Tribunal administratif N° 36264 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 8 mai 2015 1re chambre Audience publique du 4 juillet 2016 Recours formé par Monsieur …, … contre deux décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 19, L.5.5.2006)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 36264 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 8 mai 2015 par Maître Olivier Lang, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … (Albanie), de nationalité albanaise, demeurant actuellement à L-…, représentée par son administratrice publique, la Croix Rouge luxembourgeoise, ayant son siège à L-1460 Luxembourg, 28-32, rue d’Eich, désignée par ordonnance du 2 décembre 2014 du juge des tutelles auprès du tribunal de la Jeunesse et des Tutelles près le tribunal d’arrondissement de et à Luxembourg, tendant, d’une part, à la réformation de la décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 7 avril 2015 refusant de faire droit à sa demande en obtention d’une protection internationale et, d’autre part, à l’annulation de l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 29 juin 2015 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions critiquées ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Mariana Lunca, en remplacement de Maître Olivier Lang, et Madame le délégué du gouvernement Jacqueline Jacques en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 7 mars 2016.
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En date du 24 septembre 2014, Monsieur … déposa au service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, une demande de protection internationale au Luxembourg au sens de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection, désignée ci-après par la « loi du 5 mai 2006 ».
Les déclarations de Monsieur … sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg furent actées par un agent de la police grand-ducale, section police des étrangers et des jeux, dans un rapport du même jour.
Monsieur … fut encore entendu le 16 mars 2015 par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, sur sa situation et sur les motifs se trouvant à la base de sa demande de protection internationale.
Par décision du 7 avril 2015, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé expédié le même jour, le ministre, après avoir résumé les déclarations de Monsieur … comme suit :
« […] Il résulte de vos déclarations que vous auriez vécu chez vos parents à Tirana.
Selon vos dires, vous auriez eu une relation amoureuse avec une fille de … depuis février 2014. En mars 2014, les frères de votre copine vous auraient agressé pour que vous quittiez leur sœur. Vous auriez dénoncé les frères de votre copine à la police, qui vous aurait rassuré que tout allait s'arranger. Après avoir parlé à votre copine, elle vous aurait demandé de ne rien entreprendre contre sa famille et que vous devriez continuer votre relation en cachette.
En date du 31 août 2014, votre copine vous aurait raconté qu'elle aurait dû consulter un médecin qui aurait constaté qu'elle serait tombée enceinte. Elle vous aurait fait part de ses craintes que son père où ses frères pourraient vous faire du mal et après l'avoir accompagnée chez elle, vous seriez rentré à la maison en évitant de sortir par la suite.
En date du 14 septembre 2014, vous vous seriez revus et votre copine vous aurait raconté que son père l'aurait obligé d'avorter son enfant après avoir eu les nouvelles de sa grossesse. A cela s'ajoute qu'elle vous aurait raconté que son père aurait juré de vous tuer selon la loi du Kanun car vous auriez sali l'honneur de sa famille.
Par la suite, vous auriez accompagné votre copine à l'arrêt de bus. Soudainement, elle vous aurait incité à prendre la fuite après avoir vu son père arriver en voiture. Vous auriez encore pu voir que son père aurait été armé et accompagné de trois autres personnes. Vous auriez couru de toutes vos forces à la maison.
Arrivé chez vous, vous auriez raconté votre problème à votre père qui aurait réagi de façon violente. Il vous aurait frappé en proclamant que vous auriez sali son honneur avant de vous mettre à la porte.
Du 14 au 19 septembre 2014 vous auriez vécu chez un copain. Vous auriez pris la décision de quitter l'Albanie après avoir eu la nouvelle que le père de votre copine aurait tenté de tuer votre père.
Enfin, il ressort du rapport d'entretien qu'il n'y a plus d'autres faits à invoquer au sujet de votre demande de protection internationale et aux déclarations faites dans ce contexte.
