Tribunal administratif N° 35969 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 9 mars 2015 Ire chambre Audience publique du 20 avril 2016 Recours formé par Monsieur …et consorts, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 35969 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 9 mars 2015 par Maître Ardavan Fatholahzadeh, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Monténégro), et de son épouse, Madame …, née le … à …, agissant en leur nom personnel, ainsi qu’au nom et pour le compte de leurs fils mineurs …, né le … à …, …, né le … à …, et …, né le … à …, tous de nationalité monténégrine, demeurant actuellement ensemble à L-… tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 9 décembre 2014 portant rejet de leur demande de sursis à éloignement ;
Vu l’ordonnance du président du tribunal administratif du 16 avril 2015 ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 3 juin 2015 ;
Vu le mémoire en réplique déposé le 3 juillet 2015 au greffe du tribunal administratif par Maître Ardavan Fatholahzadeh pour le compte de ses mandants ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Ardavan Fatholahzadeh, et Monsieur le délégué du gouvernement Yves Huberty en leurs plaidoiries respectives.
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Le 10 octobre 2011, Monsieur …et son épouse, Madame …, accompagnés à l’époque de leur enfant mineur …, désignés ci-après par « les consorts …», introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection.
Par décision du 7 novembre 2012, notifiée par courrier recommandé envoyé le 9 novembre 2012, le ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration informa les consorts … qu’il avait statué sur le bien-fondé de leur demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée sur base de l’article 20, paragraphe (1), points a) et c) de la loi du 5 mai 2006, et que leur demande avait été refusée comme non fondée, tout en leur ordonnant de quitter le territoire dans un délai de trente jours. Cette décision fit l’objet d’un recours contentieux dont les consorts …furent déboutés par jugement du tribunal administratif du 21 janvier 2013, inscrit sous le n°31704 du rôle.
Par courrier du 18 février 2013, Monsieur …fit introduire auprès du ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration une demande en obtention d’un sursis à l’éloignement pour raisons médicales, en se prévalant notamment du fait qu’il souffrirait de graves problèmes psychiques, demande qui fut rejetée par décision ministérielle du 8 avril 2013.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 16 mai 2013, les consorts …, déclarant agir également pour leur fils …, ce dernier étant entretemps né à Ettelbruck, firent introduire un recours en annulation contre ladite décision ministérielle, recours qui fut déclaré non fondé par un jugement du tribunal administratif du 13 février 2014, inscrit sous le n°32497 du rôle. Le tribunal déclara ce recours non fondé en ce que les demandeurs ne remplissaient pas la première condition posée par l’article 130 de la loi du 29 août 2008, à savoir que l’état de santé de Monsieur …nécessiterait une prise en charge médicale dont le défaut entraînerait pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité. Plus particulièrement, si, suivant un certificat médical d’un médecin neuropsychiatre versé en cause, un suivi médical de l’intéressé aurait été assuré au Luxembourg, il ne se serait cependant pas dégagé du même certificat que la pathologie de l’intéressé pourrait être qualifiée de maladie grave qui aurait entrainé pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité sans traitement ou soins médicaux, dès lors que Monsieur …aurait souffert d’un syndrome de stress post-traumatique accompagné de sentiments d’angoisse pouvant être traité par voie médicamenteuse ainsi que par une psychothérapie de support. Ce jugement fut cependant réformé par un arrêt de la Cour administrative du 27 mai 2014, n°34227C du rôle, les juges suprêmes ayant retenu qu’en refusant, dans les conditions données à l’époque, le sursis à l’éloignement demandé, le ministre aurait dépassé sa marge d’appréciation, de sorte que sa décision encourrait l’annulation. Dans ses développements, la Cour retint en effet que le traitement psychologique auquel était soumis Monsieur …ne pouvait se faire dans son pays d’origine, où la famille a vécu les traumatismes se trouvant à la base de sa pathologie actuelle.
Le 1er avril 2014, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, entretemps en charge du dossier, ci-après désigné par « le ministre », prit deux décisions d’interdiction d’entrée sur le territoire luxembourgeois pour une durée de trois ans respectivement à l’encontre de Monsieur …et de son épouse, Madame ….
