Tribunal administratif N° 38009 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 7 juin 2016 3e chambre Audience publique du 13 juillet 2016 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 38009 du rôle et déposée le 7 juin 2016 au greffe du tribunal administratif par Maître Louis Tinti, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Jemen), de nationalité iraquienne, demeurant à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 23 mai 2016 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de le transférer vers l’Italie comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 4 juillet 2016 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Shirley Freyermuth, en remplacement de Maître Louis Tinti et Monsieur le délégué du gouvernement Luc Reding en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 6 juillet 2016.
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Le 1er février 2016, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Après avoir été entendu le même jour par la police judiciaire, service des étrangers et des jeux, sur son identité et l’itinéraire pour venir au Luxembourg, cette dernière constata d’une part, que Monsieur … dispose d’un visa délivré par les autorités italiennes valable du 8 janvier 2016 au 9 juillet 2016.
1Le 4 mars 2016, Monsieur … fit l’objet d’un entretien auprès du ministre des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement UE 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Au cours de cet entretien Monsieur … expliqua avoir quitté son pays d’origine ensemble avec sa mère, son frère et sa sœur en direction du Maroc avec l’intention d’y solliciter des visas pour le Luxembourg. La demande y afférente aurait cependant été refusée, de sorte qu’ils auraient introduit une demande de visa pour l’Italie. En janvier 2016, il se serait vu délivrer le visa en question par le consulat d’Italie à Casablanca, suite à quoi la famille aurait quitté le Maroc. Ils se seraient rendus dans un premier temps en Espagne, où ils auraient pris l’avion en direction de la France. A Paris, ils auraient fini par prendre le train pour se rendre au Luxembourg.
Le 7 mars 2016, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », contacta les autorités italiennes aux fins de la reprise de Monsieur ….
En date du 20 mai 2016, les autorités italiennes acceptèrent la reprise en charge précitée.
Par décision du 23 mai 2016, envoyée par lettre recommandée à l’intéressé le 24 mai 2016, le ministre, sur base de la considération que Monsieur … est titulaire d’un visa italien valable du 8 janvier 2016 jusqu’au 9 juillet 2016 et que les autorités italiennes ont accepté de reprendre en charge sa demande de protection internationale en date du 20 mai 2016, l’informa de sa décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Italie sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 12, paragraphe 2) du règlement Dublin III.
Par courrier de son mandataire du 31 mai 2016, Monsieur … fit introduire un recours gracieux contre la prédite décision ministérielle, recours qui est resté sans suite.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 7 juin 2016, inscrite sous le numéro 38009 du rôle, Monsieur … a introduit un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle prémentionnée du 23 mai 2016.
En vertu de l’article 35, paragraphe (3) de la loi du 18 décembre 2015, le tribunal administratif est compétent pour connaître du recours en annulation, lequel est par ailleurs recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, le demandeur expose les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, tout en précisant qu’il n’aurait jamais eu l’intention d’introduire une demande de protection internationale en Italie. Il ajoute que depuis son arrivée au Luxembourg il aurait réalisé des efforts d’intégration et il précise que son frère malade serait pris en charge par les médecins luxembourgeois. Finalement, il met en exergue le parcours difficile et tumultueux 2depuis son pays d’origine jusqu’au Luxembourg.
En droit, et en se référant à l’article 17 du règlement Dublin III, le demandeur fait valoir que chaque Etat membre pourrait décider d’examiner une demande de protection internationale lui présentée par un ressortissant d’un pays tiers, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le prédit règlement. Le ministre disposerait dès lors d’un pouvoir discrétionnaire, lequel ne saurait cependant être exercé de manière arbitraire. Or, la décision sous analyse serait disproportionnée dans le sens où il n’y aurait aucune proportion entre son intérêt privé et le but poursuivi par les autorités luxembourgeoises dans le cadre de leur politique de l’immigration. A cet égard, il soutient que les autorités luxembourgeoises seraient tenus de ménager un juste équilibre entre les considérations d’ordre public qui sous-tendent la réglementation de l’immigration et celles relatives à la protection de la vie familiale, telle qu’inscrite à l’article 8 alinéa 2 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales. Le demandeur ajoute que si le tribunal devait estimer que la demande de protection internationale de sa mère devait être examinée par l’Etat luxembourgeois, il devrait arriver à la même conclusion dans son chef.
Le délégué du gouvernement conclut quant à lui au rejet du recours pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Aux termes de l’article 12, paragraphe 2) du règlement Dublin III : « Si le demandeur est titulaire d’un visa en cours de validité, l’État membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, sauf si ce visa a été délivré au nom d’un autre État membre en vertu d’un accord de représentation prévu à l’article 8 du règlement (CE) no 810/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas (1). Dans ce cas, l’État membre représenté est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. » Il s’ensuit que si, en vertu du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide, d’un côté, de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et, de l’autre côté, de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
Il est constant en l’espèce que la décision litigieuse a été adoptée par le ministre en application de l’article 28 paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 12 paragraphe (2) du règlement Dublin III, au motif que ce ne serait pas le Luxembourg qui serait compétent pour le traitement de la demande de protection internationale présentée par Monsieur 3… mais bien l’Italie, Etat qui lui aurait délivré un visa valable du 8 janvier 2016 au 9 juillet 2016 et qui aurait par ailleurs accepté le 20 mai 2016 sa reprise en charge, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers l’Italie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale déposée au Luxembourg.