[…] », informa Monsieur … que sa demande de protection internationale avait été refusée comme étant non fondée sur base de l’article 19 de la loi du 5 mai 2006, tout en lui ordonnant de quitter le territoire dans un délai de trente jours.
Le ministre estima que les faits invoqués par Monsieur … à l’appui de sa demande de protection internationale pourraient a priori rentrer dans le champ d’application de la Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 juillet 1967, approuvé par le règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après désigné par « la Convention de Genève » et de la loi du 5 mai 2006, mais que les faits ne seraient pas d’une gravité suffisante pour pouvoir retenir dans son chef l’existence d’une crainte fondée de persécution. Il s’agirait par ailleurs de faits constitutifs de délits de droit commun punissables en tant que tels selon la loi albanaise. Il constata encore que les personnes ayant menacé Monsieur …, à savoir les membres de famille de sa copine, seraient à qualifier de personnes privées, de sorte qu’il ne pourrait justifier une crainte fondée de persécution que s’il établissait que les autorités de son pays d’origine seraient en défaut de lui fournir une protection adéquate contre les agissements allégués. Or, tel ne serait pas le cas en l’espèce puisqu’il ne ressortirait pas des déclarations de Monsieur … faites dans le cadre de son audition que l’Etat albanais ou d’autres organisations étatiques présentes sur le territoire albanais ne pourraient pas ou ne voudraient pas lui accorder une protection. Le ministre fit encore valoir que, quant aux problèmes de vengeance, la police albanaise montrerait une détermination particulière à rayer ces pratiques.
Le ministre releva encore que Monsieur … n’aurait jamais été menacé personnellement par un des membres de la famille de sa copine et que l’agression de son père par ces derniers constituerait un incident isolé, de sorte que les agissements de la famille de la copine Monsieur … à son égard ne seraient pas d’une gravité suffisante pour pouvoir justifier le dépôt d’une demande de protection internationale.
Le ministre ajouta que les violences subies par Monsieur … de la part de son père constitueraient des infractions relevant du droit commun qui ne sauraient être considérées comme des actes de persécution, en précisant que les autorités albanaises accorderaient une protection contre de tels agissements de la part d’une personne privée qui ne saurait, de ce fait, être considérée comme agent de persécution.
S’agissant finalement de la protection subsidiaire, le ministre conclut que Monsieur … ne ferait état d’aucun motif sérieux et avéré de croire qu’il courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 37 de la loi du 5 mai 2006 en cas de retour dans son pays d’origine.
En conséquence, il constata que le séjour de Monsieur … sur le territoire luxembourgeois était illégal et lui enjoignit de quitter ledit territoire dans un délai de trente jours.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 8 mai 2015, Monsieur … a fait introduire un recours tendant, d’une part, à la réformation de la décision du ministre du 7 avril 2015 portant refus de sa demande en obtention d’une protection internationale et, d’autre part, à l’annulation de l’ordre de quitter le territoire, contenu dans le même acte.
A titre liminaire, il y a lieu de relever que la loi du 5 mai 2006 a été abrogée par la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci -
après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 », publiée au Mémorial A le 28 décembre 2015 et entrée en vigueur 3 jours après sa publication, soit le 1er janvier 2016, à défaut de disposition spéciale de mise en vigueur contraire.
Dans la mesure où, par l’article 83 de la loi du 18 décembre 2015, le législateur s’est limité à abroger purement et simplement la loi du 5 mai 2006 dans son intégralité, sans prévoir de mesures transitoires, se pose dès lors la question de savoir quelle loi est applicable en l’espèce.
En ce qui concerne les voies de recours à exercer contre une décision refusant l’octroi d’un statut de protection internationale et comportant l’ordre de quitter le territoire, seule la loi en vigueur au jour où la décision a été prise est applicable pour apprécier la recevabilité d’un recours contentieux dirigé contre elle, étant donné que l’existence d’une voie de recours est une règle du fond du droit judiciaire, de sorte que les conditions dans lesquelles un recours contentieux peut être introduit devant une juridiction doivent être réglées suivant la loi sous l’empire de laquelle a été rendue la décision attaquée, en l’absence, comme en l’espèce, de mesures transitoires1. Il s’ensuit que la recevabilité des recours sous examen devra être analysée conformément aux dispositions de la loi du 5 mai 2006.