Suite à l’arrêt de la Cour administrative précité du 27 mai 2014, le ministre saisit de nouveau, en date du 11 juin 2014, le médecin délégué du Service Médical de l’Immigration de la Direction de la Santé, dénommé ci-après « le médecin délégué », lequel émit un avis négatif en date du 3 décembre 2014. Le 9 décembre 2014, le ministre rejeta de nouveau la demande de sursis à l’éloignement introduite au nom et pour compte des consorts …et les deux enfants non visés initialement par cette définition. L’arrêté ministériel en question, notifié en date du 10 décembre 2014 aux intéressés, fut motivé comme suit :
« Par la présente, j’ai l’honneur de me référer au dossier sous rubrique.
Il y a lieu de rappeler que vos mandants ont été définitivement déboutés de leurs demandes de protection internationale en date du 21 janvier 2014 et qu’ils sont dans l’obligation de quitter le territoire luxembourgeois. Par décision ministérielle du 8 avril 2013, un sursis à l’éloignement a été refusé à vos mandants en raison de l’état de santé de Monsieur …. Cette décision a été annulée par arrêt de la Cour administrative du 27 mai 2014 et le dossier de vos mandants a été renvoyé devant le ministre de l’Immigration et de l’Asile.
Par conséquent, le médecin délégué du Service Médical de l’Immigration de la Direction de la Santé a été à nouveau saisi de l’état de santé de Monsieur …en date du 11 juin 2014. Un rappel a été adressé en date du 29 septembre 2014.
Suivant avis du médecin délégué du 3 décembre 2014, reçu le 5 décembre 2014, qui se base sur un examen médical réalisé le 3 décembre 2014 et des certificats médicaux récents, ainsi que sur des recherches nouvelles, un sursis à l’éloignement est refusé à vos mandants conformément aux articles 130 et 132 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration en raison de l’état de santé de Monsieur ….
En effet, il ressort du prédit avis, dont vous trouvez une copie en annexe, que « (…) Le patient présente un « post traumatic stress disorder » et une pathologie dépressive ;
Considérant que la prise en charge de Monsieur … peut être réalisée dans pays d’origine (…) l’état de santé de … ne nécessite pas une prise en charge médicale dispensée au Luxembourg dont le défaut entraînerait pour elle/lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité, par conséquent … ne remplit pas les conditions médicales pour bénéficier d’un sursis à l’éloignement ».
La présente décision est susceptible d’un recours en annulation devant le Tribunal administratif. Ce recours doit être introduit par requête signée d’un avocat à la Cour dans un délai de trois mois à partir de la notification de la présente. Le recours n’est pas suspensif (…) ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 9 mars 2015, inscrite sous le numéro 35969 du rôle, les consorts …, déclarant agir également pour leurs fils …et …, ces derniers étant entretemps nés à Ettelbruck, ont introduit un recours en annulation contre la décision ministérielle précitée du 9 décembre 2014.
Etant donné qu’aucune disposition légale ne prévoit un recours au fond en la présente matière, seul un recours en annulation a pu être introduit en l’espèce, qui est par ailleurs recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 15 avril 2015, inscrite sous le numéro 36157 du rôle, les consorts …, déclarant agir également pour leurs fils …et …, ces derniers étant entretemps nés à Ettelbruck, firent introduire une demande tendant à voir ordonner une mesure de sauvegarde par rapport à la décision ministérielle précitée du 9 décembre 2014, laquelle fut déclarée justifiée par ordonnance du premier juge au tribunal administratif, siégeant en remplacement du président du même tribunal et des magistrats plus anciens en rang, tous légitimement empêchés, du 16 avril 2015 les autorisant à séjourner provisoirement sur le territoire luxembourgeois jusqu’au jour où le tribunal de céans aura statué sur le mérite du recours au fond.
