à la police, mais n’a toutefois pas officiellement porté plainte auprès d’une autorité tunisienne contre ses agresseurs ni demandé une protection quelconque auprès d’une autorité 1 Trib. adm. 13 juillet 2009, n° 25558 du rôle, Pas. adm. 2016, V° Etrangers, n° 131.
2 Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés, UNHCR, décembre 2011, p. 21, n° 100.
3 Jean-Yves Carlier, Qu’est-ce qu’un réfugié ?, Bruylant, 1998, p. 754.
de son pays, le demandeur ayant expliqué à cet égard que « même s’il y a des témoins, il n’y a personne qui ose témoigner avec moi ». Or, à défaut d’avoir au moins tenté de porter plainte contre les auteurs de ces agressions et insultes auprès des autorités tunisiennes, le demandeur ne saurait leur reprocher une quelconque inaction volontaire ou un refus de l’aider, ce d’autant plus qu’il n’a en particulier pas fait état qu’un dépôt d’une plainte lui aurait été refusé.
En effet, si le dépôt d’une plainte n’est certes pas une condition légale, un demandeur de protection internationale ne saurait cependant, in abstracto, conclure à l’absence de protection s’il n’a pas lui-même tenté formellement d’obtenir une telle protection : or, une telle demande de protection adressée aux autorités policières et judiciaires prend, en présence de violences et de menaces, communément la forme d’une plainte.
Finalement, il convient encore de souligner que les déclarations du demandeur selon lesquelles il aurait perdu son travail dans son pays d’origine et aurait rencontré des difficultés pour trouver un nouvel emploi, ces faits, tout comme l’état de santé de sa femme, sont exclusivement d’ordre économique et médical et ne sont dès lors pas susceptibles de justifier l’obtention d’un statut de réfugié.
Pour être tout à fait complet, et étant donné qu’il ressort des déclarations du demandeur auprès de la direction de l’Immigration, que ses frères et sœurs, non-pratiquants, ne connaissent pas de problèmes avec les salafistes, c’est également à bon droit que le ministre a évoqué la possibilité pour le demandeur de profiter d’une fuite interne et de s’installer dans une autre région du pays.
Il s’ensuit que le demandeur n’a pas fait état et n’a pas établi des raisons de nature à justifier dans son chef dans son pays de provenance une crainte justifiée de persécution pour les motifs énumérés à l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015, respectivement qu’il existerait de sérieuses raisons de croire qu’il encourrait, en cas de retour dans son pays d’origine, un risque réel et avéré de subir des atteintes graves au sens de l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015.
C’est dès lors à bon droit que le ministre a rejeté comme étant non fondée la demande tendant à l’obtention du statut conféré par la protection internationale prise en son double volet telle que présentée par le demandeur.
2) Quant au recours visant l’ordre de quitter le territoire Etant donné que l’article 35, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre l’ordre de quitter le territoire, un recours sollicitant la réformation de pareil ordre contenu dans la décision déférée a valablement pu être dirigé contre la décision ministérielle litigieuse. Le recours en réformation, ayant par ailleurs été introduit dans les formes et délai prévus par la loi, est recevable.
Aux termes de l’article 34, paragraphe (2) de la loi du 18 décembre 2015, « une décision du ministre vaut décision de retour. […] ». En vertu de l’article 2 q) de la loi du 18 décembre 2015, la notion de « décision de retour » se définit comme « la décision négative du ministre déclarant illégal le séjour et imposant l’ordre de quitter le territoire ». Si le législateur n’a pas expressément précisé que la décision du ministre visée à l’article 34, paragraphe (2), précité, est une décision négative, il y a lieu d’admettre, sous peine de vider la disposition légale afférente de tout sens, que sont visées les décisions négatives du ministre. Il suit dès lors des dispositions qui précèdent que l’ordre de quitter est la conséquence automatique du refus de protection internationale.
A cet égard, le demandeur fait plaider que son éventuel éloignement vers la Tunisie serait une violation manifeste de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme, ci-après la « CEDH ».
Il convient de rappeler que si l’article 3 de la CEDH proscrit la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, encore faut-il que le risque de subir des souffrances mentales ou physiques présente une certaine intensité.
En effet, si une mesure d’éloignement - tel qu’en l’espèce consécutive à l’expiration du délai imposé au demandeur pour quitter le Luxembourg - relève de la CEDH dans la mesure où son exécution risquerait de porter atteinte aux droits inscrits à l’article 3, ce n’est cependant pas la nature de la mesure d’éloignement qui pose un problème de conformité à la CEDH, spécialement à l’article 3, mais ce sont les effets de la mesure en ce qu’elle est susceptible de porter atteinte aux droits que l’article 3 garantit à toute personne. C’est l’effectivité de la protection requise par l’article 3 qui interdit aux Etats parties à la CEDH d’accomplir un acte qui aurait pour résultat direct d’exposer quelqu’un à des mauvais traitements prohibés. S’il n’existe pas, dans l’absolu, un droit à ne pas être éloigné, il existe un droit à ne pas être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants, de sorte et a fortiori qu’il existe un droit à ne pas être éloigné quand une mesure aurait pour conséquence d’exposer à la torture ou à une peine ou des traitements inhumains ou dégradants.
Cependant, dans ce type d’affaires, la Cour européenne des droits de l’Homme soumet à un examen rigoureux toutes les circonstances de l’affaire, notamment la situation personnelle du requérant dans l’Etat qui est en train de mettre en œuvre la mesure d’éloignement. La Cour européenne des droits de l’Homme recherche donc s’il existait un risque réel que le renvoi du requérant soit contraire aux règles de l’article 3 de la CEDH. Pour cela, la Cour évalue ce risque notamment à la lumière des éléments dont elle dispose au moment où elle examine l’affaire et des informations les plus récentes concernant la situation personnelle du requérant.
Le tribunal procède donc à la même analyse de l’affaire sous examen.
En l’espèce, il a été retenu dans le cadre de l’examen du recours tendant à la réformation de la décision ministérielle portant refus de sa demande de protection internationale qu’il n’était pas établi qu’en l’espèce, les autorités tunisiennes seraient incapables ou non disposées à fournir une protection au demandeur. Dès lors, compte tenu du seuil élevé fixé par l’article 3 de la CEDH4, le tribunal est amené à retenir qu’il n’existe pas de risque suffisamment réel pour que le renvoi du demandeur dans son pays d’origine soit, dans ces circonstances, incompatible avec l’article 3 de la CEDH.
Il s’ensuit que le moyen afférent est à rejeter.
Il suit des considérations qui précèdent et à défaut d’autres moyens, que le recours dirigé contre l’ordre de quitter le territoire est également à rejeter comme étant non fondé.
4 CedH, arrêt Lorsé et autres c/ Pays-Bas, 4 février 2004, § 59.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
écarte des débats le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif en date du 25 août 2016 par Maître Nicky STOFFEL pour compte du demandeur ;
reçoit en la forme le recours en réformation introduit contre la décision ministérielle du 24 mai 2016 portant rejet d’un statut de protection internationale dans le chef de Monsieur … ;
au fond, déclare le recours en réformation non justifié et en déboute ;
reçoit en la forme le recours en réformation introduit contre la décision ministérielle du 24 mai 2016 portant ordre de quitter le territoire ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 9 mai 2017 par :
Thessy Kuborn, vice-président, Paul Nourissier, premier juge, Géraldine Anelli, juge, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 9 mai 2017 Le greffier du tribunal administratif 11