Etant donné que l’article 19, paragraphe (3) de la loi du 5 mai 2006 prévoit un recours en réformation en matière de décisions de refus d’une demande de protection internationale, ainsi qu’un recours en annulation contre l’ordre de quitter le territoire, le tribunal est compétent pour connaître, d’une part, du recours en réformation introduit, en l’espèce, contre la décision ministérielle du 7 avril 2015 portant rejet de la demande de protection internationale de Monsieur … et, d’autre part, du recours en annulation introduit contre l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte, lesdits recours étant par ailleurs recevables pour avoir été introduits dans les formes et délai prévus par la loi du 5 mai 2006.
Quant à la loi applicable à l’examen du bien-fondé de la demande de protection internationale, il y a lieu de rappeler que, dans le cadre d'un recours en réformation, le tribunal est amené à considérer les éléments de fait et de droit de la cause au moment où il statue, en tenant compte des changements intervenus depuis la décision litigieuse2, tandis que, dans le cadre d’un recours en annulation, la légalité d'une décision administrative s'apprécie en considération de la situation de droit et de fait au jour où elle a été prise3. Par ailleurs, la loi du 18 décembre 2015 reprend en substance, sauf quelques modifications de détail, concernant les dispositions de fond relatives à la fois au statut de réfugié et au bénéfice de la protection subsidiaire, les dispositions de la loi antérieure du 5 mai 2006. Il s’ensuit que, d’une part, la loi du 18 décembre 2015 est applicable en ce qui concerne l’examen du recours dirigé contre le refus de la protection internationale, et, d'autre part, la loi du 5 mai 2006 continue à s’appliquer pour l’analyse de la légalité de l’ordre de quitter le territoire.
1) Quant au recours dirigé contre la décision portant rejet de la demande de protection internationale A l’appui de son recours et en fait, le demandeur renvoie en substance aux faits et rétroactes de sa demande en obtention d’une protection internationale tels que retranscrits dans le rapport d’entretien auprès de l’agent compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes.
En droit, le demandeur estime que le ministre aurait à tort décidé que les faits qu’il a invoqués ne seraient pas motivés par un des critères de fond définis par la Convention de Genève ou par la loi du 18 décembre 2015. Il serait en effet manifeste que les actes de persécution subis par le demandeur dans son pays d’origine, matérialisés par des menaces proférées à son encontre par la famille de sa copine, …, ainsi que par l’agression de son père par cette même famille, auraient pour origine l’application des règles du Kanun, de sorte que le demandeur appartiendrait au groupe social des hommes de la famille … qui seraient menacés par une vendetta en ce qu’il aurait sali l’honneur de la famille …. Le demandeur se prévaut encore à ce sujet d’un article de l’UNHCR du 17 mars 2006 intitulé « Position de l'UNHCR sur les demandes de statut de réfugié dans le cadre de la Convention de 1951 1 Trib. adm. 5 mai 2010, n° 25919 du rôle, Pas. adm. 2015, V° Procédure contentieuse, n° 288 et l’autre référence y citée.
2 Trib. adm., 15 juillet 2004, n° 18353 du rôle, Pas. adm. 2015, V° Recours en reformation, n° 17 et l’autre référence y citée.
3 Trib. adm., 27 janvier 1997, n° 9724 du rôle, Pas. adm. 2015, V° Recours en annulation, n° 17 et les autres références y citées.
relative au Statut des Réfugiés, fondées sur une crainte de persécution en raison de l'appartenance d'un individu à une famille ou à un clan impliqué dans une vendetta ».