Le demandeur, en l’espèce, ne conteste pas la compétence de principe de l’Italie, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais il soutient en substance que le ministre aurait dû faire application de la clause discrétionnaire instaurée par l’article 17, paragraphe 1er du règlement Dublin III. A cet égard, il donne à considérer qu’il n’aurait jamais eu l’intention de déposer une demande de protection internationale en Italie et il affirme qu’au vu de sa situation personnelle et notamment ses efforts d’intégration et son parcours difficile depuis son pays d’origine, la décision sous analyse serait disproportionnée.
Or, et en ce qui concerne le moyen fondé sur une non-application, par le ministre, de la clause discrétionnaire instaurée par l’article 17, paragraphe 1er du règlement Dublin III, s’il est vrai que lorsqu’en application des critères du règlement Dublin III, l’Etat luxembourgeois n’est pas responsable de l’examen de la demande, il peut malgré tout décider d’examiner une demande de protection internationale en vertu de ladite clause discrétionnaire, cette possibilité relève cependant du pouvoir discrétionnaire du ministre, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres1. Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge2, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée3, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu à annuler la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal. Par ailleurs, dans le cadre du contrôle d’un pouvoir discrétionnaire le tribunal est amené à sanctionner une disproportion uniquement si celle-ci est manifeste.
Il échet encore de relever que dans la situation où, comme en l’espèce, un Etat membre a accepté la prise en charge d’un demandeur d’asile, le demandeur ne peut en principe mettre en cause cette décision qu’en invoquant l’existence de défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans cet Etat membre qui constituent des motifs sérieux et avérés de croire que ledit demandeur courra un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne4.
Il y a en effet lieu de rappeler que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
2 « Les limites du pouvoir discrétionnaire des autorités administratives », in Rapports belges du VIIe Congrès international de Droit comparé, Bruxelles, CIDC, 1966, p.449.
3 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.
4 CJUE, grande chambre, 10 décembre 2013, c. Bundesasylamt, C-394/12, point 62.
4membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et le Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 juillet 1967, approuvé par le règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après désignées par « la Convention de Genève », ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard5. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping » l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants6. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption - réfragable - que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées7.
Or, en l’espèce, force est au tribunal de constater que le demandeur ne fait qu’affirmer qu’il n’aurait jamais voulu déposer une demande de protection internationale en Italie, sans pour autant invoquer de quelconques défaillances systémiques dans le cadre de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale qui impliqueraient que le ministre, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 précité du règlement Dublin III, se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation.
En effet, le demandeur se contente d’affirmer de façon non autrement circonstanciée que la décision ministérielle sous analyse serait disproportionnée. Le tribunal n’est cependant pas en mesure de prendre position par rapport à un tel moyen simplement suggéré, sans être soutenu effectivement, le demandeur restant en défaut de préciser les raisons concrètes pour lesquelles il estime que la décision ministérielle sous analyse serait disproportionnée. Or, les moyens simplement suggérés, sans être soutenus effectivement, ne sont pas à prendre en considération par le tribunal, étant donné qu’il n'appartient pas au tribunal de suppléer à la carence de la partie demanderesse et de rechercher lui-même les moyens juridiques qui auraient pu se trouver à la base de ses conclusions, de sorte qu’il y a lieu de rejeter le moyen Finalement et en ce qui concerne les développements du demandeur consistant à affirmer que si le recours introduit par sa mère contre la décision de transfert prise à l’égard de celle-ci devait aboutir à une annulation de ladite décision ministérielle, la décision sous analyse devrait également encourir l’annulation et ce conformément à l’article 8 alinéa 2 de la CEDH, il échet de relever que par jugement du 12 juillet 2016, n°38008 du rôle, le tribunal a rejeté le recours 5 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., (C-411/10) et (C-493/10), point 78.
6 Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib.adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib.adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
7 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
5introduit par la mère du demandeur contre la décision de transfert prise à son encontre, de sorte que le moyen afférent laisse également d’être fondé.
Au vu de l’ensemble des développements qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
quant au fond, le déclare non fondé, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par :
Claude Fellens, vice-président, Thessy Kuborn, premier juge, Géraldine Anelli, attaché de justice, et lu à l’audience publique du 13 juillet 2016, par le vice-président, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Claude Fellens Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 13 juillet 2016 Le greffier du tribunal administratif 6