Les demandeurs invoquent en premier lieu un moyen tiré de la violation du principe de l’autorité de la chose jugée, en faisant valoir que la décision attaquée, dans la mesure où elle refuse un sursis à l’éloignement sur base de l’article 130 de la loi du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et de l’immigration, dénommée ci-après « la loi du 29 août 2008 », violerait l’autorité de la chose jugée se dégageant de l’arrêt de la Cour administrative précité 27 mai 2014 qui a retenu au contraire que « l’intéressé nécessitait une prise en charge et une thérapie à base de médication psychopharmacologique » et que « de toute évidence un traitement psychothérapeutique post-traumatique ne se conçoit aucunement dans le pays d’origine de l’intéressé ».
Le délégué du gouvernement réfute cet argument, en faisant valoir que la Cour administrative avait constaté dans son arrêt que lors de la prise de la décision du 8 avril 2013 le certificat du docteur W., psychiatre, n’aurait pas été à la disposition du ministre et que de ce fait le ministre aurait été obligé de renvoyer le dossier au médecin délégué pour un nouvel avis.
Dans son mémoire en réplique, la partie demanderesse insiste que le certificat du docteur W. avait déjà été versé en instance d’appel de sorte à déjà avoir été débattu contradictoirement par les parties, la partie étatique se baserait dès lors à tort sur ce certificat pour renvoyer le dossier au médecin-délégué et pour prendre une nouvelle décision.
Contrairement à l’argumentation de la partie demanderesse, le problème posé par le comportement adopté par le ministre ne se pose pas du point de vue de l’autorité de la chose jugée principe qui, en cas de violation, devrait aboutir à l’irrecevabilité du recours du fait de porter sur un litige qui a déjà été jugé par la juridiction devant laquelle est porté le nouveau litige, et qui doit par ailleurs respecter les conditions de l’article 1351 du Code civil, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, puisqu’aucun jugement ou arrêt n’a encore été rendu par rapport à la décision sous examen du 9 décembre 2014. Nonobstant ce constat, il y a lieu de constater qu’il se dégage de l’argumentation de la partie demanderesse que celle-ci reproche au ministre de ne pas avoir respecté la teneur de l’arrêt de la Cour administrative du 27 mai 2014, de sorte à avoir violé l’article 2 (4) de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions administratives, libellé comme suit : « Lorsque le jugement (…) annule la décision attaquée, l’affaire est renvoyée (…) devant l’autorité dont la décision a été annulée, laquelle, en décidant du fond, doit se conformer audit jugement (…). » Il se dégage en effet de ladite disposition légale qu’à moins qu’il y ait des éléments de droit ou de fait nouveaux par rapport à ceux dont était saisie la juridiction ayant renvoyé une décision, suite à son annulation, à l’autorité dont elle émanait, celle-ci doit se conformer à la décision juridictionnelle bénéficiant de l’autorité de la chose jugée en prenant une nouvelle décision conforme aux conclusions auxquelles a abouti la juridiction en question.
En l’espèce, il y a lieu de constater que la Cour administrative a annulé, par son arrêt du 27 mai 2014, portant le numéro 34227C de rôle, l’arrêté ministériel du 8 avril 2013 et a renvoyé le dossier devant le ministre pour exécution.
Le ministre était donc dans l’obligation de se conformer à l’arrêt en question en délivrant un sursis à l’éloignement en faveur des demandeurs, sauf s’il y avait des éléments nouveaux depuis le jour auquel a été rendue la décision soumise à la Cour administrative.
A cet égard, il échet de relever que la décision du 8 avril 2013, par laquelle le ministre a refusé le sursis à l’éloignement, est basée sur un avis du médecin délégué du 26 mars 2013 qui, après avoir constaté que « la pathologie psychosomatique [de Monsieur …] ne peut pas être considérée comme majeure » retient que l’état de santé du demandeur est tel qu’il ne nécessite pas une prise en charge médicale dont le défaut entraînerait pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité et que par conséquent il « ne remplit pas les conditions médicales pour bénéficier d’un sursis à l’éloignement ».