Le demandeur fait ensuite valoir que ce serait à tort que le ministre aurait conclu que les actes de persécutions qu’il aurait subis ne seraient pas suffisamment graves pour pouvoir retenir dans son chef l’existence d’une crainte fondée de persécution au sens de la Convention de Genève et de la loi du 18 décembre 2015. Il ressortirait en effet de son récit et de l’analyse des faits que tant les actes qu’il aurait déjà subis, à savoir notamment les menaces de la part de la famille …, ainsi que la tentative d’assassinat de son père par cette même famille – incident que le ministre aurait à tort qualifié d’isolé – , que ceux qu’il redouterait, à savoir d’être tué par la famille …, seraient suffisamment graves du fait de leur nature. Le demandeur se prévaut encore à cet égard de la présomption de l’article 37 (4) de la loi du 18 décembre 2015 qui devrait s’appliquer en l’espèce aux persécutions dont il aurait d’ores et déjà été victime, étant donné qu’il n’y aurait aucune raison de penser que ces actes ne seraient pas susceptibles de se reproduire, respectivement de se réaliser.
Les auteurs des persécutions étant des personnes privées, le demandeur soutient avoir démontré que les autorités de son pays d’origine ne seraient pas disposées, respectivement capables de lui offrir une protection adéquate contre ces persécutions au sens de l’article 40 (2) de la loi du 18 décembre 2015. Le demandeur fait ensuite valoir qu’en raison du fonctionnement défectueux tant des tribunaux et que de la police, marqués par des problèmes de sous-effectifs, de corruption et par l’absence de volonté de poursuivre et de sanctionner effectivement et efficacement des infractions commises dans le cadre d’une vendetta, il ne saurait prétendre à la protection de la part des autorités de son pays. Il demande encore que le tribunal écarte des débats les « informations obtenues auprès du CEDOCA (centre de recherche et de documentation du Commissariat général aux réfugiés et apatrides – Belgique) » au motif que la partie étatique serait restée en défaut de verser ces informations, respectivement d’en indiquer les références, de sorte qu’elles n’auraient pas été soumises au principe du contradictoire et que leur prise en considération constituerait une atteinte aux droits de la défense. Pour étayer les dysfonctionnements affectant les instances judiciaires et policières albanaises, le demandeur se réfère à un rapport du « United States Department of State » du 27 février 2014 intitulé « Country Reports on Human Rights Practices – Albania », à un rapport de Monsieur Nils Muižnieks, Commissaire pour les droits de l’homme du Conseil de l’Europe du 16 janvier 2014, ainsi qu’à un rapport de Monsieur Christof Heyns, Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires du 23 août 2013.
A titre subsidiaire, le demandeur estime que, sur base des mêmes faits, il devrait bénéficier du statut conféré par la protection subsidiaire au sens de l’article 2 g) de la loi du 18 décembre 2015.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours qui ne serait fondé en aucun de ses moyens.
Aux termes de l'article 2 b) de la loi du 18 décembre 2015, la notion de « demande de protection internationale » se définit comme correspondant à une demande visant à obtenir le statut de réfugié, respectivement celui conféré par la protection subsidiaire.
La notion de « réfugié » est définie par l’article 2 f) de ladite loi comme étant «tout ressortissant d’un pays tiers qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner […]», tandis que celle de « personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire » est définie par l’article 2 g) de la même loi comme « tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir des atteintes graves et que cette personne ne pouvant pas ou, compte tenu de ce risque, n’étant pas disposée à se prévaloir de la protection de ce pays ».
Force est au tribunal de constater que tant la notion de « réfugié », que celle de « personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire » impliquent nécessairement des persécutions ou des atteintes graves, ou à tout le moins un risque de persécution ou d’atteintes graves dans le pays d’origine.
Par ailleurs, l’article 42 de la loi du 18 décembre 2015 dispose « (1) Les actes considérés comme une persécution au sens de l’article 1 A de la Convention de Genève doivent :
a) être suffisamment graves du fait de leur nature ou de leur caractère répété pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme, en particulier des droits auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de l’article 15, paragraphe 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
ou b) être une accumulation de diverses mesures, y compris des violations des droits de l'homme, qui soit suffisamment grave pour affecter un individu d'une manière comparable à ce qui est indiqué au point a). ».
Quant aux atteintes graves, l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015 les définit comme :
« a) la peine de mort ou l’exécution ; ou b) la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine ; ou c) des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ».
Dans les deux hypothèses, les faits dénoncés doivent être perpétrés par un acteur de persécutions ou d’atteintes graves au sens de l’article 39 de la loi du 18 décembre 2015, lesquels peuvent être :
« a) l’Etat ;
b) des partis ou organisations qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci ;
c) des acteurs non étatiques, s’il peut être démontré que les acteurs visés aux points a) et b), y compris les organisations internationales, ne peuvent pas ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions ou atteintes graves. », et aux termes de l’article 40 de la même loi : « (1) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves ne peut être accordée que par:
a) l’Etat, ou b) des partis ou organisations, y compris des organisations internationales, qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci, pour autant qu’ils soient disposés à offrir une protection au sens du paragraphe (2) et en mesure de le faire.
(2) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves doit être effective et non temporaire. Une telle protection est généralement accordée lorsque les acteurs visés au paragraphe (1) points a) et b) prennent des mesures raisonnables pour empêcher la persécution ou des atteintes graves, entre autres lorsqu’ils disposent d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave, et lorsque le demandeur a accès à cette protection. (…) ».
Il se dégage des articles précités de la loi du 18 décembre 2015 que l’octroi du statut de réfugié est notamment soumis aux conditions que les actes invoqués sont motivés par un des critères de fond définis à l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015, à savoir la race, la religion, la nationalité, les opinions politiques ou l’appartenance à un certain groupe social, que ces actes sont d’une gravité suffisante au sens de l’article 42 (1) de la loi du 18 décembre 2015, et qu’ils émanent de personnes qualifiées comme acteurs aux termes des articles 39 et 40 de la loi du 18 décembre 2015, étant entendu qu’au cas où les auteurs des actes sont des personnes privées, elles sont à qualifier comme acteurs seulement dans le cas où les acteurs visés aux points a) et b) de l’article 39 de la loi du 18 décembre 2015 ne peuvent ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions et, enfin, que le demandeur ne peut ou ne veut pas se réclamer de la protection de son pays d’origine. Cette dernière condition s’applique également au niveau de la demande de protection subsidiaire, conjuguée avec les exigences liées à la définition de l’atteinte grave reprises à l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015 et rappelées précédemment.
Dans la mesure où les conditions sus-énoncées doivent être réunies cumulativement, le fait que l’une d’entre elles ne soit pas valablement remplie est suffisant pour conclure que le demandeur de protection internationale ne saurait bénéficier du statut de réfugié ou de celui conféré par la protection subsidiaire. Particulièrement, si l’élément qui fait défaut touche à l’auteur des persécutions ou des atteintes graves, aucun des deux volets de la demande de protection internationale ne saurait aboutir, les articles 39 et 40 de la loi du 18 décembre 2015 s’appliquant, comme relevé ci-avant, tant à la demande d’asile qu’à celle de protection subsidiaire.
Force est encore de relever que la définition du réfugié contenue à l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015 retient qu’est un réfugié une personne qui « craint avec raison d’être persécutée », l’article 2 g), précité, définissant quant à lui la personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire comme étant celle qui avance « des motifs sérieux et avérés de croire que », si elle était renvoyée dans son pays d’origine, elle « courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 48 », de sorte à viser une persécution, respectivement des atteintes graves futures, sans qu’il n’y ait nécessairement besoin que le demandeur ait subi des persécutions ou des atteintes graves avant son départ de son pays d’origine. Par contre, s’il s’avérait que tel avait été le cas, les persécutions antérieures ou atteintes graves d’ores et déjà subies instaurent une présomption réfragable que de telles persécutions ou atteintes graves se reproduiront en cas de retour dans le pays d’origine aux termes de l’article 37 (4) de la loi du 18 décembre 2015, de sorte que, dans cette hypothèse, il appartient au ministre de démontrer qu’il existe de bonnes raisons que de telles persécutions ou atteintes graves ne se reproduiront pas. L’analyse du tribunal devra porter en définitive sur l’évaluation, au regard des faits que le demandeur avance, du risque d’être persécuté ou de subir des atteintes graves qu’il encourrait en cas de retour dans son pays d’origine.