Lors de l’élaboration de son avis précité du 26 mars 2013, le médecin délégué a pris en considération un certificat médical du docteur T., médecin-spécialiste en neurologie, du 3 février 2012, ainsi qu’un certificat médical du docteur M., médecin-spécialiste en psychiatrie, du 6 mars 2013, renseignant que « les problèmes dont souffre Monsieur …sont la conséquence directe d’un vécu traumatisant qu’il a subi durant des mois dans son pays d’origine » et que « le traitement actuel ne saurait se faire dans le pays d’origine du patient, premièrement parce qu’une démarche sur le lieu –même des traumatismes subis ne s’avère pas possible, et deuxièmement faute d’infrastructure médicale accessible ».
Suite à l’arrêt de la Cour administrative, le ministre a renvoyé le dossier pour avis au médecin délégué, ensemble avec un certificat médical du docteur W. du 18 mars 2014, suivant lequel la pathologie découlant d’un stress post-traumatique de son vécu pendant la guerre reste présente et Monsieur …nécessite « une prise en charge et thérapie à base de médication psychopharmacologique mais également un encadrement psyhothérapeutique qui lui, de toute évidence, ne pourra se faire dans le pays dans lequel la famille a vécu les traumatismes de guerre », versé par le demandeur lors de la procédure d’appel.
Le tribunal constate que dans son arrêt précité du 27 mai 2014 la Cour administrative avait retenu que le certificat médical précité du docteur W. du 18 mars 2014 « s’inscrit dans la confirmation des deux certificats précités des Dr. T. et H., le premier déjà présenté au médecin délégué et au ministre, et confirme avec une insistance particulière le fait que de toute évidence un traitement psychothérapeutique post-traumatique ne se conçoit aucunement dans le pays d’origine de l’intéressé, du moins en l’état de récupération actuel de celui-ci et a fortiori dans l’état où il était à l’époque de la prise de la décision ministérielle critiquée ».
Au vu de ces éléments, le tribunal est amené à constater que la Cour administrative avait d’ores et déjà statué par rapport au certificat médical du docteur W. et que rien ne justifiait un renvoi du dossier devant le médecin délégué alors qu’il ne ressort d’aucun élément du dossier que les circonstances de fait ou l’état de santé de Monsieur …avaient changé.
Cela est d’autant plus vrai qu’en vertu de l’article 2 (4) de la loi du 7 novembre 1996, il aurait dès lors appartenu au ministre de « se conformer » à l’arrêt de la Cour administrative.
En effet, l’autorité de la chose jugée qui s’attache tant au dispositif de l’arrêt précité du 27 mai 2014 qu’aux constatations de fait qui en sont le support nécessaire, à savoir la circonstance que l’état de santé du demandeur nécessite une prise en charge médicale et que le « traitement psychothérapeutique post-traumatique ne se conçoit aucunement dans le pays d’origine de l’intéressé », interdisait au ministre, en l’absence de modification de la situation de droit ou de fait, de refuser le sursis à l’éloignement pour un motif identique à celui déjà invoqué à l’appui de son arrêté du 8 avril 2013, annulé par la Cour administrative.
Il suit de ce qui précède que le ministre, en retenant dans la décision attaquée que la prise en charge de Monsieur …peut être réalisée dans son pays d’origine et que son état de santé ne nécessite pas une prise en charge médicale dispensée au Luxembourg, a violé l’article 2 (4) de la loi du 7 novembre 1996.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens invoqués en cause que le recours est fondé et que la décision du ministre du 9 décembre 2014 encourt l’annulation.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le dit justifié, partant annule la décision ministérielle du 9 décembre 2014 et renvoie le dossier en prosécution de cause devant le ministre compétent ;
condamne l’Etat aux frais, y compris ceux ayant trait à la procédure du référé.
Ainsi jugé par :
Carlo Schockweiler, premier vice-président, Michèle Stoffel, juge, Anne Foehr, attaché de justice délégué et lu à l’audience publique du 20 avril 2016 par le premier vice-président, en présence du greffier Marc Warken.
s.Marc Warken s.Carlo Schockweiler Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 20/04/2016 Le Greffier du Tribunal administratif 6