En l’espèce, l’examen des faits et motifs invoqués par Monsieur … à l’appui de sa demande en obtention d’une protection internationale dans le cadre de son audition, ainsi qu’au cours de la procédure contentieuse et des pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que celui-ci reste en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans son chef une crainte actuelle fondée de persécutions du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social tel que le prévoit l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015, respectivement une crainte réelle et sérieuse de subir des atteintes graves au sens de l’article 48 de la même loi.
En effet, indépendamment de la qualification des faits invoqués par le demandeur à l’appui de sa demande de protection internationale - étant précisé que bien que le ministre, dans la décision déférée du 7 avril 2015, ait fait état des violences familiales que Monsieur … aurait subies de la part de son père, le demandeur ne les invoque pas dans le cadre de son recours contentieux, de sorte que le tribunal ne les analysera pas - ou encore de la question de savoir si les actes invoqués sont d’une gravité suffisante pour être qualifiés de persécutions ou d’atteintes graves au sens de la loi du 18 décembre 2015, il y a lieu de relever que les auteurs des menaces proférées à l’égard du demandeur et de l’agression de son père, en l’occurrence la famille …, sont des personnes privées, sans lien avec l’Etat.
Le demandeur ne peut dès lors faire valoir un risque réel de subir des persécutions ou des atteintes graves que si les autorités albanaises ne veulent ou ne peuvent pas lui fournir une protection effective contre les agissements dont il fait état, en application de l’article 40 de la loi du 18 décembre 2015, ou si le demandeur a de bonnes raisons de ne pas vouloir se réclamer de la protection des autorités de son pays d’origine.
En effet, chaque fois que la personne concernée est admise à bénéficier de la protection du pays dont elle a la nationalité, et qu’elle n’a aucune raison, fondée sur une crainte justifiée, de refuser cette protection, l’intéressé n’a pas besoin de la protection internationale4. En toute hypothèse, il faut que l’intéressé ait tenté d’obtenir la protection des autorités de son pays pour autant qu’une telle tentative paraisse raisonnable en raison du contexte. Cette position extensive se justifie au regard de l’aspect protectionnel du droit international des réfugiés qui consiste à substituer une protection internationale là où celle de l’Etat fait défaut5.
L’essentiel est en effet d’examiner si la personne peut être protégée compte tenu de son profil dans le contexte qu’elle décrit. C’est l’absence de protection qui est décisive, quelle que soit la source de la persécution ou de l’atteinte grave infligée.
4 Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés, UNHCR, décembre 2011, p.21, n° 100.
5 Jean-Yves Carlier, Qu’est-ce qu’un réfugié ?, Bruylant, 1998, p. 754.
Il y a encore lieu de souligner que si une protection n’est considérée comme suffisante que si les autorités ont mis en place une structure policière et judiciaire capable et disposée à déceler, à poursuivre et à sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave et lorsque le demandeur a accès à cette protection, la disponibilité d’une protection nationale exigeant par conséquent un examen de l’effectivité, de l’accessibilité et de l’adéquation d’une protection disponible dans le pays d’origine même si une plainte a pu être enregistrée, - ce qui inclut notamment la volonté et la capacité de la police, des tribunaux et des autres autorités du pays d’origine, à identifier, à poursuivre et à punir ceux qui sont à l’origine des persécutions ou des atteintes graves - cette exigence n’impose toutefois pas pour autant un taux de résolution et de sanction des infractions de l’ordre de 100 %, taux qui n’est pas non plus atteint dans les pays dotés de structures policière et judiciaire les plus efficaces, ni qu’elle n’impose nécessairement l’existence de structures et de moyens policiers et judiciaires identiques à ceux des pays occidentaux.
En effet, la notion de protection de la part du pays d’origine n’implique pas une sécurité physique absolue des habitants contre la commission de tout acte de violence, mais suppose des démarches de la part des autorités en place en vue de la poursuite et de la répression des actes de violence commis, d’une efficacité suffisante pour maintenir un certain niveau de dissuasion.
En l’espèce, le tribunal constate tout d’abord qu’en ce qui concerne les menaces proférées à l’égard du demandeur par les frères de sa copine, ainsi que l’agression physique dont il a fait l’objet de leur part en mars 2014, il ne ressort pas de ses déclarations que le policier auquel Monsieur … se serait adressé, le jour même de l’incident, aurait refusé d’acter sa plainte, le demandeur ayant en effet seulement expliqué que le policier, à qui il aurait seulement donné le nom de famille de ses agresseurs, faute de connaître leur prénom, et le quartier où ces derniers habitaient, lui aurait assuré que tout allait s’arranger et qu’il pourrait repartir à la maison6. Il y a encore lieu de relever qu’il ne ressort pas des déclarations du demandeur, ni des développements du recours contentieux, que le demandeur se serait encore par la suite adressé à la police pour connaître les suites réservées à sa plainte, le demandeur ayant uniquement déclaré dans le cadre de son audition que lorsqu’il aurait demandé les prénoms de ses agresseurs à sa copine, cette dernière aurait refusé de les lui révéler au motif que s’il l’aimait, il ne devrait rien faire contre sa famille7.
Le demandeur reste par ailleurs en défaut d’expliquer valablement pour quelle raison, face aux premières réactions des policiers locaux auxquels il s’était adressé qu’il a jugées insatisfaisantes, il ne s’est pas dirigé vers les policiers d’un autre commissariat ou vers d’autres autorités de son pays d’origine, ce d’autant plus au vu des explications fournies par la partie étatique qu’il existe en Albanie une direction générale de la police, ainsi que des directions régionales supervisant l’exécution des fonctions et des tâches policières.
Par ailleurs, tel que développé tant par le ministre au niveau de sa décision que par l’Etat au niveau contentieux, l’Albanie peut se prévaloir d’un système policier et judiciaire effectif, certes pas parfait notamment en raison de problèmes de sous-effectifs et de corruption, mais néanmoins suffisant pour protéger les victimes de menaces et d’agressions liées à la vendetta.
Il ressort encore des déclarations du demandeur que, pour ce qui est des menaces de la 6 Page 3 du rapport d’audition de Monsieur … du 16 mars 2015.
7 idem part du père de sa copine qui l’aurait poursuivi en étant armé, respectivement pour ce qui est de l’agression du père du demandeur par la famille … qui l’aurait blessé à l’épaule en tirant des coups de feu sur lui, aucune plainte n’avait jamais été déposée auprès de la police. Or, à défaut d’avoir recherché une protection policière, le demandeur ayant privilégié de se cacher quelques jours chez un ami avant de quitter son pays d’origine pour demander par la suite l’octroi d’un statut de protection internationale au Luxembourg, il ne saurait reprocher à cet égard une quelconque inaction aux autorités policières de son pays.
Ces constats amènent le tribunal à conclure qu’il n’est pas démontré que les autorités albanaises sont incapables ou ne seraient pas disposées à assurer au demandeur une protection contre les agissements dont il fait état, le demandeur étant resté en défaut de justifier le fait que, face à la prétendue inaction de certains policiers locaux, il n’a pas porté ses doléances devant les policiers d’un autre commissariat, respectivement qu’il ne s’est pas adressé à une autorité supérieure, telle que la direction régionale de la Police.
Si le demandeur met encore en exergue, de manière générale, divers problèmes affectant le fonctionnement de la police et de la justice albanaises, tels que des problèmes de corruption ou encore un manque d’efficacité, de transparence et d’indépendance dont pâtirait le système judiciaire albanais qui conserverait toujours son image de système corrompu et peu digne de confiance, force est de constater que ces problèmes ne sont pas non plus de nature à avoir empêché, concrètement, dans le cas d’espèce, le demandeur de rechercher la protection des autorités de son pays et plus particulièrement de s’adresser, le cas échéant, à des instances supérieures afin d’obtenir l’assistance qui lui aurait été déniée au niveau du commissariat local, étant en effet relevé que lui-même n’a pas déclaré avoir vécu personnellement d’expériences négatives avec les autorités policière et judiciaire locales en termes de corruption.
Il s’ensuit que même si le système judiciaire et policier en Albanie ne rencontre pas nécessairement l’intégralité des standards européens, il ne découle pas des éléments à la disposition du tribunal qu’il est déficient au point qu’une partie puisse raisonnablement renoncer à le saisir au motif qu’il n’y a aucune chance de voir un résultat positif.
En résumé, au regard des éléments à la disposition du tribunal, il n’est pas établi que le demandeur ne peut pas obtenir une protection suffisante dans son pays d’origine. Plus particulièrement, au vu des explications et sources internationales fournies par le ministre et le délégué du gouvernement quant à la disponibilité d’un système judiciaire et policier et à défaut pour le demandeur d’avoir suffisamment recherché la protection des autorités albanaises, la seule affirmation qu’il ne bénéficierait d’aucune protection dans son pays d’origine est insuffisante pour emporter le constat que les autorités albanaises seraient dans l’incapacité de lui fournir une protection au sens de l’article 40 (2) de la loi du 18 décembre 2015, de sorte qu’il ne saurait, à travers la protection internationale, réclamer la protection d’un autre Etat.
Il s’ensuit que le demandeur n’a pas fait état et n’a pas établi des raisons de nature à justifier dans son chef dans son pays de provenance une crainte justifiée de persécution pour les motifs énumérés à l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015 respectivement qu’il encourrait, en cas de retour dans son pays d’origine, un risque réel et avéré de subir des atteintes graves au sens de l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015.
C’est dès lors à bon droit que le ministre a rejeté comme étant non fondée la demande tendant à l’obtention du statut conféré par la protection internationale prise en son double volet telles que présentée par le demandeur.
2. Quant au recours tendant à l’annulation de l’ordre de quitter le territoire En l’espèce, le demandeur sollicite l’annulation de l’ordre de quitter le territoire au motif que cette annulation devrait être la conséquence de la décision de réformation sollicitée.
Aux termes de l’article 19 (1) de la loi du 5 mai 2006, « une décision négative du ministre vaut décision de retour (…) ». En vertu de l’article 2 de la loi du 5 mai 2006 la notion de « décision de retour » se définit comme « la décision négative du ministre déclarant illégal le séjour et imposant l’ordre de quitter le territoire ».
Il se dégage des conclusions ci-avant retenues par le tribunal que le ministre a refusé à bon droit d’accorder au demandeur un statut de protection internationale, de sorte qu’il a également pu valablement émettre l’ordre de quitter le territoire.
Il s’ensuit que le recours en annulation est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit en la forme le recours en réformation introduit contre la décision ministérielle du 7 avril 2015 portant rejet d’un statut de protection internationale ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
reçoit en la forme le recours en annulation introduit contre la décision ministérielle du 7 avril 2015 portant ordre de quitter le territoire ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par :
Annick Braun, premier juge, Paul Nourissier, juge, Alexandra Castegnaro, juge, et lu à l’audience publique du 4 juillet 2016 par le premier juge en présence du greffier en chef Arny Schmit.
Arny Schmit Annick Braun Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 5.7.2016 Le greffier du tribunal administratif 11